Article du CRI des Travailleurs n°15

Allemagne : « Manifestations du lundi », grèves dans l'automobile... :
vers un renouveau de la lutte de classe outre-Rhin ?

Depuis un certain temps déjà, et notamment depuis cet été, la lutte de classe est entrée dans une nouvelle phase en Allemagne. Étant donné le poids de l’Allemagne dans l’économie européenne et mondiale et en particulier l’importance sociale et syndicale du prolétariat industriel outre-Rhin, il s’agit là d’un élément très important pour la lutte de classe en Europe et à l’échelle internationale. Les travailleurs allemands sont confrontés, comme leurs camarades des autres pays, et selon des modalités proches de ce que nous connaissons en France, à de profondes vagues de licenciements, à une offensive sans précédent du patronat contre le « coût du travail » et à une remise en cause généralisée, par le gouvernement de « gauche » Schröder-Fischer (Sociaux-démocrates et Verts), de leurs acquis sociaux, obtenus à la fin de la Seconde Guerre mondiale (sécurité sociale, retraites, allocations chômage...). C’est par là même le pilier de la « paix sociale » en Allemagne qui commence à vaciller, avec la remise en cause, pour les besoins impérieux du capitalisme allemand, du compromis historique maintenu depuis plus d’un demi-siècle entre la bourgeoisie et les dirigeants réformistes du prolétariat — compromis fondé sur la politique de collaboration de classe du puissant syndicat allemand unique, la confédération DGB, en « échange » d’un des systèmes d’acquis sociaux les plus avantageux au monde.

Les « manifestations du lundi »

En août et septembre ont eu lieu les importantes « manifestations du lundi », rassemblant chaque semaine, dans près de 200 villes, des dizaines de milliers de chômeurs et de travailleurs. Il s’agissait de se mobiliser contre « l’Agenda 2010 », véritable feuille de route de la régression sociale imposée par le gouvernement, et en particulier contre le plan de remise en cause des droits des chômeurs, dit « plan Hartz IV ». Ce plan (du nom de Peter Hartz, par ailleurs directeur des « ressources humaines » chez Volkswagen), est la quatrième partie d’une nouvelle loi qui aura pour conséquence de diminuer les indemnisations des chômeurs. De plus, avec ce plan, les candidats aux allocations seront sommés de répondre à des questionnaires les obligeant à livrer des informations personnelles sur leur situation et sur leur famille, afin de faciliter éventuellement la saisie de leurs biens. Les chômeurs devront ainsi accepter n’importe quel travail, déménager, se résoudre à prendre un emploi dont le salaire peut chuter jusqu’à 60 % du salaire antérieur. En cas de refus, toutes leurs indemnisations seront supprimées. Enfin, ce plan prévoit également la fusion de l’indemnité de fin de droit avec l’aide sociale (l’équivalent du RMI). Bien évidemment, tous les travailleurs sont concernés, qu’ils soient ou non au chômage, puisque l’application de ce plan va avoir pour conséquence mécanique d’accroître considérablement le nombre des très bas salaires sans aucun droit et de tirer l’ensemble des salaires et des droits sociaux vers le bas. C’est pourquoi les « manifestations du lundi » ont certes eu lieu surtout à l’Est (notamment à Berlin, Leipzig, Magdeburg, Dresde, Chemnitz, Rostock, Halle…), où le taux de chômage est plus élevé, mais se sont également étendues de manière significative à l’Ouest.

Ces « manifestations du lundi » avaient un caractère très politique. Tout d’abord, elles constituaient une référence explicite aux manifestations du même nom qui, en 1989, débouchèrent sur le renversement du régime stalinien de Honecker. De plus, leurs mots d’ordre étaient non seulement contre l’ « Agenda 2010 » et pour le retrait du « plan Hartz IV », mais ils affirmaient également : « Le peuple c’est nous ! » et « À bas le gouvernement ! » Enfin, il faut souligner que le service d’ordre ouvrier des manifestations a su réagir sans hésitation face aux provocations fascistes, chassant énergiquement les membres d’organisations néo-nazies qui cherchaient à s’infiltrer dans les cortèges, comme à Duisbourg ou à Essen (rappelons que, lors des dernières élections, les partis d’extrême droite, profitant de la dégradation de la situation sociale non seulement par un discours xénophobe, mais aussi par des attaques virulentes contre la politique du gouvernement, ont dépassé les 5 % des voix en Saxe et dans le Brandebourg notamment, alors que jusqu’à présent ils n’avaient aucun élu régional). En un mot, la nature de classe du mouvement fut claire, nette et sans bavure ; encore fallait-il le centraliser.

