Article du CRI des Travailleurs n°16

Ukraine : Il n'y a pas eu de « révolution orange », il en faudra une rouge !

Le scénario ukrainien de ces derniers mois est connu : 22 novembre, Viktor Ianoukovitch, candidat à l’élection présidentielle soutenu par le Kremlin, est sacré vainqueur par la commission électorale nommée par l’actuel président Kouchma ; 3 décembre, la Cour suprême annule le résultat de l’élection et annonce un nouveau tour de scrutin ; 26 décembre, Viktor Iouchtchenko, candidat vedette des puissances occidentales, remporte ce scrutin avec 52 % des voix, officiellement. Entre temps, durant plusieurs semaines, on aura vu des centaines de milliers de personnes manifester dans les rues de Kiev notamment, pour protester contre des élections de toute évidence truquées.

C’est la nature même de ces manifestations qu’il convient d’analyser, en les replaçant dans le contexte économique, social et politique général de l’Ukraine. Et cela sans céder aux sirènes des médias bourgeois occidentaux, bien prompts à évoquer une « révolution orange » et à se scandaliser de l’absence de transparence lors des deux premiers tours de scrutin, mais que l’on avait vus nettement moins empressés à dénoncer les fraudes électorales en Afghanistan ou en Tunisie, entre autres exemples, ou encore celles qui devraient avoir lieu dans l’Irak occupé. Colin Powell a pourtant eu le front d’indiquer dans une conférence de presse le 24 novembre : « Nous ne pouvons accepter ce résultat comme légitime, car il ne remplit pas les critères internationaux de démocratie ». En revanche, les « observateurs » de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe n’ont décelé aucun problème dans le troisième tour qui a vu leur poulain arriver au pouvoir. Le battage médiatique occidental faisant de Iouchtchenko « le » candidat de la démocratie et de la liberté, montrant en permanence son clan sous le meilleur jour, est proprement édifiant. Contre les prétendus discours sur la « division ethnique » de l’Ukraine et sa séparation entre Est et Ouest qui arrangeraient bien les impérialistes de tous poils — on sait combien ces soi-disant divisions ethniques ont été fomentées et instrumentalisées, de la Yougoslavie au Rwanda —, c’est en termes de classes et de rapports de force interimpérialistes que les communistes révolutionnaires se doivent d’étudier la situation de l’Ukraine.

Ce pays, qui compte actuellement environ 50 millions d’habitants, a une histoire déjà lourde d’un passé stalinien particulièrement terrifiant : que l’on songe au désastre de la collectivisation forcée, qui fit 4 à 6 millions de morts, ou encore aux grandes purges staliniennes de 1937-1938 et à celles des années 1945-1952. L’Ukraine eut aussi à subir l’occupation nazie pendant la Seconde Guerre mondiale, au cours de laquelle elle fut transformée en véritable colonie et pillée au profit de l’économie de guerre nazie. Les Juifs d’Ukraine furent alors exterminés par centaines de milliers. Plus récemment, ce fut la catastrophe de Tchernobyl, le 26 avril 1986, qui continue de ravager le pays, avec toujours des centaines de morts par radiation et la contamination de 4,6 millions d’hectares de terres agricoles.

L’indépendance de l’Ukraine a été proclamée après référendum le 24 août 1991. Mais sa situation économique et politique en fait un pays encore très largement dépendant de la Russie, tandis que son rôle géo-stratégique (sa façade sur la mer Noire, sa position charnière entre Europe et Russie, notamment) la place au cœur de la rivalité entre grandes puissances.

Marasme économique et social

L’Ukraine est un pays aux ressources abondantes et variées : son industrie est très développée (métallurgie, construction navale, aéronautique, activités aérospatiales de pointe…), ses terres agricoles sont d’une richesse exceptionnelle (grâce au tchernozium). Elle possède d’importantes ressources énergétiques (charbon, fer, manganèse), qui font notamment de sa sidérurgie la 4e au monde en volume de production, avant l’Allemagne et la France. La main-d’œuvre y est formée et instruite.

