Article du CRI des Travailleurs n°12

Contribution du Groupe CRI pour une rencontre politique de militants réunis le 1er février à Paris

Nous publions ci-dessous la contribution critique écrite par le Groupe CRI dans le cadre de la préparation d’une réunion politique de militants, que nous avions annoncée dans notre précédent numéro et qui s’est tenue le 1er février à Paris, réunissant vingt-cinq personnes, parmi lesquelles se trouvaient des syndicalistes, des jeunes, des responsables de l’appel « Pour une alternative politique » de la région rouennaise et d’un autre appel de militants de l’Allier et de l’Auvergne, des représentants du comité de rédaction de la Lettre de Liaisons, du Club République sociale, de la revue Sans Patrie ni Frontière, de la Nouvelle Gauche communiste, de la Gauche révolutionnaire, du Groupe socialiste internationaliste et du Groupe CRI.

La réunion du 1er février est appelée par les militants réunis le 16 novembre à l’initiative de la Lettre de Liaisons et du Club République sociale.

Comme il a participé aux rencontres du 19 juin et du 16 novembre, le Groupe CRI participera évidemment à cette réunion, en contribuant à la discussion sur les trois points à l’ordre du jour, dans le cadre de la démocratie ouvrière et de relations fraternelles entre militants cherchant à définir la voie de l’alternative politique pour la classe ouvrière et les travailleurs.

C’est dans l’objectif de contribuer à la préparation de cette rencontre que nous communiquons ci-dessous par écrit aux organisateurs et aux militants qui comptent y participer quelques réflexions et interrogations politiques sur l’appel à la réunion (I), suivies de propositions politiques concrètes que nous prenons l’initiative de soumettre à ces camarades (II).

I) Réflexions et interrogations politiques sur l’appel à la réunion

Comme les précédents, le bref texte de convocation à cette prochaine réunion, publié notamment dans la Lettre de Liaisons, « appelle toutes celles et ceux qui veulent aussi s’organiser pour aider les travailleurs de ce pays à en finir avec ce gouvernement, ce président, ce régime, à s’associer ». Et il précise : « En finir avec le gouvernement Chirac-Raffarin et le régime de la Ve République : comment grouper les forces politiques et mettre cette question à l’ordre du jour partout ? »

Or il nous semble que ces formulations ne sont pas claires ou méritent pour le moins d’être précisées :

- Peut-on mettre sur le même plan, sous la forme d’une simple juxtaposition, les trois objectifs annoncés — en finir avec le gouvernement (celui de Raffarin), en finir avec le président (Chirac), en finir avec le régime (Ve République) ?

- Que signifie concrètement « mettre cette question à l’ordre du jour partout » ? En bon français, la « mise à l’ordre du jour » d’un objectif signifie qu’il peut se réaliser ici et maintenant, tout de suite, ou du moins très prochainement : est-ce bien ce que pensent les camarades rédacteurs de l’appel à la réunion du 1er février ?

- « En finir avec… » peut-il être un objectif en soi ? Ne faut-il pas plutôt ouvrir une perspective positive claire ?

- Qu’entendre par « grouper les forces politiques » ? Quelle forme de « groupement », donc d’organisation, est-il envisagé ? De quelles forces politiques parle-t-on ? Incluent-elles, notamment, le PS ou d’autres forces de l’ex-gauche plurielle ?

Le principal problème que nous voulons développer ici concerne la manière dont les rédacteurs de l’appel à la réunion du 1er février relient entre eux les trois objectifs qu’il affichent et, corrélativement, comment ils conçoivent leur « mise à l’ordre du jour » effective. Formellement, il est clair que la réalisation effective du troisième objectif proposé (en finir avec la Ve République) impliquerait par elle-même la réalisation effective des deux premiers (en finir avec le gouvernement et le président) ; en revanche, la réalisation effective du premier n’implique pas celle du second et du troisième (et même celle du second n’implique pas celle du troisième, comme on l’a vu en 1981). Or la formulation proposée ne nous paraît pas claire, car elle semble susceptible de deux interprétations différentes :

- S’agit-il de distinguer trois étapes successives dans un combat de classe qui monterait en puissance ? Dans ce cas, « en finir » avec Raffarin est-il finalement le premier objectif à « mettre à l’ordre du jour partout », avant qu’une période suivante, plus ou moins rapprochée, mais différente, mette « à l’ordre du jour partout » d’en finir avec Chirac, puis encore une suivante d’en finir avec la Ve République ? Dans ce cas, toute la discussion doit se concentrer pour le moment sur le premier objectif, même si l’on évoque les suivants pour l’éclairer.