Afin de coordonner ces mobilisations demeurées jusque là locales, une première manifestation nationale centrale à Berlin a été appelée pour le 3 octobre par une réunion de délégués d’entreprises et de syndicats et en particulier le MLPD (Parti marxiste-léniniste d’Allemagne, petit parti ouvrier d’obédience « maoïste »). Mais une autre manifestation a été convoquée par la suite, pour le 2 octobre, par les dirigeants d’ATTAC et du PDS (Parti du socialisme démocratique, issu de l’ex-SED, parti stalinien qui était au pouvoir en RDA) : ceux-ci ont ainsi provoqué la division des rangs ouvriers, en accusant les initiateurs de la première manifestation de défendre une orientation nationaliste, sous prétexte que le 3 octobre est la date-anniversaire de la réunification allemande de 1990. Néanmoins, des dizaines de milliers de personnes ont participé à l’une et/ou à l’autre, souvent avec des pancartes mettant en cause le principal parti du gouvernement, le SPD, parti social-démocrate rebaptisé par les manifestants « USPD » (Unsozialistische Partei Deutschland, en gros « parti non-socialiste d’Allemagne »).

Mais le principal obstacle à la mobilisation a été la direction de la DGB, la confédération syndicale, et de Verdi, le syndicat unifié des services publics. Elle a en effet refusé d’appeler à ces manifestations et à l’extension du mouvement, sous prétexte de discuter avec le gouvernement pour obtenir quelques modifications du « plan Hartz IV ». De fait, la DGB n’a jamais critiqué ce texte  que du bout des lèvres : loin d’en réclamer le retrait pur et simple, elle ne demande depuis le début que quelques « améliorations » à obtenir par la « concertation ». Elle refuse ainsi d’abandonner son alliance avec le gouvernement. C’est ainsi que, le 7 septembre dernier, au plus fort des manifestations du lundi, gouvernement et direction des syndicats se sont rencontrés dans le but de mettre un terme à l’agitation sociale, pour une « pause », selon leurs dires. Il en résulte que, très officiellement, la direction de la DGB s’est engagée à ne plus mettre d’obstacle à la politique gouvernementale jusqu’en février 2005 — date à laquelle le gouvernement a promis de proposer de légères modifications du plan Hartz…

Mais du côté d’ATTAC et du PDS (deux organisations où se retrouvent des réformistes de toutes sortes, y compris les militants allemands liés à la LCR…), les revendications restent tout aussi vagues. En effet, ces organisations réclament elles aussi un « dialogue » avec le gouvernement afin d’ « influencer les affaires de l’État ». Et, pour cette raison, au lieu du mot d’ordre de « retrait pur et simple du plan Hartz », elles mettent en avant des formules floues du type : « Nous avons des alternatives », « Pour la justice sociale » et, évidemment, « Un autre monde est possible »… Là aussi, ce sont les compromis et les améliorations qui sont recherchés, ce qui explique la tentative de division concernant la date des manifestations. De plus, il faut souligner que le PDS, s’il soutient d’un côté les manifestations du lundi, participe de l’autre au gouvernement de certains Länder, notamment ceux de Berlin et du Mecklembourg-Poméranie, où il applique les contre-réformes en étroite collaboration avec le gouvernement du SPD et des Verts.

Offensive patronale, résistance ouvrière, collaboration syndicale

En Allemagne comme en France, le patronat mène une offensive de grande ampleur. Le gouvernement ne cesse de lui donner satisfaction, mais il en réclame toujours plus : il exige notamment une nouvelle limitation de la protection contre les licenciements et l’instauration de zones économiques spéciales à l’Est de l’Allemagne et dans la Ruhr, avec évidemment moins de droits sociaux et syndicaux. Mais, depuis plusieurs mois, c’est le chantage à l’emploi qui est devenu une arme quotidienne des capitalistes, la menace des délocalisations et des suppressions d’emploi étant brandie pour accroître l’exploitation des travailleurs, baisser les salaires et/ou augmenter le temps de travail sans compensation financière. C’est le cas en particulier dans la métallurgie, comme chez Daimler-Benz, Opel et Volkswagen. Chez Volkswagen, le patronat entend baisser le « coût du travail » de 30 %, sous la menace de supprimer 30 000 emplois. Il prévoit en outre un blocage des salaires sur deux ans, l’instauration de primes à la performance, le non paiement de l’intégralité des pauses et des formations, et la variabilité d’un tiers du salaire en fonction de la productivité et de la rentabilité. Chez Opel, on compte déjà 10 000 suppressions d’emplois sur les dix dernières années, et 10 000 postes supplémentaires sont menacés, dont 4 000 à l’usine de Bochum et 4 000 à Rüsselheim. Et, dans cette même usine de Rüsselheim, un blocage des salaires est prévu par la direction jusqu’à 2009, ainsi que la suppression des primes.

