Article du CRI des Travailleurs n°15

Remarques critiques sur les différents appels pour un « Non de gauche » à la « Constitution européenne » et en particulier sur les positions de l'extrême gauche (LCR, PT, LO)

Les positions du Groupe CRI s’opposent clairement et frontalement non seulement, bien sûr, à celles de la droite et de l’extrême droite, mais aussi à celles de toute la « gauche » bourgeoise et petite-bourgeoise. Elles se distinguent en outre très nettement de celles prises par les principales organisations de l’extrême gauche, LCR, PT et LO. Mais, pour aider à y voir clair les militants du mouvement ouvrier, les travailleurs conscients et les jeunes qui cherchent la voie du combat politique contre le capitalisme, il semble utile de passer en revue les positions prises par les différentes forces qui, à gauche et à l’extrême gauche, se sont prononcées contre la « Constitution européenne ».

Le « non » de Fabius :
un non purement et simplement bourgeois, pas même « anti-libéral »

La principale fraction du PS qui appelle à voter « non » est incarnée par Laurent Fabius. Or les partisans de celui-ci sont estimés à environ 20 % des adhérents de ce parti. Si l’on considère que ceux-ci devraient venir s’ajouter aux près de 37,6 % que représentent les trois principaux courants « de gauche » au sein du PS (Nouveau parti socialiste, Nouveau monde et Forces militantes), un tel appel à voter « non » au projet de « Constitution » est évidemment d’une grande importance pour la suite de la campagne référendaire : il risque de faire basculer la majorité absolue du PS dans le camp du « non », avec des conséquences évidentes sur le choix de l’électorat français et par conséquent sur le processus général de ratification à l’échelle de l’Union européenne.

Cependant, cela ne saurait évidemment pas suffire pour que le « non » de Fabius puisse être considéré comme un point d’appui pour la lutte de classe. Tout d’abord, Fabius a attendu plus d’un an pour se prononcer contre le projet de Giscard qui, rappelons-le, avait été voté à l’unanimité des députés socialistes — y compris « fabiusiens » — au Parlement européen en septembre 2003. Cette prise de position est donc purement opportuniste : elle n’a de sens que dans la perspective du combat de Fabius pour être choisi au sein du PS comme candidat pour la présidentielle de 2007, contre ses rivaux aux dents tout aussi longues, Hollande, Strauss-Kahn et Lang. De ce point de vue, Fabius a fait le pari politique — très risqué, mais fort habile, reconnaissons-le — de se distinguer sur la « gauche » en essayant de canaliser derrière sa personne le rejet massif, par les travailleurs, de la politique menée par le gouvernement Chirac-Raffarin, souvent présentée et perçue comme venant « de Bruxelles » et qui pourrait bien s’exprimer sur une grande échelle à l’occasion du référendum.

Au-delà de son opportunisme évident, le « non » de Fabius est en outre, sur le fond, purement et simplement bourgeois : c’est un « non » qui, de la part de ce « social-libéral » invétéré, ancien Premier ministre et ancien ministre de l’Économie de Jospin, n’est ni anti-capitaliste, ni même « anti-libéral ». En effet, Fabius est un partisan convaincu de l’Union européenne telle qu’elle s’est construite jusqu’à présent, notamment des Traités de Maastricht et d’Amsterdam, dont il ne demande ni l’abrogation, ni même la modification. De fait, c’est au nom de l’Union européenne capitaliste que Fabius appelle à voter « non » : « C’est sur la base de nos convictions pro-européennes que j’appelle mes camarades à voter NON le 1er décembre prochain. Un NON utile pour l’Europe » (cf. www.parti-socialiste.fr/europe, rubrique « Ils disent non »). Son principal argument pour le « non » est que « cette Constitution donnerait aux eurosceptiques les moyens de bloquer l’Europe »… alors que lui-même milite « pour  une Europe puissance », fondée sur « une ‘coopération renforcée’, notamment une défense commune ». D’ailleurs, celui qui prône ainsi une véritable Europe impérialiste le fait clairement dans l’intérêt de « son » propre impérialisme, celui de bourgeoisie bien française : « Je conteste la politique européenne du président de la République », car elle « manque d’ambition pour l’Europe et ne défend pas les intérêts de la France » (L’Humanité, 20/09/04). Quant à sa conception de « l’Europe sociale », il la résume lui-même en revendiquant que, dans la future Constitution européenne qu’il appelle de ses vœux, « le social soit vraiment reconnu : pour cela, il faut que le service public soit mis sur un pied d’égalité avec la concurrence » — parfaite définition du « social-libéralisme » !

