Article du CRI des Travailleurs n°14

États-Unis : Trois films contre Bush et sa politique... mais sans véritable perspective

Trois films, que l’on peut encore voir actuellement sur certains écrans, Fahrenheit 9/11 de Michael Moore (États-Unis), Le Monde selon Bush de William Karel (France) et Liberty Bound de Christine Rose (États-Unis), ont récemment pris pour thème l’administration américaine sous la présidence de Bush. Ils reviennent sur le 11 septembre 2001 et ce qui s’ensuivit : guerres en Afghanistan et en Irak, mais aussi graves attaques contre les libertés civiques américaines et aggravation de l’autoritarisme gouvernemental… Ces films sont donc très importants et permettent de décrire ce qu’est aujourd’hui la « démocratie » en Amérique, gangrenée par la toute-puissance des hommes d’affaires et des milieux les plus réactionnaires. Mais c’est aussi l’occasion de pointer du doigt ce qu’il faut bien appeler l’absence de perspectives politiques, voire les illusions que ces films, à un plus ou moins grand degré, laissent derrière eux. — Nous reviendrons d’ailleurs plus précisément, dans le prochain numéro du CRI des travailleurs, sur la situation politique aux États-Unis, le programme des différents candidats à la veille de l’élection présidentielle, et les perspectives pour les travailleurs américains.

Fahrenheit 9/11 : un film efficace... mais le vote démocrate comme seule perspective

Le film de Michael Moore s’ouvre sur l’Election Night de novembre 2000 : feu d’artifice, joie, drapeaux. On vit « un rêve », annonce la voix off du réalisateur : Al Gore, le candidat démocrate, a remporté les élections présidentielles, comme l’annonce la plupart des télévisions américaines. Donc, voilà le « rêve » selon Michael Moore : les démocrates au pouvoir… Et pourtant… C’est finalement Bush qui gagne, alors même que l’avance de Gore en nombre de voix est assurée. Pour truquer les résultats, en particulier en radiant des milliers d’électeurs noirs des listes électorales, Bush a bénéficié de la complicité de son frère, gouverneur de Floride, et de certains médias, comme la Fox, détenue par son cousin John Ellis. Le jour de l’investiture se passe particulièrement mal pour celui qui va être intronisé roi du monde, des manifestations gigantesques venant bloquer le passage de la limousine présidentielle. En tout cas, voilà Georges Bush Junior à la tête de l’État, mais avec peu de choses dans la tête, selon la démonstration que veut nous donner le réalisateur. Moore s’attarde longuement à montrer que Bush ne travaille pas, passant davantage de temps dans son ranch du Texas qu’à la Maison Blanche. Certaines scènes sont de fait très drôles, campant Bush en joueur de golf, en plaisancier sur son yacht, en cow-boy, en ami des tatous, bref dans tous les rôle et jusqu’aux plus ridicules, sauf celui de président des États-Unis d’Amérique.

Moore expose alors combien la caste politique dirigeante est liée aux grandes entreprises américaines : Bush père siège dans le conseil de direction de Carlyle Group, consortium englobant des industries d’armement et qui a en particulier fourni une bonne partie de l’arsenal militaire à l’armée américaine en Irak ; Richard Cheney (vice-président) est l’ancien P-DG du groupe Halliburton, premier groupe de services pétroliers dans le monde ; Donald Rumsfeld (secrétaire à la Défense) est membre du conseil d’administration du groupe ADB, grand fournisseur d’armes nucléaires ; Colin Powell (secrétaire d’État, l’équivalent du ministre des affaires étrangères) a appartenu à la direction du groupe Gulfstream Aerospace Corporation ; Condoleezza Rice (conseillère à la sécurité nationale) a été présidente de Chevron, une gigantesque compagnie pétrolière… Bref, c’est le monde des marchands de pétrole et de canons au pouvoir. La famille Bush est par ailleurs très étroitement liée aux « Saoudiens » et tout particulièrement à la famille Ben Laden. On le savait déjà, mais Fahrenheit 9/11, par la convergence des images et des preuves qu’il propose, le confirme de manière irrévocable. En ouverture du film, Moore montre tous ces menteurs d’État en train de se faire maquiller avant leurs passages à la télévision, métaphore de la mise en scène, des mystifications, du maquillage que constitue leur pouvoir.