Et pourtant, c’est à un véritable marasme économique et social que l’on a assisté en l’espace d’une quinzaine d’années, depuis le début des années 1990. La paupérisation y est impressionnante, en raison d’une baisse extraordinaire de la production, d’une libéralisation des prix et d’une hyperinflation ayant entraîné une chute catastrophique du niveau de vie des populations. En 2000, le Produit Intérieur Brut de l’Ukraine est tombé à 30 % de son niveau de 1990, tandis que les salaires réels atteignent le quart de leur niveau de 1990. Le salaire moyen équivaut ainsi à 41 dollars par mois, tandis qu’on peut parler de retraites de misère, autour de 13 dollars par mois. Depuis 1990, les salaires ont été multipliés par 32 000 et les prix par 149 700, soit 4,7 fois plus (1). Certains produits de consommation courante sont devenus un luxe, comme les transports urbains. La détérioration de la situation sanitaire et la réduction de l’espérance de vie sont flagrantes, tandis que se généralisent la corruption et la criminalité et que de nouveaux riches s’affichent avec ostentation. Le chômage réel atteint au moins 20 %. Le déficit structurel des finances publiques implique des réductions toujours plus importantes des interventions publiques en matière sociale et culturelle.

Qui sont Ianoukovitch et Iouchtchenko ?

Les trois protagonistes des derniers événements politiques, Leonid Kouchma, Victor Ianoukovitch et Victor Iouchtchenko, qu’on voudrait nous présenter comme si opposés, ont une lourde responsabilité, partagée, dans cette situation dramatique. Le président Leonid Kouchma, élu pour la première fois en juillet 1994, a dès son arrivée au pouvoir procédé à de violentes contre-réformes : processus de privatisations par oukases (décrets présidentiels non soumis au Parlement), l’un en 1994 pour les entreprises industrielles, l’autre l’année suivante pour les entreprises agricoles. Ces privatisations ont été massives, notamment dans la sidérurgie et l’industrie légère. Kouchma a aussi élaboré une contre-réforme des retraites et mis en place des fonds de pension autonomes, qui ont très largement contribué à appauvrir les retraités ukrainiens. En 1997, une nouvelle « thérapie de choc » était lancée : réforme de l’impôt sur les entreprises instaurant de nombreux cadeaux fiscaux aux patrons ; loi sur les faillites permettant que la faillite d’une entreprise ne soit plus soumise à l’approbation du Collectif des travailleurs.

Victor Iouchtchenko est arrivé au poste de Premier ministre en décembre 1999 (il a exercé cette fonction jusqu’en avril 2001). Cet ancien gouverneur de la Banque nationale, très lié aux milieux financiers ukrainiens, a aussitôt engagé lui aussi une série de « réformes » saluées par les gouvernements américains et européens. C’est sous son « règne » qu’a débuté en Ukraine ce qu’on appelle la « grande privatisation ». Iouchtchenko a par exemple vendu de grandes compagnies d’énergie, notamment à la multinationale AES, dont les capitaux sont majoritairement américains. Viktor Ianoukovitch, Premier ministre à son tour, n’a fait que poursuivre cette politique.

La corruption est fait courant chez ces politiciens. Mais les médias occidentaux, bien partisans, voudraient ne l’attribuer qu’au clan « pro-russe », représenté par Kouchma et Ianoukovitch, tandis qu’ils présentent honteusement Iouchtchenko comme une sorte de chevalier blanc ! Or, ce phénomène entache tous ces gouvernants. En juin 1997, le président Leonid Kouchma avait dû limoger le Premier ministre P. Lazarenko accusé de corruption et d’avoir blanchi vingt millions de dollars. La fille de Kouchma s’est vu attribuer le monopole du premier groupe de téléphonie mobile et son gendre règne sur la métallurgie. Mais c’est sous Iouchtchenko que le journaliste G. Gongadze, qui dénonçait inlassablement la corruption des dirigeants ukrainiens, a été enlevé, en septembre 2000. Son corps a été découvert deux mois plus tard. Abus de pouvoir et atteintes à la liberté d’expression ont été flagrants aussi bien sous Iouchtchenko que sous Ianoukovitch.

C’est bien davantage dans le soutien qu’ils ont reçu, en provenance des impérialistes occidentaux ou au contraire de Moscou, que ces deux apparatchiks ukrainiens de même tonneau se distinguent. Si « clans » il y a alors, ce sont ceux qui correspondent aux rivalités interimpérialistes.

Rivalités interimpérialistes

Pour la Russie de Poutine, l’Ukraine représente une zone d’influence majeure. Selon le politologue et spécialiste des relations internationales Zbigniew Brzezinski, « sans l’Ukraine, la Russie n’est plus un Empire ». La dépendance de l’Ukraine vis-à-vis de la Russie est tout à la fois commerciale, industrielle (de nombreuses entreprises sont complémentaires d’unités situées dans le territoire russe), énergétique (90 % du pétrole et du gaz consommés viennent de Russie ou du Turkménistan) et financière (Kiev est très largement endettée envers Moscou). On trouve de nombreuses participations russes dans les privatisations ukrainiennes : prise de contrôle de Lukoil par la raffinerie d’Odessa ; rachat par Siberian Aluminium de l’usine de Lykolaiv ; rachat de la raffinerie Linois (Ukraine occidentale) par Tiumen Oil. L’Ukraine est aussi particulièrement endettée à l’égard des monopoles russes Gazprom et UES (réseau d’électricité russe).