- Ou bien s’agit-il d’une sorte de crescendo à visée « pédagogique », dans l’objectif de faire comprendre aux masses que, pour en finir réellement avec la politique qu’elles subissent, il faut non seulement chasser Raffarin, mais aussi Chirac, mais encore la Ve République ? Dans ce cas, c’est au contraire sur ce dernier objectif que doit se concentrer la discussion, car c’est lui qui est l’objectif réel à « mettre à l’ordre du jour partout ».

Il est possible qu’il faille comprendre la formule des camarades rédacteurs de l’appel à la réunion d’une autre manière encore, mais nous avons beau y réfléchir, nous ne trouvons pas d’autres interprétations. À moins qu’on ne nous ouvre les yeux sur ce point, nous nous en tiendrons donc aux deux seules qui nous semblent possibles. Or, il est clair qu’elles ont une portée pratique extrêmement différente, qui ne peut pas donner le même contenu à la réunion du 1er février :

1) Si le premier objectif est de « mettre à l’ordre du jour partout » de chasser Raffarin, alors se pose la question : pour mettre qui à la place ? — Distinguons les deux nouvelles possibilités sont alors envisageables : (a) chasser Raffarin par la voie électorale ; (b) chasser Raffarin par la lutte de classe, en provoquant une crise politique (à la suite d’une élection ou non).

a) Normalement, étant donnée l’usure du Premier ministre, il est fort possible qu’il soit remplacé après les prochaines élections régionales. Mais, bien évidemment, Chirac mettra à sa place un autre chef de l’UMP ou peut-être, au cas d’un fort succès de l’UDF, un tandem UMP-UDF. Ce n’est donc pas cela que les camarades rédacteurs de l’appel à la réunion envisagent. — Mais alors, faut-il conclure qu’ils croient possible, à l’occasion des prochaines élections, un effondrement de l’UMP tellement énorme que s’ouvre une crise politique majeure, amenant par exemple Chirac à dissoudre l’Assemblée nationale pour organiser de nouvelles élections législatives ou même à démissionner ?

Pour notre part, nous croyons très peu vraisemblable l’hypothèse d’un effondrement électoral de l’UMP (et plus encore de l’ensemble de la droite classique UMP-UDF). Tout d’abord, en effet, à l’exception de quelques catégories comme les buralistes, le gouvernement a fait un travail globalement très satisfaisant pour ses électeurs, en particulier Sarkozy ; il n’y aura donc pas une fuite significative des voix vers l’extrême droite. Ensuite, la gauche plurielle est absente de la scène politique, elle ne se saisit pas de ces élections pour infliger une défaite électorale au gouvernement, elle commence à peine à envisager de se remettre en selle... avec comme seul objectif de limiter les dégâts en conservant ses postes, et en pensant en fait avant tout à 2007. Enfin, s’il est probable qu’un certain nombre de travailleurs se disent qu’il vaut mieux voter PS car c’est moins pire que la droite, il est évident que l’abstention sera très forte, notamment dans les milieux ouvriers et populaires, et il est probable que d’autres préfèreront se souvenir de la politique de la gauche plurielle et refuseront donc d’aller voter pour elle même au second tour — en particulier les électeurs LO-LCR.

