Le CRI des Travailleurs
n°32
(mai-juin-juillet 2008)

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Venezuela : Les ouvriers de Sidor imposent la « nationalisation » et font tomber le ministre du travail :
Bilan et perspectives d'une lutte toujours en cours


Auteur(s) :Antoni Mivani
Date :22 mai 2008
Mot(s)-clé(s) :international, Venezuela
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La défaite de Chavez lors du référendum constitutionnel en décembre 2006, produit d’une abstention ouvrière et populaire massive, avait exprimé une modification dans l’état d’esprit des masses, lassées de la contradiction toujours plus éclatante entre les discours « socialistes » du président et les difficultés persistantes de la vie quotidienne (1). Cette défaite n’avait cependant pas réellement renforcé l’opposition bourgeoise ouvertement pro-impérialiste, qui n’avait pas obtenu plus de voix que lors des précédents scrutins. Tout en poussant Chavez à adopter dans l’immédiat une politique plus nettement favorable à la bourgeoisie, ce résultat laissait la situation relativement ouverte, rendant possible aussi bien un renforcement de l’opposition bourgeoise qu’une intervention de la classe ouvrière avec son profil propre.

Le conflit

Située dans la ville de Puerto Ordaz, au sein de l’État de Bolivar, dans l’est du pays, l’usine sidérurgique de Sidor (Siderurgica del Orinoco) au Venezuela est la plus grande d’Amérique Latine. Elle fournit 80% du marché vénézuélien. Elle avait été privatisée pour une bouchée de pain en 1997 par Rafael Caldera, l’ancien président de la République, avec la complicité de la bureaucratie syndicale. Lors de sa campagne, Chavez avait promis de la renationaliser, mais depuis son élection en 1998 il n’avait rien fait en ce sens. Au début du conflit, l’usine était donc détenue à 60%, via la holding Ternium, par la multinationale italo-argentine Techint, à 20% par l’État vénézuélien et à 20% par les ouvriers. Alors qu’en 1997, au moment de sa privatisation, elle comptait 15 000 ouvriers fonctionnaires, elle employait en 2007 environ 4500 ouvriers en CDI et 8500 employés précaires, pour la plupart salariés de sous-traitants. Pendant ces dix ans, profitant de la crise du secteur, le patronat avait réussi à remettre en cause une à une les conquêtes inscrites dans le statut des travailleurs, en profitant de soutien du gouvernement et de la bureaucratie syndicale, qui présentaient aux travailleurs les sacrifices comme inévitables.

L’origine du conflit

En ce sens, si le conflit s’est noué autour du renouvellement de la convention collective, venue à échéance en février 2007, il a aussi des racines plus profondes dans la colère accumulée par les travailleurs après tant d’années de recul et de surexploitation. Malgré la situation florissante de l’entreprise, le patron ne voulait concéder que des augmentations de salaires dérisoires en comparaison de l’inflation, refusait l’intégration complète des travailleurs des entreprises sous-traitantes à la convention collective de Sidor, prétendait ne pas payer intégralement les congés, ni une couverture maladie permettant réellement de se faire soigner, etc. Après de longs mois de négociations infructueuses entre le SUTISS (Syndicat Unique des Travailleurs de l’Industrie Sidérurgique de Sidor) et le patronat, le conflit s’est engagé sous la pression des travailleurs de base. Ce sont eux qui ont fait échouer le premier projet de nouvelle convention collective en le dénonçant à leurs camarades devant l’usine, en faisant signer des pétitions, en commençant à élaborer leur propre projet de nouvelle convention collective. Dans ce contexte, l’exigence d’une renationalisation de l’entreprise est apparue à nouveau avec vigueur et s’est renforcée au fur et à mesure que le patronat a fait traîner les négociations en longueur.

