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Le CRI des Travailleurs n°5     << Article précédent | Article suivant >>

Remarques critiques sur la politique de LO, de la LCR et du PT
Des militants aux avant-postes... mais des directions flancs gardes des appareils


Auteur(s) :Nina Pradier
Date :15 juin 2003
Mot(s)-clé(s) :France, extrême-gauche
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Le Groupe CRI estime que les questions posées par le mouvement de mai-juin 2003 sont particulièrement propices à l’ouverture de discussions avec tous les groupes et militants qui se réclament du communisme révolutionnaire internationaliste. Il est temps, en effet, de poser la question des bases d’un nouveau regroupement de tous ces militants, s’ils sont conscients non seulement de la trahison historique du PS et du PCF, mais aussi des opportunités ouvertes par la situation de discrédit massif et de vide politique créée depuis mai 2002. Il est temps, en d’autres termes, de discuter des conditions pour la construction, ici et maintenant, du parti dont les travailleurs ont plus que jamais besoin pour leur lutte de classe et, par là même, pour se réapproprier le programme du combat révolutionnaire pour le socialisme.

Or beaucoup de ces militants sont aujourd’hui à Lutte ouvrière (LO), à la Ligue Communiste Révolutionnaire (LCR) ou au Parti des Travailleurs (PT) ; beaucoup d’autres, souvent issus de ces mêmes organisations, sont dispersés, atomisés, militant souvent dans les syndicats, parfois dans des groupes politiques minuscules (tel le fameux Groupe CRI…) et parfois, sans illusions mais faute de mieux, dans des courants impuissants au sein du PCF, voire du PS ; enfin, des milliers de travailleurs, notamment parmi ceux qui ont voté pour LO, la LCR et le PT lors de la présidentielle de 2002, ne demanderaient certainement pas mieux, si on le leur proposait réellement, politiquement, que de participer à la construction du parti dont ils sont nombreux à prendre conscience qu’il leur est indispensable pour avancer et pour gagner.

C’est dans ce cadre qu’il convient d’attacher une importance toute particulière à la question de la politique de LO, de la LCR et du PT, en examinant leur orientation respective pendant le mouvement de mai-juin. En effet, à elles trois, avec leurs 15 000 militants et les 11% des voix qu’elles ont obtenus lors de la dernière présidentielle, ces organisations ouvrières auraient les forces militantes pour peser bien davantage qu’elles ne le font sur la situation politique, notamment pour menacer sérieusement ce qui reste de l’influence du PCF dans le mouvement ouvrier ; et elles ont une responsabilité d’autant plus importante que de très nombreux travailleurs ont maintenant conscience, après cinq ans de gouvernement de « gauche plurielle », de la nature du PS et du PCF.

De fait — soyons clairs —, les camarades de LO, du PT et de la LCR (dont le nombre absolu est modeste, mais dont le poids relatif croît avec l’aggravation de la crise des organisations traditionnelles) viennent de jouer, incontestablement, un rôle important, parfois décisif, pour aider les travailleurs à se mobiliser, contre l’attentisme et les manœuvres des appareils syndicaux : dans les établissements, dans les entreprises, avec les travailleurs les plus conscients, ces militants, dévoués à la classe ouvrière, ont été aux avant-postes dans la lutte pour le retrait des projets du gouvernement, ils se sont dépensés sans compter pour informer, pour étendre et organiser la grève… Cependant, leurs orientations respectives, impulsées par leurs directions, ne sont pas satisfaisantes, loin de là : d’une manière ou d’une autre, la politique élaborée par les directions de ces trois organisations revient objectivement à couvrir les appareils, sans proposer (et en proposant pas) de perspective politique digne de ce nom. C’est ce que nous allons essayer de montrer, en une analyse qui nous semble confirmer pleinement, par et dans la pratique la plus récente, par et dans la lutte de classe vivante, l’appréciation générale du Groupe CRI, selon laquelle ces trois organisations sont fondamentalement des organisations centristes (ni révolutionnaires, ni vraiment réformistes) et, plus précisément, « centristes sclérosées » — leurs vieux appareils étant incapables de se remettre en question, de critiquer leurs propres conceptions multidécennales de la construction du parti, de sortir de leur opportunisme et de leur sectarisme qui se complètent de façon différente dans chaque cas.

LO couvre sur la gauche  les appareils, en calquant son orientation politique sur la leur, tout en déployant une pratique « gauchiste »

Pendant tout le mouvement de mai-juin, Lutte ouvrière (LO), malgré son implantation dans les entreprises et l’audience médiatique de masse dont jouit sa porte-parole, a toujours refusé d’expliquer aux travailleurs que seule la grève générale pourra faire reculer le gouvernement, elle a refusé de dénoncer de manière ferme et systématique les dirigeants syndicaux et d’exiger qu’ils appellent à la grève générale. Par exemple, s’adressant à des millions de personnes sur TF1, France 2, LCI, France Info, France Inter, etc., pendant le week-end de la Pentecôte, Arlette Laguiller n’a pas parlé une seule fois de la responsabilité des directions syndicales, elle n’a pas popularisé et exigé la grève générale, se contentant, exactement comme la CGT, FO, la FSU, etc., de dénoncer les réformes et d’appeler à « étendre » et « généraliser » les grèves, à les faire durer « le temps qu’il faut ».

De la même manière, que lit-on par exemple dans le tract de LO sorti au lendemain de la gigantesque manifestation nationale du 25 mai, qui reproduit un éditorial d’A. Laguiller ? D’abord, beaucoup de choses très justes, en particulier le constat que « le gouvernement a engagé une épreuve de force » et que, « alors, c’est le moment de s’opposer à l’offensive générale contre les travailleurs ». Certes. Mais, s’il s’agit d’une offensive générale, y a-t-il une autre solution que la grève générale pour gagner ? Et, s’il n’y a pas d’autre solution, ne faut-il pas d’abord le dire aux travailleurs, et ensuite exiger des dirigeants syndicaux, qui en ont le pouvoir, d’appeler et d’organiser la grève générale ? Tel n’est pas, cependant, l’avis de LO, dont le tract s’achève sur des propositions en tout point identiques sur le fond à celles des bureaucrates syndicaux. Qu’on en juge par la lecture du tableau suivant, où la colonne de gauche reproduit in extenso la conclusion du tract-éditorial de LO en date du 26 mai, et la colonne de droite propose des citations choisies des dirigeants de la CGT, de FO et de la FSU :

Tract-édito de LO Déclarations des bureaucrates syndicaux

« Il faut que les actions continuent et s’élargissent. Il faut se saisir de toutes les occasions offertes par les syndicats pour amplifier le mouvement »

« [Le Bureau Confédéral de FO] appelle l’ensemble des salariés à amplifier la mobilisation et à agir, dans l’unité d’action la plus large et dans le respect de l’indépendance syndicale... » (19 mai)

« Il faut que les grèves se généralisent et s’étendent aussi aux entreprises privées »

• « Ce n’est pas la direction qui décrète la grève générale. Il faut d’abord une accumulation de luttes. » (Le Duigou, n°2 de la CGT, cité dans Informations Ouvrières du 21mai).

• « J’ai utilisé à dessein les notions d’‘amplification’, de ‘généralisation’, de ‘coordination’. Mais j’ai quelques craintes à employer le terme de ‘grève générale interprofessionnelle’. » (Blondel, dans Le Monde du 27 mai.)

« Si les grèves et les manifestations continuent en s’amplifiant le temps qu’il faut, ces laquais du grand patronat et des riches que sont les ministres seront bien obligés de ravaler leur hargne anti-ouvrière et de ravaler leurs projets. »

• « [Le Bureau fédéral de la FSU] confirme la volonté de la FSU de construire un mouvement unitaire d’ampleur sur la durée qui permette de faire reculer le gouvernement et d’obtenir satisfaction (…).  (Il) se félicite des actions puissantes, notamment de grève reconductible, qui se sont déroulées ou se déroulent dans un certain nombre de départements ; il appelle à les soutenir et à les étendre afin de contribuer à construire cet indispensable mouvement unitaire dans la durée. » (23 avril.)

• « [Il faut] un très haut niveau d’action inscrit dans la durée (…) » (B. Lhubert, dirigeant de la CGT, cité dans Rouge.)

Résumons : 1) ligne de l’amplification des actions au pluriel, opposée à l’action unique de la classe ouvrière ; 2) ligne de la généralisation des grèves au pluriel, opposée à celle de la grève générale ; 3) ligne de l’inscription de ces actions et de ces grèves « dans la durée », contre la ligne de la grève générale décisive pour gagner. Où est la différence ? Si l’on s’en tient à cette question fondamentale, décisive, de l’orientation politique publiquement affichée dans la lutte de classe, il n’y en a pas.

Responsabilité des dirigeants… ou culpabilité des travailleurs ?

