Article du CRI des Travailleurs n°8

L'Union européenne : une arme étatique des grandes bourgeoisies du continent contre les travailleurs

Pour comprendre ce qu’est l’Union européenne, il convient de revenir sur son origine, sa fonction, la signification de son élargissement et surtout sur le projet de Constitution européenne qui trace certainement les lignes de son avenir… à moins que les travailleurs d’Europe ne fassent de leur victoire suédoise un premier pas vers la mise en échec généralisée de cette nouvelle attaque majeure contre leurs acquis.

L’origine de l’UE : reconstruire l’Europe sous direction américaine

Pendant quatre décennies, de la fin de la Deuxième guerre mondiale à la chute du Mur de Berlin, la « construction européenne » s’est faite cahin-caha. Laminées par la guerre, les principales bourgeoisies de l’Europe occidentale, conscientes de leur déclin à l’échelle mondiale, ont compris, avec le soutien déterminant des États-Unis, que leur avenir était condamné si elles restaient isolées face à la nécessité de reconstruire leur économie et aux menaces que faisaient peser sur elles la puissance du mouvement ouvrier, malgré la politique de collaboration de classe menée par les dirigeants réformistes staliniens et sociaux-démocrates. Chaque bourgeoisie nationale utilisait alors la CECA (Communauté européenne du charbon et de l’acier), puis la CEE (Communauté économique européenne) pour renforcer son propre poids économique, sans que cela implique une mise en cause de la souveraineté nationale des États. Mais les acquis sociaux concédés par les bourgeoisies à l’issue de la guerre pour éviter la révolution et les multiples instruments de contrôle étatique de l’économie mis en place pendant les « Trente Glorieuses » pour maîtriser et intégrer la classe ouvrière avec la complicité des réformistes, pesaient de plus en plus lourd dans la concurrence internationale. Or celle-ci fut exacerbée dans les années 1970 par la baisse du taux de profit (continue des années 1950 à la fin des années 1970), la fin du système de Bretton Woods mis en place en 1945 (fin de la convertibilité du dollar en or décidée par le président américain Nixon en 1971) et les crises économiques internationales qui éclatèrent en 1974 et en 1979 (tendance à la stagnation combinée à une forte inflation).

Les bourgeoisies passèrent donc à l’offensive à la fin des années 1970, en profitant de l’affaiblissement du mouvement ouvrier provoqué par cette situation de crise (forte progression du chômage, notamment) et surtout par le recul de l’influence de l’URSS et des partis communistes (rupture de fractions significatives de la classe ouvrière avec les PC de plus en plus ouvertement réformistes, marasme de l’ère Brejnev en URSS et « révélations » à grande échelle sur son régime concentrationnaire, regain de puissance corrélatif de la social-démocratie…). Ce fut le triomphe des fractions bourgeoises américaine et européennes les plus ouvertement liées au capital financier (les soi-disant « néo-libéraux »), qui exigèrent des gouvernements (qu’ils soient de droite dure comme en Grande-Bretagne ou sociaux-démocrates comme en France) le démantèlement des acquis sociaux et des instruments de régulation économique dits « keynésiens » de la période antérieure.

Dès lors, la Communauté économique européenne se développa plus rapidement (elle fut rejointe en 1972 par la Grande-Bretagne et l’Irlande, en 1973 par le Danemark, en 1982 par la Grèce, en 1986 par l’Espagne et le Portugal, en 1995 par la Suède, la Finlande et l’Autriche) et surtout les négociations s’accélérèrent pour en faire un vaste « marché commun » dérégulé et déréglementé, aboutissant finalement en 1992 au Traité de Maastricht par lequel fut instituée l’Union européenne proprement dite. En outre, depuis la chute de la bureaucratie du Kremlin, le rôle de gendarme mondial n’incombe plus qu’aux États-Unis, qui se servent de leur hégémonie économique, politique et militaire non seulement pour imposer leurs diktats aux peuples du monde, mais aussi pour faire pression sur les autres impérialismes nationaux concurrents ; d’où les tentatives de fractions de plus en plus importantes des bourgeoisies européennes, notamment en France et en Allemagne, pour renforcer leur union, leur cohésion et leur pouvoir, résister à la pression américaine et essayer de garder leur place dans la concurrence économique et politique internationale.