Dès lors, les militants ouvriers et les travailleurs conscients peuvent certes se féliciter que les différentes fractions politiques de la bourgeoisie française et du PS en particulier se divisent, dans la mesure où cela ne peut qu’affaiblir leurs ennemis de classe ; cependant, ils ne peuvent en aucun cas considérer le « non » capitaliste et impérialiste de Fabius comme un appui pour la défense de leurs intérêts et leur lutte de classe.

L’appel des courants de gauche du PS :
un appel bourgeois « anti-libéral », donc social-capitaliste

L’appel intitulé « Non socialiste et européen » (cf. le site www.nonsocialiste.net) émane des trois courants de gauche au sein du PS : « Pour un nouveau parti socialiste » (animé par A. Montebourg, V. Peillon, G. Filoche), « Pour un nouveau monde » (animé par X. Emmanuelli et J.-L. Mélenchon) et « Forces militantes » (animé par M. Dolez). Rappelons que ces courants représentaient respectivement 16,9 %, 16,3 % et 4,4 % des suffrages au congrès du PS en 2003 (sur les 100 000 adhérents de ce parti qui, selon les chiffres officiels, avaient participé au vote sur les motions). Cet appel représente-t-il un point d’appui pour la lutte de classe ? Il n’a aucune perspective réellement socialiste, mais il se contente de dénoncer une « Constitution (qui) sanctuarise le libéralisme, la remise en cause des acquis sociaux, des services publics et des emplois » et se prononce pour « l’Europe sociale » et pour « l’Europe fédérale et démocratique »… Ce n’est donc absolument pas un texte anti-capitaliste, mais seulement « anti-libéral ». Comme Fabius, il ne dénonce pas la construction européenne telle qu’elle s’est faite jusqu’à présent, ni les Traités de Maastricht et d’Amsterdam. En revanche, il se prononce pour « l’Europe puissance politique, protection face à la mondialisation libérale », il affirme « militer pour l’adhésion des citoyens à l’Europe » et « vouloir créer les conditions d’un sursaut et d’une relance de la construction européenne bloquée aujourd’hui par un élargissement sans approfondissement politique, sans harmonisation fiscale et sociale ». Autrement dit, les signataires de cet appel veulent accélérer la construction de l’Union européenne capitaliste, en aidant l’accession de celle-ci à l’état de force politique unifiée et autonome, notamment dans le cadre de la concurrence interimpérialiste avec les États-Unis, le Japon, etc. Ils rejoignent ainsi, sous une forme qui leur est propre, l’objectif partagé par la fraction majoritaire des bourgeoisies européennes, qui veulent faire de l’UE un pôle impérialiste renforcé et autonome face à ses concurrents. Cette position n’est donc qu’une position bourgeoise de variante social-impérialiste : ces gens-là sont clairement partisans du capitalisme en général (qu’ils voudraient simplement réguler) et de « leur » propre impérialisme en particulier (en l’occurrence l’impérialisme européen qui existe à l’état tendanciel) — leur zeste de prise en compte des conditions d’existence des populations (ce qu’ils appellent « l’Europe sociale ») étant lui-même expressément subordonné à l’objectif de faire « adhérer les citoyens à l’Europe » capitaliste !