Même lorsque LO se risque à critiquer les appareils syndicaux, c’est toujours du bout des lèvres, ce n’est jamais pour les accuser de ne pas appeler à la grève générale ; et c’est en suggérant par là même que les principaux responsables de la mobilisation, de son succès ou de son échec, sont les travailleurs eux-mêmes. Par exemple, on lit dans l’éditorial du journal Lutte ouvrière paru le 6 juin : « Les directions syndicales, qui appellent aux journées de manifestations, et maintenant à poursuivre le mouvement et à une nouvelle journée le 10 juin, entraînent à la lutte. Mais elles ne proposent pas clairement d’obliger le gouvernement à ravaler tous ses projets. Elles demandent surtout à discuter, ce qui laisse place à l’arrêt de luttes moyennant quelques aménagements autour du tapis vert du projet gouvernemental. » Certes. Mais que propose LO pour combattre un tel comportement, quelle est son orientation politique ? « Que les travailleurs continuent à se faire entendre, que les grèves et les manifestations continuent et s’élargissent » Or, encore une fois, cette orientation est exactement la même que celle des directions syndicales, qui déclaraient justement au même moment, dans une déclaration commune du 4 juin : « Les organisations syndicales CGT, CGT-FO, UNSA et FSU invitent leurs militants et les salariés à poursuivre l’action dans le cadre du processus de généralisation du mouvement. De nombreuses initiatives sont d’ores et déjà prises pour les 4, 5 et 6 juin. Grèves et manifestations doivent se développer tout au long de la semaine. »

Pour LO, le problème politique numéro 1, ce n’est donc pas le combat des bureaucrates contre les travailleurs pour empêcher la grève générale, mais c’est que les travailleurs ne seraient pas assez nombreux à se décider à se battre, alors même que les dirigeants syndicaux, eux, « entraînent à la lutte » (formule qui ne veut en fait pas dire grand-chose, à partir du moment où « la lutte » en question se réduit à des manifestations hebdomadaires, voire dominicales). En cas d’échec du mouvement, prévient même le titre de l’éditorial du 6 juin, « nous le paierons cher à l’avenir ». Autrement dit : si, travailleuses, travailleurs, vous ne vous mobilisez pas, alors vous serez punis, vous serez responsables de ce qui vous arrivera. La morale se substitue ainsi à l’orientation politique. Et ce discours rejoint par là celui des bureaucrates syndicaux qui, pour justifier leur propre mollesse, prétendent que les travailleurs ne seraient pas prêts à se battre jusqu’à la victoire.

Pouvait-on gagner sans grève générale ?

Par conséquent, dans la pratique, les militants de LO, qui ont notamment animé les coordinations dans l’Éducation nationale, se sont opposés à l’exigence que les syndicats appellent à la grève générale, ils ont pendant plusieurs semaines voté contre les motions qui se prononçaient en ce sens, avant de s’y rallier du bout des lèvres sous la pression des grévistes eux-mêmes. En général, leur argument est que cela ne sert à rien, puisque les bureaucrates sont des bureaucrates, et qu’ils ne veulent donc pas de la grève générale... Certes. Mais LO, de son côté, veut-elle concrètement la grève générale ? On peut en douter, puisque, encore une fois, elle ne le dit jamais aux travailleurs, elle n’explique jamais que c’est la seule solution pour gagner, pour vaincre le gouvernement.

De fait, la raison fondamentale de la ligne de la direction de LO est sa croyance que l’extension des grèves (au pluriel) et leur inscription dans la durée (nous avons vu que c’était l’alpha et l’oméga de son orientation) pourraient suffire pour gagner : « Maintenant, lit-on par exemple dans l’éditorial du journal paru le 16 mai, il faut développer partout la mobilisation, les manifestations, les grèves, et cette force peut alors faire suffisamment peur au gouvernement pour le faire reculer. » Autrement dit, si le gouvernement n’a pas encore retiré ses projets, c’est que les travailleurs ne lui font pas encore assez peur ! C’est donc une question quantitative, une question de degré, et non une question d’orientation politique. La direction de LO ne pense donc pas que seule la grève générale pourrait non pas seulement faire peur au gouvernement, mais le tétaniser, le paralyser, le faire capituler. Au lieu de donner cet objectif politique, elle va jusqu’à nous faire croire, en conclusion du même éditorial que « le mouvement de novembre-décembre 1995 avait obligé le gouvernement Juppé à retirer son plan ». Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Le plan Juppé contre la Sécurité sociale n’a pas été retiré, mais appliqué. Quant au plan Juppé contre les retraites du public, le recul du gouvernement sur ce point a permis justement de passer un accord avec les directions syndicales pour qu’elles cessent en échange la mobilisation pour défendre la Sécurité sociale ! Est-il normal, de la part d’une organisation « révolutionnaire », de donner pour modèle d’un mouvement en cours l’échec relatif, mais réel d’une mobilisation précédente trahie par les bureaucrates ?

Coordinations autoproclamées… ou comités de grève élus et centralisés ?

Enfin, soulignons que LO prétend construire la grève « à la base ». Fort bien, nous sommes d’accord, dans la mesure où il va de soi que l’exigence de l’appel des directions syndicales  à la grève générale, qui est une orientation politique fondamentale, n’empêche pas, mais implique au contraire, que les militants communistes révolutionnaires soient aux avant-postes pour aider les travailleurs à se mobiliser, à construire la grève. Mais pourquoi alors s’être opposé, comme l’ont fait ses militants dans l’Éducation nationale, à la constitution de comités de grève constitués de délégués élus, mandatés et révocables, donc représentatifs ? Pourquoi avoir opposé à cette ligne — seule à même de permettre l’auto-organisation des travailleurs, d’assurer la structuration de leur mouvement à tous les niveaux, seul vecteur solide et efficace du débordement des bureaucrates et de la généralisation — la ligne de « coordinations » non élues, simples assemblées générales limitant leurs ambitions à la réunion des personnels « les plus combatifs » entre eux, au lieu d’aider chacun de ceux-ci à se transformer en cadre organisateur des masses, en « délégué ouvrier » de ses collègues et, par là même, en cheville ouvrière de la structuration centralisée du mouvement ? Certes, des dizaines d’enseignants se sont saisis des coordinations pour essayer d’unifier les grévistes, de surmonter l’obstacle des appareils — même si la plupart de ceux qui n’étaient pas militants par ailleurs n’ont fréquenté ces AG que de manière épisodique, se lassant le plus souvent de ces réunions souvent très ennuyeuses car, justement, très peu politiques. Mais il n’en reste pas moins que non seulement le cadre formel imposé aux coordinations par leurs dirigeants, c’est-à-dire avant tout par les militants de LO, a permis bien souvent à ces derniers de peser de manière décisive dans les votes grâce à leur présence relativement nombreuse dans les AG (à partir du moment où chaque participant ne représente que lui-même, ceux qui sont par ailleurs organisés et disponibles pèsent évidemment beaucoup plus encore que leur simple addition) ; mais en outre, le cadre même des coordinations a précisément entretenu et, de plus en plus aggravé, un certain décalage entre les personnels « les plus mobilisés » et les autres. En particulier, les réunions de la coordination n’ont cessé d’entretenir le sentiment des participants d’appartenir à une « élite » combattante, allant par là même toujours plus loin dans la fuite en avant « gauchiste » et anarchisante (notamment par la multiplication des actions minoritaires, soi-disant « dures » et « spectaculaires »), au lieu de garantir le caractère représentatif et par là même réellement constructif des AG, comme pouvaient seuls le faire les comités de grève de délégués élus, mandatés et révocables, fédérés et centralisés à tous les niveaux.

Le mouvement… mais le but ?

D’un côté, donc, LO s’est refusée à exiger que les directions syndicales appellent à la grève générale et, par là même, à les dénoncer de manière ferme et systématique parce qu’elles ne le faisaient pas ; d’un autre côté, elle a développé (la main dans la main avec la CNT et une partie de SUD) une stratégie gauchiste, spontanéiste, anarchisante, consistant à opposer la construction de la grève « par le bas », à partir des individus « les plus combatifs », à la nécessité de son organisation à tous les niveaux et de sa centralisation politique. Ces deux aspects de la « politique » de LO s’expliquent bien sûr réciproquement : ici comme ailleurs, cette stratégie est fondamentalement apolitique, sans perspective, se contentant d’appeler à l’accumulation des luttes. LO ne propose aucun objectif politique simple et clair au mouvement, en l’occurrence l’objectif de vaincre le gouvernement par la grève générale. Ainsi, tout se passe comme si, pour LO, pour elle aussi, le mouvement était tout… et le but rien.

Or les bureaucrates, de leur côté, font de la politique, ils poursuivent des objectifs bien précis. C’est pourquoi nous disons que, malgré tous les efforts de ses militants pour construire le mouvement, la stratégie de LO revient objectivement à couvrir les appareils : au lieu de les combattre politiquement, LO les ignore, elle choisit la politique de l’autruche ou prétend essayer de les contourner. Ce faisant, elle contribue objectivement à leur permettre de déployer toute leur force contre-révolutionnaire contre le mouvement des masses.