À partir de 2000, après une période de tensions dues notamment à cet endettement, un rapprochement spectaculaire a eu lieu avec la Russie. Car Poutine a reconsidéré l’importance de « l’étranger proche » dans sa politique diplomatique et du vecteur énergétique dans sa nouvelle doctrine militaire. Des accords ont été passés entre Poutine et Kouchma en décembre 2000 sur « les garanties du transit du gaz par le territoire de l’Ukraine » et « les modalités de livraison de réserve du gaz en Ukraine pour 2001 ». La coopération dans le domaine spatial a été relancée, de même qu’a été instaurée l’unification des réseaux électriques russe et ukrainien en février 2001. La nomination de Victor Tchernomyrdine comme ambassadeur de Russie en Ukraine en mai 2001 a revêtu une haute importance politique. Réputé homme à poigne, il a été nommé au moment du scandale de Gazprom : la société, représentant 20 % de la production mondiale de gaz (2), était accusée de n’avoir pas payé ses impôts à l’État russe et d’avoir dissimulé des sommes astronomiques par l’intermédiaire de « filiales ». Des tensions subsistent entre Ukraine et Russie : la Crimée est toujours objet de disputes, car c’est une « fenêtre vers la mer Noire », et le contentieux sur le partage de l’ex-flotte soviétique de la mer Noire reste important.

Pour les impérialistes occidentaux, l’Ukraine est tout aussi décisive : elle commande notamment l’accès des hydrocarbures russes à l’Europe. C’est de fait à travers l’Ukraine que passent 80 % du gaz russe vers l’Europe. La Commission européenne soutient naturellement le projet de construction d’un oléoduc visant à acheminer du pétrole de la mer Noire à la mer Baltique (Odessa-Gdansk) permettant d’approvisionner l’UE en pétrole. En Ukraine, les investissements étrangers proviennent en premier lieu des États-Unis, puis de l’Allemagne. Un important projet de consortium gazier associe actuellement l’Ukraine, la Russie et l’Allemagne.

Or, les dirigeants ukrainiens ont déjà largement fait allégeance à l’impérialisme occidental. Le 9 juillet 1997 a été signée une « charte de partenariat spécial » avec l’OTAN et le gouvernement a permis la participation de bataillons ukrainiens en Bosnie, financés par les États-Unis, mais aussi en Géorgie et au Kosovo. Tandis que l’Ukraine a déposé une demande d’adhésion à l’Union européenne, demande soutenue d’ailleurs par les États-Unis (comme c’était aussi le cas, notamment, pour la Pologne, « nouvel entrant »), un accord de partenariat et de coopération avec l’UE existe déjà depuis plusieurs années. Les exigences du FMI ont été renégociées en 1998 : elles ont impliqué la réduction des emplois administratifs, une « réforme » de la sécurité sociale, la privatisation des télécommunications et du transport aérien. C’est ce que le Fonds monétaire international a coutume d’appeler les « réformes structurel­les ». En juin 2000, lors de sa venue en Ukraine, Clinton a ainsi déclaré : « La porte de la société transatlantique reste ouverte pour l’Ukraine ». L’intervention militaire ukrainienne en Serbie a eu lieu tandis que le secrétaire général de l’OTAN G. Robertson déclarait que la Tchétchénie « n’est pas l’affaire de l’OTAN en ce moment » (3). C’était donnant-donnant. Aujourd’hui, 1 600 soldats ukrainiens participent à l’occupation de l’Irak.

Kouchma et Ianoukovitch n’ont donc pas démérité à l’égard des Occidentaux. Dans son discours prononcé lors de sa réélection en 1999, Kouchma jouait habilement sur les deux tableaux, en proposant d’intégrer l’Ukraine à l’Union européenne et de développer un partenariat stratégique tout à la fois avec les États-Unis et avec la Russie. Mais dans la concurrence interimpérialiste, c’est désormais Iouchtchenko qui apparaît plus sûr et plus à même de poursuivre avec énergie les contre-réformes. Il a en effet derrière lui une « cure d’opposition » qui lui permet de revenir sur la scène politique beau comme un sou neuf. La population ukrainienne n’a évidemment rien à en attendre. Dès lors, comment comprendre que les Ukrainiens se soient apparemment divisés sur les candidatures respectives de Ianoukovitch et de Iouchtchenko ?

