Article du CRI des Travailleurs n°10

Syndicalisme : « Briser la spirale infernale »

Nous publions ici, comme tribune libre, en raison de son grand intérêt à nos yeux, un article de Claude Luchetta, avec son autorisation, sans évidemment que cette utilisation éditoriale et politique engage son auteur. Claude Luchetta est syndicaliste et membre du comité de rédaction de la Lettre de Liaisons (cf. le site de cette publication : http://site.voila.fr/bulletin_Liaisons/index.html). Cet article est paru dans la Lettre de Liaisons n°85 du 8 janvier 2003, dans le cadre de la préparation d’un des points à l’ordre du jour d’une réunion politique ouverte, organisée notamment par les camarades qui éditent ce bulletin, et qui aura lieu le 1er février 2003. Le Groupe CRI participera à cette réunion sur la base de son orientation et avec ses propres propositions, sur la question du syndicalisme comme sur les autres. Nous y reviendrons en détail dans notre prochain numéro.

Le comité de rédaction du Cri des travailleurs.

« Une stratégie honteuse

Quand le 47e Congrès de la CGT décide de réduire à zéro la représentation des chômeurs au sein de la commission exécutive, il fait un geste fort en direction du MEDEF. Ce geste prend toute sa valeur en ce début de l’année 2004 au moment où des milliers de chômeurs vont perdre la totalité de leurs droits. Il faut rappeler que le 20 décembre 2002 le MEDEF, la CFDT, la CGC et la CFTC signe le protocole permettant le « redressement » de l’UNEDIC. Ce protocole précipite brutalement 200 000 demandeurs d’emploi dans la misère. La direction de la CFDT a joué sa partition comme police de la bourgeoisie au sein du mouvement ouvrier. Mais la direction de la CGT, elle aussi, a pris toute sa place dans le dispositif contre-révolutionnaire. Elle entend signifier au MEDEF que le combat contre le chômage n’est plus sa priorité. Les chômeurs peuvent désormais être abandonnés à leur propre sort. Et d’ailleurs, la CGT ne prétend pas favoriser l’organisation des sans-emploi puisque son objectif est de favoriser « une politique de plein emploi » en appuyant « le patronat employeur de main d’œuvre » (cf. l'interview de Le Duiguou dans Libé du 27/12/03). Bref, la stratégie de la CGT consiste à soutenir une fraction « progressiste » du patronat contre le patronat financier spéculateur et vampirique. Paradoxalement, on retrouve là la vieille stratégie de l’appareil stalinien qui prétendait découvrir une frange progressiste et patriotique de la bourgeoisie pour l’appuyer et brader ainsi l’indépendance du mouvement ouvrier.

Nous savons bien que dans une économie mondialisée, il est grotesque et profondément réactionnaire de vouloir dissocier le capital financier du capital industriel. L’imbrication entre les dimensions productives et financières de la mondialisation du capital constitue aujourd’hui l’élément constitutif du fonctionnement de l’économie de marché. Il n’existe aucune cloison étanche entre la mise en valeur du capital productif et les opérations spéculatives purement financières. « Les capitaux dont les opérateurs financiers assurent la mise en valeur au travers de leurs placements financiers (…)sont nés invariablement dans le secteur productif et ont commencé par prendre la forme de revenus constitués à l’occasion de la production et de l’échange de marchandises et de services » (François Chesnais- La mondialisation du capital –Syros) L’existence d’une bourgeoisie vertueuse et entreprenante est une pure vue de l’esprit servant à justifier une orientation d’abandon des acquis sociaux (retraites, santé, assurance chômage). L’appareil CGT est en panne de relais politique. L’axe Hollande-Thibault est encore fragile et se heurte à de grandes réticences dans la confédération. Le discrédit populaire des partis de la gauche institutionnelle risque également de rejaillir sur la direction de la CGT. D’une certaine manière, le gouvernement a grillé la cartouche Chérèque. Il doit préserver la CGT comme obstacle contre-révolutionnaire principal en cas de coup dur. L’accélération brutale de la lutte des classes peut obliger la direction de la CGT à monter en première ligne. Mais cela nous oblige à revenir sur l’attitude de la direction cégétiste durant le conflit de mai-juin 2003. Il se pourrait que ce conflit constitue une répétition générale.

