Article du CRI des Travailleurs n°13

La révolution russe de février 1917

Les événements de février et leur suite marquent le début de la révolution russe de 1917, son premier volet en quelque sorte, sa partie bourgeoise aussi, puisqu’en sortira un gouvernement dirigé par le parti de la bourgeoisie, les cadets. Cependant la force motrice de ce premier volet est déjà le prolétariat et ses institutions révolutionnaires : les soviets, qui réapparaissent douze ans après la révolution de 1905 (cf. les deux derniers numéros du CRI des travailleurs). Nous présentons ici un exposé qui repose essentiellement sur l’Histoire de la révolution russe de Trotsky.

Une bourgeoisie faible et incapable de prendre le pouvoir

L’un des traits essentiels de l’histoire de la Russie est la lenteur de son évolution, économiquement, socialement et culturellement. Sa situation, entre l’Orient et l’Occident, peut l’expliquer : elle subit le joug de l’Orient mais ne suit pas son modèle car elle reste toujours sous la pression militaire de l’Occident. Cependant, elle bénéficie de ce que Trotsky appelle le développement combiné, qui découle justement de l’inégalité des rythmes d’évolution.

En ce qui concerne l’industrie, en particulier, la Russie n’est pas passée par toutes les étapes de l’évolution économique de l’Europe capitaliste, elle s’y est insérée au fur et à mesure que celle-ci débordait des frontières nationales. Elle a ainsi profité d’effets de rattrapage. Une des conséquences en est que, de 1905 à la Première Guerre mondiale, la production industrielle a doublé. Cependant, l’économie russe reste handicapée par sa faible productivité du travail, et l’industrie reste très minoritaire : l’écrasante majorité de la population est paysanne et travaille encore comme les paysans français ou anglais du XVIIe siècle. Par contre, le développement brusque de l’industrie a donné naissance à des entreprises gigantesques comptant des milliers d’ouvriers. Ainsi les entreprises de plus de 1000 salariés emploient-elles 42 % des ouvriers, alors qu’elles en rassemblent seulement 18 % aux États-Unis par exemple. De plus, l’industrie russe est presque entièrement aux mains des banques, elles-mêmes contrôlées par la finance européenne, par l’intermédiaire de tout un réseau de banques auxiliaires et intermédiaires. En tout, 40 % des capitaux investis en Russie sont étrangers, et la proportion est encore plus forte dans l’industrie lourde (métaux, charbon, pétrole).

Cette situation économique a déterminé profondément la physionomie sociale et politique de la bourgeoisie russe : celle-ci est numériquement faible et s’en remet politiquement au tsar, donc à l’aristocratie et à la bureaucratie largement corrompue — ce régime politique étant d’ailleurs soutenu également par les bourgeoisies européennes, notamment française. En 1905, la bourgeoisie russe s’est ainsi montrée veule, incapable de se battre pour le renversement du tsar ou même l’instauration d’un régime parlementaire, tétanisée notamment par sa peur des ouvriers soulevés...

Un prolétariat puissant, dont la conscience se constitue rapidement

En effet, si la bourgeoisie russe n’est pas assez puissante pour prétendre au pouvoir, la classe ouvrière l’est elle-même déjà trop. Le prolétariat russe n’est pas lui non plus passé par toutes les phases de l’évolution occidentale, il n’a pas connu les corporations d’artisans, son développement à partir du vivier des masses paysannes, se fait par bonds, suivant les besoins de l’industrie. D’un côté, ce prolétariat, directement prélevé au village, a conservé des liens et des contacts avec ses origines sociales. Mais, d’un autre côté, lui aussi bénéficie du développement combiné de l’industrie russe : il est très concentré dans de grands établissements de quelques grandes villes, ce qui est facteur d’organisation et de culture ; de plus, sa conscience de classe s’enrichit rapidement, se nourrissant à la fois de l’histoire du prolétariat européen (notamment du développement du marxisme) et de sa propre expérience, où la révolution de 1905 et les soviets occupent évidemment une place fondamentale.

La guerre, meurtrière et grosse de révolte

La guerre impérialiste débutée en 1914 a pour cause la concurrence interimpérialiste pour la domination mondiale. Mais cet enjeu global dépasse les possibilités de la Russie : ses propres buts de guerre (détroit de Turquie, Galicie, Arménie...) doivent impérativement correspondre aux intérêts des principaux États en guerre, c’est-à-dire de ses alliés (la France et l’Angleterre). Pour cela, la Russie est en quelque sorte condamnée à payer ses alliances avec ces pays plus avancés : elle est contrainte d’importer leurs capitaux et de leur verser les intérêts ; comme l’écrit Trotsky, elle a « le droit d’être une colonie privilégiée de ses alliés »... Ainsi, même si elle a dans cette guerre des intérêts impérialistes de niveau mondial, la bourgeoisie russe peut être considérée comme à demi « compradore », dépendante de la finance étrangère et d’États plus puissants.