Étape 1 : Le front unique entre Ternium-Sidor et le gouvernement Chavez se heurte à la détermination des ouvriers

Face à l’enlisement des négociations, le SUTISS appelle à des arrêts de travail d’une durée croissante pour faire pression sur le patronat. Le gouvernement Chavez intervient alors directement par l’intermédiaire de son ministre du Travail, Juan Ramon Rivero, par ailleurs dirigeant de la FSBT (Force Socialiste Bolivarienne des Travailleurs), le courant syndical officiel de Chavez au sein de l’UNT (la principale centrale syndicale au Venezuela).

Il tente d’abord de défendre l’essentiel de la proposition patronale, en faisant parallèlement poursuivre les syndicalistes combatifs. Premier échec. Puis il s’efforce d’imposer l’arbitrage d’une commission de conciliation, nommée par le gouvernement, dont la décision s’imposerait aux deux parties sans recours possible. Nouvel échec. Il tente enfin de mettre en place une Commission de Haut Niveau pour reprendre la discussion tripartite sur la convention collective. Nouvel échec. Face à chaque nouvelle manœuvre, la réponse des ouvriers de Sidor a été un nouvel arrêt de travail, plus long que le précédent. Le gouvernement tente alors de briser la lutte en déchaînant une brutale répression : un premier affrontement a lieu le 4 mars, où les ouvriers mettent en déroute la Garde Nationale (police placée directement sous le commandement du Président) qui les a attaqués à coups de gaz lacrymogènes, tirs à la carabine de chasse, tirs en l’air. Une opération de répression de grande envergure est montée par la Garde Nationale le 14 mars, qui aboutit à des dizaines de blessés et des dizaines d’arrestations d’ouvriers. Sans même attendre d’appel du syndicat, les ouvriers paralysent immédiatement l’usine pour 72 h. Tout au long du conflit, un certain processus d’auto-organisation se développe, exerçant une forte pression sur la direction du SUTISS, qui maintient par conséquent une position ferme. Le gouvernement tente alors de contourner le syndicat en prétendant imposer un référendum sur l’accord. C’est encore un échec : en riposte, le syndicat organise lui-même un référendum (formulant donc les questions et contrôlant le scrutin) parmi les ouvriers… qui rejettent à 84% l’accord proposé et se prononcent pour la poursuite de la lutte…

Les ouvriers de Sidor appellent les travailleurs des autres entreprises de la région et plus largement de tout le pays à soutenir leur lutte par des prises de position, par un soutien financier, par des grèves. La région de l’usine Sidor est l’une des plus industrialisées du pays : on y trouve les plus grandes exploitations pétrolières (détroit de l’Orénoque), mais aussi des usines d’aluminium, de la métallurgie, de pneumatiques, d’électricité, etc., qui concentrent au total plus de 55 000 ouvriers. Ces entreprises ont été touchées par une vague de grèves et ont été solidaires de la lutte des ouvriers de Sidor. Fin mars, une réunion syndicale de soutien à leur combat a rassemblé des représentants de plus de 100 syndicats venus de tout le pays.

Étape 2 : Chavez annonce la « nationalisation » pour maintenir son contrôle sur la classe ouvrière