Cependant, faisons malgré tout l’hypothèse d’un effondrement électoral de l’UMP (et qui ne soit pas un simple transfert de voix vers l’UDF, qui va fonctionner de toute façon comme filet de sécurité de l’UMP) . Dans ce cas, il est clair que Chirac ne se sentirait nullement obligé d’en tenir compte, étant donné qu’il a été élu avec 82 % des voix (or le cas envisagé supposerait vraisemblablement un fort score du FN, donc recréerait une situation similaire à celle d’avril 2002) et surtout que ce sont des élections régionales ; or il est évident que le PS, parti coulé jusqu’aux os dans le moule de la Ve République, et qui déjà refuse de saisir ces élections pour infliger une défaite au gouvernement, serait respectueux des formes institutionnelles et attendrait donc bien tranquillement les élections nationales de 2007. En un mot, dans le cas à notre avis peu vraisemblable d’un effondrement de la droite classique et d’une victoire involontaire de la gauche plurielle, tout le monde se contenterait d’une sorte de « cohabitation », avec un président et une Assemblée UMP d’un côté, et la majorité des régions dirigées à «gauche », de l’autre. — Cependant, les camarades diront peut-être que cette manière de raisonner fait abstraction de la lutte de classe. C’est vrai. Mais peut-on croire sérieusement que, si la gauche plurielle arrivait en tête malgré elle et refusait d’exiger la démission du président et/ou la dissolution de l’Assemblée (et, encore une fois, tel serait le cas), la classe ouvrière et les travailleurs se reconnaîtraient tellement en elle qu’ils lui enjoindraient de le faire ? Ce serait vraiment peu probable.

En revanche, ce qui est fort probable, c’est qu’ait lieu dans la prochaine période une nouvelle mobilisation de la classe ouvrière, et peut-être une nouvelle montée vers la grève générale ; non pas à l’occasion des élections, mais dans les semaines et les mois suivants — et non par suite du résultat immédiat des élections, mais dans le but de contrer les prochaines attaques que le gouvernement a entièrement préparées et qu’il annoncera réellement après la période électorale. En tout cas, l’hypothèse d’une nouvelle mobilisation des travailleurs nous fait passer au point b)…

b) Si, à nos yeux, une nouvelle et puissante mobilisation de la classe ouvrière est fort possible dans les prochains mois pour réagir aux attaques du gouvernement, il ne faut cependant pas faire preuve d’un excès d’optimisme, et en tout cas ne pas penser que, à ce jour, il soit réellement envisageable que cette mobilisation débouche sur une crise politique majeure dans ce pays. En effet, même si la puissance potentielle de la classe ouvrière et des travailleurs est réelle, comme l’a montré la montée vers la grève générale de mai-juin, il ne faut cependant pas sous-estimer la profondeur de la crise du mouvement ouvrier, de la représentation politique de la classe ouvrière, donc de la conscience de classe. Corrélativement, il ne faut pas sous-estimer la force des appareils qui ont précisément réussi à briser le mouvement de mai-juin sans se heurter à une résistance de masse, faute d’une direction politique alternative capable d’exprimer et de faire monter la colère ou le désarroi qui se sont exprimés parmi les plus combatifs. De plus, cette victoire des appareils contre la classe ouvrière en mai-juin leur a permis de franchir un seuil supérieur dans la collaboration de classe, comme on le voit avec leur travail de co-élaboration des prochaines contre-réformes du gouvernement (cf. notamment le rapport du « Haut conseil sur l’avenir de l’assurance maladie », qui vient d’être adopté à l’unanimité de ses auteurs, donc avec le soutien intégral des représentants syndicaux). — Dès lors, une nouvelle et puissante mobilisation rencontrerait les mêmes obstacles qu’en mai-juin et, même si l’on fait l’hypothèse que l’expérience de la trahison acquise à ce moment-là par les travailleurs les plus conscients compense l’abattement dans lequel elle en a plongés beaucoup d’autres, il ne faudrait pas croire que la puissance des appareils puisse être moindre que ce qu’elle a été alors, étant donné qu’aucune force politique de niveau national n’a réellement fait l’effort d’expliquer aux travailleurs ce qui s’est passé au printemps. En tout cas, il ne faut pas sous-estimer l’écart très important qu’il y a entre une mobilisation puissante des travailleurs, fût-elle une deuxième vague qualitativement supérieure à celle de l’an passé, d’une part, et une crise politique majeure, d’autre part.

Cependant, là encore, faisons malgré tout l’hypothèse d’une crise politique majeure ouverte par la lutte de classe et aboutissant à la chute du gouvernement Bien sûr, un tel résultat suppose une grève générale, donc le développement de comités de grève, voire un début de structuration de ces comités au niveau national. Autrement dit, cela supposerait que les travailleurs en lutte aient débordé les bureaucraties syndicales, le PS et le PCF, ceux-ci ayant évidemment tout fait pour empêcher la montée vers la grève générale. Il y aurait donc un processus de retournement des travailleurs contre les appareils.