L’armée russe, fournie en hommes par le service militaire obligatoire, connaît les mêmes antagonismes sociaux que l’ensemble de la société. Les officiers ont les mêmes tares que les classes dominantes dont ils sont issus : passéisme, bureaucratisme, corruption, etc. Les soldats sont des paysans sont envoyés au front sans réelle instruction, sans avoir pu assimiler la technique militaire moderne importée des pays avancés... Comme l’industrie, l’armée russe dépend de ses alliés... qui sont trop éloignés pour pouvoir l’aider efficacement. De là ses défaites rapides sur le front allemand.

Or ces défaites entraînent la démoralisation, des désertions... et beaucoup de réflexion parmi les soldats. Les années passent et, sur le front comme à l’arrière, se fait sentir la lassitude de la guerre. Les classes les plus pauvres et les campagnes en ont assez de se faire prélever de la chair pour les canons. Dans le même temps, les industriels se mobilisent pour les besoins matériels de l’armée, ils leur consacrent jusqu’à 50 % de la production industrielle nationale, accroissant l’exploitation des ouvriers... et réalisant ainsi d’énormes bénéfices...

Tensions entre les classes

La guerre à son début a mis momentanément fin à un cycle montant de grèves. Les ouvriers sont eux aussi mobilisés pour le front : à Petrograd jusqu’à 40 % de la main d’œuvre est renouvelée. Mais les grèves reprennent à partir de 1915 et montent en puissance, changeant progressivement de nature, acquérant un caractère de plus en plus anti-guerre et politique. Pendant toute l’année 1916, avec la dégradation des conditions de vie des masses, les meetings se multiplient, les ouvriers, poussés à bout, sont nerveux et combatifs, ils se lancent dans des grèves dont les revendications ne sont plus simplement économiques, mais aussi politiques. Or, si le prolétariat russe est largement minoritaire, ses liens avec la paysannerie lui permettent de rencontrer un puissant appui parmi les masses paysannes, dont les forces actives et la jeunesse connaissent au front un bouleversement de leurs conditions d’existence et un brassage qui sont sources d’expériences et de réflexions. Les ouvriers avancés les aident à prendre conscience de la nature du tasrisme, clé de voûte de l’aristocratie foncière qui les pille, et de la veulerie de la bourgeoisie, incapable de conquérir le pouvoir et donc de régler la question agraire en donnant la terre aux paysans.

La monarchie comme la bourgeoisie tremblent devant les défaites militaires et les tensions intérieures. Pour essayer de contrôler la situation sans s’embarrasser de la Douma (Parlement croupion octroyé après la révolution de 1905), le tsar décide d’ajourner celle-ci. Les ouvriers répliquent par des grèves. Partagés entre sa peur panique des ouvriers et ses propres aspirations politiques, l’opposition bourgeoise réaffirme son soutien à la politique du tsar, tout en décidant d’utiliser la Douma pour critiquer en parole la monarchie — mais sans poser la question du pouvoir : de fait, ses critiques en restent à la question du ravitaillement des troupes, dont la désorganisation mène au désastre...

En ce qui concerne enfin les partis qui se réclament du socialisme, le début de la guerre a montré leurs faiblesses. Les socialistes révolutionnaires (parti paysan) et la plupart des mencheviks (sociaux-démocrates) ont refusé de combattre contre la guerre, beaucoup tombant dans le social-chauvinisme, comme l’écrasante majorité des partis sociaux-démocrates et des syndicats européens. Après la répression terrible dont il a été victime suite à la défaite de la révolution en 1905, le parti bolchevik s’est reconstitué sous la direction des émigrés, et il a beaucoup progressé notamment dans les années qui ont précédé la guerre. Mais il est infiltré de partout par la police : à Petrograd, par exemple, 3 des membres du comité du parti sur 7 sont des agents de l’Okhrana, la police secrète du tsarisme ! Politiquement, le parti bolchevik est le seul à avoir dénoncé et combattu la guerre dès 1914. Pendant la guerre, la police, qui suit de très près la politique et la pratique du parti bolchevik, écrit dans un rapport : « L’élément le plus énergique, le plus allègre, le plus capable de lutter infatigablement, de résister et de s’organiser constamment, se trouve dans les groupements et les individus qui se concentrent autour de Lénine ».