L’ « appel des 200 »  (Fondation Copernic, PCF, LCR, fractions de la gauche du PS et des Verts, syndicalistes…) :
un appel petit-bourgeois, pas même anti-capitaliste, de variante « altermondialiste »

L’ « appel des 200 » (cf. le site www.appeldes200.net) est en somme celui de la « gauche de la gauche », c’est-à-dire de la gauche elle-même plurielle de la gauche plurielle. Il a été lancé par la « Fondation Copernic » (groupe d’économistes anti-« néolibéralisme »), avec les signatures de dirigeants et d’élus du PCF (M.-G. Buffet, P. Braouezec, Fr. Wurtz, J.-Fr. Gau, M. Laurent, R. Martelli, P. Zarka…), de dirigeants des Verts (M. Bourgain, J. Boutault, A. Le Strat), des dirigeants parmi les plus « gauche » des courants de gauche du PS (G. Filoche, M. Dolez, Cl. Saunier, P. Alliès, G. Berthiot), de dirigeants syndicaux de la CGT, de la FSU et de SUD — sans oublier bien sûr les principaux dirigeants de la LCR qui, après moins d’un an d’accord purement électoraliste avec LO et un échec relatif sur ce terrain, s’est empressée de se consoler en revenant à ses bonnes vieilles habitudes d’alliance « 100 % à gauche » (on retrouve ainsi parmi les signataires O. Besancenot, A. Krivine, R. Vachetta, Fr. Sabado, Ch. Picquet, D. Bensaïd, Ph. Corcuff, M. Husson, Ch. Poupin et P-Fr. Grond).

Le titre de cette pétition annonce d’emblée la couleur : « Dire ‘non’ au traité constitutionnel, pour construire l’Europe ». « Construire l’Europe » ? Mais quelle Europe ? Les auteurs de ce projet revendiquent « l’idée européenne elle-même », dont ils s’affirment même les meilleurs défenseurs et promoteurs. Mais quelle « idée européenne » ? Depuis quand les « idées » sont-elles désincarnées, indépendantes d’un contenu social et économique ? L’ « idée européenne » serait-elle la même dans les têtes des patrons ou des chefs d’État et dans celles des auteurs de cet appel ? La différence ne consisterait-elle alors que dans la manière de réaliser cette même idée — c’est-à-dire dans une différence de moyens, mais non de fins ? Cet idéalisme confus est la marque certaine d’une orientation petite-bourgeoise : de fait, celle-ci se confirme lorsque ce texte appelle les « citoyens » à s’engager dans « un authentique processus constituant, qui leur permette de décider vraiment des choix politiques et de contrôler leur mise en œuvre », dans l’objectif d’une Europe « réconciliée » avec « le progrès social, la paix, la démocratie, un développement soutenable, la coopération entre les peuples de la planète », pour « une Europe du plein emploi, mobilisée contre le chômage, la précarité et la dégradation du cadre de vie. Une Europe qui renforce les garanties sociales, met en œuvre un développement économique compatible avec les équilibres écologiques, défend la liberté culturelle et reconnaît enfin aux femmes l’égalité et les droits qu’elles revendiquent. » Sous cette forme, de telles phrases se retrouvent sous la plume de n’importe quel politicien de la droite ou du PS… voire dans le projet de Constitution européenne lui-même (de fait, ce projet se prononce lui aussi pour la « citoyenneté » et pour l’objectif du « plein emploi », pour le respect des « droits fondamentaux », le « respect des droits de l’homme », le « respect de la dignité humaine, de liberté, de démocratie, de l’État de droit », mais aussi pour « le développement durable de l’Europe fondé sur une croissance économique équilibrée », etc.)