Dans cette situation, est-il vraisemblable que le PS et la gauche plurielle exigent la dissolution de l’Assemblée nationale, voire de nouvelles élections présidentielles ? C’est certes moins invraisemblable que dans le cas de l’hypothèse (a) ci-dessus, mais nos objections sur le caractère profondément institutionnel et couard du PS, comme du PCF et des appareils syndicaux, peuvent être de nouveau présentées. Néanmoins, supposons qu’ils en arrivent à cette extrémité pour déminer la situation, comme en 1968. Supposons donc que des élections législatives, voire présidentielles, aient lieu et que le PS et la gauche plurielle fassent une campagne acharnée pour les remporter (de même que, bien sûr, l’UDF et le FN, sinon l’extrême gauche...). Et supposons même que le PS et la gauche plurielle gauchissent leur discours pour se mettre en phase avec le mouvement ascendant des masses.

Même dans ce cas, est-il vraisemblable que les travailleurs — qui leur ont infligé une défaite méritée le 21 avril 2002, qui n’ont pas bénéficié de leur part d’un soutien contre Chirac au printemps 2003 et qui, dans l’hypothèse, se seront heurtés à leur travail de sabotage systématique contre la grève générale ayant abouti à la chute du gouvernement... — aient la mémoire si courte qu’ils replacent soudainement dans ce PS et cette gauche plurielle leurs espoirs et les portent au pouvoir ?

D’autre part, même si tel était le cas, même si les travailleurs se faisaient alors de pareilles illusions, serait-ce souhaitable pour le développement de la conscience de classe et la reconstruction du mouvement ouvrier — alors que nous savons tous très bien, nous qui nous réunirons le 1er février, qu’un nouveau gouvernement de gauche, fût-il issu d’une crise politique majeure, ne ferait pas une politique essentiellement différente de celle du gouvernement actuel ? Quand bien même les travailleurs qui ont chassé le PS et la gauche plurielle du pouvoir il y a deux ans décideraient de les y remettre au nom de la politique du moins pire, serait-il correct, de la part de militants d’avant-garde, de leur faire croire que ces partis pourraient représenter une alternative politique à l’UMP, et qu’il faudrait donc tout faire pour son retour au pouvoir ?

Pour notre part, nous ne le pensons pas. Car, selon nous, il faudrait au contraire, dans une telle situation, concentrer tous nos efforts sur la dénonciation intransigeante de la gauche plurielle et des appareils traîtres, il faudrait profiter du succès de la grève générale pour poser les bases d’un nouveau parti des travailleurs, d’une nouvelle représentation politique, qui soit en rupture totale avec la gauche plurielle, et qui affiche haut et fort, contre la manipulation et les illusions électorales, la nécessité de recommencer ou de poursuivre la grève générale, jusqu’au gouvernement des travailleurs, par les travailleurs, pour les travailleurs.

Bref, quelle que soit la manière dont on l’interprète, l’objectif de chasser ce gouvernement, s’il est considéré comme un objectif en soi, comme une sorte d’étape dans le combat contre le régime, ne nous semble pas un objectif correct que l’on puisse proposer aux travailleurs aujourd’hui ; car, dans ce cas, il ne peut impliquer que le remplacement de Raffarin soit par Sarkozy, Juppé ou Bayrou, soit par le PS — cette deuxième hypothèse étant en réalité très peu vraisemblable avant 2007.