Le mensonge, donc, tel est l’un des moteurs de la dénonciation du film, mais aussi l’impudence de ceux qui n’ont pour but que de faire du profit. Parmi les morceaux d’anthologie de Fahrenheit 9/11 figure cette séquence montrant un colloque d’hommes d’affaires intitulé « Rebuilding Irak ». L’un des intervenants fait un lapsus, parlant d’ « invasion » de l’Irak, avant de se rattraper et de corriger en un plus politiquement correct « libération de l’Irak ». Mais l’essentiel est bien, dans cette séquence, la façon dont ces patrons expliquent tranquillement que l’Irak est devenu l’un des marchés les plus juteux du monde, quasiment réservé aux entreprises américaines et que celles-ci pourront gagner leur « part du gâteau » : « business, do business », tel est leur unique mot d’ordre, et ils ne s’en cachent pas. La force de frappe du film réside bien dans cette éclatante démonstration du cynisme capitaliste, en contraste avec les images terribles de l’Irak bombardé que Moore ne manque pas de projeter à l’écran.

D’autres scènes encore sont particulièrement frappantes : ce sont celles qui ont trait au recrutement des boys par l’armée américaine. Deux agents recruteurs en grand uniforme militaire viennent ainsi traîner devant les supermarchés pour proposer à des jeunes au chômage ou manquant d’argent pour financer leurs études ou leurs projets, de s’engager. Au total, le film montre à quel point la plupart des « GIs » sont des jeunes issus des familles les plus défavorisées, sans ressources et qui n’ont d’autre moyen pour s’en sortir que de s’engager dans l’armée, au moins temporairement. Une fois en Irak, ces jeunes, des adolescents encore, sont totalement perdus, moralement atteints. Tandis que les uns se réfugient dans la violence extrême — certaines images, hélas bien réelles quant à elles, rappellent ainsi le Kubrick de Full Metall Jacket —, d’autres sombrent dans le désarroi de voir qu’ils viennent semer la mort parmi des innocents. Certains de leurs regards ne trompent pas, dès lors, sur leur détresse.

L’accueil que Fahrenheit 9/11 a reçu aux États-Unis est inédit pour un documentaire. Il recèle de fait de fortes qualités : c’est avant tout un film, qui est certes un documentaire, mais qui sait cependant puiser dans les ressorts de la fiction : il parvient à tenir son spectateur en haleine, lui offre des personnages, lui raconte une histoire. Certains passages sont absolument bouleversants, comme celui qui montre cette mère d’un jeune soldat en Irak, d’abord elle-même très patriote, allant chaque jour accrocher la bannière étoilée sur le mur de sa maison. On la retrouve ensuite alors que son fils est mort en Irak. Et sa douleur, extrême, est montrée avec la pudeur qui s’impose devant ce drame indicible et aussi l’indignation que la politique meurtrière du gouvernement suscite face à de telles souffrances.

Pourtant, il faut déplorer que ce film s’arrête à mi-chemin dans sa dénonciation. Il avait un potentiel explosif, qu’il n’a pas su ou voulu exploiter totalement. Justement parce qu’il aurait pu être non seulement un brûlot, mais encore une arme politique pour la population américaine qui puisse l’aider à lutter contre la classe dirigeante, on peut lui reprocher de laisser au contraire les spectateurs dans le désarroi le plus total : inutile de manifester, de se mobiliser, de faire grève (un mot qui n’existe pas, en l’occurrence, chez Moore). Et surtout, une seule chose reste à faire : voter démocrate, pour que se réalise enfin la scène d’ouverture de Fahrenheit 9/11, le triomphe des démocrates sous une pluie de drapeaux américains avec des acteurs de cinéma « engagés » et heureux. Un vétéran, ancien soldat en Irak, le dit bien : avant, il votait républicain, maintenant il sera un membre du parti démocrate : voilà le seul témoignage recueilli sur le sujet de l’engagement politique. Or, dans le cadre de la campagne actuelle, c’est le message principal que retiendront bien des spectateurs américains. Moore a d’ailleurs participé, cet été, à la Convention démocrate et s’est donc affiché comme un partisan engagé en faveur de ce parti.