En fait, tout le problème, la seule et unique question qui doive être posée est celle de savoir si « l’Europe dont nous avons besoin », décrite de manière si touchante par l’ « appel des 200 », est compatible ou non avec le système socio-économique qui s’appelle le capitalisme (impérialiste). Or cet appel se contente de dénoncer le « néo-libéralisme » et la « mondialisation libérale », mais non le capitalisme. Certes, il utilise une fois l’expression de « capitalisme financier et prédateur », pour le dénoncerMais que serait un capitalisme non « prédateur » ?  Que pourrait être, à l’ère de l’impérialisme, un capitalisme non « financier » ? À aucun moment les signataires de ce texte ne se prononcent pour une Europe débarrassée du capitalisme — une Europe socialiste ou communiste. De plus, ils n’adoptent même pas une perspective de classe : à aucun moment il ne parle de la classe ouvrière ou ne serait-ce que des travailleurs : il ne reconnaît que des « citoyens », ignorant cette réalité fondamentale (nullement inventée par Marx) selon laquelle la société actuelle est divisée en classes sociales, dont les intérêts sont contradictoires (et même, en fait, antagoniques). Or la nature a horreur du vide : en n’adoptant pas une perspective de classe, en ne se prononçant pas pour le socialisme, en n’affirmant pas l’objectif d’en finir avec le capitalisme, cet appel ne peut que se situer objectivement dans le cadre du processus de « construction européenne » capitaliste, même s’il appelle à en changer le cours. De fait, il se contente de proposer « un non de gauche, en rupture avec le système libéral » : c’est ainsi une parfaite illustration de l’orientation dite « altermondialiste », qui n’est rien d’autre qu’une orientation capitaliste « de gauche », c’est-à-dire une orientation à la fois traître à la cause historique du prolétariat et parfaitement utopique, au sens réactionnaire du terme : elle nourrit, en effet, l’illusion qu’il serait possible, par l’action combinée des « urnes » et des « mobilisations sociales et altermondialistes » des « citoyens », de construire « cette Europe dont (ils ont) besoin » comme une protection « face à la mondialisation libérale et aux firmes transnationales », et de parvenir à une sorte de capitalisme rekeynésianisé — un capitalisme régulé, pacifié, démocratisé, en un mot « humanisé »…

Il est donc clair que les militants réellement anti-capitalistes, réellement socialistes et communistes, et tous les travailleurs conscients qu’ils ont à mener une lutte de classe frontale contre la bourgeoisie, ne sauraient s’associer à l’ « appel des 200 », appel de petits-bourgeois qui refusent de se prononcer contre le capitalisme lui-même et de promouvoir la cause du prolétariat et des travailleurs.

L’appel du PT :
un appel petit-bourgeois, pas même anti-capitaliste, de variante démocratiste-républicaine

Le Parti des travailleurs lance comme d’habitude son propre appel (cf. Informations ouvrières n°263 du 21 octobre, p. 2) tout seul dans son coin, avec ses amis, tout en faisant semblant d’appeler à « l’unité » : c’est ce que l’on peut nommer son nouvel appel unisolitaire (soi-disant unitaire, réellement solitaire !). Mais — comme d’habitude aussi — cela ne signifie nullement qu’il mette en avant des positions de principe : ce n’est même pas pour réaliser « l’unité », mais bien par conviction profonde, qu’il soutient des positions opportunistes et révisionnistes ! En effet, son orientation principale est, comme toujours, la présentation de l’Union européenne comme la source de tous les maux, et de la « République » française — et bien française : « une, indivisible et laïque » comme l’arme de défense fondamentale du « peuple »… Mais le PT franchit un nouveau pas sur la voie du révisionnisme et du démocratisme petit-bourgeois : il va maintenant jusqu’à présenter expressément les acquis de la lutte des classes (services publics, garanties collectives, Code du travail, statut de la fonction publique d’État, « indépendance syndicale »…) — qui ont en fait été arrachés de haute lutte à l’État bourgeois républicain, par des grèves héroïques et des mobilisations révolutionnaires du prolétariat depuis plus d’un siècle — comme les « garants de l’unité de la République » ! Pour le PT, les « acquis sociaux » ne sont plus ceux du prolétariat et de sa lutte de classe, mais… « de la démocratie et de la république » ! C’est ainsi que, rejoignant l’idéologie réformiste et chauvine des social-démocrates et des staliniens, le PT entérine et prône à son tour la subordination de la lutte des classe du prolétariat à l’unité nationale avec la bourgeoisie. Pour le reste, cet appel ne se distingue pas de l’ « appel des 200 » critiqué ci-dessus : pas un mot contre le capitalisme, et moins encore pour le socialisme ; juxtaposition des travailleurs, des syndicalistes et des militants ouvriers, d’une part, des « élus » ou « représentants de la population » sans qualificatif — donc bourgeois et petits-bourgeois —, d’autre part ; mise en avant vague et sans contenu d’une « union libre et fraternelle des peuples d’Europe » — « mot d’ordre » qui se retrouve à peu près dans les discours et déclarations de toutes les forces politiques existantes… — Bref, les militants révolutionnaires, les travailleurs conscients, ne peuvent pas davantage se retrouver dans cette orientation petite-bourgeoise que dans celle de la LCR.