Ce conflit est marqué par la volonté majoritaire des salariés de trouver le chemin vers la grève générale. Chacun savait, en son âme et conscience, que la question du gouvernement était posée. Aucun gréviste, aucun manifestant ne se faisait d’illusion : tôt ou tard (et le plus tôt sera le mieux) il faudra affronter ce régime. La question sociale se transformait en question politique. Il a fallut que les confédérations ouvrières tendent toutes leurs forces pour boucher toutes les issues et faire refluer le mouvement. La place de la CGT a été centrale dans le dispositif contre-révolutionnaire. La déclaration commune du 7 janvier 03 (CFDT, CGT, CGC, FO, FSU, UNSA) gomme le retour aux 37,5 annuités. Heureusement, les manifestants du 1er février corrigent les carences de cette déclaration ! Le congrès CGT rejette l’exigence du retour aux 37,5 annuités ainsi que l’abrogation de la réforme Balladur. Les permanents descendent dans les dépôts SNCF et RATP le 13 mai pour faire obstacle à la grève reconductible. Le 25 mai, manifestation monstre à Paris. Le cap du million est largement dépassé. Cap symbolique qui peut ouvrir une période d’incertitude politique et ébranler le gouvernement. La CGT annonce d’abord 400 000 participants, puis 600 000. Point. Tout est clair : il faut éviter d’ouvrir la crise du régime. Alors que la grève se poursuit depuis plus d'un mois dans l’enseignement, Thibault continue d’affirmer que … tout ne fait que commencer, qu’il s’agit d’un combat de longue haleine ! Non seulement la direction de la CGT protège le gouvernement mais elle minimise l’ampleur et la profondeur de la mobilisation. En Hte-Loire, par exemple, la direction CGT ne réunit l’ensemble de ses délégués que le 10 juin ! Refusant de mettre en avant le retour aux 37,5, la CGT abandonne les salariés du privé et s’oppose ainsi à l’extension du mouvement gréviste.

Le jeu de la direction CGT était clair depuis le 26 novembre 2002 lorsqu’il a fallu contrer la mobilisation interprofessionnelle. Les fédérations et les unions départementales ont tenté de multiplier les initiatives bidons dans les jours qui ont suivi ou précédé cette date. Même chose en ce qui concerne la FSU qui axe toute sa politique contre le budget, organise une manifestation le dimanche, relativise les questions de la décentralisation et des retraites. Dans la période qui a précédé le mouvement social du printemps 2003, tout a été fait pour émietter l’action, organiser des grèves sans grévistes, des rassemblements sans manifestants…

La CGT garde, dans ses cartons, exactement le même scénario pour la Sécu.

La question de la sécurité sociale

Au nom du syndicalisme de proposition, le 4 pages Santé de décembre 03 parle de « L’urgence d’une réforme de progrès » (tiens, tiens !). Et c’est au nom de ce réalisme que les confédés ont siégé au conseil d’orientation des retraites. Elles ont laissé croire aux salariés qu’une réforme des retraites était nécessaire et que le gouvernement cherchait à négocier Au nom de ce même réalisme, Le Duigou déclare que « le patronat employeur de main d’œuvre a besoin lui d’un système (de santé) qui fonctionne bien ». Le même 4 pages parle des « partenaires sociaux (qui) ont vocation à gérer la sécurité sociale » et des « administrateurs présentés par les organisations syndicales (qui) devraient (…) occuper une position majoritaire dans les CA ». Le patronat n’est plus un adversaire mais un « partenaire ». Refrain, hélas, trop connu ! Où est passée la vieille revendication du mouvement ouvrier de la gestion des caisses de Sécu par les salariés eux-mêmes ? On parle même de faire contrôler l’exécution de la politique de santé publique par « les services décentralisés de l’état (!!), les élus locaux, les associations ». Quelle est ici la légitimité des élus locaux et des associations ? Ne faut-il pas voir de la part de la CGT un renoncement définitif à la réappropriation par les salariés de ce qui n’est que du salaire différé ? Evidemment, la CGT propose (sans doute sur le modèle du conseil d’orientation des retraites ?) la création d’un « Conseil national de la sécurité sociale composé de représentants des partenaires sociaux (eh, oui, encore) traditionnels ». On sait ce que ce genre de conseil a produit sur les retraites. Il ne s’agit plus de défendre un acquis social mais de faire croire qu’une réforme est nécessaire et donc de faire des propositions crédibles (aux yeux du patronat). Et, cerise sur le gâteau, toujours cette obsession qui consiste à flatter un patronat « productif et créateur de richesses ». Selon la CGT : « Il faut établir une logique de gestion qui pénalise les investissements financiers, pour inciter les entreprises à réaliser les investissements productifs créateurs d’emplois (…). La CGT propose : une modulation de la cotisation qui favorise l’emploi qualifié, bien rémunéré et l’investissement dans la création des richesses ». Ite missa est ! Les patrons peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Le gouvernement est prévenu : la CGT fera obstacle à un affrontement majeur qui pourrait être décisif.