Cependant, la politique des bolcheviks n’a pas été sans ambiguïté dans certains cas, les conditions de la guerre s’ajoutant à celles de la clandestinité pour désorganiser le parti, et conduisant parfois à des prises de position opportunistes : c’est ainsi que, à la Douma, la fraction bolchevik a voté avec les mencheviks une motion s’engageant à défendre « les biens culturels du peuple contre toutes atteintes, d’où qu’elles vinssent »... Lénine, quant à lui, s’est battu pendant toute la guerre suivant une orientation connue sous le nom de « défaitisme révolutionnaire » : chaque parti marxiste national doit se battre avant tout pour la défaite de son propre impérialisme, pour la transformation de la guerre impérialiste en guerre civile...

Les journées du 23 au 27 février

En février 1917, ni le parti bolchevik, ni personne ne s’attendaient à ce que la journée internationale des femmes, prévue pour le 23, soit la première journée d’une révolution. Nul n’a la moindre idée de ce qui se prépare, et les bolcheviks déconseillent la grève...

Pourtant, les ouvrières cessent le travail et manifestent massivement, allant d’usine en usine pour appeler les travailleurs à les suivre et à les soutenir. Les bolcheviks, comme les mencheviks et les socialistes–révolutionnaires emboîtent le pas à cette mobilisation spontanée des masses. Ces ouvrières du textile, pour une grande part femmes de soldats, constituaient certainement la fraction la plus exploitée du prolétariat. Ce sont elles qui déclenchent la révolution : la grève qu’elles ont impulsée s’étend, devient générale. Une gigantesque manifestation est convoquée...

Le comité central des bolcheviks hésite, avant d’appeler finalement à la grève générale le 25. Le comité de Petrograd est arrêté, mais c’est bien spontanément que la grève est devenue générale, tendant rapidement à se transformer en insurrection, car la masse prend conscience de sa force. Le gouvernement s’est préparé à la répression, mais les cosaques sont passifs et prennent parfois la défense des manifestants lorsque la police tire sur la foule. Les ouvriers interpellent les soldats et s’efforcent de fraterniser en les invitant à se joindre à eux. Lorsque la police intervient, les manifestants décident de résister et d’aller jusqu’au bout...

Malheureusement, aucun parti ne sait prendre la direction révolutionnaire, aucun n’appelle à l’organisation de l’insurrection armée. La direction bolchevik de Petrograd (Staline, Kamenev) manque d’initiative. Les dirigeant retardent considérablement sur les ouvriers, qui s’organisent eux-mêmes, mais manquent de direction politique. Le 26, c’est l’affrontement général dans la capitale. Les ouvriers se heurtent à la police et à l’armée. Tout va dépendre de l’attitude des soldats. Vers le soir, des mutineries éclatent. L’armée se soulève enfin. Dès lors, c’en est fini de la monarchie, privée de son bras armé : elle s’effondre, presque facilement. La capitale est conquise par les ouvriers et les soldats. Les prisons sont ouvertes. Les mencheviks se précipitent à la Douma pour négocier une solution politique avec les partis bourgeois ; les bolcheviks se rendent dans les casernes et les usines...

Le soir du 27, les soldats, les étudiants, les ouvriers et les habitants des quartiers populaires convergent vers le palais de Tauride dans lequel un état-major révolutionnaire s’est établi. En fait, cet état major s’est autoproclamé après l’insurrection et ne dirige rien : les dirigeants véritables de la révolution sont dans la rue et se montrent méfiants à l’égard de cette première tentative d’institutionnalisation : ce sont des ouvriers et des soldats de la base, qui ont cependant souvent un expérience de la lutte des classes et notamment la mémoire de 1905 et une culture révolutionnaire, qui leur permettent d’être l’avant-garde consciente de toute la classe. En fait, beaucoup d’entre eux ont été formés directement par les bolcheviks, qui se trouvent bien sûr parmi eux.

Double pouvoir et affrontement entre les classes. Les paradoxes de février

Pendant l’insurrection la bourgeoisie apporte son soutien au tsar et appelle la monarchie à la répression ; elle tente de négocier pour instaurer une dictature qui lui soit favorable. Mais l’insurrection triomphe et les soviets (conseils d’ouvriers et de soldats) se constituent. À Petrograd en particulier, le soviet de 1905 renaît de ses cendres : très vite, il concentre la réalité du pouvoir et devient le centre nerveux de la révolution. À la tête des soviets sont élus majoritairement des socialistes révolutionnaires et des mencheviks, partis « socialistes » majoritaires dans le mouvement révolutionnaire et ouvrier russe d’avant guerre. Les masses leur font confiance et leur remettent le pouvoir.