La LCR entretient la confusion sur les mots d’ordre, vidant l’objectif de la grève générale de son contenu, au profit d’une ligne de « stimulation critique » des appareils

Il n’est pas facile de présenter simplement la politique de la LCR. En effet, il est souvent difficile de retrouver une ligne homogène d’une semaine sur l’autre, d’un article de Rouge à l’autre d’une intervention syndicale à une autre, et bien sûr d’un militant à l’autre… C’est pourquoi nous nous en tiendrons ici à une analyse des tracts centraux diffusés par cette organisation pendant tout le mouvement de mai-juin.

La première chose qui frappe alors, c’est que, à la différence de LO, la LCR a abondamment utilisé le mot de grève générale, et même elle n’a cessé de le crier à pleins poumons, de le décliner sur tous les modes, de le chanter sur tous les tons... Mais cela ne veut pas dire qu’elle lui ait donné un contenu politique clair. En fait, la LCR (suivant une ligne finalement proche de celle de LO) a de manière générale opposé la ligne de la construction de la grève générale « par en bas » à l’exigence de l’appel des dirigeants syndicaux à la grève générale et, par là même, à la dénonciation systématique des bureaucrates, qu’elle a couverts pendant tout le mouvement.

Grève générale… ou « grève reconductible »

Tout d’abord, la LCR n’a cessé d’entretenir l’ambiguïté entre les termes de « grève générale » et de « grève reconductible », employant tantôt l’un, tantôt l’autre, parfois dans le même sens (1), parfois dans des sens différents, et allant jusqu’à inventer — par un sens du « compromis » opportuniste qu’on lui connaît bien — l’expression de « grève générale reconductible », voire de « grève reconductible générale »... Or, dans le mouvement que nous avons connu, cela n’avait rien d’une nuance verbale, mais, sous les mots, il s’agissait bien sûr d’exprimer des lignes politiques radicalement différentes. En effet, que veut dire le terme de « grève reconductible » ? Au mieux, c’est un pléonasme : tout le monde sait que, en période de grève, les personnels se réunissent en AG et décident de continuer, de suspendre ou d’arrêter la grève. Mais de la part des bureaucrates syndicaux, ce « mot d’ordre » vise en réalité à faire reposer la responsabilité de poursuivre la grève sur les AG atomisées et mal informées, ce qui permet à la fois de faire croire, côté cour, qu’ils soutiennent les salariés, et d’éviter en fait, côté jardin, de prendre leurs responsabilités. Il faut rappeler que, de fait, dès le mois d’avril, le terme de « grève reconductible » a été utilisé par la FSU pour faire croire qu’elle soutenait les grèves spontanées qui se déclenchaient un peu partout malgré elle, tout en maquillant sous une apparence « démocratique » sa tentative d’isoler les grèves et son refus d’appeler à la grève générale de l’Éducation nationale pour protéger le gouvernement. Ainsi, en reprenant tel quel ce mot d’ordre de « grève reconductible », la LCR (comme l’une des deux École émancipée, tendance « de gauche » qu’elle anime dans la FSU) a cautionné et couvert la politique des bureaucrates, au lieu d’aider les personnels à les démasquer.

De la « grève reconductible générale » à la « grève générale reconductible » (ou l’art du mot d’ordre ridicule)

Cependant, voyant le vent tourner à l’approche du 1er mai, la LCR s’est mise à parler de « grève reconductible générale ». Mais, là encore, qu’est-ce que cela veut dire ? Au mieux, cette expression est auto-contradictoire : si une grève est « reconductible », c’est-à-dire reconduite AG par AG, comment sera-t-elle en même temps générale, c’est-à-dire, tout au contraire, unifiée et centralisée ? Ici comme ailleurs, la LCR se contente en fait de « gauchir » sans la combattre réellement la ligne des appareils. De fait, dans ce même tract du 1er mai, elle s’inscrit pleinement dans le cadre proposé par les dirigeants syndicaux, le cadre des journées d’action dispersées, au lieu de le dénoncer : « [Dans l’enseignement], lit-on, une grève nationale est annoncée le 6 mai. Sur les retraites, les syndicats ont également décidé de faire du 13 mai une nouvelle journée de grève et manifestations. Les 6 et 13 mai peuvent être les points de départ de l’extension et de la généralisation du mouvement, à l’appel de tous les syndicats. » On ne trouve pas un mot sur la nécessité d’un appel des confédérations et fédérations à la grève générale jusqu’au retrait des plans gouvernementaux. Et, pour couronner le tout, ce tract du 1er mai donne au mouvement général l’objectif de suivre le modèle de novembre-décembre 1995 (un peu comme LO), tout en faisant croire qu’une « grève reconductible générale » aurait eu lieu à ce moment-là, qui aurait « mis en échec » Juppé. Pourquoi raconter pareilles sornettes aux travailleurs ? Pourquoi ne pas leur expliquer d’emblée, au contraire, que, à la différence de 1995, il s’agit cette fois de vaincre le gouvernement, d’imposer aux bureaucrates  la grève générale, la vraie ?

Cependant, comme si elle s’était aperçue du caractère pour le moins confus du mot d’ordre de « grève reconductible générale », la LCR lui a discrètement substitué quelques jours plus tard celui de « grève générale reconductible »… Là encore, on se demande bien ce que pourrait être une telle « grève générale » réelle qui, alors que le pays serait paralysé et le gouvernement écartelé entre la démission, l’organisation de nouvelles élections et l’appel à l’armée, se reposerait chaque jour la docte question de savoir si elle doit se reconduire ou se suspendre… Mais en fait, dans cette période qui a suivi le 13 mai, la ligne de la LCR était tout de même largement plus celle de la grève reconductible tout court… que celle de la grève générale. Par exemple, on lit dans son tract pour la journée d’action du 19 mai : « La grève reconductible se joue maintenant, dans les jours qui viennent. (…) Pourquoi (…) la direction confédérale de la CGT, au travers des déclarations de son secrétaire confédéral, Bernard Thibault, refuse-t-elle d’appeler à la grève reconductible et s’en tient à l’appel au 25 mai ? » Ainsi la LCR ne trouve rien d’autre à reprocher à Thibault que de ne pas faire comme Aschieri dans l’Éducation ! Et le tract poursuit : « La dynamique du 13 mai doit s’élargir, s’approfondir pour déboucher sur la grève générale reconductible. Partout, des assemblées générales de cheminots, de postiers, d’enseignants, de salariés du public et du privé doivent se réunir, dans l’unité pour discuter des formes concrètes d’un mouvement de grève générale reconductible. » — En un mot, si l’on comprend bien les méandres subtils de la stratégie suivie par la LCR, il appartiendrait aux confédérations d’appeler à la « grève reconductible » tout court, et aux travailleurs de construire, par le bas, AG par AG, la « grève générale reconductible »… N’est-ce pas absurde ? À moins que l’exigence de l’appel des dirigeants syndicaux à la « grève reconductible » tout court ne soit conçue par la LCR que comme une subtile tactique politicienne, en quelque sorte comme une étape vers la « grève générale reconductible » ? Qui s’étonnera alors que la LCR soit pour… la « grève générale par étapes » ?

La situation était-elle mûre le 25 mai ?

En revanche, le tract du 27 mai, même s’il reprend les chiffres truqués des syndicats pour la manifestation du 25, semble plus alléchant : « La grève générale les fera céder », lit-on en titre. Mais comment ? On ne le saura pas. En effet, le tract se poursuit de la manière suivante : « Après l’immense 13 mai, la Grande Manif du 25 mai confirme le signal préparatoire à la généralisation des grèves ». Autrement dit, la grève générale est encore loin : on n’en est qu’à un signal, qui plus est préparatoire, qui en outre ne nous prépare qu’à la généralisation, et à la généralisation des grèves au pluriel ! Mais rassurons-nous : on apprend aussi que, dans l’Éducation nationale, la « grève générale » (tout court !) est déjà là, et bien là ! En effet, le tract précise, sans rire : « C’est parce que la grève est générale dans l’Éducation nationale que le gouvernement songe à des concessions. » Ainsi, les choses sont claires : si la grève générale est déjà là dans l’Éducation nationale alors que la FSU et les bureaucrates font tout pour ne pas y appeler, c’est bien qu’on n’a pas besoin d’un appel des directions syndicales pour y arriver ! (Quant aux « concessions » auxquelles le gouvernement était censé « songer » au soir du 25 mai, il n’y a bien que la LCR pour y croire !) De fait, l’exigence par laquelle se termine le tract de la LCR au lendemain de la gigantesque manifestation du 25 mai et du refus des confédérations d’appeler à la grève générale est bien modeste : « Toutes les confédérations syndicales opposées au plan Fillon devraient le dire : pour faire plier Raffarin-Fillon, une grève reconductible, un tous ensemble, sont nécessaires. Cela ne se décrète pas, mais cela se prépare. » En somme, Thibault et Blondel ont bien eu raison de ne pas « décréter » la grève générale au lendemain du 25, ils ont bien compris, eux aussi, que cette journée-là n’était finalement qu’un « signal préparatoire à la généralisation »… Décidément, une telle orientation est-elle autre chose qu’un accompagnement « 100% à gauche » des appareils ?