La fonction de l’UE : diminuer la valeur de la force de travail

La décision de suivre une politique budgétaire et monétaire unique, en adoptant les « critères de convergence » de Maastricht et en créant l’euro, marqua un saut qualitatif dans le processus de « construction européenne ». Désormais, chaque bourgeoisie a renoncé à une part importante de son indépendance, en acceptant d’interdire à son propre État national d’intervenir souverainement dans la gestion de ses affaires économiques et sociales intérieures, en le privant de ces instruments de régulation « keynésienne » par excellence qu’étaient le déficit budgétaire et la politique monétaire.

Depuis le début, la construction européenne s’est faite selon l’axe franco-allemand, dont le but était d’encourager un développement combiné de ces deux capitalismes, qui évite la répétition des conflits. La bourgeoisie allemande en particulier, pour accélérer le processus de dérégulation et de déréglementation indispensable à sa propre compétitivité dans la période actuelle, a accepté de renoncer au mark, qui était pourtant la devise la plus forte de la CEE, et largement répandue dans les pays d’Europe centrale. Du coup, elle subit de manière encore plus violente que les autres pays européens la logique monétariste qu’elle a contribué à imposer à l’ensemble de l’Europe. Son taux de change a été fixé à un niveau trop élevé et, ne pouvant plus jouer sur cette variable, elle est obligée de freiner son économie et de réformer (contre-réformer en fait) son modèle social afin d’ajuster ses coûts réels. Selon The Economist, les critères mis en avant par le gouvernement anglais pour ne pas poser sa candidature à l’euro, justifieraient la sortie de l’Allemagne de l’euro. Cependant, la première économie de l’UE (dont elle représente un tiers du PIB) a non seulement conservé un poids de premier plan au sein de celle-ci, mais encore elle a pu renforcer son influence internationale, et tout particulièrement dans les pays d’Europe centrale et orientale, où elle reste le principal investisseur et pour l’intégration desquels elle a milité avec d’autant plus de ferveur que la libéralisation de leur marché est et sera profitable avant tout à ses propres capitaux et à ses exportations.

Mais le gain pour la bourgeoise française est également certain, puisqu’elle a remplacé le franc, monnaie assez faible qui avait été souvent malmené, par l’euro, censé bénéficier de la force du mark. De plus, la zone euro s’étend aux nombreux pays africains qui utilisent le franc CFA dont la parité avec le franc français (100 F CFA = 1 FF) a été maintenue avec l’euro grâce à la pérennisation de la garantie apportée par la Banque de France. L’intégration européenne de la France (qui représente 20% du PIB de l’UE) ne vient donc que renforcer ses armes impérialistes, ce qui est d’ailleurs indispensable pour elle à un moment où les États-Unis, en particulier, multiplient les tentatives pour battre en brèche ses positions traditionnelles au Maghreb et en Afrique noire.

Cependant, le premier et principal avantage de Maastricht et de l’euro, et cela pour toutes les bourgeoisies nationales de l’UE, c’est d’être un redoutable instrument politique pour diminuer la valeur de la force de travail des salariés. En effet, l’instauration de l’euro a entraîné la disparition des taux de change et d’intérêt relatifs aux monnaies des douze États de la zone euro, et le Traité de Maastricht limite considérablement le droit d’intervention des États dans la politique économique ; dès lors, la seule variable restant pour ajuster les différentes économies de la zone est le salaire, notamment le salaire indirect (Sécurité sociale, retraites, budgets de santé, de logement et d’éducation des États, services publics utiles à la population…). Or cet arsenal européen d’« armes de destruction massive » des acquis sociaux et des services publics au service de la compétitivité des entreprises européennes est d’autant plus indispensable que, depuis 1995, selon l’OCDE, la croissance annuelle de la productivité du travail est sensiblement plus faible en Europe qu’aux États-Unis (+ 1,1% par an contre + 1,8% par an). L’UE doit donc tout faire pour compenser son retard croissant par rapport aux États-Unis par un durcissement de l’austérité salariale. Et cette pression est encore accrue par la baisse du dollar par rapport à l’euro, qui affaiblit les exportations européennes (notamment celles de l’Allemagne, dont l’économie repose essentiellement sur les exportations industrielles).

L’intégration de dix nouveaux pays : cheval de Troie des États-Unis ou renforcement de l’UE ?

