Article du CRI des Travailleurs n°19

Pierre Broué (1926-2005)

Pierre Broué, décédé le 26 juillet à l’âge de 79 ans, fut indissociablement historien et militant trotskyste. Ceux qui se livrent à l’éloge de l’historien universitaire, internationalement reconnu dans le mouvement ouvrier et bien au-delà, mais qui font mine d’ignorer ou de sous-estimer le militant (comme c’est le cas dans bien des nécrologies parues dans la presse, et pas seulement dans la presse bourgeoise), en donnent une image scandaleusement tronquée : il n’aurait pas été l’historien qu’il a été s’il n’avait été le militant qu’il a été. D’autre part, ceux qui, comme le groupe La Riposte en France, évoquent le militant, mais uniquement pour se faire « mousser » en préférant leur propre intérêt d’organisation à la vérité historique, se montrent indignes de celui qu’ils prétendent ainsi « récupérer » ; en l’occurrence, il est indéniable que Pierre Broué s’était effectivement rapproché, à la fin de sa vie, du courant international dirigé par Ted Grant et Alan Woods, avec lequel il partageait beaucoup de positions politiques ; mais il est mensonger et tout à fait mesquin de consacrer toute une notice nécrologique à Pierre Broué, comme ose le faire Greg Oxley, sans même signaler qu’il fut, pendant 45 ans, militant et dirigeant de l’organisation dirigée par Pierre Lambert, l’OCI-PCI ! Quant aux trois principales organisations d’extrême gauche, leur attitude est indigne, à commencer par le CCI-PT lambertiste qui, dans Informations ouvrières, minimise le rôle politique primordial de Pierre Broué dans sa propre construction et se garde bien d’appeler ses militants à lire et étudier l’œuvre de l’historien. De son côté, Rouge, le journal de la LCR, s’est contenté d’une petite notule élogieuse, mais insipide, tandis que LO n’a pas publié le moindre article ! Et ils se disent « trotskystes » !

Après un passage par un groupe de résistants et une adhésion au PCF en 1944, Pierre Broué se fit exclure de ce parti sous l’accusation de « trotskysme » pour avoir contesté la ligne chauvine incarnée par le mot d’ordre « À chacun son boche ». Cet acte courageux est le premier d’un internationalisme prolétarien fondamental, qui fut l’une de ses principales caractéristiques jusqu’à sa mort.

Accusé de « trotskysme », il prit contact avec les trotskystes et rejoignit bientôt les rangs du PCI, section française, unifiée en 1944, de la « IVe Internationale ». Au moment de l’une des plus graves crises de celle-ci en 1951-1953 (crise qui succède en réalité à bien d’autres depuis la fin de la guerre), il participe au combat contre le révisionnisme crypto-stalinien de Pablo, lequel exclut bureaucratiquement la majorité de la section française de l’ « Internationale ». Il devient rapidement l’une des principales figures, avec Stéphane Just, Gérard Bloch, Daniel Renard, Claude Bernard, dit Raoul, et Pierre Lambert, de la tendance dirigée par ce dernier, puis de l’OCI des années 1960-1970, devenue PCI en 1982.

Nous ne pouvons revenir ici sur l’histoire politique de cette organisation, dont Pierre Broué fut l’un des principaux acteurs : ce sera l’objet d’une indispensable étude ultérieure. Mais il faut dire clairement que, sans les dirigeants et militants qui l’ont construite pendant des années — avant sa faillite révisionniste irréversible des années 1980-1990 — ce sont des pans entiers du trotskysme qui n’auraient pu se maintenir de manière à la fois organisée et (relativement) vivante. Cela ne signifie d’ailleurs pas que d’autres courants n’aient préservé et incarné dans leur pratique politique la tradition du communisme révolutionnaire et du combat pour la IVe Internationale en particulier. Et cela signifie encore moins qu’il faille sous-estimer les dérives opportunistes (para-syndicales et crypto-réformistes) et les méthodes bureaucratiques indignes du marxisme révolutionnaire de l’OCI-PCI : nous pensons, tout au contraire, que les dérives et les méthodes propres à cette organisation s’enracinent dans les années 1940 et 1950, qu’elles ont en tant que telles constitué un obstacle pour la construction de la IVe Internationale, et que le naufrage politique (et en partie organisationnel) du PCI-CCI des années 1980-1990 est le produit de toute une série de causes qui ne son évidemment pas apparues la veille du jour de l’exclusion de tel ou tel.