Le parti démocrate, une perspective ? Moore se garde bien de dire que Kerry lui-même a voté pour le déclenchement de la guerre en Irak, et que la résolution portant sur le déclenchement de cette guerre a été rédigée par Richard Gephardt, chef de file du parti démocrate au Congrès. Que le Congrès a voté à l’unanimité l’augmentation des dépenses militaires et des déductions fiscales massives aux entreprises. Que Clinton avait lui-même promulgué des lois « antiterroristes » à la suite des attentats d’Oklahoma City. Que tous les sénateurs démocrates sauf un ont voté le Patriot Act liberticide, de même que les deux tiers des députés démocrates. Ou encore qu’au cours des deux mandats de Clinton, les budgets octroyés aux systèmes de santé, Medicare pour les personnes âgées et Medicaid pour le système général, ont diminué respectivement de 171 milliards et 33 milliards de dollars. Que sous ces mêmes mandats de Clinton a été supprimée l’Aid to Families With Dependant Children (crée dans les années 1930). Que sous Clinton a été également abrogée la prolongation automatique des allocations chômage, tandis que, dans le même temps, étaient diminués les impôts des grandes entreprises (en 1997, les impôts sur le capital ont été par exemple abaissés d’un tiers, rien de moins…). Que des grèves importantes ont été brisées par l’administration Clinton, comme dans les chemins de fer en 1994 ou dans la compagnie American Airlines en 1997. Moore indique pourtant, mais en creux seulement, que sans les démocrates, Bush n’aurait pas pu être élu : en effet, le réalisateur projette ces images de députés afro-américains protestant contre l’illégalité de l’élection présidentielle ; tous expliquent devant le Congrès qu’aucun sénateur n’a signé leur réclamation, seul moyen pour qu’une action de contestation des élections puisse être intentée...

Moore montre comment le Patriot Act vient bousculer les paisibles habitudes de groupes pacifiques distribuant dans les rues de Peace Fresno, petite ville de Californie, des tracts en faveur de la paix, et comment ils sont infiltrés par la police. Mais on peut regretter que le réalisateur ne dise pas un mot sur d’autres conséquences de cette loi, en particulier sur les libertés syndicales. Ainsi, la création d’un département de la sécurité intérieure regroupant plusieurs administrations fédérales ôte-t-elle à leurs 170 000 salariés tous les droits à la négociation collective. Au nom de la « guerre contre le terrorisme », l’administration Bush a aussi eu recours, dans le secteur privé, à l’ancienne loi Taft-Hartley (1947) pour briser des grèves, notamment celles qui ont touché deux compagnies aériennes. En décembre 2002, le ministère du Travail a également pris des mesures obligeant les syndicats à rendre compte de toutes les dépenses supérieures à 2000 $ engagées lors de campagnes de recrutement ou de grèves. Tout cela, Moore le passe sous silence, en retenant ce qui l’intéresse de son point de vue, celui au fond d’un petit-bourgeois démocrate, peu concerné par la lutte de classes.

De surcroît, le film présente un certain nombre d’ambiguïtés. On déplorera ainsi ces séquences présentant les « alliés » de la coalition, le rapprochement des Marocains avec des singes notamment. De plus, que signifie ce long passage montrant qu’il n’y a dans certains États que trop peu de policiers et qui sans conteste le déplore ? La solution à la « sécurité » américaine résiderait-elle dans l’augmentation des forces de police ? Si le film est efficace sur bien des aspects, il laisse donc non seulement des regrets, mais aussi de vraies critiques politiques, révélant le caractère fondamentalement petit-bourgeois de son auteur, incapable de comprendre en profondeur la réalité du système capitaliste et de l’État américain.

Le Monde selon Bush : un documentaire rigoureux... mais qui ne s’intéresse qu’à Bush lui-même