La LCR se met à « critiquer » les bureaucrates syndicaux quand c’est (presque) trop tard…

Le tract pour le 3 juin développe une ligne identique au précédent. Mais ceux du 10 juin au soir et du 11 juin sont très intéressants. Rappelons que, la veille, au soir de la dernière grande « journée d’action », et après un nouveau refus très clair de Thibault d’appeler à la grève générale dans son interview donné à L’Humanité, les directions syndicales ont refusé de rassembler les 200 000 manifestants de la région parisienne devant l’Assemblée nationale, Place de la Concorde, abandonnant à la répression policière les manifestants qui voulaient signifier aux députés leur refus de la réforme Fillon. Au lieu de cela, les dirigeants syndicaux ont annoncé la tenue d’un grand meeting intersyndical à… Marseille, afin de bien signifier au pouvoir qu’il ne s’agit en aucun cas de l’affronter là où il est, à Paris, à l’Élysée, à Matignon et à l’Assemblée. Enfin, suite à de nouvelles discussions avec le gouvernement et à l’engagement de celui-ci à ne transférer « que » 100 000 personnels ouvriers de l’Éducation nationale aux collectivités territoriales, Aschieri a annoncé sa satisfaction face à ce qu’il a osé appeler un « recul du gouvernement ». En conséquence, en cette veille du début des épreuves du baccalauréat général, Aschieri vient de s’engager auprès du gouvernement à ne pas gêner par la grève le bon déroulement des épreuves et à aider à la mise en place implicite d’un véritable service minimum avec les « non-grévistes »… De l’autre côté, face à ce comportement des bureaucrates syndicaux, l’inquiétude, le doute et le désarroi des travailleurs mobilisés franchissent un palier le soir du 10 juin, quand ils comprennent que les bureaucrates sont en train de gagner, d’empêcher la grève générale, de briser la mobilisation.

Du coup, dans ses tracts du 10 juin au soir et du 11 juin, même la LCR se sent soudain obligée… de souligner la responsabilité les directions syndicales ! Dans le premier, elle affirme que « seule la grève générale peut le faire reculer (le gouvernement). Les confédérations syndicales doivent maintenant montrer qu’elles y sont prêtes et cesser leurs atermoiements. » Et dans le second, la LCR demande, dans un sous-titre : « Pourquoi aucun appel syndical unitaire à la grève générale ? »  Certes, mieux vaut tard que jamais… Et on n’aura pas l’impertinence de se demander s’il est bien normal, de la part d’une organisation « communiste révolutionnaire », d’attendre le début de la fin du mouvement pour le faire...

… et même quand elle les critique en apparence, elle les couvre en réalité !

De toute façon, le reste de ce tract du 10 juin au soir éclaire la nouvelle ligne de la LCR d’un jour particulier : prenant connaissance du résultat des négociations Sarkozy-Aschieri, on apprend qu’il y aurait un « premier recul du gouvernement » ! On croirait entendre parler Aschieri lui-même, qui n’a d’ailleurs pas droit à la moindre critique, alors qu’il vient d’annoncer sa décision de casser la grève de l’Éducation nationale le jour du baccalauréat ! En outre, la LCR écrit que le recul du gouvernement « doit inciter tous les salariés à renforcer leur action. Si les enseignants ont réussi à infliger au Gouvernement un premier recul partiel, un mouvement d’ensemble peut obliger Raffarin-Fillon à revoir la question des retraites. » « Revoir la question des retraites » ??? Qu’est-ce que c’est que cela ? Pendant un mois, des millions ont exigé le retrait pur et simple du plan Fillon, seuls les bureaucrates exigeant que le gouvernement « revoie la question ». Après la « grève générale par étapes », la LCR voudrait-elle faire reculer le gouvernement par étapes ? À moins qu’il s’agisse (soyons cléments) d’une formule malheureuse de la part d’une LCR fatiguée par la « grève reconductible inscrite dans la durée » ? Ce serait alors d’autant plus « malheureux » que cela coïncide justement avec l’annonce par la CGT d’une pétition adressé aux parlementaires, qui se caractérise précisément par le fait qu’elle n’exige nullement le retrait du plan Fillon, mais seulement que le gouvernement rouvre le dossier des retraites !

Quant au tract du 11, on y lit : « Depuis deux mois, évidemment [sic : c’est tellement évident que les tracts précédents de la LCR n’avaient même pas jugé bon de le dire aux travailleurs ! — NDR], il a manqué la volonté des directions syndicales d’appeler, dans l’unité, à la grève générale reconductible dans l’ensemble du secteur public, à la différence de l’Éducation nationale. Cet appel aurait aussi aidé à la mobilisation dans le secteur privé. Les directions n’ont pas cherché à faire converger toutes les luttes, craignant de ne pas contrôler le mouvement. » Si l’on comprend bien, les confédérations seraient coupables de ne pas avoir appelé à la grève générale seulement dans le secteur public (pour le secteur privé, leur culpabilité serait déjà moindre, limitée à un refus de « faire converger les luttes » !)… alors que, en revanche, la gentille direction de la FSU, elle, aurait appelé à la « grève générale reconductible » avec les autres syndicats de l’Éducation ! La LCR se moque du monde, non seulement parce que la FSU nationale n’a jamais réellement appelé à la grève générale (si l’on excepte un ou non deux communiqués confidentiels disant tout et son contraire) mais surtout parce que la LCR flatte honteusement la FSU quelques heures après l’ultime et décisive trahison d’Aschieri.

En outre, au lieu de concentrer ses analyses et propositions, en cette veille du meeting de Marseille, sur l’idée de la dernière chance, sur l’exigence que les syndicats appellent enfin à la grève générale à partir du 12, elle tombe dans l’optimisme spontanéiste béat. On lit ainsi, toujours dans le tract du 11 juin : « La grande vague de grèves (13 mai, 3 juin), de manifestations, n’en finit pas de s’étendre au pays tout entier, aux quartiers, aux petites villes. Grève générale de l’Éducation nationale, grèves reconductibles à la SNCF, la RATP, dans les collectivités territoriales, manifestations dans les zones industrielles, débrayages ou grèves dans le secteur privé, blocage des centres villes, coupure d’électricité, assemblées populaires dans les Bourses du travail, occupations des ports (Marseille, Boulogne), des conseils généraux, des mairies, piquets de grève solidaires : tous les jours, le vaste mouvement contre le plan ». — En somme, ce n’est pas si grave si les dirigeants confédéraux ne veulent toujours pas appeler à la grève générale : comme par enchantement, la grève s’étend d’elle-même ! Et la LCR termine son envolée en se sentant quand même obligée de nous rassurer tous : « Le mouvement social, commencé il y a plusieurs semaines, est loin d’être terminé. » Ouf, on se sent déjà mieux !

Quel bilan la LCR tire-t-elle à la fin du mouvement ?

Enfin, dans le tract du 16 juin, qui reconnaît du bout des lèvres que « le mouvement de grèves connaît un creux », la LCR s’en prend avec une certaine véhémence — maintenant que c’est vraiment trop tard, qu’il n’y a plus de danger pour eux ! — aux bureaucrates (à l’exception notable de la FSU, il ne faudrait tout de même pas exagérer) : « Malheureusement, les directions des grandes confédérations syndicales dont la CGT ne combattent pas pour le retrait du projet Fillon et les 37,5 pour tous. Elles ne veulent pas se mesurer au Parlement, se contentant de demander la réouverture des négociations. Au lendemain du 13 mai, puis du 25 et même du 3 juin, il aurait été pourtant possible d’aller vers la grève générale. Les directions confédérales ne l’ont pas voulu. » Comme on aurait voulu entendre un langage si clair et simple dans les tracts précédents ! Hélas ! La suite se gâte rapidement : la LCR explique que les salariés n’auraient pas été « vaincus » ; en effet, cela l’aurait obligée à reconnaître qu’ils l’ont été non pas tant par le gouvernement que par les bureaucrates de la CGT, de FO et de la FSU. Mais surtout, la suite du tract, très alambiquée, vaut son pesant d’or : « Vaincus, non, mais il est clair que si le projet Fillon était voté, le patronat aurait marqué un point. Ceci dit, ils n’ont pas encore gagné et, par lui-même, notre mouvement est déjà un immense succès. Nous avons réussi à faire basculer l’opinion qui, hier encore, n’imaginait pas que l’on puisse dire non à cette politique dite de réformes, commencée par la gauche et que la droite intensifie. Un immense espoir est né. » — Comment la LCR peut-elle écrire : « Si le projet était voté » ? Pourrait-il ne pas l’être après l’échec de la montée vers la grève générale ? Là encore, s’agit-il de couvrir l’opération « pétition aux parlementaires » par laquelle les syndicats essaient de nous faire croire qu’ils peuvent obtenir au moins le report du vote ? — Quant à la phrase annonçant la prétendue « victoire sur l’opinion publique », elle revient là encore à couvrir les bureaucrates syndicaux, qui n’ont cessé de nous faire croire, tout au long du mouvement, que le problème majeur était le manque de soutien de l’opinion — en un mot : que les salariés n’étaient pas prêts à la grève générale.