Pierre Broué est donc co-responsable, avec tous les autres dirigeants et militants de cette organisation, à la fois de ses mérites et de ses limites historiques. Il a participé non seulement à la formation des militants (camps de formation, « Groupe d’Études Révolutionnaires », etc.), mais tout autant à la détermination de l’orientation politique de l’OCI, à la fois au niveau général et en ce qui concerne tout particulièrement trois secteurs, où il a joué un rôle décisif : l’enseignement (dans les années 1950-1960, Pierre Broué a des positions importantes dans le SNES-FEN, puis dans le SNESup, et surtout dans la tendance révolutionnaire unifiée de l’époque, « L’École Émancipée ») ; la défense des militants ouvriers et démocrates (des militants algériens du MNA dans les années 1950 aux intellectuels oppositionnels russes des années 1970, en passant par les dissidents hongrois, polonais ou tchécoslovaques) ; et surtout, les pays dits de « démocratie populaire » où la révolution politique se cherchait (Pologne et Hongrie 1956, Tchécoslovaquie 1968, révolution culturelle en Chine, etc., événements que Broué étudia et analysa à la fois comme auteur d’une « histoire immédiate » et comme dirigeant trotskyste construisant une organisation internationale pour l’intervention dans la lutte de classe ; cf. nos éléments bibliographiques ci-dessous).

En revanche, Pierre Broué ne combattit guère les dérives politiques et les méthodes de son organisation. Le cas le plus évident est celui de « l’affaire Varga » en 1973. Varga était un dirigeant de l’OCI et de son organisation internationale, qui se fit exclure de manière ignoble, sur la base d’accusations politiquement staliniennes et manifestement paranoïaques, par Pierre Lambert et Stéphane Just, avec la caution de la majorité des dirigeants et militants. Or, Pierre Broué, qui avait lui-même recruté Varga et travaillé avec lui sur l’Europe de l’Est (et qui en était par ailleurs un ami), comprit parfaitement qu’il s’agissait d’une machination et d’accusations délirantes ; pourtant, il ne dit rien, il cautionna, il suivit. Cela n’était ni la première, ni la dernière fois. Quelques années plus tard, en 1979, dans le bulletin intérieur, Pierre Broué écrit certes un texte intitulé Tirer nos forces de nos faiblesses, où il critique, d’ailleurs très prudemment, une tendance au centralisme bureaucratique (1). Mais, en 1984, il préside la commission du congrès qui prépare et justifie, sur la base d’une nouvelle machination de Lambert, l’exclusion de Stéphane Just. Or celui-ci avait commencé à s’engager, de manière limitée, dans un combat politique contre le révisionnisme qui, dans un parti sain, aurait pu aboutir à la constitution d’une véritable fraction de gauche ; mais Broué était lui-même plutôt un « droitier », partisan notamment de la « ligne de la démocratie » définie par Lambert pour saborder tout programme révolutionnaire ; en participant à l’élimination bureaucratique de Just, Broué entendait manifestement faire avancer plus aisément sa propre ligne, sans s’encombrer du long détour d’un véritable combat politique fondé sur la discussion rationnelle. En 1988, Broué constitue certes une tendance au sein du PCI, sous le nom « Fidélité au Front Unique » ; mais ses positions politiques ne tranchent pas clairement avec celles de la direction, et il se contente de critiques superficielles sur la question des méthodes et de la bureaucratie. Dès lors, la direction qui, étant donné sa stature, s’en méfie tout de même, n’attend qu’un prétexte pour l’exclure. Il le lui fournit bientôt, en 1989, en allant présenter son Trotsky à une réunion de la Nouvelle Action française, groupuscule monarchiste réactionnaire. Cela ne méritait pas une exclusion, mais c’était bien une faute politique. La direction lambertiste était au courant à l’avance de ce rendez-vous (inscrit sur l’agenda de promotion du livre, à laquelle elle participait) ; elle se contente d’attendre Broué au tournant et il tombe dans le piège. Signe de sa sous-estimation de la bureaucratie lambertiste, il se croyait manifestement immunisé par son prestige d’historien internationalement reconnu et son rôle fondamental dans la construction de l’organisation, contre le risque d’une exclusion.