Bien sûr (insistons sur ce point pour finir, afin qu’il n’y ait aucune ambiguïté...), s’il arrivait, dans les faits, que la mobilisation des travailleurs parvienne à faire tomber le gouvernement Raffarin ou le prochain gouvernement de Chirac, ce serait un résultat très important de la lutte de classe, cela impliquerait un saut qualitatif dans son développement, dans la confiance des travailleurs en leur propre force, dans le travail de reconstruction d’une représentation politique de la classe ouvrière, etc. Mais le fait qu’un tel événement serait éminemment positif s’il arrivait demain ne suffit pas à en faire aujourd’hui un objectif à présenter aux masses ; d’abord parce que nous ne sommes pas à ce jour dans une situation où la question se pose (la lutte de classe est au point mort, de fait, quels que soient les espoirs que l’on puisse nourrir pour les prochains mois) ; ensuite parce que, même d’un point de vue propagandiste, ce n’est pas la chute du gouvernement, mais c’est l’objectif de la grève générale et la perspective d’un gouvernement des travailleurs, par les travailleurs, pour les travailleurs, qui permet de répondre aux questions des travailleurs conscients, de montrer la nature des appareils en dénonçant leur politique de trahison de la grève générale et de collaboration, tout en ne semant aucune illusion sur le PS et la gauche plurielle comme alternative satisfaisante en cas de chute d’un gouvernement de Chirac. Mais, en (re)disant cela, nous avons déjà mis un pied dans le point 2...

2) Passons donc à la deuxième interprétation possible de la formule utilisée par les rédacteurs de l’appel à la réunion du 1er février. Supposons que ceux-ci proposent de « mettre à l’ordre du jour partout » non pas de chasser le gouvernement Raffarin pour le remplacer par un gouvernement du PS, mais de chasser la Ve République, et de mettre en avant dans ce but un mot d’ordre « pédagogique » signifiant que vouloir chasser Raffarin ici et maintenant, c’est au fond vouloir chasser Chirac ici et maintenant, et que vouloir chasser Chirac ici et maintenant, c’est au fond vouloir chasser la Ve République ici et maintenant. — Dans l’hypothèse où une telle interprétation de leur formule serait juste, la question que nous voulons poser alors est la suivante : les camarades croient-ils réellement que les conditions sont réunies aujourd’hui pour poser concrètement la question du renversement du régime, c’est-à-dire pour « mettre cette question à l’ordre du jour partout » ? Autrement dit, sommes-nous dans une période pré-révolutionnaire, ou est-il vraisemblable que nous y arrivions en quelques mois (car soyons clairs, une situation où il devient possible de renverser le régime, cela s’appelle au minimum une situation pré-révolutionnaire) ? Là encore, nous ne serions pas aussi optimistes, car nous ne sommes pas aussi spontanéistes.

Certes, une situation révolutionnaire peut apparaître en l’absence de tout parti révolutionnaire ; mais c’est tout de même beaucoup plus compliqué quand on est en période de crise générale du mouvement ouvrier. Certes, celle-ci a des effets positifs, dans la mesure où elle ouvre les possibilités de construction, d’un nouveau mouvement ouvrier débarrassé des réformismes social-démocrate et stalinien du XXe siècle ; mais elle a aussi des effets négatifs : la situation de crise de la représentation politique et de la conscience de classe fait que, aujourd’hui, nous ne sommes certainement pas dans une situation analogue, par exemple, à celle de 1905 en Russie, où il n’y avait certes pas de parti révolutionnaire, mais où il n’y avait pas non plus d’appareils traîtres puissants et rompus à la trahison par des décennies d’expérience contre-révolutionnaire.

C’est pourquoi, à notre avis, il est aujourd’hui nécessaire de se livrer à un combat idéologique de propagande pour reconstruire le mouvement ouvrier, pour redonner sens à l’objectif du socialisme ; il est indispensable de faire ce travail de propagande et de conscientisation ne serait-ce que pour la perspective de la grève générale elle-même — car autant il est évident qu’il y a eu en mai-juin une montée vers la grève générale (trahie par les appareils), autant il serait erroné de croire que tous les travailleurs mobilisés la pensaient réellement possible, précisément parce que, en raison de la crise de la représentation politique, ils étaient nombreux à faire malgré tout confiance aux appareils, à les croire quand ceux-ci disaient que tout était de la faute du privé et qu’il ne suffisait pas d’appuyer sur un bouton, etc.