L’accord sur la formation professionnelle signé par la direction confédérale, contre l’avis d’une majorité de fédérations, constitue un véritable coup de poignard dans le dos des salariés. Non seulement il décharge le patronat de ses responsabilités et ouvre la voie à l’individualisation de la formation. Mais il intervient dans une période politique exceptionnelle où le gouvernement est plus que jamais affaibli à la suite du mouvement social du printemps et de l’action des intermittents. L’accord de la CGT consacre François Fillon comme Premier ministre potentiel. La direction de la CGT est désormais au centre du dispositif contre-révolutionnaire. Mais cela engendre aussi des turbulences et des contradictions que l’appareil ne pourra pas maîtriser.

L’état du syndicalisme français

Cette stratégie de la CGT s’inscrit dans une période d’affaiblissement considérable du syndicalisme français. La CGT perd la moitié de ses effectifs sur la période 1978-1993. La CFDT perd 35 %, FO au moins 23 %. Le nombre d’entreprises où aucun syndicat n’est présent a nettement augmenté. En 1995, la moitié des CE est gérée par des non-syndiqués. Le recul de l’implantation syndicale a été le plus net dans les secteurs où le syndicalisme était déjà faible. Par exemple, dans le commerce, de 9,6 % en 1973, le taux de syndicalisation est tombé à 1,9 en 1990. Le secteur public a un peu mieux résisté à l’érosion. Aux PTT, les effectifs de la CGT passent de 91 000 en 1978 à 45 000 en 1987. Néanmoins les syndiqués y étaient encore de 29 % en 1990, dont 11 % à la CGT. Aujourd’hui, toutes confédérations confondues, il y a 2 millions de syndiqués (dont 400 000 retraités). Le taux de syndicalisation le plus élevé se situe dans les entreprises publiques (15 % de syndiqués). Le taux le plus faible (moins de 5 %) se trouve dans le commerce, l’agroalimentaire, le textile et le bâtiment. Cet affaiblissement du syndicalisme va de pair avec une grande dispersion. Mais d’autres chiffres sont encore plus inquiétants.

En effet, l’affaiblissement du syndicalisme s’accompagne d’une multiplication du nombre de permanents. Bref, la bureaucratie explose. Ainsi, la CFDT compterait 10 000 militants consacrant l’essentiel de leur temps à l’activité syndicale (entreprises, instances syndicales). Soit 1 syndiqué sur 50 ! 3000 de ces militants travailleraient pour la confédé, les unions régionales ou professionnelles. A la CFDT, les adhérents de base (sans mandats, ni heures de délégation) ne représenteraient que 4 adhérents sur 10. En 1997, les organisations de formation professionnelle ont versé 17 millions de francs à chaque confédération. Dans le même temps, la CGT a perçu 21 millions de cotisations. Les lois Auroux de 1982 ont quasiment institutionnalisé l’organisation syndicale dans l’entreprise en multipliant les espaces de rencontre et de discussion entre la direction et la structure syndicale. Les lois Auroux ont aussi imposé une négociation annuelle sur les salaires par l’intermédiaire du CE, une représentation au CCE des grands groupes, au CA, etc. La contrepartie, c’est que bien des syndicalistes se sont transformés en « permanents de fait ». Il faut savoir qu’à EDF, la direction peut compter sur 15 000 permanents syndicaux pour encadrer 120 000 salariés. Même les mandats de délégués du personnel sont accaparés par les tâches administratives et bureaucratiques réduisant d’autant plus les liens avec les salariés. Non seulement l’appareil syndical s’éloigne des intérêts des salariés et de leurs conditions de vie et de travail, mais le développement de cette bureaucratie est inversement proportionnel à son enracinement dans la classe ouvrière. Des militants honnêtes se transforment insidieusement en bureaucrates carriéristes. Jean-Christophe Le Duigou siège au conseil d’orientation des retraites, au conseil économique et social, au comité intersyndical pour l’épargne salariale, à la commission économique de la nation, au club Confrontations (où l’on retrouve les grands patrons, Francis Mer, DSK, Rocard, Pascal Lamy et les dirigeants de 35 grandes banques et entreprises).