Quel bilan doit-on tirer sur la LCR à la fin du mouvement ?

Ainsi, sur la question de la grève générale comme sur la question de la perspective politique générale proposée par la LCR, tout est fait pour noyer le problème central de la direction du prolétariat, la nécessité de combattre ouvertement et frontalement les appareils traîtres qui confisquent les organisations ouvrières, la nécessité pour cela de construire un parti immédiatement et ouvertement communiste, révolutionnaire et internationaliste, fondé sur le programme de la IVe Internationale. Corrélativement, la LCR fait tout ce qu’elle peut pour noyer également le caractère central de la question du pouvoir, pour ne pas mettre en avant la perspective du gouvernement des travailleurs par les travailleurs, pour les travailleurs — ses diatribes contre l’« illégitimité » du gouvernement Chirac sonnant dès lors d’autant plus creux qu’elle n’a pu faire oublier son lamentable appel à voter pour lui en 2002. À cette orientation marxiste révolutionnaire, la LCR substitue sa ligne « mouvementiste » de la « gauche anticapitaliste » (opposée à la « gauche social-libérale »). Cela lui évite ainsi de choisir entre réforme et révolution (ce qui est le propre des organisations « centristes ») et, par là même, qu’elle le veuille ou non, cela la fait objectivement s’éloigner toujours davantage de la révolution, et se rapprocher toujours davantage du réformisme. C’est ce qui explique sa politique droitière opportuniste, comme par exemple sa ligne, constante d’un bout à l’autre du mouvement, « pour une autre répartition des richesses » qui, tout en étant à peu près vide de contenu, est certainement plus proche de celle de l’orientation et de l’idéologie de Thibault et de Blondel que de celles du Programme de transition de la IVe Internationale !

Le PT couvre la bureaucratie de Force Ouvrière et dépolitise l’objectif de la grève générale

Le Parti des Travailleurs (PT), tout en se battant pour l’appel des syndicats à la grève générale, n’a eu de cesse, fondamentalement, de couvrir l’appareil de Force Ouvrière à tous les niveaux, vidant par là même cette exigence de son contenu politique.

Durant tout le mouvement, aucun article de son journal Informations ouvrières (IO) n’a dénoncé ou même critiqué l’orientation de la confédération FO. Alors que Thibault et la CGT ont été régulièrement dénoncés, les propos de Blondel, y compris lorsqu’il a refusé ouvertement d’appeler à la grève générale pour ne pas mettre en péril le gouvernement, ont été soigneusement cachés aux lecteurs d’IO.

Corrélativement, IO s’est contenté comme d’habitude de rendre compte de motions d’assemblées générales et de déclarations de grévistes ou de manifestants, réduisant ses propres propositions politiques à la peau de chagrin.

Enfin, dans la pratique, les militants du PT ne se sont guère battus pour constituer et fédérer de vrais comités de grève, leurs efforts en ce sens étant, faute d’une orientation politique correcte, extrêmement partiels, fondamentalement limités par leur choix d’intervenir avant tout sous leur casquette syndicale, versant plus que jamais dans le para-syndicalisme absolu, et n’ayant de cesse, pour la majorité d’entre eux, qui sont à FO, de couvrir publiquement, jour après jour, la politique de cette confédération. En même temps, ils ont presque déserté les coordinations catégorielles et souvent les assemblées générales interprofessionnelles, les abandonnant ainsi à LO et à la LCR, au lieu de se battre de manière systématique pour en faire un point d’appui de la structuration du mouvement, pour y imposer la ligne des délégués mandatés et révocables, la ligne des comités de grève élus intégrant les organisations combatives.

Afin de nous en partir des faits vérifiables, nous nous limiterons ici à un examen détaillé de la manière dont l’orientation du PT s’est exprimée dans son journal.

Appel à la grève générale… ou dépôt de préavis de grève « à durée non limitée » ?

Dans le numéro 588 du 7 mai, on peut lire dans l’éditorial, intitulé « À la veille du 13 mai » : « (…) Que faudra-t-il faire le 14 mai au matin si le gouvernement n’a pas cédé devant la mobilisation de millions et de millions ? S’il s’agit bien de le faire céder, alors, la question de la grève générale interprofessionnelle est sur toutes les lèvres ». Soit. Mais au lieu d’expliquer que la grève générale est un objectif politique, et que l’appel à la grève générale est immédiatement de la responsabilité des dirigeants des confédérations et des fédérations ; au lieu de dénoncer le fait que, d’ores et déjà, les uns et les autres prennent leurs dispositions pour protéger le gouvernement, pour qu’il n’y ait aucune poursuite de la grève au-delà du 13 mai, le secrétaire national du PT, Daniel Gluckstein, poursuit dans les termes suivants : « Des organisations syndicales ont d’ores et déjà déposé au plan national des ‘préavis de grève à durée non limitée’, explicitement reliés à la revendication des 37,5 pour tous. Et dans plusieurs entreprises, les travailleurs avec les syndicats ont convoqué des assemblées générales le 14 mai au matin pour décider. Y a-t-il une autre voie ? » Une telle conclusion de l’éditorial pose deux problèmes majeurs. Tout d’abord, en affirmant que les AG vont décider, l’éditorialiste fait reposer la responsabilité de « la question de la grève générale » sur les travailleurs, au lieu de souligner d’emblée la responsabilité des directions syndicales (2) ; or on sait que, au lendemain du 13 mai, les 14, 15 et 16, en particulier dans les transports publics, l’appel à la décision des AG émiettées et « souveraines » a été le moyen utilisé par les directions pour empêcher la poursuite de la grève, pour faire pression dans le sens de la reprise du travail. — Mais surtout, le dépôt d’un préavis de grève, fût-il « à durée non limitée », n’a rien à voir avec un appel à la grève générale : ce n’est, au contraire, qu’une manœuvre de bureaucrates pour faire croire qu’on est pour la grève « non limitée », tout en faisant reposer la responsabilité de poursuivre ou non la grève sur les travailleurs (« on vous couvre légalement, mais débrouillez-vous sans nous »). Ce n’est en aucun cas un pas vers la grève générale, contrairement à ce que prétend l’éditorialiste du PT, en suggérant que la multiplication des « préavis de grève » seraient en quelque sorte autant d’« étapes » vers la grève générale.

Comment présenter FO comme très à gauche… ou l’art de choisir les citations

Or, en réalité, quand on y regarde de plus près, c’est-à-dire à la page 3 du journal, on s’aperçoit que ce que l’éditorialiste appelle « des organisations syndicales » se réduisent à une seule, à savoir… l’Union interfédérale des fonctionnaires FO ! (D’ailleurs, le « préavis de grève à durée non limitée » en question, qui énumère des revendications, ne demande même pas le retrait du plan Fillon !) Comme l’éditorial dénonce (à juste titre) la trahison annoncée de la CFDT et les ambiguïtés de Thibault, le lecteur est discrètement poussé à conclure lui-même : dans tout ça, c’est quand même FO qui est le plus à gauche !

De même, dans le numéro suivant, (589), on trouve en p. 6 un très intéressant petit florilège de citations non commentées, mais choisies avec soin par la rédaction — afin de laisser le lecteur se faire sa propre opinion en toute « objectivité »… Devinez à qui celui-ci donnera sa préférence, entre un Chérèque qui s’affirme ouvertement pour l’allongement de la durée de cotisation, un Thibault qui annonce que la mobilisation ne devra pas se poursuivre au-delà du 14 et avant le 25, une Annick Coupé qui se rallie à l’idée d’une « manifestation nationale fin mai » même si elle n’exclut pas « dans un certain nombre de secteurs des grèves reconductibles », et enfin un… Blondel qui affirme (tout en précisant certes, au cas où on ne s’en serait pas douté, qu’il ne veut pas du « grand soir révolutionnaire » !) : « J’ai dit que cela méritait une grève générale. C’est-à-dire que je suis pour la généralisation de la grève. (…) Je demande que l’on reste à 37,5 de cotisation pour construire une retraite substantielle. » Décidément, la direction de FO n’est-elle pas la plus à gauche de toutes ?

Le PT invente le mot d’ordre de « grève totale unie »… Pourquoi ?