On comprend alors que l’UE impose des conditions drastiques à l’entrée des pays candidats, à commencer par les dix qui la rejoindront le 1er juin 2004. Ainsi les futurs membres devront-ils entrer dans le système européen des banques centrales et figer définitivement le taux de change de leur monnaie avec l’euro. De plus, ils ne pourront pas bénéficier de la « clause suspensive » comme la Grande-Bretagne, la Suède et le Danemark (membres de l’UE, mais non de la zone euro), mais ils devront adopter la monnaie unique tôt ou tard (officiellement, entre 2006 et 2009 selon les pays). Selon le projet de Constitution européenne (article III.92), ces États qui resteront provisoirement en dehors de la zone euro devront subir tous les deux ans au moins une évaluation de la convergence de leur situation économique avec celle de la zone euro, ce qui implique une pression terrible sur ce qui reste des maigres acquis des travailleurs de ces pays. Le coût du travail dans ces derniers représentera en revanche un motif décisif pour la délocalisation ou du moins le chantage à la délocalisation des entreprises, notamment celles des pays de l’UE où les acquis sociaux sont encore les plus favorables aux travailleurs. Et cela permettra d’accroître encore les pressions visant au démantèlement de ces conquêtes, selon le modèle d’une spirale infernale imposée par le capital financier et les bourgeoisies européennes…

Certains pensent que l’adhésion de ces nouveaux pays va accroître l’influence des États-Unis en Europe. Ils arguent que la plupart de ces pays sont connus pour leurs sympathies pro-américaines, en particulier le principal d’entre eux, la Pologne. De fait, depuis la chute du Mur de Berlin, les pays de l’ex-bloc soviétique (dont huit figurent parmi les dix) ont cherché à se rapprocher des États-Unis, particulièrement à travers leur adhésion à l’OTAN. Et les deux autres, Malte et Chypre, évoluent depuis toujours dans l’orbite de la Grande-Bretagne, éternel compère des États-Unis. Ainsi, selon l’International Herald Tribune, ces nouvelles adhésions signifieront la fin du rêve d’une UE capable de s’opposer aux États-Unis. Et, de fait, certains de ces futurs membres de l’UE, notamment la Pologne, ont apporté un franc soutien à Bush dans la guerre contre Irak, suscitant l’ire de Chirac et Schröder (1).

Cependant, l’Espagne, l’Italie et les Pays-Bas, qui sont depuis longtemps (et même depuis le début, en ce qui concerne les deux derniers) des constructeurs très actifs de l’Union européenne, ont eux aussi apporté leur soutien à Bush. Ce fait ne saurait donc prouver par lui-même que les nouveaux pays candidats ne seraient que des chevaux de Troie américains utilisés pour torpiller le projet européen des vieilles bourgeoisies du continent. En fait, les bourgeoisies d’Europe centrale veulent se prémunir définitivement de l’expansionnisme russe grâce à des accords de sécurité avec les États-Unis, mais leur histoire, leur culture, leur système de valeur et surtout leurs intérêts économiques (particulièrement liés à l’Allemagne) les poussent à intégrer l’UE. De fait, l’essentiel de leur commerce s’effectue déjà avec l’UE, entre 45% pour la Lithuanie et 68% pour l’Estonie (et plus de 70% pour Malte et Chypre). 10% des importations de la zone euro viennent des nouveaux membres de l’Est. Et les monnaies de la Pologne, de la Tchéquie, de la Slovaquie et de la Slovénie, après avoir été connectées au mark, le sont désormais à l’euro, dont elles suivent de fait les variations, même si elles flottent encore plus ou moins librement. Le forint hongrois est lui aussi indirectement ancré à l’euro, (avec des marges de fluctuation de plus ou moins 15%). Seules les devises estonienne, lituanienne et bulgare sont en currency board contre l’euro. Quant à la seule monnaie d’Europe qui soit ancrée directement sur le dollar, le lei roumain, elle est la devise d’un pays qui, précisément, n’a pas encore été retenu pour entrer dans l’UE. De plus, les entreprises d’Europe occidentale ont de leur côté tout intérêt à l’élargissement, puisqu’il leur permettra d’investir et de produire à bon marché à l’est de l’Europe. Enfin, l’entrée de ces pays dans l’UE dépourvue de barrières douanières internes et la politique douanière commune de l’UE vont permettre d’accroître encore leur degré d’intégration économique avec les autres pays d’Europe, de leur imposer, via les décisions des instances communautaires, une politique douanière unique avec le reste du monde et de développer leurs importations de marchandises produites à l’Ouest.