La décision prise par Chavez de « nationaliser » a été interprétée par certains comme un « désaveu cinglant » pour son ministre du Travail. En réalité, comme l’a d’ailleurs rappelé Chavez lui-même, personne dans son gouvernement n’est autonome. C’est bien évidemment sur ses ordres que son ministre du Travail a tenté d’imposer aux ouvriers les exigences de la multinationale. Pourquoi Chavez a-t-il donc opéré un virage à 180 degrés ? Comme tout dirigeant de ce que Trotsky appelait un « régime bonapartiste sui generis » (2), il est soumis d’un côté à la pression de l’impérialisme, en l’occurrence de la multinationale Techint et des gouvernements italien et argentin, de l’autre à celle du prolétariat. Mais bien qu’il soit, comme dirigeant bourgeois, plus sensible à la pression de l’impérialisme et de la bourgeoisie, il ne peut pas ignorer purement et simplement la pression du prolétariat, si celle-ci se montre déterminée, car il a besoin du soutien du prolétariat pour rester assez fort face à la bourgeoisie ouvertement pro-impérialiste. C’est pourquoi il s’était d’abord montré plus sensible aux pressions du gouvernement argentin, défendant les intérêts de Technint ; mais, dans ce cas, refuser de céder aux exigences des ouvriers de Sidor, c’eût été se contraindre à un affrontement très dur avec eux : puisque les manœuvres et la forte répression n’avaient pas réussi à les vaincre, il aurait fallu passer un cran au-dessus. Or, comme ils étaient entourés du soutien de la majorité des ouvriers de la région, recourir à un tel affrontement, c’était prendre le risque de s’aliéner d’importants secteurs de la classe ouvrière et faciliter le travail de ceux qui combattent pour l’aider à acquérir son indépendance politique. Mais, vu les bases de son pouvoir, qui repose sur un équilibre instable entre les deux principales classes en conflit, cela aurait consisté à scier la branche sur laquelle il est assis. Cela eût été d’autant plus dangereux dans un contexte politique général où le gouvernement est fragilisé par sa défaite au référendum, et le mécontentement ouvrier et populaire, stimulé par la crise d’approvisionnement des magasins, par la hausse des prix, par la crise du logement, etc., tend à croître, commençant à mettre en question la personne même de Chavez.

Étape 3 : Chavez est contraint de se séparer de son ministre du Travail

Quelques jours à peine après l’annonce de la nationalisation, Chavez est obligé de se séparer de son ministre du Travail, trop discrédité parmi les ouvriers après son rôle dans le conflit pour pouvoir encore rendre des services à son maître. S’il avait réussi à vaincre la lutte des ouvriers du pétrole, puis à neutraliser celle de la fonction publique, Juan Ramon Rivero s’est cassé les dents sur les ouvriers de Sidor. En ce sens, au-delà même du conflit propre à Sidor, il s’agit d’un revers pour Chavez et donc d’une victoire pour toute la classe ouvrière. En effet, il ne peut se maintenir durablement au pouvoir sans intégrer à l’État le mouvement ouvrier : c’était précisément la tâche qu’il avait confiée au dirigeant de la FSBT en le nommant à ce poste. Ce dernier, avant de quitter son poste, a appelé à la constitution d’une nouvelle centrale syndicale, distincte de la CTV (la confédération entièrement corrompue liée au régime d’avant Chavez, qui selon Rivero n’existe plus), mais aussi de l’UNT, qui selon lui ne représente pas les ouvriers. C’est un ultime coup pour poursuivre son labeur inlassable visant à désorganiser la classe ouvrière. Pour le remplacer dans cette fonction, Chavez a décidé de nommer un dirigeant de longue date du Parti communiste vénézuélien passé au PSUV, et jusque-là vice-président du Parlement.

Les perspectives

La « nationalisation » ne règle rien

L’annonce de la « nationalisation » en elle-même ne règle pas les problèmes liés à la convention collective. Le gouvernement pourrait même tenter de profiter de la joie des ouvriers apprenant la nationalisation pour essayer de faire traîner en longueur la négociation, même si une telle tentative paraît relativement peu probable, car vu la détermination des ouvriers de Sidor, elle est vouée à l’échec. 

De plus, Chavez a annoncé la nationalisation, mais n’a pas dit comment elle allait se faire. On peut supposer que, fidèle à sa méthode « légaliste », il va tout simplement racheter avec l’argent de l’État — qui provient essentiellement du labeur des ouvriers du pétrole par l’intermédiaire de PDVSA (Pétrole Du Venezuela Société Anonyme) — les actions de Techint au prix du marché. Le respect du droit, qui repose sur la propriété privée des moyens de production, revient à respecter les intérêts des propriétaires des grands moyens de production, au détriment de ceux des travailleurs salariés. Il est en outre probable que Chavez essaye de maintenir une sorte d’entreprise d’économie mixte, avec une majorité des actions à l’État, comme il l’a fait dans le secteur pétrolier.