Dans ce numéro 589 du 14 mai, le titre est le suivant : « 13 mai, grève totale unie, manifestations monstres. Et maintenant : journées d’action à répétition ? Pour gagner : grève totale unie jusqu’au retrait du plan Fillon ». « Grève totale unie » ? On reste un peu perplexe : bien sûr, on ne va pas s’opposer par principe aux innovations terminologiques dans le mouvement ouvrier, mais quelle est la signification politique de cette expression inusitée, inventée pour l’occasion  par le PT ? Pourquoi ne pas parler tout simplement de « grève générale » ? C’est d’autant plus surprenant que la suite du journal lui-même rend compte de nombreux appels d’AG exigeant des dirigeants syndicaux qu’ils appellent à la grève générale.

Mais on ne trouve aucune justification ou explication de cette innovation subtile dans les pages du journal. Il faut attendre le numéro suivant (590, 21 mai) pour commencer à comprendre. On y lit en effet, p. 3, un étonnant « communiqué » du PT, daté du 19 mai, 19 heures. Il commence par la sempiternelle réactivation du mythe de la citadelle assiégée : « De toutes parts, ouvertement ou insidieusement, les positions du Parti des travailleurs sont mises en cause [en fait, ni ce numéro, ni le précédent, ni les suivants ne citent de telles attaques contre le PT : le lecteur qui n’est pas dans le secret restera donc sur sa faim (NDR)]. Le Parti des travailleurs déclare : • Si nous estimions, comme parti, devoir lancer des mots d’ordre qui appellent à aller plus loin dans ce que révèle le mouvement en cours des travailleurs de toutes catégories, qui réalisent l’unité avec les fédérations et confédérations syndicales, alors nous en prendrions ouvertement la responsabilité. • Comme parti, aujourd’hui nous disons clairement : C’est un fait, la grève générale du 13 mai, les nombreuses et puissantes manifestations ont rassemblé toutes et tous derrière l’unité des travailleurs, des organisations, des fédérations et confédérations ; (…) C’est un fait, les travailleurs unanimes réunis dans les assemblées générales donnent mandat aux fédérations et aux confédérations d’appeler à la grève générale interprofessionnelle. (…) »

Ouf ! Cela a l’air bien compliqué... Si l’on comprend bien, le PT soutient l’exigence des travailleurs que les dirigeants syndicaux appellent à la grève générale, mais lui-même, « comme parti », ne veut pas appeler les travailleurs à aller plus loin qu’ils ne veulent aller, tout en précisant cependant que, dans d’autres circonstances, il pourrait les appeler à aller plus loin qu’ils ne veulent aller… Concrètement, qu’est-ce que cela veut dire ? Pour le comprendre, il faut se reporter en p. 5. Là, la lettre d’un lecteur, apparemment normalement constitué, c’est-à-dire perplexe face aux subtilités infinies de la ligne du PT « comme parti », demande une explication — et le journal précise que d’autres adhérents ont fait la même demande (ce qui, à vrai dire, nous rassure sur le compte des camarades de base du PT), et même que sa question « recoupe d’ailleurs un débat que nous avons eu dans une de nos dernières assemblée de militants » (il y aurait donc des débats au PT…). La question du militant est simple, claire et précise : « Je m’interroge (…) sur les raisons qui vous ont fait remplacer cette expression [celle de grève générale], à laquelle de nombreuses assemblées générales, fédérations syndicales, unions locales, etc., se réfèrent actuellement, par celle de ‘grève totale unie’. Est-ce la même chose ? Pourquoi, alors, en changer la dénomination ? Mais peut-être est-ce différent ? Qui a décidé, alors, de cette politique ? Qui l’a justifiée ? Avec quels arguments ? Le simple lecteur régulier doit-il être tenu dans l’ignorance ? Je ne crois pas, et, j’imagine, vous non plus. »

La grève générale ? D’accord, mais alors pas une grève générale politique ! …

Or, voici la réponse de la direction du PT, qu’il faut lire attentivement, mais en ayant le cerveau bien accroché : « Qu’est-ce que ce mouvement ? (…) La force existe pour faire reprendre en charge à tous les niveaux l’unité des fédérations et des confédérations. C’est ce à quoi doivent servir les comités de grève élus, ‘en bas’, dans les collèges, les écoles… La grève générale pose la question du pouvoir, de quel gouvernement ? Est-ce qu’on peut dire aujourd’hui : gouvernement des comités ? Non. Alors, commençons par construire des comités de grève. Là est le problème. C’est la classe ouvrière qui, elle-même, prend en charge sa propre destinée, c’est à cela qu’il faut aider dans le processus même de la lutte des classes. Nous appuyons de toutes nos forces l’exigence adressée par les assemblées générales aux directions des organisations d’appeler à la grève totale unie, ou à la grève générale unie jusqu’au retrait. Mais nous, comme PT, nous avons indiqué dans le tract diffusé le 20 mai que nous reprenions le mot d’ordre de grève générale interprofessionnelle lancé par des syndicats. Il s’agit pour nous d’aider au mouvement pratique par lequel les travailleurs réalisent leur unité, l’unité de fédérations et des confédérations dans la grève. »

Si l’on comprend bien, le PT veut bien appuyer les travailleurs qui parlent naïvement de grève générale, afin de les « aider pratiquement », mais il ne veut pas assumer lui-même ce terme car, en tant que parti savant et cultivé, d’avant-garde, il sait, lui, ce que les travailleurs ne savent pas, à savoir que la grève générale, la vraie, pose la question du pouvoir ; or le PT estime, « comme parti », que la situation n’est pas telle qu’on puisse poser la question du pouvoir ; donc il ne faut pas que, « comme parti », on mette en avant le mot d’ordre de grève générale… Bref, la « grève générale » qui est à l’ordre du jour est une grève générale qui ne doit poser que des « problèmes syndicaux », mais pas de « problèmes politiques ». On sait que, pour le PT, la ligne de l’indépendance réciproque des partis et des syndicats sert à justifier la séparation bien étanche entre les questions qui relèvent des « prérogatives des syndicats » et celles qui relèvent des partis… En un mot, il ne s’agit pas de vaincre le gouvernement Chirac, il ne s’agit pas d’aider la classe ouvrière à se reconstituer, par et dans sa lutte de classe, en sujet historique, en force politique capable d’imposer ses choix, capable pour le moins de faire chuter le gouvernement de la bourgeoisie. Non, le PT a fixé un objectif bien précis au mouvement : il faut une grève totale unie jusqu’au retrait du plan Fillon, mais il ne faut surtout pas tirer de conclusions politiques de cette orientation.

… Blondel est bien d’accord !

Or, cinq jours plus tard, au lendemain de la manifestation du 25 mai, Blondel justifiera son refus d’appeler à la grève générale en reprenant exactement les arguments du PT. Rappelons encore une fois ses propos : « J’ai quelques craintes à employer le terme de ‘grève générale interprofessionnelle’. Qu’on le veuille ou non, il renvoie à l’idée d’insurrection et bien sûr, à une lutte politique contre le gouvernement. Étant partisan de l’indépendance syndicale, je préfère rester prudent. » (Le Monde du 27 mai.) Un grand merci, donc, à Informations ouvrières pour avoir aidé objectivement Blondel à préparer son discours !

L’objectif de la grève générale « non politique » pour le PT : des négociations avec le gouvernement

Le numéro 591, du 28 mai, a pour titre : « 25 mai : un million dans la rue. Tous dans l’unité pour le retrait. » Ainsi, c’est plus facile, on ne parle plus ni de grève générale, ni de grève totale unie ! Serait-ce pour ne plus troubler les militants ? Ou parce que, finalement, ce dernier mot d’ordre serait lui-même encore trop politique ? Mystère. En tout cas, notre si belle innovation conceptuelle disparaît d’IO dans tous les numéros suivants... — Mais l’éditorial du n°591 n’en est pas moins fort intéressant pour bien comprendre la ligne du PT. Constatant que le gouvernement ne veut pas négocier, Daniel Gluckstein s’y demande gravement : « Sommes-nous toujours en démocratie ? » Répondant par la négative, il poursuit : « (…) Il n’y aura aucun pas dans le sens de la démocratie sans l’ouverture immédiate, sans conditions, de négociations entre le gouvernement et les organisations syndicales, sur la base du mandat des 13, 19 et 25 mai : 37,5 pour tous, public-privé ; retrait du plan Raffarin-Fillon et des mesures de décentralisation. Le gouvernement s’y refuse ? Alors, que reste-t-il comme recours aux travailleurs, sinon d’en appeler, comme ils le font dans les assemblées générales, à la grève générale interprofessionnelle dans l’unité des travailleurs, des fédérations et confédérations, pour la satisfaction des légitimes revendications ? N’est-ce pas cela, la démocratie ? » (Les caractères gras et le soulignement sont de nous, NDR.)