En un mot, si l’intégration des dix nouveaux pays ne facilitera pas immédiatement la construction d’une Union européenne dotée d’une identité politique unique, ce processus serait resté de toutes façons difficile même sans cette intégration ; en revanche, celle-ci permettra manifestement le développement de l’Union européenne en tant que zone économique intégrée, avec une homogénéité réelle en ce qui concerne le développement du marché et les règles de la concurrence, et avec une hétérogénéité renforcée en ce qui concerne le coût du travail, grâce à une différenciation sociale qui sera un atout pour développer la compétitivité en exacerbant la concurrence entre les travailleurs des différents pays et la pression généralisée sur leurs acquis (2).

Le projet de Constitution européenne : une arme redoutable, à combattre sans ambiguïtés

Le projet de Constitution européenne vise à accélérer ce processus. Il a été élaboré par une soi-disant « Convention pour l’avenir de l’Europe » présidée par Giscard et composée de 105 fonctionnaires ou députés de l’UE et des États. Ce projet a été voté par le « Parlement européen » croupion (3) et il doit maintenant être approuvé, à l’unanimité, par la « conférence intergouvernementale » des chefs d’États et de gouvernements d’ici fin décembre, puis ratifié par les États (par vote des Parlements nationaux ou par référendum) avant la fin juin 2004. Cependant, il n’est absolument pas certain à ce stade qu’un consensus soit trouvé, car la plupart des pays protestent déjà contre un texte qui leur semble aller trop loin dans la mise en cause de leur souveraineté nationale, et voudraient en rester aux règles fixées par le Traité de Nice en 2000.

Le texte est conçu de façon que cette Constitution se substitue à l’ensemble des traités précédents (Rome, Maastricht, Amsterdam, Nice). Son contenu reflète donc dans une certaine mesure une situation déjà existante mais, d’une part, il l’inscrit dans le marbre constitutionnel, c’est-à-dire qu’il confère à ce qui n’était jusqu’à présent que des accords entre États — certes déjà contraignants — la valeur d’un fondement intangible et en principe irréversible ; et, d’autre part, comme nous allons le voir, il étend le domaine de compétence des instances dirigeantes de l’Union (Conseil des ministres et Commission européenne) et il réduit le droit de veto des États membres, c’est-à-dire en fait ce qui restait de leur souveraineté nationale, ramenant à la portion congrue les sphères où ils restent réellement maîtres de leurs propres affaires.

L’adoption de cette Constitution signifierait donc un pas en avant décisif sur la voie de la constitution de l’Union Européenne comme entité juridique et politique autonome, dont les instances dirigeantes soient seules souveraines en dernière instance. Jusqu’à présent, comme nous l’avons rappelé, l’UE était certes déjà en elle-même une arme juridique et politique dans la lutte de classe du capital contre les travailleurs ; mais il s’agit maintenant, du moins pour une fraction de plus en plus importante des bourgeoisies du continent, emmenées par celles de France et d’Allemagne (au prix de tensions accrues avec les autres fractions, notamment celles qui dominent encore en Grande-Bretagne ou en Espagne), de faire de l’Union européenne un véritable État, si l’on définit celui-ci, avec Marx, comme le « conseil d’administration de la classe bourgeoise » en Europe, doté des prérogatives de la souveraineté politique pleine et entière. Le but est de servir au mieux la lutte de classe des bourgeoisies européennes contre les travailleurs européens, mais aussi leurs intérêts collectifs dans le cadre de la concurrence capitaliste internationale. Corrélativement, et même si cette perspective est pour le moment plus lointaine (étant donné l’hégémonie incontestable des États-Unis), il s’agit de faire un pas vers la constitution de l’UE comme puissance politique capable d’agir de façon autonome sur la scène internationale.

Une Europe cléricale

Le « préambule » du texte affirme que celui-ci s’inspire des « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » et parle de « l’élan spirituel » qui a traversé le continent — Giscard ayant précisé au journal italien Corriere della sera du 30 mai, pour ceux qui n’auraient pas compris, que, avec cette notion « d’élan spirituel, il est évident qu’il s’agit de la religion chrétienne ». Même si certains voulaient mentionner explicitement cette dernière, il est clair que ce que les médias ont présenté comme un « compromis » est en fait une capitulation pure et simple face aux pressions du Vatican et des autres Églises chrétiennes : une note commune adressée à la « Convention » de Giscard par la « Commission des épiscopats » et la « Conférence des Églises européennes » (protestante, orthodoxe et anglicane) avait affirmé notamment qu’« une Europe qui méconnaîtrait son propre passé et nierait le rôle de la religion serait considérablement appauvrie » (Le Monde, 3 juin 2003). Même si le projet de Constitution reprend la déclaration 11 du traité d’Amsterdam qui est censée garantir le statut des Églises tel qu’il existe dans les législations nationales, il est clair que le principe de la laïcité de l’État (et de l’école) est plus que jamais fragilisé et menacé dans les pays où il existe. Rappelons d’ailleurs que, depuis le début, le drapeau de l’Union européenne, avec ses douze étoiles sur fond bleu qui ne correspondent absolument pas au nombre des États membres (contrairement au drapeau américain), est une référence explicite au voile de Marie, mère de Jésus, dont les étoiles représentent les douze apôtres… La dimension cléricale et vaticane de la « construction européenne », relayée par la « Confédération européenne des syndicats » (sous la direction des syndicats chrétiens ou d’origine chrétienne comme le CFDT) doit être combattue par les communistes révolutionnaires et les militants laïques en général.