La position de LO :
tentation abstentionniste et sous-estimation de la politique

Comparée à l’orientation de la LCR et du PT, la troisième organisation qui se réclame officiellement du communisme révolutionnaire en France, Lutte ouvrière, développe une position de principe beaucoup plus correcte, du moins dans la mesure où elle ne tombe pas dans une orientation petite-bourgeoise, altermondialiste ou démocratiste (elle critique même à juste titre l’orientation de la LCR… avec qui elle s’était cependant alliée l’an passé sur la base d’un programme purement électoraliste, minimaliste et réformiste). De plus, il est vraisemblable que le prochain congrès de LO décide d’appeler à voter « non », contrairement à la consigne d’abstention que cette organisation avait donnée lors du référendum sur le Traité de Maastricht en 1992 : beaucoup de travailleurs membres ou proches du PCF ne le lui ont jamais pardonné, et LO semble donc vouloir en tirer tactiquement la leçon… ce dont on ne peut que se féliciter.

Cependant, même si elle appelle effectivement à voter « non », il ne semble pas que LO compte modifier le fond de son orientation, c’est-à-dire sa sous-estimation, pour ne pas dire son incompréhension, de ce qu’est la politique. Polémiquant contre la LCR, LO écrit ainsi, dans sa revue Lutte de classe (n°83, septembre-octobre 2004) que « ‘la domination sans partage des multinationales’ [n’a pas] attendu le vote aléatoire de la Constitution européenne pour s’exercer », que « ‘la liberté absolue d’action du capital’ [ne] repose [pas] sur des fondements constitutionnels ou juridiques », que les « mécanismes » du capitalisme ne viennent pas de l’UE, etc… Emportée dans son élan, LO va jusqu’à écrire : « Nous ne sommes pas (…) contre l’Europe, pas même contre cette Union européenne, quand bien même (sic !) elle répond essentiellement aux exigences du grand patronat et des grands groupes industriels et financiers »… sous prétexte que « l’Union européenne n’est pas pire sur ce terrain qu’aucun des États, qu’aucune des sociétés qui la composent » ! Mais comment une organisation ouvrière pourrait-elle ne pas « être contre » une structure étatique du patronat et de la bourgeoisie ? On tombe là dans l’abstraction formaliste pure et simple ! Certes, il est clair que le capitalisme est le capitalisme, le patronat est le patronat, l’exploitation est l’exploitation et l’État bourgeois est l’État bourgeois… Et, en un sens, contre les réformistes et révisionnistes de tout poil qui confondent les vessies et les lanternes, contre tous ceux qui font croire que « Bruxelles » serait la source de tous les maux, cela ne fait pas de mal de rappeler pareilles évidences tautologiques… Est-ce à dire cependant que les travailleurs doivent être indifférents au contenu des textes constitutionnels, législatifs et juridiques qui déterminent la forme des États bourgeois ? Est-ce à dire que les travailleurs doivent être indifférents aux choix politiques codifiés dans ces textes, et qui sont certes pris par la bourgeoisie, mais en tenant compte des rapports de force entre les classes sociales ? Les marxistes et les partisans de Lénine en particulier ont toujours combattu l’anarchisme et l’économisme, qui sous-estiment l’importance de la politique en général. Car, contrairement à ce que prétend LO, « la liberté d’action du capital » n’est pas « absolue », justement parce qu’il existe encore des lois et des garanties juridiques, qui ont été imposées à la bourgeoisie par la lutte politique du prolétariat, et qui doivent être défendues contre toutes les tentatives politiques de les mettre en cause. Le prolétariat n’est pas non plus indifférent au fait que des droits et acquis soient consignés dans les constitutions bourgeoises, à commencer par les libertés démocratiques ou le droit de grève, par exemple, car cela constitue un point d’appui pour sa lutte de classe (même si la bourgeoisie essaie toujours de ne pas respecter ces droits). Or, de ce point de vue, il est indéniable que le projet de « Constitution » et la plupart des décisions de l’UE constituent un arsenal de dispositifs politiques et juridiques qui, en tant que tels, sont destinés à faciliter et accélérer la mise en cause des droits et des acquis.