Ainsi, les choses sont claires : non seulement la grève générale n’est surtout pas un objectif politique, mais encore c’est un mot d’ordre qui n’a aujourd’hui de sens que parce que le méchant gouvernement ne veut pas négocier avec Thibault et Blondel ! Certes, on ne saurait être en général contre le fait que les syndicats « négocient » des améliorations pour les travailleurs. Mais a-t-on entendu les manifestants et les grévistes de mai-juin 2003 exiger des « négociations » ? Non, absolument pas. Ce n’était l’exigence que des bureaucrates syndicaux pour montrer au gouvernement qu’ils ne voulaient pas le vaincre, mais seulement être « écoutés » et avoir une attitude « responsable ». Le PT peut bien prétendre qu’il se donne pour but de relayer les aspirations des travailleurs, il se fait en l’occurrence le relais des bureaucrates, et non l’écho des manifestations et des assemblées générales des travailleurs. — Du reste, comment comprendre cette « revendication » que le « retrait du plan Fillon et des mesures de décentralisation » soit « à la base » de ces négociations ? Cela ne veut rien dire. Car si ces plans sont retirés, qu’y aura-t-il à négocier ? Un nouveau plan contre nos retraites ? Ce n’est pas ce que demande le PT, évidemment. Alors, une amélioration de notre système de retraites ? Mais c’est exactement ce que revendiquent les bureaucrates de la CGT, de FO et de la FSU, dont les exigences, prises en elles-mêmes, sont à peu près toutes progressistes, car c’est très facile de faire croire aux travailleurs qu’on se bat pour leurs intérêts en multipliant les revendications, mais sans dire comment l’on va faire pour obtenir leur satisfaction ! Or, encore une fois, qui peut croire que le gouvernement Chirac pourrait être « convaincu » par des négociations qu’il faut satisfaire les revendications des syndicats en matière de retraites ? Personne. D’un autre côté, si une grève générale se réalise, va-t-on lui donner comme but de forcer Chirac à négocier, puis faire rentrer tout le monde sagement chez soi ? Va-t-on se contenter du retrait du plan Fillon ? Certes, il était indispensable, dans le présent mouvement, de faire la clarté sur les revendications, il ne s’agissait pas de faire croire aux travailleurs qu’on était à la veille de la révolution. Mais il fallait savoir avancer la grève générale comme perspective politique, comme moyen non seulement de faire retirer les projets, mais aussi de vaincre ce gouvernement réactionnaire et illégitime. En revanche, subordonner le mot d’ordre de grève générale à l’organisation de négociations, c’est renoncer à toutes ses tâches de parti politique ouvrier.

Le para-syndicalisme crypto-réformiste du PT

Le PT se démêle ici dans les contradictions mêmes du réformisme syndical. En refusant de poser la question du pouvoir, fût-ce sous la forme de la dénonciation générale de ce gouvernement réactionnaire, et de mettre en avant l’objectif de le vaincre, le PT croit adapter sa politique à une situation qui, de fait, n’est pas révolutionnaire ; mais, en réalité, ce refus est une démission du PT « comme parti », une capitulation face à se tâches politiques — et à son propre programme. Car un parti ouvrier qui se prononce pour le socialisme, pour le gouvernement ouvrier, doit savoir mettre en avant ses perspectives dans toutes les circonstances, ce qui n’a rien à voir avec une quelconque illusion sur le caractère de la situation. C’est ce qui définit un parti politique en général, « comme parti ». Et c’est ce qui distingue un parti révolutionnaire des syndicats réformistes (3).

Dans le numéro 592 du 4 juin, une lettre critiquant les positions de Thibault et exigeant que la CGT appelle à la grève générale est publiée ; mais rien n’est dit contre FO, alors même qu’un article de Pierre Lambert revient de manière générale sur la question de la responsabilité des directions syndicales… Certes, la CGT a une responsabilité écrasante, parce que c’est elle qui mobilise la très grande majorité des salariés non enseignants du public et du privé ; mais passer sous silence le rôle de FO dans la partition que jouent tous ensemble les bureaucrates en se partageant, pour faire semblant de se démarquer les uns des autres, les places de « gauche », de « droite » et du « centre », ce n’est qu’une nouvelle capitulation devant la bureaucratie, que des généralités sur « les dirigeants » ne sauraient masquer.

Le PT, un parti « responsable » ?

Dans le numéro 593 du 11 juin, le texte d’un conférence de presse de Daniel Gluckstein est reproduite p. 2. De nouveau, le PT serait attaqué (cette fois, notamment à la télévision) mais, une fois encore, le lecteur ne saura ni par qui, ni comment, ni dans quels termes (et s’il voulait se faire sa propre opinion, il n’avait qu’à mieux s’informer, voilà tout !). On aurait accusé le PT d’appeler à la grève générale. Attaque intolérable ! Branle-bas de combat, donc. Daniel Gluckstein remet les choses au clair : « Le PT respecte les prérogatives des organisations syndicales. Si nous estimions, dans la situation actuelle, devoir lancer un mot d’ordre qui serait nécessairement politique, nous le ferions. Mais à l’heure actuelle, ce que nous constatons, c’est que des millions de travailleurs se tournent vers les directions des organisations syndicales pour poser la question de la grève générale interprofessionnelle et nous estimons que cette demande est parfaitement légitime ? C’est en ce sens que nous nous en faisons l’écho dans le journal Informations ouvrières et dans nos tracts. » Il se confirme donc que le PT ne veut pas d’une grève générale politique, juste une grève générale bien gentiment « syndicale » ! Et pourquoi donc ? Parce que, voyez-vous, explique gravement le secrétaire national du PT,

« nous assistons à un blocage aggravé, à un approfondissement de la crise politique et institutionnelle qui font peser des risques de grandes dérives sur la société. Nous ne sommes pas favorables au chaos. L’ordre social ne peut être établi que sur les bases de la démocratie. »

De quoi parle Daniel Gluckstein au juste, dans ces propos qu’aurait pu tenir non seulement n’importe quel dirigeant syndical, mais même n’importe quel député de l’UMP ? (4) En fait, il semble qu’il essaie ainsi de justifier son souhait que des « négociations » soient ouvertes sur la base des revendications des grévistes, afin d’éviter  une aggravation de la situation sociale et de la crise politique. Non mais : ce n’est pas parce que le PT est petit qu’il n’est pas « responsable » ! Et il est clair que, étant donné son degré d’abstraction, sa vacuité politique, ce n’est pas la dernière phrase de l’intervention de Daniel Gluckstein (« Et la démocratie implique que soient édifiées d’autres institutions à la place des institutions de la Ve République soumises à l’Union européenne. ») qui peut rattraper les précédentes et changer le sens du message subliminal.

Lambert assume et justifie son réformisme foncier (révisionniste)

De fait, celui-ci est confirmé en p. 5. Dans son article, d’un côté, Pierre Lambert dénonce à juste titre, quoique en évitant de nommer quiconque (des fois que cela en blesserait certains, suivez mon regard…) les dirigeants qui, « tous, à tour de rôle, nous expliquent qu’ils se prononcent d’un côté pour la généralisation et de l’autre que les conditions de la grève générale interprofessionnelle ne sont pas réunies ». Mais, d’un autre côté, il nous propose une incroyable tirade réformiste, un morceau d’anthologie pour comprendre la nature profonde du PT, du CCI-PT, du « lambertisme » en tant que courant politique cristallisé : « Pour toutes les tendances de ce qui a constitué le mouvement ouvrier, explique doctement Pierre Lambert, la lutte pratique, quotidienne, pour la réforme sociale, pour l’amélioration des conditions de vie et de travail des masses laborieuses, la lutte pour les institutions démocratiques constitue et doit constituer les bases mêmes de l’organisation ouvrière indépendante. » Tout est dans l’expression : « les bases mêmes ». Pour Marx, Lénine, Trotsky et tous les marxistes révolutionnaires, les « bases mêmes » de cette « tendance du mouvement ouvrier » qu’est le parti communiste, c’est son programme, et ce programme n’est pas celui de la réforme sociale, mais de la révolution ; et, s’il intègre bien évidemment la lutte pour les revendications partielles (que de simples réformes peuvent satisfaire dans le cadre du système), c’est avant tout comme un élément permettant d’aider la classe ouvrière à comprendre qu’elle doit précisément ne pas se contenter de la lutte pour les réformes, mais doit lutter pour la révolution. D’autre part, le programme du parti communiste révolutionnaire, ce n’est absolument pas « les institutions démocratiques » en soi, mais c’est tout au contraire la destruction des institutions concrètes de l’État bourgeois, qu’elles soient « démocratiques » ou non — même si, bien évidemment, le combat pour les libertés et toutes les conquêtes démocratiques possibles est partie intégrante du combat pour en finir avec l’État bourgeois, pour aider les travailleurs à s’élever à la conscience de la nécessité d’un État ouvrier (dictature du prolétariat).