Luttes de classes

C’est, ici comme ailleurs, en termes de classes qu’il faut aborder cette question. Et avant toutes choses revenir sur les combats menés par les travailleurs et les jeunes ukrainiens au cours de ces dernières années. La situation de délabrement économique déjà évoquée n’a en effet pas empêché la lutte de classes et la résistance des travailleurs ukrainiens de se manifester, là où les dirigeants occidentaux voudraient voir et faire croire à une division ethnique. On n’a pourtant jamais observé d’hostilité entre les communautés de différentes origines. Dans les années 1980, l’Ukraine se distinguait même par un record des mariages « mixtes » en URSS avec 27 % (4). Les Russes vivant en Ukraine (ils sont onze millions environ, résidant pour l’essentiel à l’Est, notamment autour des villes de Donetsk et de Kharkov, là où se trouve l’industrie minière et métallurgique, et en Crimée) ont voté à 80 % pour l’indépendance de l’Ukraine en 1991. Les forces politiques ethnocratiques (« l’Ukraine pour les Ukrainiens ethniques ») sont très minoritaires.

En revanche, c’est le creusement des inégalités sociales qu’il faut souligner, avec d’un côté l’apparition d’une couche de nouveaux riches, issus de l’ancienne nomenklatura « soviétique », qui se sont enrichis dans les privatisations et que l’on nomme « les nouveaux Ukrainiens » ; et, de l’autre côté, l’écrasante majorité de la population, qui a vu ses conditions d’existence se détériorer. Si la désindustrialisation a touché l’ensemble du pays, tous les secteurs et toutes les régions, c’est surtout le Donbass qui a été le plus affecté : cette région, au Sud-Est de l’Ukraine, un pays minier à forte densité de population et où les conditions de travail sont particulièrement difficiles dans les mines, représente à elle seule un cinquième de la production industrielle ukrainienne. De très importantes grèves de centaines de milliers de mineurs de charbon du Donbass avaient déjà eu lieu entre 1991 et 1993. D’autres grèves très dures se sont déroulées, par exemple en 1994-1995 dans l’enseignement, et à nouveau dans les mines à l’automne 1995. Au cours de ces dernières semaines encore, des grèves ont éclaté, sur la base de revendications ouvrières portant notamment sur l’exigence du paiement des salaires.

Les manifestations qui ont marqué ces dernières semaines, en partie spontanées, en partie organisées à l’aide de gros moyens financiers, étaient principalement composées d’étudiants, de commerçants, des classes moyennes et de la petite bourgeoisie urbaine de Kiev et d’autres villes de l’Ouest. Leur soutien à Iouchtchenko allait bien au-delà de l’homme lui-même. C’était une vaste protestation contre la corruption du système politique et le truquage des élections. À Kiev, les mots d’ordre des manifestants étaient : « On ne veut plus vivre comme ça ! », « Dehors les voleurs ! », « Seul le peuple ukrainien doit décider de son sort ! » Dans ces mots d’ordre apparaissait donc aussi la volonté déterminée d’une partie des Ukrainiens de se libérer de la tutelle russe. Mais la population ouvrière, quant à elle, a vu dans Iouchtchenko le candidat de l’ultra-libéralisme, résolu à éliminer ce qui reste encore de propriété nationale (qui, grâce à la résistance ouvrière, représente encore 50 à 60 % des entreprises, toujours propriété d’État) et d’acquis sociaux attenants (crèches, dispensaires, hôpitaux, logements…). Faute de réelle alternative politique, une partie d’entre elle s’est donc reportée sur l’autre candidat : ainsi par exemple, à Dniepropetrovsk, ville-usine d’un million d’habitants, 99 % des voix sont allés à Ianoukovitch.

Dès lors, semer des illusions sur ce que pourrait représenter Iouchtchenko à la tête d’une soi-disant « révolution orange » est un scandale politique. C’est pourtant ce que fait, à la remorque des médias bourgeois, le journal de la LCR : c’est ainsi que Rouge (02/12), dans un article intitulé « L’orange de la démocratie », laisse croire que Iouchtchenko pourrait représenter une perspective politique pour les travailleurs ukrainiens, et une perspective « démocratique » ! On comprend dès lors les réactions de certains lecteurs de Rouge (courrier des lecteurs paru la semaine suivante) : l’un d’eux s’indigne de l’article de Rouge sur l’Ukraine « où très clairement le choix est fait en faveur de la droite libérale de Iouch­tchenko » ; un autre se dit « affligé » et écrit, à juste titre : « On veut nous faire croire que le gros méchant dans l’affaire, c’est Ianoukovitch, car il est soutenu par un plus gros méchant, Poutine. Certes, mais il ne faut pas faire passer Iouchtchenko pour une gentille victime de la fraude de son adversaire (…). Il est dans la tradition marxiste de dépasser ce genre de discours manichéen. Quelle est la situation en Ukraine ? Deux politiciens véreux s’affrontent, l’un utilise la zone d’influence russe, l’autre manipule les foules. Tous deux veulent mener une politique très libérale dans un pays qui est déjà détruit par la libéralisation forcée. Tous deux sont soutenus par deux branches de l’Église orthodoxe, aussi réactionnaire l’une que l’autre. L’Orange veut offrir à ses amis de la puissante société pétrolière Lukoil le marché européen. »