En tout cas, il faudrait que, si telle est l’analyse de la situation des camarades, ils nous prouvent qu’il y a aujourd’hui France une situation pré-révolutionnaire, ou des éléments qui permettent de dire qu’on soit à la veille d’une période pré-révolutionnaire. Nous avons beau essayé d’analyser la situation objective, nous ne voyons pas quels éléments permettraient de dire que l’on s’achemine aujourd’hui vers une période où, comme disait Lénine pour définir les situations révolutionnaires, « ceux d’en bas ne veulent plus vivre comme avant » — alors que, en réalité, il n’y a pas le moindre combat de classe significatif depuis sept mois et que, en mai-juin, les appareils syndicaux ont réussi à contrôler et briser la montée vers la grève générale sans rencontrer de fortes résistances ? Et, corrélativement, où voit-on que « ceux d’en haut ne peuvent plus gouverner comme avant » — alors qu’il n’y a pas de crise politique dans les sommets de l’État ? Car ne nous faisons pas d’illusions sur ce dernier point : le principal trait marquant de la vie politique officielle de ce pays, c’est le silence assourdissant, depuis près de deux ans, de la soi-disant « opposition » de « gauche », ainsi que quelques critiques purement tacticiennes de Bayrou — seul opposant politique sérieux dans l’hémicycle !  Certes, il y a aussi quelques petites dissensions et autres petites phrases entre les rivaux de l’UMP, voire les membres du gouvernement ; mais elles ne traduisent nullement une crise politique, elles permettent simplement, de façon d’ailleurs très habile, à la fois de détourner l’attention de l’opinion publique des vraies questions politiques, et de faire croire à cette même opinion publique qu’il y a des différences internes, que l’UMP n’est pas un monolithe — ce qui permet de préparer le remaniement ministériel qui aura lieu au lendemain des élections, et qui pourra ainsi être présenté comme un vrai changement dans la continuité.

En un mot, l’objectif d’ « en finir » avec le régime n’est pas une question qui soit « à l’ordre du jour », à moins de se tromper gravement dans l’analyse de la situation telle qu’elle est aujourd’hui. C’est donc faire preuve d’un certain volontarisme verbal que de prétendre « mettre à l’ordre du jour partout » le renversement de la Ve République. Car une politique juste, utile au développement de la lutte de classe, est nécessairement une politique adaptée à la situation objective, une politique qui permette au prolétariat d’avancer dans son organisation politique, de progresser dans sa compréhension commune de la situation et de ses tâches, dans la reconstruction de sa représentation politique — en un mot d’avancer dans la construction de son parti. Une politique juste et utile au développement de la lutte de classe est donc une politique qui ne se raconte pas d’histoires, qui ne se fait pas croire que l’objectif ultime du renversement du régime, donc de la prise du pouvoir, est à « mettre à l’ordre du jour » quand la situation n’est ni révolutionnaire, ni pré-révolutionnaire, comme c’est le cas de la situation actuelle. — Du reste, même dans une situation beaucoup plus explosive que celle d’aujourd’hui, seule la lutte réelle de la classe ouvrière pourrait « mettre à l’ordre du jour partout » le renversement du régime, c’est-à-dire le gouvernement des travailleurs, par les travailleurs, pour les travailleurs — et non une réunion de quelques dizaines de militants !

II. Propositions politiques soumises aux organisateurs et aux participants de la réunion

Mais alors — pourraient se demander les camarades après lecture de ces quelques interrogations et réflexions — est-ce à dire que le Groupe CRI ne soit pas pour mettre en avant la perspective d’en finir avec le régime ? Est-ce à dire qu’il n’attende rien de la réunion du 1er février, convoquée sur ce thème ? — Nullement. Mais il faut clarifier l’appréciation de la situation et les objectifs. Car si, à notre avis, il ne revient pas à la poignée de militants qui se réuniront ce jour-là, et surtout pas dans la conjoncture actuelle, de « mettre à l’ordre du jour partout » le renversement du régime, leur rôle n’en est pas moins (car aucune force politique constituée ne le fait) d’ouvrir une perspective politique, et même une perspective qui, au lieu d’être négative (« en finir avec… »), soit positive.