Par la suite, Pierre Broué fonde la revue Le Marxisme aujourd’hui, qui développe à la fois des analyses intéressantes sur de nombreux pays et des positions droitières, souvent complaisantes, selon nous, à l’égard du PS pourtant au pouvoir. Il se rapproche en même temps de la tendance Filoche qui combat à l’intérieur de la LCR, puis du PS ; il devient collaborateur de la revue de cette tendance, Démocratie socialiste. Lors de l’entre-deux-tours de la présidentielle de 2002, il réagit en militant marxiste digne de ce nom, en s’insurgeant publiquement contre l’union sacrée, incluant la LCR, derrière Chirac.

La camarade Laura Fonteyn et moi-même sommes allés rencontrer Pierre Broué chez lui, à Grenoble, début novembre 2002, quelques mois après notre propre exclusion du PT lambertiste. Cette démarche s’inscrivait dans notre volonté de prise de contact avec différents groupes politiques (nous ne souhaitions pas, alors, constitué un nouveau groupuscule si cela pouvait être évité, envisageant plutôt d’en rejoindre un déjà existant, ce qui ne fut malheureusement pas possible, en raison du sectarisme de la plupart et/ou du révisionnisme de certains). À l’exception de l’échange de quelques courriels, ce fut notre seule et unique rencontre avec Pierre Broué : ce que nous pouvons en dire ici est donc largement de l’ordre de l’intuition, non de la certitude ; mais c’est un témoignage parmi d’autres, qui nous semble devoir entrer dans le cadre de cet hommage politique.

Il nous raconta sa vie militante, à notre demande, et nous fit part de mille et une anecdotes sur son ancienne organisation. Son analyse de la dérive de celle-ci ne concernait cependant guère le fond politique : il dénonçait avant tout les méthodes. En outre, non sans une certaine naïveté surprenante de sa part, il montra une certaine indulgence pour Lambert à titre personnel, faisant reposer notamment la responsabilité de sa propre exclusion avant tout sur les épaules de ses sbires, les Gluckstein, Gauquelin et consorts. Globalement, nous n’avons pas eu le sentiment d’une rupture totale avec le lambertisme en tant que courant politique.

D’autre part, Broué nous expliqua qu’il se rendait régulièrement aux Universités d’été de la LCR, et que c’était la tendance (très droitière) de Christian Picquet qui lui semblait la moins mauvaise.

Enfin, il nous signala l’existence du courant international animé par Ted Grant, mais il n’avait aucune démarche militante de ce point de vue, se contentant de nous inviter à le découvrir, et ne mentionnant même pas l’existence de La Riposte en France, groupe dont nous n’eûmes connaissance que bien plus tard.

En un mot, Pierre Broué n’avait pas grand-chose de concret à nous proposer. Il nous invita certes à devenir collaborateurs de sa revue, Le Marxisme aujourd’hui ; mais cela ne pouvait satisfaire notre souhait de poursuivre le combat politique pour la construction d’une organisation trotskyste, non seulement en raison des positions très droitières de cette revue, mais surtout parce que nous avions besoin d’une véritable orientation politique pour intervenir concrètement dans la lutte de classe, et il ne nous semblait pas que cette revue le permît.