D’autre part, LO sous-estime la portée qu’aurait la victoire du « non » au référendum. Certes, il est indéniable que, d’un point de vue purement électoral, cela n’entraînerait aucun effondrement de l’UE, et encore moins du capitalisme ! Mais peut-on se contenter de dire, comme LO, que cela « n’empêcherait en rien l’Union européenne de fonctionner telle qu’elle a fonctionné jusqu’à présent sans Constitution » et « de fonctionner dans l’intérêt des grands groupes capitalistes » ? Et faut-il opposer de manière aussi formelle « problème politique » et « problème social », en disant que « la victoire du non au référendum poserait un problème politique, certes, mais mineur et certainement pas un problème social », car « seul un ‘problème social’, c’est-à-dire une réaction vigoureuse des travailleurs, pourrait freiner leurs ardeurs anti-ouvrières » ? LO sous-estime le fait que la victoire du « non » au référendum serait une défaite pour le gouvernement et pour la fraction largement majoritaire de la bourgeoisie qui, en France, a choisi depuis longtemps de « construire l’Europe » pour en faire à la fois un instrument économique nécessaire à la concurrence interimpérialiste et un instrument politico-juridique indispensable pour accélérer la liquidation des acquis sociaux. Or le prolétariat ne saurait être indifférent à l’importance qu’aurait une telle défaite politique pour sa lutte de classe : le fait que la victoire du « non » au référendum ne soit bien sûr nullement décisive en elle-même à cet égard, n’empêche pas qu’elle serait certainement un facteur de tensions accrues au sein de la bourgeoisie (comme le montrent les divisions qui la traversent depuis que Fabius a appelé à voter « non » et que ses fractions se chamaillent sur la question de la Turquie) ; or le prolétariat a tout intérêt à ce que la bourgeoisie se divise, donc s’affaiblisse politiquement. De plus, une défaite de Chirac-Bayrou-Hollande au référendum permettrait aux travailleurs de constater que la bourgeoisie et ses principaux représentants politiques ne sont pas imbattables et cela renforcerait certainement l’idée que l’essai électoral doive être transformé sur le terrain de la lutte de classe directe, la défaite du référendum pouvant dès lors précipiter une défaite politique de plus grande envergure pour la bourgeoisie…

Dans cette perspective, l’intérêt du prolétariat est bien que le « non » l’emporte et que, contre les « non » réactionnaires d’extrême droite et tous les « non » bourgeois, les « non » de classe soient le plus nombreux possibles. Car il n’est pas dit, contrairement à ce que suggère LO, que ce soient seulement « quelques pour cent qui permettraient au ‘non’ de sortir victorieux des urnes ». Il est, au contraire, de la responsabilité des organisations ouvrières en général, et de celles qui se réclament du socialisme et de la révolution en particulier, de rompre aussi bien avec l’opportunisme et le révisionnisme qu’avec le pessimisme et la passivité apolitique, de mettre tout leur poids dans la balance pour infliger une défaite au gouvernement et à la fraction majoritaire de la bourgeoisie française, tout en utilisant l’actualité politico-médiatique et la campagne électorale pour mettre en avant, explicitement (et non seulement dans la presse réservée aux militants, comme le fait malheureusement LO !) le programme du communisme révolutionnaire : contre l’Union européenne capitaliste et tous les États bourgeois, contre le gouvernement et les représentants de tous bords de la bourgeoisie — de Chirac à Le Pen, de Hollande à Fabius —, pour la lutte des classes, pour le socialisme.