Une arme pour déréglementer et liquider les services publics

Après le préambule, dans la première partie du texte, sont définis les objectifs, les compétences et les institutions de l’UE. L’article 1-3-2 donne le cadre : « L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures (4) , et un marché unique où la concurrence est libre et non faussée. » D’autres articles insistent sur ce socle fondamental : « Les États membres et l’Union agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Le but est même celui d’une « haute compétitivité »... Il en découle que le rôle premier des institutions de l’Union (Commission, Conseil européen, Conseil des ministres, Banque centrale, Cour de justice et subsidiairement le Parlement), le rôle qui relève de leur « compétence exclusive », est « d’établir les règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché » unique européen. Bien sûr, il est précisé pour amuser la galerie (et la Confédération européenne des syndicats, nous y reviendrons) que « l’Union œuvre pour (…) une économie sociale de marché », comme est censée le prouver l’intégration au projet de la « Charte des droits fondamentaux » adoptée par le sommet de Nice en 2000, qui définit des « garanties » tellement minimales qu’elle sont presque toutes inférieures à celles qui existent aujourd’hui dans les lois nationales des différents pays…

Dans ce cadre, le texte entend consacrer définitivement le terme de « services d’intérêt général » (SIG), afin de substituer à la notion de service public un concept vague qui ouvre grand la porte aux entreprises privées et semi-privées (article III.6). Le Livre Vert sur les services d’intérêt général publié par la Commission européenne en donne la définition suivante : « Le SIG est un service rendu au public, pour lequel les opérateurs peuvent revêtir la forme d’une administration, soit d’une entreprise publique, soit d’une entreprise privée, soit d’une entreprise d’économie mixte, soit d’une entreprise intercommunale » ; en d’autres termes, « le fait que les fournisseurs de service d’intérêt général soient publics ou privés n’a pas d’importance dans le droit communautaire » ; néanmoins, il y a bien une préférence, car n’oublions pas que, depuis la nuit des temps, « le marché assure habituellement la répartition optimale des ressources au bénéfice de l’ensemble de la société » (art. 22 du Livre vert). Il en découle que, selon l’article III-55 du projet de Constitution, « les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux dispositions de la Constitution (…). Les entreprises chargées de la gestion des services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union. » En d’autres termes, les monopoles des entreprises nationales publiques seront désormais interdits — ce qui implique et impliquera dans les faits leur privatisation (5).

Des institutions anti-démocratiques

Les instances de l’UE ne sont pas élues et contrôlées par les citoyens. Pourtant, elles seront désormais seules souveraines dans la plupart des domaines de la politique économique et sociale, les États nationaux devenant de simples rouages de leurs décisions : l’UE « coordonne la politique des États membres » ; « la Constitution et le droit adopté par les institutions de l’Union dans l’exercice des compétences qui lui sont attribuées ont la primauté sur le droit des États membres » ; « les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l’exercer »… Le principe de la souveraineté populaire n’est plus reconnu, comme il l’est formellement dans la plupart des constitutions des États modernes. Seule la Commission européenne, non élue, a l’initiative des lois : celles-ci « ne peuvent être adoptées que sur proposition de la Commission »  (art. 25). C’est-à-dire que les élus des Parlements nationaux (y compris ceux du Parlement européen) ne peuvent pas proposer eux-même directement les lois du niveau supérieur, les plus contraignantes, appelées « lois européennes ». Celles-ci sont définies comme des « acte(s) législatif(s) qui lie(nt) tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances intermédiaire la compétence quant au choix de la forme et des moyens ». En d’autres termes, la loi européenne est « obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre » (art. 32). Dès lors, les élus des États nationaux, comme ceux des régions, ne peuvent prendre de décisions que sur les moyens à mettre en œuvre pour exécuter les lois européennes. Pour l’essentiel, la compétence propre des États nationaux se ramène désormais à « maintenir l’ordre public » et « sauvegarder la sécurité intérieure » (art. 1.5.1.). L’essentiel des prérogatives sociales, éducatives et de santé doivent quant à elles être transférées aux régions et aux communes (cf. sur ce point l’article ci-dessous sur la décentralisation en France). D’ailleurs, même dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence, l’Union peut intervenir directement : « En vertu du principe de subsidiarité, dans les domaines qui ne relèvent pas de sa compétence exclusive, l’Union intervient seulement et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent pas être atteints de manière suffisante par les États membres tant au niveau central qu’au niveau régional et local mais peuvent, en raison des dimensions ou des effets de l’action envisagée, être mieux atteints au niveau de l’Union » (art. 1.9.3.).