Le film de William Karel est bâti très différemment. Il veut moins plaire qu’informer, et pour cela se compose uniquement d’interviews : responsables de la CIA, hommes politiques, journalistes, intellectuels. Son but est essentiellement de démonter tous les mensonges d’État qui caractérisent la présidence de Bush. Le principal étant évidemment celui qui consista à faire croire qu’il existait un lien entre Al Qaïda et l’Irak et que ce pays menaçait la sécurité des États-Unis : dès la semaine qui suivit le 11 septembre, la Maison Blanche et le Pentagone avaient déjà décidé que l’événement pourrait servir de déclencheur à une guerre en Irak (c’est aussi ce que Michael Moore a montré dans son film). Robert Steel, qui travaillait pour la CIA, témoigne dans le film : « Le général Clarke a dit publiquement que le 11 septembre, alors que des Américains se jetaient dans le vide en se tenant par la main, la Maison Blanche l’avait appelé pour lui dire : “Mettez ça sur le dos de l’Irak”. » Pour cela, il fallait inventer les « armes de destruction massive », expression forgée par les conseillers en communication de Bush. Le Monde selon Bush, c’est aussi l’histoire de ce diplomate à qui le gouvernement demanda un rapport en raison de ses compétences sur l’Afrique : il fallait, pour l’administration Bush, démontrer que le Niger avait vendu de l’uranium à l’Irak. Mais le diplomate en question ne rendit pas les conclusions attendues : selon lui, le lien entre le Niger et l’Irak ne pouvait absolument pas être établi. On le traîna alors dans la boue, et en particulier on donna le nom de sa femme, un agent de la CIA, ainsi purement et simplement dénoncée et dévoilée comme telle : du jamais vu dans le monde des services « secrets ». Vient aussi témoigner le Suédois Hans Blix, le responsable des inspecteurs envoyés par l’ONU en Irak, qui, parce qu’il s’obstinait à dire que décidément et sur la base de ses investigations, l’Irak ne possédait pas de telles armes de destruction massive, a été massivement calomnié, les médias américains n’hésitant pas à l’humilier à coups de prétendues « révélations ».

Un portrait de Bush est aussi dressé, remis en perspective dans la généalogie familiale : on apprend ainsi que Prescott Bush, le grand-père de Georges W. Bush, lui-même « républicain », homme politique et homme d’affaires, a soutenu et financé le régime nazi et certaines firmes nazies jusqu’en 1942, en compagnie du « démocrate » Harmann. Un portrait de la petite équipe qui compose l’administration américaine y est dessiné avec beaucoup de précision : on voit là Paul Wolfowitz, Richard Cheney, Condoleezza Rice, Donald Rumsfeld et Colin Powell, qui débite ses mensonges avec peut-être un peu moins d’arrogance que les autres mais qui les débite quand même. Le film montre très bien aussi comment le 11 septembre a constitué un prétexte qui a bien servi l’administration américaine pour limiter les libertés. D’ailleurs, Condoleezza Rice a déclaré lors de son audition devant la commission d’enquête sur les attentats du 11 septembre : « Il faut parfois des événements catastrophiques pour provoquer des changements radicaux. » (1)

Un saisissant passage du film aborde également les relations entre Israël et les États-Unis : en fait, Israël est considéré par une partie de la bourgeoisie américaine comme une sorte de cinquante-deuxième État, et toute une frange de chrétiens intégristes soutient totalement Sharon et l’État d’Israël, au nom de la défense du peuple à qui Dieu a confié la Palestine. On en voit certains spécimens défiler en distribuant de petits drapeaux américains dans les rues de Jérusalem et en chantant des louanges à Dieu, à Israël et aux États-Unis. Dans Le Monde selon Bush, de nombreux thèmes recoupent ceux qu’aborde Michael Moore dans Fahrenheit 9/11 : les collusions politiques et économiques entre la famille Bush et la famille Ben Laden ; la manière dont certains mots ont été indéfiniment repris et diffusés par les différents membres de l’administration américaine : « armes de destruction massive », « arme nucléaire », « ils l’ont, ils l’ont »…. Au total, il s’agit d’un film extrêmement bien documenté, mais qui se consacre principalement à la famille Bush et à son pouvoir, sans réellement ouvrir la perspective à d’autres éléments du système politico-économique américain.

Liberty bound : un film passé sous silence... mais une dénonciation politique plus large du système américain