On peut sans doute expliquer l’attitude de Pierre Broué, qui était d’ailleurs déjà malade, par un refus de « donner des leçons » à ces jeunes militants que nous étions. Mais force est de constater qu’il n’essaya pas non plus de nous orienter sur la voie de notre propre expérience. Manifestement, il ne croyait plus guère au militantisme en tant que tel, ou en tout cas n’y encourageait pas. Le vieux Pierre Broué, qui venait de terminer son dernier livre sur les camps en URSS, était manifestement soucieux de transmettre une mémoire et surtout une histoire (celle du mouvement ouvrier, du trotskysme, de l’anti-stalinisme…) ; il restait par ailleurs d’une grande curiosité, fin connaisseur et analyste des situations politiques et des luttes de classe dans différents pays, notamment en Amérique latine, en ex-URSS et en Europe de l’Est — ce dont témoigne amplement sa revue. En revanche, il nous a paru n’avoir plus guère de perspectives politiques révolutionnaires concrètes pour l’avenir.

En tout cas, c’est bien l’œuvre monumentale de l’historien engagé qui restera son principal héritage pour les militants, jeunes et moins jeunes, qui souhaitent, comme ils le doivent sans doute, s’instruire pour penser par eux-mêmes et agir de manière éclairée dans la lutte de classe. Les ouvrages de Pierre Broué sont irremplaçables, souvent pionniers, toujours d’une richesse d’analyse exceptionnelle. Ils sont devenus depuis longtemps déjà des textes « classiques », dans le sens de ce que l’on ne peut pas ignorer si l’on prétend étudier les mêmes événements qu’eux, fût-ce pour aboutir finalement à une interprétation différente. À ce titre, ils doivent figurer parmi les principaux ouvrages nécessaires à la formation marxiste des militants. C’est dans cette perspective que nous ne croyons pas inutile de rappeler ici non pas la totalité, mais les plus importants d’entre eux, d’autant plus que la plupart sont aujourd’hui épuisés ou très difficiles à trouver en librairie. Nous avons déjà publié dans Le CRI des travailleurs (et nous continuerons) des articles historiques s’appuyant tout particulièrement sur les analyses de Pierre Broué (cf. notamment les trois premiers numéros, sur la révolution allemande, et les quatre suivants, sur la révolution chinoise) ; ses ouvrages sont en outre la source de bien des exposés de formation que nous organisons. Car le meilleur hommage que l’on puisse rendre à Pierre Broué, grand historien et constructeur pendant 45 ans d’une organisation trotskyste, c’est de continuer son combat et, dans ce but même, de le lire.

L. W.

Éléments bibliographiques

Principaux livres

À ces ouvrages principaux s’ajoute une multitude d’articles historiques parus dans différentes revues, notamment dans Arguments (fondée à la fin des années 1950 par Edgar Morin, Pierre Fougeyrollas et d’autres intellectuels exclus du PCF), Le Mouvement social (signalons tout particulièrement l’article « Critiques de gauche et opposition révolutionnaire au front populaire (1936-1938) », dans le n° 54, janv.-mars 1966) et bien sûr L’École émancipée (revue de la tendance révolutionnaire au sein de la FEN des années 1960), La Vérité (revue de l’OCI-PCI ; signalons par exemple son article en deux parties sur « La Révolution culturelle en Chine » dans les n° 551 de mars 1971 et 553 de juin 1971) et les Cahiers Léon Trotsky (80 numéros publiés chaque trimestre ou presque à partir de 1979 par l’Institut Léon Trotsky, que Pierre Broué avait fondé en 1978 et qu’il dirigeait ; cette publication est malheureusement interrompue depuis mars 2003).

Textes édités, présentés et annotés

Pierre Broué a édité, souvent traduit, présenté et annoté les textes de Trotsky :

D’autre part, Pierre Broué a présenté et annoté l’édition de nombreux textes d’une grande importance pour le mouvement ouvrier, notamment :


1) Cf. l’hommage de Vincent Presumey à Pierre Broué, sur le site de la Lettre de Liaisons : <http://site.voila.fr/bulletin_Liaisons/docs/Pierre_Broue.doc> (pages 21-22). Parmi les différents hommages, le plus souvent insipides, qui ont pu être rendus à Pierre Broué, ce texte se distingue sans conteste et mérite d’être recommandé à nos lecteurs, car il contient une multitude de faits très précis (malgré quelques approximations, notamment bibliographiques) et des analyses politiques souvent intéressantes — du point de vue parfois expressément « affectif » et en tout cas politiquement « droitier » qui est celui de son auteur, et que nous connaissons bien.