La question du fonctionnement institutionnel

Le projet de Constitution prévoit en même temps un bouleversement des règles de fonctionnement de l’UE, c’est-à-dire de ces instances dirigeantes, telles qu’elles ont été fixées par le Traité de Nice en 2000. Jusqu’à présent, et pour encore un an, la Commission européenne comptait deux commissaires nommés par les États les plus peuplés (Allemagne, France, Italie, Royaume-Uni) et un seul pour les autres. Le Traité de Nice, qui sera appliqué sur cette question pour la première fois lors du renouvellement de la Commission européenne à l’automne 2004, prévoit que chaque État n’envoie plus désormais qu’un seul membre (de sorte que 6 commissaires représenteront 75% de la population de l’UE, et 19 les 25% restants) ; mais il indique également que cette règle devra être modifiée pour obtenir une instance plus légère dès que l’UE comptera 27 membres, c’est-à-dire peut-être en 2007, si les candidatures de la Roumanie et de la Bulgarie sont retenues. Or les « grands pays » souhaiteraient revenir sur ce principe d’égalité qui n’avait été concédé qu’en vue de l’élargissement : c’est sur la base de cet accord que chaque gouvernement des nouveaux États a fait ratifié par « son » peuple l’adhésion à l’UE. Giscard et ses acolytes proposent que, à partir de 2009, la Commission soit réduite à 15 membres, avec un système de rotation complexe privilégiant les pays les plus peuplés. En ce qui concerne le Conseil européen et le Conseil des ministres (instances qui représentent les États membres dans l’UE, et qui définissent le mandat de la Commission, laquelle est l’exécutif proprement dit de l’UE), la situation prévue par le Traité de Nice est la suivante : certaines décisions concernant les domaines jugés les plus importants ne peuvent être prises qu’à l’unanimité et les autres le sont à la majorité simple ; dans ce second cas, le nombre de voix par pays a été fixé par des compromis du passé : l’Espagne et la Pologne, par exemple, disposent de 27 voix pour moins de 40 millions d’habitants, alors que la France et l’Allemagne en ont chacune 29 pour respectivement 60 et 80 millions d’habitants. Or Giscard et Cie veulent aller plus loin dans la mise en cause de la souveraineté des États, d’une part en levant l’obligation d’unanimité pour 27 des domaines politiques qui la requéraient jusqu’à présent (la libre circulation des travailleurs, certaines dispositions de la sécurité sociale, les affaires culturelles — sauf l’audiovisuel et les cas où la « diversité culturelle » est menacée —, l’éducation, la santé, les nouvelles missions de la Banque centrale européenne, la coopération entre les polices et les juge des États-membres, certaines décisions concernant les affaires étrangères, la défense et la sécurité de l’UE, etc.) ; et, d’autre part, en instaurant la procédure dite « de la majorité qualifiée », destinée à faire adopter des lois européennes (proposées par la Commission) par le vote au Conseil des ministres des représentants de seulement la moitié des États membres, pour peu qu’ils rassemblent plus de 60% de la population de l’UE. Cela réduirait les domaines de souveraineté de tous les États, mais diminuerait en outre le poids relatif actuel de l’Espagne et de la Pologne, (et romprait par ailleurs l’égalité de la France et de l’Allemagne, qui existe depuis l’origine de la CEE, et que Chirac avait défendue mordicus à Nice). Quant au Parlement, il n’est pas question de revenir sur son rôle de simple chambre d’enregistrement des décisions de la Commission et du Conseil des ministres, mais la « Convention » de Giscard propose que le nombre de députés de chaque pays soit « dégressivement proportionnel » à sa population.