Enfin, le film de Christine Rose se propose de répondre à la question : « Les États-Unis, fascisme ou démocratie ? » La jeune réalisatrice se veut nuancée : elle montre tout à la fois que des libertés fondamentales existent pour les Américains, et notamment le droit même de faire de tels films, mais elle tente aussi et surtout de cerner toutes les limites désormais imposées aux libertés des habitants de ce pays. Et les témoignages en sont nombreux et éloquents. Dans la ville où la réalisatrice est née, au Texas, les premières caméras de surveillance ont été installées en… 1984. Pris sur le vif, un dialogue est enregistré dans un train entre des policiers et un jeune homme, noir. Celui-ci avait entamé une discussion politique et philosophique avec d’autres passagers. Il est aussitôt dénoncé aux policiers qui, à bord même du train, fouillent ses bagages, le somment de s’expliquer, lui enjoignent de ne plus parler de politique, de ne plus évoquer ses opinions, de ne plus rien dire qui puisse attirer l’attention. Ce jeune homme est consterné. Il craint en outre d’être désormais fiché. Un étudiant témoigne également : dans un stade, parce qu’il a tourné le dos au président Bush au moment où l’on demandait de l’acclamer, il a été mis dehors de son université, menacé de ne pas avoir son diplôme après plusieurs années d’études. D’autres témoignages défilent encore : un homme arrêté parce qu’il venait d’acheter un tee-shirt anti-guerre, un autre condamné à trente-sept mois de prison parce qu’il avait fait une blague sur le nom de Bush-buisson ardent (burning bush). La réalisatrice interroge ensuite, non sans un certain humour dans le choix de cet intervenant, un certain… Michael Moore. En fait, il ne s’agit pas du désormais célèbre réalisateur mais d’un retraité de la Navy. Le FBI vient le voir chez lui, perquisitionne son domicile, l’interroge sur sa famille et ses amis, exige de lui qu’il leur donne son carnet d’adresses, ses médicaments. Son crime ? Avoir adressé à un ami un courrier électronique qui évoquait la politique de son pays. « J’ai l’impression, dit-il, qu’on a violé mon esprit. » La loi sur la sécurité intérieure permet, en effet, que l’on fiche les individus et même, qu’on les place sur écoute, sans plus en référer à un juge fédéral. Un parallèle, par l’image et par le commentaire, est dès lors tracé avec les régimes fascistes. Les États-Unis ne sont pas épargnés par ces traces de fascisme. D’ailleurs, les images de la police venant « encadrer » et réprimer les manifestations sont impressionnantes de violence.

Liberty Bound pose aussi un certain nombre de questions au sujet du 11 septembre : pourquoi n’y a-t-il pas eu d’alerte aérienne ? Pourquoi le maire de New-York Giulani a-t-il fait stocker du fuel dans les tours ? Les images de l’Afghanistan bombardé pendant un an ne sont pas escamotées comme dans le film de Michael Moore. Cette guerre a fait évidemment bien plus de victimes que le 11 septembre. C’était la première armée du monde, le pays le plus puissant du monde, contre le pays le plus misérable, le plus malheureux du monde. De même, les médias à la botte du gouvernement célèbrent le « courage » qu’il a fallu à Bush pour s’attaquer à Saddam Hussein. Du courage, demande la réalisatrice ? Quel courage faut-il à la plus puissante armée du monde pour s’en prendre à un pays dévasté par deux guerres et ravagé par dix ans de blocus organisé par l’ONU, à cause duquel un million d’enfants irakiens sont morts ? — Pendant la guerre du Vietnam, poursuit la voix of de Christine Rose, une affiche d’opposition disait : « La guerre est une bonne chose pour les affaires. Investissez vos fils. » Depuis le Vietnam, rien n’a changé, évidemment. Dans Liberty Bound, il s’agit notamment de réfuter un à un les arguments utilisés pour mener la guerre en Irak : Saddam Hussein est un tyran, il possède des armes de destruction massive. L’Arabie saoudite, « tyrannie des tyrannies » selon l’historien Howard Zinn interviewé dans le film, est pourtant soutenue, et de tout cœur encore, par le gouvernement américain. L’Irak a moins d’armes dites « de destruction massive » que ses voisins pourtant soutenus par l’administration américaine ; Israël et les États-Unis possèdent quant à eux des milliers et des milliers d’ogives nucléaires... Alors, pourquoi cette guerre contre l’Irak ? Avant tout pour le pétrole, selon la réalisatrice, qui rappelle que l’Irak représente 113 milliards de barils du liquide si précieux au système capitaliste. Bien sûr, explique Howard Zinn, ce pétrole, les Irakiens vont le vendre, ils ne vont pas le boire… Le tout est qu’ils le vendent non pas à leur prix, mais au prix qu’en réclament le gouvernement et les grandes firmes américaines.

Le gouvernement américain a décidé de l’intervention en Afghanistan alors même que l’État américain avait auparavant, pendant des années, arrosé les talibans de millions de dollars (124 millions de dollars selon la déclaration du secrétaire d’État Colin Powell lui-même, faite le 17 mai 2001). Quant à l’Irak, l’un des intervenants déclare, en apparence un peu abruptement : « Saddam Hussein, c’est la CIA. » Il s’explique : le gouvernement américain et la CIA ont aidé le régime, en particulier en soutenant S. Hussein dans l’élimination systématique des démocrates et des opposants et en favorisant l’aile droite du parti Baas. À l’écran apparaît une photographie de Donald Rumsfeld et de Saddam Hussein se pavanant ensemble : c’était en 1983.