Défendre la perspective commu­niste révolutionnaire

Les communistes révolutionnaires ont au contraire le devoir d’affirmer qu’il n’y a pas eu de « révolution orange » en Ukraine, mais que la victoire de Iouchtchenko, représentant de la fraction occidentalisante de la néo-bourgeoisie ukrainienne, n’est rien d’autre, en dernière analyse, qu’une victoire des bourgeoisies américaine et européennes sur la néo-bourgeoisie russe et le gouvernement bonapartiste de Poutine.

Ils ont le devoir d’affirmer que, en Ukraine comme ailleurs, il n’y aura pas de solution à la misère des masses, à l’explosion du chômage et au creusement vertigineux des inégalités, et il n’y aura pas non plus d’instauration d’une véritable démocratie permettant au peuple de prendre en mains son propre destin, sans une révolution sociale et politique qui ne saurait être que rouge, c’est-à-dire menée non par de quelconques représentants de l’ex-bureaucratie ou de la néo-bourgeoisie, mais par le prolétariat et les travailleurs salariés eux-mêmes, en alliance avec les paysans qui défendent la propriété collective de la terre. En effet, seule une orientation ouvertement communiste et révolutionnaire permettra aux travailleurs d’Ukraine de mettre fin au pillage de leur pays par les capitalistes, à la privatisation de leurs usines et à la destruction de leurs acquis sociaux. Seule une telle orientation permettra d’arrêter le processus de restauration du capitalisme, de défendre ce qui reste de la propriété nationale et de renationaliser les entreprises privatisées. Il ne s’agira évidemment pas de rétablir le stalinisme ou la bureaucratie de l’époque de Krouchtchev ou de Brejnev, mais de renouer tout au contraire avec le fil de la révolution commencée en Octobre 1917, avec le processus révolution­naire défiguré et anéanti par la bureaucratisation stalinienne. Il s’agira donc de liquider politiquement non seulement les Ianoukovitch, les Ioutchtchenko et leurs pareils, mais en outre de détruire leur État bourgeois lui-même, et de mettre en place un État des travailleurs, par les travailleurs et pour les travailleurs, donc une République des Conseils entièrement dirigée par les ouvriers, les travailleurs salariés et les paysans, ukrainophones comme russophones. Seule une telle République socialiste soviétique sera à même d’établir une véritable socialisation démocratique des moyens de production, une gestion des entreprises et de toute l’économie nationale par les travailleurs eux-mêmes et par leurs délégués élus, mandatés et révocables. Seule une telle République permettra l’instauration de liens de solidarité et de fraternité avec les peuples travailleurs de la Russie et de toute l’Europe, dans le cadre d’une fédération des Républiques socialistes.

Le combat pour cet objectif suppose de renouer publiquement et expressément avec le bolchevisme authentique, par delà le stalinisme contre-révolutionnaire qui a abouti à la restauration en cours du capitalisme. Il suppose de renouer avec le processus de construction en Ukraine du parti bolchevik, qui fut liquidé par Staline. Ici comme ailleurs, seul un tel parti, capable à la fois de déployer publiquement, en toutes circonstances, son programme, et d’intervenir dans la lutte de classes telle qu’elle, pourra aider les travailleurs à s’organiser de manière indépendante, à rompre avec les segments de l’ex-bureaucratie stalinienne qui continuent de diriger les syndicats officiels et à se reconstruire progressivement comme classe consciente d’elle-même, de ses intérêts spécifiques et historiques.


1) Cf. Michel Grandjean, L’Autonomie économique de l’Ukraine, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 87.

2) Annie Daubenton, « Les rapports russo-ukrainiens :empire ou démocratie ? », in Politique étrangère, n°3, juil.-sept. 2002.

3) Idem.

4) Cf. Michèle Kahn, Hervé Gicquiau, « Ukraine », Courrier des pays de l’Est, n° 397-398, mars-avril 1995, p. 108.