Or c’est là que gît le « paradoxe de février » : ces « socialistes » ne veulent pas du pouvoir ! Alors que la situation est révolutionnaire, ils prônent, au nom de la légalité, une orientation qui se ramène à l’abandon de leurs revendications de toujours : la paix, la république, la journée de 8 heures, la répartition des terres... ! Ils ne demandent plus que la liberté d’expression ! Pratiquement, ils cherchent à remettre le pouvoir entre les mains de la bourgeoisie, qui na pourtant joué aucun rôle dans l’insurrection et espérait sa défaite ! De fait, la bourgeoisie ne voulait pas non plus du pouvoir et aurait voulu rétablir la monarchie ! Mais cette solution n’est plus possible : les masses ne veulent évidemment pas du retour du tsar honni qu’elles viennent de faire chuter si facilement. Finalement, les cadets (parti bourgeois libéral), les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks se mettent d’accord pour un gouvernement provisoire dirigé par le prince Lvov, reposant fondamentalement sur Milioukov, chef du parti cadet, véritable axe politique de ce gouvernement, et disposant d’une caution « socialiste » en la personne de Kerensky, nommé à la justice.

Le comité exécutif du soviet de Petrograd, dirigé par les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks, impose le soutien des ouvriers et des soldats au nouveau pouvoir bourgeois-libéral. Ce comité exécutif n’est pas né de la lutte elle-même, comme il était apparu en 1905 pour déclencher et diriger l’insurrection : il s’est constitué pour contrôler et canaliser le mouvement des masses. Mais les différentes fractions des masses révoltées n’ont pas toutes le même niveau de conscience, et il manque de toute façon une réelle direction marxiste révolutionnaire qui ait une influence massive. Les soldats, en particulier, qui sont très majoritairement d’origine paysanne, élisent comme représentants des tribuns petits bourgeois : les « socialistes-révolutionnaires », dont le programme est de rendre la terre aux paysans, obtiennent de loin la majorité des délégués. Le parti cadet n’a en revanche aucun succès. Quant aux partis ouvriers, le parti menchevik a une réelle influence parmi les ouvriers de base. Le parti bolchevik n’a de succès que dans l’avant-garde, et il subit la pression : sous la direction de Staline et Kamenev (Lénine n’est pas encore rentré en Russie), au lieu de combattre fermement sur une ligne révolutionnaire, contre la canalisation-liquidation de la révolution, pour le pouvoir aux soviets, il se rapproche du parti menchevik, se contente d’une lutte de type parlementaire dans le soviet et apporte même dans un premier temps son soutien au gouvernement provisoire ! Sur le terrain des luttes, cependant, les bolcheviks sont sans conteste à l’avant-garde, notamment dans leur bastion du grand quartier ouvrier de Vyborg, et ils se renforcent. En effet, ils sont les seuls à ne pas abandonner les revendications du mouvement ouvrier, notamment la journée de huit heures — laquelle est finalement imposée par les ouvriers au gouvernement provisoire...

Situation de double pouvoir : tout est possible...

La situation politique réelle est donc celle d’un double pouvoir : dans les faits, il y a une concurrence tendancielle entre le gouvernement provisoire, pouvoir officiel et légal, dominé par la bourgeoisie libérale avec une caution « socialiste », d’une part, et le pouvoir du soviet de Petrograd, d’autre part. Si le comité exécutif du soviet, refusant le pouvoir des ouvriers et des soldats, assure dans un premier temps la mise en place du gouvernement provisoire bourgeois, la situation est profondément ambiguë et instable : les masses n’ont aucune intention de quitter la scène politique sur laquelle elles viennent de s’engouffrer avec une telle puissance et de tels succès. D’autant que la conquête de la journée de huit heures libère un temps précieux pour l’action et la réflexion politiques : on se met à se réunir partout, à discuter de tout, à lire ensemble les journaux... C’est une véritable explosion de l’activité et de la conscience politique du peuple...

Mais, pendant ce temps-là, la guerre continue. Partout, les soldats désertent en masse, les troupes se retournent contre leurs propres officiers, l’aspiration à la paix immédiate et sans conditions se déchaîne... Or le gouvernement provisoire, avec le soutien des dirigeants ouvriers et « socialistes », décide de poursuivre la guerre et d’ajourner en conséquence la réalisation des revendications : il veut épuiser la révolution.

(La suite au prochain numéro...)