Mais, face à des attaques patronales aussi graves, que font les dirigeants du syndicat IG Metall ? Chez Volkswagen par exemple, prétendant éviter d’éventuels licenciements, ils proposent un gel des salaires ! Or les ouvriers dépendent étroitement des directions syndicales pour faire grève. Rappelons en effet que le droit de grève en Allemagne est très largement encadré, c’est-à-dire entravé, par de lourdes procédures : il faut d’abord toute une série de négociations entre « partenaires sociaux », puis des préavis avec des délais très longs, avant que la grève ne soit autorisée. Toute grève spontanée est donc illégale. Et, quand la grève est décidée, les syndicats s’arrangent les plus souvent pour ne la déclencher que dans une entreprise, ou dans une seule région, sous prétexte de « grève d’avertissement » !

Or ce mécanisme bien rodé depuis des décennies pourrait bien commencer à subir des déraillements à répétition : les travailleurs n’accepteront pas indéfiniment des syndicats qui refusent le combat quand il en va de leurs conditions d’existence mêmes. En juillet déjà, les salariés de Daimler-Chrysler ont réussi à imposer une lutte coordonnée au niveau de toutes les usines du groupe contre la réintroduction de la semaine de quarante heures sans compensation salariale, grève qui a abouti à une victoire, puisque la direction de l’entreprise a dû reculer et retirer son projet. Plus récemment, c’est une grève totale qui a paralysé pendant une semaine, du 14 au 21 octobre, l’usine Opel à Bochum dans la Ruhr, qui compte 9 600 salariés. Opel appartient à General Motors, multinationale gigantesque (son chiffre d’affaires est supérieur au PIB de la Belgique !), mais qui a perdu 4 points de parts de marché entre 2000 et 2004 : c’est pour cette raison qu’elle a annoncé un plan de licenciements massifs, notamment en Allemagne. Or, à l’usine de Bochum, dès le lendemain de cette annonce, au matin, une des équipes de travail, comptant 500 ouvriers, a décidé de se mettre en grève. À cette équipe en a succédé une autre, qui a pris, par vote, la même décision, et ainsi de suite jusqu’à l’équipe de nuit. Dès lors, c’est toute l’usine qui a été paralysée, avec des piquets de grève particulièrement bien organisés. L’usine a été occupée, y compris pendant le week-end. Les revendications des travailleurs étaient simples et claires : ni licenciement, ni reclassement, aucune fermeture d’usine. Or cette grève n’a pas été appelée et soutenue par les dirigeants du syndicat : ce fut une grève spontanée, c’est-à-dire illégale. Et les grévistes n’ont reçu aucune indemnité de grève de la part du syndicat, alors que, habituellement, lorsque la grève est déclenchée par le syndicat dans le cadre de la loi, les cotisations permettent d’alimenter les caisses de grève et de couvrir les pertes salariales. En revanche, les grévistes ont bénéficié du soutien de la population locale, qui s’est organisée, venant approvisionner les travailleurs en lutte et apporter leur témoignage de solidarité, avec en particulier des délégations ouvrières venues d’autres entreprises. Le tout s’est déroulé dans une atmosphère d’enthousiasme et de détermination réelle. Mais finalement, le syndicat IG Metall, en lien avec la direction de l’entreprise, a réussi à diviser la mobilisation en organisant un référendum. Cela revenait à atomiser les ouvriers en grève. Sur 6 000 salariés ayant participé au vote, 4 000 environ ont voté pour la reprise du travail, contre 2 000 déterminés à poursuivre le combat, malgré les pressions qu’ils ont subies pour voter « oui ». Les dirigeants syndicaux, en effet, à la suite des patrons, ont brandi le risque d’une détérioration des conditions de travail et ont prétendu qu’il valait mieux négocier le plan de licenciements dans un « climat calme de concertation ». Quant au PDS, il s’est contenté d’affirmer verbalement sa « solidarité » avec les grévistes, tout en assurant qu’il devait être possible de trouver « des alternatives », comme l’a déclaré l’un de ses principaux dirigeants, Rolf Kutzmutz (1). En faisant croire en outre que le problème concernait seulement Opel, le PDS s’est refusé d’emblée à se battre pour l’extension du mouvement.