Selon nous, cette perspective doit être celle d’un gouvernement des travailleurs, par les travailleurs, pour les travailleurs car, dans la situation actuelle, c’est la seule perspective conséquente et positive qui exprime la nécessité d’une rupture avec le système capitaliste, l’État bourgeois et le gouvernement de droite, mais aussi avec les gouvernements de gauche et tous les appareils bureaucratiques des syndicats et de la gauche plurielle ; et cette perspective est par là même en rupture également avec la politique des directions centristes de LO, de la LCR et du PT. C’est donc cette perspective, et elle seule, qui permet d’articuler toutes les initiatives et les actions qu’il serait possible de mener ensemble dans la lutte de classe telle qu’elle est aujourd’hui (et non telle qu’on voudrait qu’elle soit). En particulier, un tel accord nous permettrait, ensemble, quelles que soient par ailleurs nos différences actuelles, de « mettre à l’ordre du jour partout » les initiatives et tâches politiques concrètes suivantes :

1) impulser, de façon coordonnée, des regroupements politiques de travailleurs sur la base de cette perspective politique ;

2) renforcer, faire progresser et homogénéiser notre regroupement du 1er février lui-même, en essayant de rassembler minutieusement, dans un texte commun, l’ensemble des analyses et positions nationales et internationales sur lesquelles nous sommes d’accord (une sorte de plate-forme politique commune), et en ouvrant la discussion la plus large et la plus rigoureuse sur les différents points qui, au contraire, font l’objet de désaccords à ce stade, et qu’il faut donc commencer par recenser (par exemple, l’analyse de la situation, la nature du PS, la question de la forme du parti politique que nous voulons, etc.) ;

3) faire un travail coordonné dans les différents syndicats où nous intervenons, avec l’objectif d’aller vers une tendance commune intersyndicale dans la CGT, FO, la FSU, SUD, la FSE (étudiants) (nous reviendrons sur ce point dans la partie de la réunion consacrée à la question des syndicats) ;

4) participer activement avec d’autres à des actions de front uni sur les différentes questions que l’actualité politique et sociale met à l’ordre du jour (grèves, manifestations, etc.), mais en sortant dès que possible notre propre matériel commun, qui se distinguerait des autres précisément par notre perspective politique indépendante.

Telles sont donc les propositions politiques concrètes que nous soumettons aux organisateurs et aux participants de la réunion du 1er février.

Pour finir, nous insisterons sur la nécessité à nos yeux qu’un texte matérialisant les points d’accord et de convergences des participants soit adopté par la réunion, fût-il succinct et minimal — sachant que, bien sûr, nous souhaitons pour notre part que ce texte reprenne notamment les présentes propositions. En effet, s’il est sans doute compréhensible que les réunions précédentes (16 novembre, 29 juin…) n’aient pas débouché sur un texte commun, dans la mesure où les participants ne se connaissaient certainement pas encore très bien les uns les autres, ce serait en revanche une erreur politique de ne pas comprendre l’intérêt majeur, à ce stade, d’un premier texte commun, seul à même de faire franchir un saut qualitatif à nos discussions et relations. Militants politiques de terrain, syndicalistes, représentants de groupes politiques, nous avons tous conscience de l’importance que revêt, dans la situation actuelle de crise du mouvement ouvrier, la clarification politique — celle-ci n’impliquant en aucun cas une homogénéisation artificielle ou à marche forcée des sensibilités différentes des uns et des autres : il s’agit tout au contraire de poser les bases permettant que les discussions les plus libres se mènent collectivement pour faire progresser nos réflexions politiques respectives et leur permettre de se nourrir mutuellement, fût-ce en s’opposant quand il le faut.

C’est ainsi que la réunion du 1er février sera un succès, c’est-à-dire qu’elle marquera un réel progrès politique. C’est ainsi que l’on passera d’une situation où les militants réunis « sentent qu’en s’associant (ils) peuvent faire beaucoup plus que leur simple addition » (Lettre de Liaisons n°82, compte-rendu de la réunion du 16 novembre), à une situation où ils s’associent effectivement et, ainsi, commencent réellement à « faire beaucoup plus que leur simple addition ».

PS : Les organisateurs de la réunion n’ont pas tenu compte de cette contribution et n’ont pas voulu discuter de ses propositions finales. Leur principale préoccupation concrète était en fait d’élaborer un appel à voter pour la gauche plurielle au second tour des régionales, certes sans la soutenir, mais sous prétexte d’ « en finir avec Raffarin »... CQFD !