Bref, il n’est pas dit à ce stade que ces articles du projet de Constitution européenne qui concernent la réforme des deux principales instances politiques de l’UE soient adoptés. Pour le moment, la majorité des États membres ont formulé des désaccords, en particulier l’Espagne, mais aussi le Royaume-Uni, la Suède, le Danemark. De leur côté, les nouveaux entrants (notamment la Pologne et la République tchèque) sont réticents à modifier les règles du Traité de Nice sur la base desquelles ils ont négocié leur adhésion. Le dilemme des uns et des autres est donc le suivant : ou bien ils acceptent la transformation de l’UE en une force politique et juridique unifiée et homogénéisée, qui leur permettra à la fois d’être plus puissants sur le marché mondial et plus efficaces dans la lutte de classe intérieure contre les travailleurs  ; mais alors il leur faut renoncer à une partie de leur poids relatif dans l’UE et à leur souveraineté nationale, renforçant d’autant le poids des grands pays, à commencer par la France et l’Allemagne — mais aussi l’Italie qui, par delà ses désaccords internationaux avec les deux premiers, est comme eux une chaude partisane du projet de Constitution. Ou bien les bourgeoisies nationales refusent de laisser diminuer leur poids relatif dans l’UE et mettre en cause leur souveraineté nationale, en tablant sur leurs intérêts extra-européens (l’Amérique latine pour l’Espagne, le Commonwealth et les anciennes colonies britanniques pour le Royaume-Uni, les forts liens politiques avec les États-Unis pour la Pologne…) ; mais alors ils risquent de rester en marge d’un renforcement de l’UE qui a aussi ses avantages et qui, même de manière plus difficile, se fera de toute façon sans eux, car l’Allemagne, la France, l’Italie, le Benelux, l’Autriche… ont trop intérêt à aller jusqu’au bout de la construction de cette Union européenne.

Vers une Union européenne impérialiste unifiée ?

Enfin, le projet de Constitution européenne entend franchir un pas supplémentaire vers la constitution d’une « Europe de la défense », qui n’a été jusqu’à présent qu’embryonnaire car les intérêts des différents États impérialistes nationaux restaient divergents ou du moins différents : en effet, les « zones d’influence » internationales des uns et des autres ne se recoupent pas et, malgré l’internationalisation croissante du capital financier, la capitalisation des grandes entreprises européennes reste encore à dominante nationale (sauf lorsque des motifs essentiellement technologiques ont poussé à la constitution d’entreprises bi- ou trinationales, comme Airbus ou Ariane). Cependant, l’UE pousse à restructurer les entreprises dans le sens d’une complémentarité plutôt que d’une concurrence directe, comme le prouve par exemple le récent conflit Alstom-Siemens qu’elle a arbitré en ce sens. Et surtout, sur la scène internationale, comme l’ont montré les récentes négociations de l’OMC, les différentes bourgeoisies nationales d’Europe, à commencer par les plus puissantes, ont intérêt à s’unir pour imposer leurs intérêts communs aux pays coloniaux et semi-coloniaux, et parfois pour les défendre ensemble contre les États-Unis. En particulier, le développement du libre-échange, la diminution des barrières douanières et des mesures protectionnistes, sont un objectif commun des gouvernement de l’UE. Par exemple, le « Plan d’action du Partenariat Économique Trans-atlantique », préparé par la Commission et adopté le 9 novembre 1998 par le Conseil des ministres européens, vise à créer progressivement une zone de libre-échange transatlantique, en particulier pour les services, et à permettre aux pays de l’UE de peser tous ensemble dans leurs négociations à l’OMC, aussi bien en s’alliant avec les États-Unis contre les pays dits « en développement » qu’en étant capables, le cas échéant, de faire front commun contre les appétits excessifs du géant américain. C’est sur cette base que, le 25 octobre 1999, les quinze pays de l’UE n’ont guère eu de mal à faire valoir leurs intérêts communs en se mettant d’accord sur un mandat unique confié au Commissaire européen pour les négociations à l’OMC (en l’occurrence, un chèque en blanc pour libéraliser tous azimuts). Et, après l’échec du troisième sommet de l’OMC à Seattle, ce mandat a été reconduit pour la conférence de Doha, en novembre 2001, au cours de laquelle l’alliance des États-Unis et de l’UE en tant que telle (représentés respectivement par Zoellick et Lamy) a permis des avancées majeures dans le domaine de la libéralisation des services, faisant céder les « pays en développement ». De même, l’UE a défendu ses intérêts particuliers en passant avec les États-Unis, avant la conférence de Cancun, un « accord bilatéral » engageant les deux parties à diminuer légèrement leurs subventions agricoles respectives et à faire front commun sur la question des services face aux « pays en développement »…