Des trois, il semble que le film le plus réussi soit aussi celui qui a rencontré le moins d’écho, Liberty Bound. Est-ce un hasard ? Comme documentaire, Liberty Bound a une vraie force : commentaires pertinents, nombreux et divers entretiens, enquête menée avec soin et détermination, juste illustration par des images décisives, quoique souvent très dures, qu’elles soient celles qui montrent les victimes du 11 septembre, ces hommes et ces femmes se jetant dans le vide depuis le sommet des tours jumelles, ou celles de la population afghane bombardée, ou celles encore de ces enfants irakiens atrocement mutilés ou terriblement défigurés, déformés, par l’utilisation de l’uranium. Mais c’est aussi le film qui pose, parfois en filigrane, parfois plus explicitement, la question d’un « changement de régime ». Certes, le propos reste parfois vague à cet égard. Et l’on sera indigné de voir surgir, au beau milieu d’images censées illustrer ce que sont le fascisme et le totalitarisme, une photographie de Lénine et de Trotsky, puis une autre de Trotsky, comme représentants parmi d’autres de la terreur et du totalitarisme. Manque de culture politique évident de la part de la jeune réalisatrice, sans doute davantage encore qu’idéologie explicitement pensée, mais pour autant absolument inexcusable. Catherine Rose affiche ouvertement ses positions « peace and love » et sa référence à Gandhi. Et cependant, des trois documentaires, c’est encore celui-là qui est le moins ambigu quant à la nécessité de changer radicalement de système — Zinn parle de la nécessité d’en finir non seulement avec le gouvernement mais avec le régime et avec le capitalisme lui-même. C’est celui qui prête le moins à l’idée trompeuse selon laquelle il y aurait un espoir à chercher du côté des démocrates. Là où Michael Moore continue, pendant mais aussi après le film, à semer ses illusions sur le parti démocrate, là où Le Monde selon Bush, comme son titre même l’indique, réduit le système politique américain à une famille et aux liens économico-politiques qu’elle a forgés, Liberty Bound indique que le salut n’est pas dans une simple alternance politique. De fait, à plusieurs reprises, il est dit que les démocrates n’étaient en rien différents des républicains bushistes et bouchers : la réalisatrice le prouve en faisant lentement défiler à l’écran la longue et très impressionnante liste exhaustive des pays bombardés par les États-Unis depuis 1945, tous gouvernements confondus. Elle souligne aussi le rejet que le système politique suscite chez les Américains : ils sont désormais un sur deux à ne plus aller voter. Le film signale également que le pays compte deux millions de prisonniers, qu’un enfant sur cinq vit dans la pauvreté, que « la faim, la peur, l’oppression » y règnent... Enfin, il ne plaide pour le recours aux « bonnes » institutions internationales de type ONU : c’est l’ONU qui a infligé le blocus meurtrier qui a saigné l’Irak et qui a tué un million d’enfants en dix ans.

« Ça ne leur [aux Irakiens] plaît pas d’être occupés ; ça ne me plairait pas beaucoup non plus » : une petite phrase parmi toutes celles que George W. Bush prononce avec candeur et cynisme, et que capte Liberty Bound. Mais Bush n’est pas seulement le crétin que ces trois films nous présentent. Il est un représentant de sa classe, et c’est contre cette classe, qui domine le monde, qu’il faut lutter. La seule perspective politique, dès lors, réside dans un changement radical, révolutionnaire, du système, lequel passe par la construction d’une organisation communiste révolutionnaire, et en particulier aux États-Unis, pilier du système impérialiste mondial.


1) Le nationaliste d’extrême droite français Charles Maurras avait parlé, au sujet de l’instauration du régime de Vichy en 1940, de « divine surprise » : celle qui avait permis à la bourgeoisie, entre autres choses, de museler la classe ouvrière, d’arrêter les instituteurs soupçonnés de « socialisme », d’emprisonner les syndicalistes et les militants. De même, c’est bien cyniquement, comme une « divine surprise » que l’administration américaine a regardé le 11 septembre : prétexte à déclencher de vastes opérations impérialistes pour s’emparer de régions entières en Orient et au Moyen-Orient et pour instaurer dans leur propre pays un régime de restriction des libertés.