La Ve République a su intégrer les appareils syndicaux aux rouages institutionnels. Ce qui, évidemment, ne signifie pas que le mouvement ouvrier a été détruit. Mais, désormais, toute la stratégie syndicale se réduit au « syndicalisme de proposition » ou au « syndicalisme rassemblé » (en jargon CGT). La CFDT a été à l’avant-garde de cette politique. La CGT s’est engouffrée dans cette même logique. Mais le conflit du printemps sur les retraites et la décentralisation est révélateur de l’impasse de cette stratégie. Le « syndicalisme de proposition » a favorisé la brutalité des attaques gouvernementales en désarmant les salariés. Il faut tout de même souligner que, pour la première fois dans l’histoire du mouvement ouvrier, les confédérations n’ont jamais exigé clairement le paiement des jours de grève et n’ont jamais cherché à négocier cette revendication. L’échec du printemps s’est accompagné d’une humiliation sans précédent des personnels grévistes. Le gouvernement et les confédérations devront en payer la note !

Briser la spirale des défaites

Alors, quelle stratégie élaborer dans un paysage dominé par une CGT « recentrée » et un secteur privé quasiment abandonné par les confédérations ? La crise de la CFDT qui se traduit par des milliers de départs, l’éclatement de la FGTE, des passages significatifs à la CGT (CF : région Auvergne) constitue-t-elle les prémisses d’une recomposition syndicale prometteuse ? Il est vrai que l’émiettement syndical n’est pas attractif. On pourrait penser que la réunification syndicale constituerait une force considérable et encouragerait les mobilisations. Il existe un syndicat unifié et hégémonique en Angleterre et en Allemagne. On connaît les résultats …

L’unification syndicale n’est donc pas une garantie. Elle n’est pas non plus un gage d’indépendance par rapport au gouvernement et aux partis. La bataille pour la réunification syndicale (la CUT) peut-elle être autre chose qu’un horizon ? Cette perspective est sans doute posée par de nombreux militants. Mais elle reste une abstraction pour la majorité des syndiqués et des salariés. La question centrale du syndicalisme français aujourd’hui est bien celle de la reconquête de la classe ouvrière et en particulier de ses secteurs les plus fragilisés. Et c’est bien cette reconquête qui permettra de poser concrètement la question de la Centrale Unique des travailleurs. Question qui ne peut se réduire à quelques manœuvres d’appareils.

Il faut rappeler que les questions de la précarité et du chômage demeurent des questions incontournables. Parce qu’elles concernent le cœur de la société française. Parce qu’elles conditionnent l’avenir de toute la jeunesse. Dans son édition du 3 janvier 2004, Le Monde chiffre à 155 200 le nombre d’emplois industriels détruits depuis le premier trimestre 2002. À l’heure actuelle 80 % des embauches se font sur des jobs d’une durée moyenne de deux mois, n’ouvrant aucun droit à l’allocation chômage. 13 % des salariés (3 millions de personnes) sont livrés au CDD, à l’intérim et à l’apprentissage. Les nouveaux sous-prolétaires du RMA coûteront 2 euros à l’heure à leur employeur et bosseront 20 h par semaine pour un demi-smic mensuel. Sans parler des 850 000 chômeurs à qui on vient de sucrer entre 7 et 14 mois d’indemnités.

On ne peut stopper la spirale de la défaite sans aussi casser les reins d’une bureaucratie syndicale totalement parasitaire. Car c’est bien pour défendre ses propres intérêts que la bureaucratie affaiblit le syndicalisme. Pour cela, il faut faire en sorte que les organisations syndicales renouent avec les préoccupations réelles des salariés. Il faut organiser les plus vulnérables d’entre eux : chômeurs, CDD, intérimaires, contractuels, etc. Il faut aller aux portes des ANPE, des ASSEDIC, dans les quartiers afin de favoriser leur auto-organisation. Cette démarche permettra en même temps de poser réellement le problème d’une véritable réunification syndicale sur des bases de classe. »