En principe, Pierre Lambert sait (ou savait) très bien tout cela, il l’a appris jadis, même s’il y a certainement plusieurs décennies qu’il n’a pas relu les textes de Marx, de Lénine et de Trotsky à ce sujet. À moins que les écrits de Bernstein et de Kautsky soient désormais ses livres de chevet ? On peut très sérieusement se le demander : « Voilà pourquoi, poursuit Pierre Lambert, la question de la défense des réformes et des acquis est la question centrale (…). C’est la question centrale de la préservation de l’indépendance des organisations ouvrières, partie prenante de la préservation de la démocratie. Il s’agit donc de la question fondamentale de l’existence même des syndicats indépendants et de la démocratie, contre l’adaptation à la contre-réforme. » (Les caractères gras et le soulignement sont de nous, NDR.) Ainsi la défense des organisations ouvrières n’est-elle plus qu’un élément de la « préservation de la démocratie », défendre les syndicats n’est plus qu’un moyen pour défendre la démocratie ! Mais quel est le danger auquel serait confrontée la démocratie en soi — c’est-à-dire, la démocratie en soi n’existant pas, la démocratie que nous connaissons ici et maintenant, la démocratie bourgeoise ? Ce danger, ce serait que les organisations syndicales cesseraient d’être indépendantes. Autrement dit, aujourd’hui, à l’époque de l’impérialisme, contrairement à ce que pensaient Lénine et Trotsky (5), les appareils syndicaux garantiraient encore l’indépendance des syndicats à l’égard de l’État bourgeois ! Sous prétexte que les syndicats ne sont, en effet, pas institutionnellement des rouages de l’État (comme dans les régimes fascistes ou corporatistes), ils seraient « indépendants » ! Quel ridicule formalisme, dépourvu de tout contenu politique, consistant à confondre une condition nécessaire avec une condition suffisante ! Les réformistes, ralliés corps et âme au système capitaliste et à l’État bourgeois, seraient « indépendants », ou du moins ils préserveraient encore les « bases mêmes » de tout le mouvement ouvrier ! Pour le PT, les syndicats réformistes sont « indépendants » tant qu’ils peuvent négocier. Là s’arrête sa conception politique des syndicats. Et quand le gouvernement ne veut pas négocier, « la démocratie est en danger »… C’est exactement ce que disent Thibault et Blondel.

Convaincre les bureaucrates… ou les écraser politiquement ?

Quelles que soient ses opinions sur lui-même et son parti, Pierre Lambert poursuit ici un objectif politique bien précis. Il cherche en fait à convaincre les dirigeants syndicaux (et tout particulièrement celui que, dans un article plus ancien, il appelait le « camarade Blondel ») d’appeler à la grève générale purement syndicale pour obtenir le retrait du plan Fillon. Et, pour les convaincre, il les flatte en leur dit qu’ils appartiennent au mouvement ouvrier, qu’il n’y a entre lui et eux que des différences de « tendances », mais que « les bases » sont les mêmes… Pour les persuader qu’ils peuvent appeler à la grève totale unie sans y perdre leur âme réformiste, il leur explique que le mouvement ouvrier serait par nature, de toute éternité, constitué sur des « bases » réformistes et démocratiques-formelles. Précisons qu’il s’agit certainement là moins d’une simple tactique « subtile » que, manifestement l’expression d’une conviction profonde…

Mais le pire, c’est que les militants du PT peuvent croire à cette capacité de leurs dirigeants à « convaincre » les réformistes : après tout, au moment même où ce numéro d’IO était en passe d’être bouclé, le 10 juin au soir et le 11, Blondel ne lançait-il pas son fameux appel à ce que tous les syndicats appellent à la grève générale ? (6) Dès lors, se disent les militants du PT, même si Blondel est bien évidemment un pur réformiste, même s’il est donc à droite par rapport au PT, pourquoi le combattre politiquement, pourquoi le dénoncer dans IO, pourquoi même le mettre dans le même panier que Thibault, alors qu’il suffit de lui expliquer doctement qu’il appartient au mouvement ouvrier éternel pour le « convaincre » ? Telle est la clé de ce paradoxe d’abord si étonnant d’un journal qui est écrit par des « trotskystes », mais qui ne dénonce et même ne critique jamais l’un des pires bureaucrates, l’un des principaux briseurs de grève générale (7).


1) Par exemple, le tract LCR du 27 mai affirme que « la grève est générale dans l’Éducation nationale » ; mais, dans celui du 10 juin au soir, on lit que « la grève reconductible continue dans l’Éducation nationale »… « grève reconductible » qui redevient, comme par enchantement, une « grève générale de l’Éducation nationale » dès le lendemain matin, dans le tract du 11 juin…

2) Cette orientation n’a rien d’accidentel, puisqu’elle est réitérée dans le petit éditorial de la p. 3 qui, après avoir souligné à juste titre que l’exigence de la grève générale « est formulée dans de nombreuses motions d’assemblées générales s’adressant aux fédérations et aux confédérations », se conclut cependant par la phrase : « Déjà, des décisions sont prises de convoquer des assemblées générales le 14, car c’est aux travailleurs de décider. »

3) Et nous ne parlons pas ici de l’orientation de la FNEC-FP-FO — la Fédération de l’Éducation de FO — où l’on sait quel rôle jouent les camarades lambertistes. Signalons seulement que, tout en demandant à juste titre le retrait des plans gouvernementaux et le report du baccalauréat, elle n’a cessé d’exiger des négociations sans préalable et de se présenter comme syndicat « responsable ». Par exemple, dans sa déclaration du 10 juin au soir, elle s’adresse aux ministres dans les termes suivants : « Force ouvrière, vous le savez, est une organisation syndicale responsable. Nous savons que négociation signifie recherche de compromis. Mais comment ne pas voir que le refus obstiné d’entendre les revendications crée une situation qui interdit tout compromis ? » (Sans commentaire.)

4) Dans un cadre strictement syndical, les camarades lambertistes n’hésitent pas à aller jusqu’au bout de cette orientation politique en écrivant : « Messieurs Ferry, Darcos, Sarkozy, Delevoye, est-il possible de trouver une solution pour préserver dans ce pays les rapports sociaux auxquels nous sommes tous attachés ? » (Déclaration du 10 juin au soir de la FNEC-FP-FO.) Des lambertistes déclarant qu’ils sont « attachés » autant que les ministres de Chirac aux rapports sociaux de la société bourgeoise française, cela a au moins le mérite d’être clair !

5) Voir notamment, de Trotsky : Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, texte de 1940 qu’on ne trouve jamais cité dans les publications des lambertistes, et pour cause !

6) Au demeurant, les dirigeants lambertistes de la FNEC-FP-FO n’ont pas attendu ce moment-là pour publier — manifestement pas pour tromper les travailleurs, mais par une sorte d’identification maximale avec l’appareil confédéral — la déclaration suivante, encadrée et en caractères gras : « Pour Force ouvrière, le plan Fillon-Chérèque doit être retiré ! (…) Force ouvrière estime que l’heure est à la grève générale. Elle appelle à généraliser la grève dans le privé comme dans le public pour la satisfaction des revendications. » (4-pages du 21 mai). Or un pareil texte n’avait nullement été adopté par une quelconque instance de la confédération (en particulier, le texte adopté par la Commission Exécutive confédérale le 20 mai, et que la FNEC reproduit dans le même 4-pages, ne dit pas cela) ; ce n’était en réalité que la déclaration de la fédération FNEC-FP-FO. Mais il est clair que tout lecteur normal n’aura pas fait attention à ce genre de « détails », et aura donc cru, à la lecture de ce document, que « Force ouvrière » en général se prononçait pour la grève générale. (On retrouve d’ailleurs le même problème dans d’autres documents des syndicats de la FNEC-FP-FO, par exemple dans la circulaire n°38 du secrétariat du SN-FO-LC (Lycées et Collèges). — Au demeurant, notons que, pendant tout le mouvement, cette même FNEC-FP-FP n’a pas hésité, au nom de l’unité syndicale à signer des « déclarations communes » qui ne demandaient pas le retrait du plan Fillon », qui étaient vagues sur les revendications, qui demandaient une « vraie réforme des retraites » et qui, bien évidemment, ne mettaient pas en avant la grève générale… En d’autres termes, la différence entre une fédération dirigée par des lambertistes et une fédération dirigée par des bureaucrates réformistes est loin d’être toujours aisée à faire, contrairement à ce que s’évertue régulièrement à suggérer un journal comme… IO.

7) En revanche, parmi ceux qu’IO a le plus dénoncé pendant tout le mouvement, signalons (mais nous ne trouvons ni la patience, ni l’intérêt de nous y arrêter dans le détail) que se trouvent en bonne place… les dirigeants et les militants de la LCR (et aussi de LO). Au détour d’une phrase, il arrivait que certaines critiques politiques fussent justes, mais la plupart du temps, il s’agissait ou bien d’accusations sans preuve (du type : « tel militant de la LCR dans mon lycée trafique les orientations décidées en AG »), ou bien de ces calomnies, amalgames et mensonges dont les dirigeants du PT sont coutumiers contre leurs adversaires politiques dès qu’ils appartiennent à ce que les médias appellent l’« extrême gauche », en particulier quand celle-ci se réclame du trotskysme. Car, pour le PT, Besancenot et ses camarades sont des ennemis de la classe ouvrière bien pires que… Blondel et les siens !


Le CRI des Travailleurs n°5     << Article précédent | Article suivant >>