Enfin, il est certain que Chavez s’efforcera de maintenir une organisation capitaliste de l’usine, comme il l’a déjà fait à PDVSA où il a progressivement fait disparaître les mesures de contrôle ouvrier qui existaient au lendemain de la victoire contre le lock-out patronal de 2003.

Pour la nationalisation totale de Sidor sans indemnité et sous contrôle ouvrier !

Dans ce contexte, les communistes révolutionnaires doivent non seulement lutter pour l’adoption d’une convention collective conforme aux revendications des ouvriers, en particulier comprenant l’intégration de tous les ouvriers précaires des sous-traitants dans cette convention collective, mais aussi, dès maintenant, mettre en avant le mot d’ordre de la nationalisation totale de Sidor sans indemnité ni rachat et sous contrôle des travailleurs. Cette orientation est essentielle pour aider un secteur de la classe ouvrière à comprendre la nature bourgeoise de l’État bolivarien et à conquérir son indépendance politique de classe. En effet, ce mot d’ordre pose la question de savoir qui est réellement en mesure de réorganiser la production pour satisfaire les besoins des masses laborieuses : Chavez ou la classe ouvrière dirigée par un parti révolutionnaire ? En raison du rayonnement de la lutte des ouvriers de Sidor dans l’ensemble de la classe ouvrière, réussir à imposer le contrôle ouvrier dans l’usine modifierait substantiellement les rapports de force entre les classes. C’est la raison pour laquelle ce sera une lutte acharnée : comme l’État utilisera tous ses moyens pour empêcher le contrôle ouvrier à Sidor, les ouvriers de Sidor ne pourraient vaincre sans recevoir l’appui d’autres secteurs de la classe ouvrière et sans un progrès significatif dans la conscience de classe du prolétariat.

Pour une UNT unifiée et indépendante de l’État et pour un parti des travailleurs indépendant

La victoire de Sidor illustre la puissance de la classe ouvrière lorsqu’elle parvient à soumettre ses syndicats à son contrôle, c’est-à-dire à leur imposer une ligne indépendante de l’État. C’est pourquoi la lutte pour l’unification et l’indépendance de l’UNT par rapport au patronat comme à l’État est fondamentale, et la construction pour cela d’un courant lutte de classe dans l’UNT, avec le courant C-CURA dirigé par Chirino, est une tâche primordiale.

Mais il serait illusoire de penser pouvoir la mener à bien, sans combattre simultanément pour l’indépendance politique de la classe ouvrière, c’est-à-dire pour un parti des travailleurs indépendant de l’État bourgeois « bolivarien ». En effet, il existe de nombreux militants lutte de classe et de nombreux travailleurs d’avant-garde qui ne cessent de se heurter, dans leur lutte quotidienne, à l’appareil d’État, sans avoir encore pour autant une conscience politique de classe claire, faute d’un parti qui leur soit propre. C’est pourquoi, dans une telle période, l’effort d’une organisation révolutionnaire doit être d’œuvrer à sa propre construction en tant que fraction la plus avancée du prolétariat, en mettant en avant des mots d’ordre transitoires qui partent des besoins actuels des masses et permettent de les organiser dans un parti représentant leurs intérêts de classe en rupture avec le nationalisme bourgeois. Mais un parti des travailleurs indépendant ne peut pas être construit sans indiquer clairement que seul un gouvernement des travailleurs, par les travailleurs et pour les travailleurs pourra réellement mettre un terme à la domination impérialiste, au chômage, à la vie chère et à la pénurie de logement, contrairement au régime de Chavez qui reste soumis au capitalisme.


1) Voir notre article dans Le CRI des travailleurs n° 30, janv.-fév. 2008.

2) Voir notre article dans Le CRI des travailleurs n° 14 de sept.-oct. 2004.


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