Perspective et organisation

Pour aider le prolétariat à surmonter l’obstacle majeur que sont les bureaucrates syndicaux, mais aussi le PDS, ATTAC et tous ceux qui prétendent « redresser » le SPD (tels les lambertistes) ou faire un nouveau « SPD » un peu plus à gauche (tels les amis allemands de la LCR) ; pour aider le prolétariat à coordonner ses luttes et leur donner une perspective politique, il manque en Allemagne, comme dans les autres pays, une véritable organisation communiste révolutionnaire internationaliste. Il faut cependant souligner que, d’après les éléments partiels dont nous disposons, le MLPD semble avoir joué un rôle important dans les manifestations du lundi et dans la grève de Bochum, combattant fermement les directions syndicales qui soutiennent ouvertement le gouvernement, mais aussi le PDS et ATTAC, qui refusent de donner une perspective politique indépendante au prolétariat. Le MLPD, au contraire, a prôné l’auto-organisation des travailleurs et la démocratie ouvrière, en impulsant la constitution de comités de mobilisation, la prise de parole en assemblées générales, les « micros ouverts »… Lié notamment à une organisation d’Argentine, le MLPD a donc su tirer profit des leçons de la lutte de classe dans ce pays, en s’efforçant de lier étroitement le combat des travailleurs au chômage et des travailleurs « occupés », notamment entre les manifestations du lundi et la grève chez Opel. On comprend dans ces conditions qu’une campagne de presse à grande échelle se soit abattue contre lui, les médias bourgeois le dénonçant avec une grande violence comme un « groupuscule » responsable de l’amplification et de la radicalisation des manifestations tout au long de l’été. Quant au PDS et ATTAC, ils se sont faits à leur manière les relais de cette campagne en accusant le MLPD de diviser les luttes, sous prétexte qu’il essayait de développer leur contenu politique, refusant de l’enfermer dans le cadre étroit de l’ « altermondialisme ». Toute analyse sérieuse de la lutte de classe en Allemagne doit donc tenir compte de ce parti, qui semble compter jusqu’à 2000 adhérents, soit beaucoup plus que les principales organisations qui se prétendent trotskystes (et sont en fait opportunistes et centristes, qu’il s’agisse des amis allemands de la LCR, des amis du SWP britannique ou encore du minuscule groupe lambertiste, identifié à une fraction des bureaucrates « gauche » au sein du SPD). Toutefois, le MLPD se caractérise idéologiquement par sa défense inacceptable du stalinisme, si légitimement honni par les masses. De plus, son orientation pratique pèche par une nette tendance gauchiste qui, en particulier, ne permet pas de développer une orientation juste à l’égard du prolétariat syndiqué : s’il dénonce à juste titre les directions syndicales, il ne met pas en avant l’absolue nécessité pour les travailleurs de se réapproprier leurs syndicats, de combattre les directions traîtres à l’intérieur même des syndicats et non du dehors ; corrélativement, il ne met pas en avant une perspective de front unique ouvrier, seule à même pourtant de centraliser les luttes contre le gouvernement Schröder.

La discussion entre les organisations et groupes qui se réclament du marxisme révolutionnaire en Allemagne (à commencer par le MLPD et les petits groupes trotskystes qui maintiennent des positions de principe, tels que Maulwurf ou la KOVI, liée à la LRP américaine…) doit donc être menée pour aboutir à une intervention coordonnée dans la lutte de classe :

• Retrait du « plan Hartz IV » et de l’ « Agenda 2010 », ni amendables, ni négociables ;

Droit de grève intégral, levée de tous les obstacles légaux ;

• Retrait des plans de licenciements patronaux, par la grève et l’occupation des usines ;

• Appel aux directions syndicales pour qu’elles soutiennent ces revendications ;

• Combat pour que les travailleurs syndiqués se réunissent, définissent eux-mêmes l’orientation de leurs syndicats, élisent leurs représentants mandatés et révocables, destituent les bureaucrates qui soutiennent Schröder et se font les relais des attaques patronales ;

• Ouverture d’une discussion programmatique pour aller, sous des formes transitoires adaptées, vers la construction d’une organisation communiste internationaliste capable d’intervenir dans la lutte de classe et de commencer à lui donner une véritable perspective politique prolétarienne, un véritable programme révolutionnaire transitoire.


1) Cf. le site du PDS et en particulier les déclarations de Rolph Kutzmutz : http://sozialisten.de/politik/publikationen/pressedienst