Cependant, il est indéniable que l’hétérogénéité persistante de l’UE ne lui permet pas de multiplier les accords bilatéraux aussi facilement que les États-Unis, d’où son insistance pour aller vers un accord multilatéral, alors que les Américains n’en font pas un objectif prioritaire ou du moins savent jouer sur les deux tableaux de manière complémentaire, comme l’a montré la récente conférence de Cancun, dont les États-Unis repartent avec plus de gains que les Européens. Dès lors, une renforcement de l’unité et de l’homogénéité de l’UE est une priorité pour les auteurs du projet de Constitution. Certes, on est encore loin de la constitution de l’Union Européenne en une force politique impérialiste homogène, capable de faire jeu égal avec les États-Unis dans la concurrence économique internationale — sans parler du maintien de l’« ordre » mondial. Cependant, l’affaire de la guerre en Irak comme la discussion en cours sur l’élargissement du Conseil de sécurité de l’ONU, avec notamment la proposition chiraquienne qu’un poste de membre permanent soit attribué à l’Allemagne, montrent qu’une fraction des bourgeoisies européennes, en l’occurrence celle qui domine dans les deux États les plus puissants de la zone euro, voudraient accélérer le processus de constitution d’une Europe impérialiste unifiée (à la grande joie, manifestement, du PCF (6)). Certes, pour le moment, d’autres États impérialistes de l’UE s’opposent à cette évolution, comme l’a montré la division qui a éclaté lors des préparatifs de la guerre contre l’Irak (division qui, rappelons-le, portait uniquement sur les moyens, les formes et les délais, et non sur les buts de la guerre, à savoir la soumission de l’Irak aux diktats de l’impérialisme). Cependant, un pas serait manifestement franchi si le projet de Constitution était adopté : celui-ci prévoit que certains aspects des affaires étrangères des États européens seront pris en charge directement par l’UE et sa Commission et il affiche clairement l’objectif d’une « politique de sécurité et de défense commune », même s’il ajoute bien sûr qu’elle « sera compatible avec la politique arrêtée dans le cadre de l’OTAN ».

La position des communistes révolutionnaires internationalistes

Les communistes révolutionnaires internationalistes doivent non seulement être à l’avant-garde du combat pour la défense des conquêtes ouvrières, contre les licenciements et les fermetures d’usine, mais également dénoncer clairement l’Union européenne en général et son projet de Constitution en particulier, sans jamais cesser de rappeler que leur objectif politique est bien la destruction de cette Union européenne en tant que telle comme de tous les États bourgeois nationaux. Il ne saurait y avoir la moindre ambiguïté sur ce point : il est donc hors de question aussi bien de défendre les vieilles nations bourgeoises impérialistes et de recourir à des arguments nationalistes et protectionnistes, que de prétendre construire « une autre Europe » capitaliste, soi-disant plus « sociale » et plus « humaine ». Car seule est réellement anti-capitaliste la lutte de classe du prolétariat et des opprimés pour en finir avec les rapports sociaux capitalistes et leurs structures étatiques quelles qu’elles soient (nationales ou supranationales). Seule est réellement progressiste la lutte de classe pour la révolution socialiste, que le développement mondialisé des forces productives accompli par le capitalisme lui-même a rendue depuis longtemps et rend chaque jour davantage objectivement possible et historiquement nécessaire (7). Et seule est réellement internationaliste la lutte de classe qui s’inscrit d’emblée dans une perspective internationale d’union organisée des travailleurs d’Europe et du monde, avec l’objectif clair de la prise du pouvoir dans chaque État national, comme condition de la nécessaire internationalisation immédiate de la révolution socialiste, et en particulier des États-Unis socialistes d’Europe. C’est dans cet objectif clair que doivent être clairement avancés, dans les conditions particulières de la France, les mots d’ordre immédiats suivants :

Non à ce projet de Constitution européenne, qui n’est pas amendable !

CGT, FO, FSU, UNSA, G10, prononcez-vous contre ce projet, exigez l’arrêt de sa discussion et de sa mise en œuvre ! Mobilisez les travailleurs, réalisez un front unique pour lui faire échec !

• PCF, LO, LCR, PT, vous prétendez être contre ce projet : utilisez vos positions syndicales, mobilisez vos militants, vos réseaux de sympathisants pour le combattre ensemble, pour le dénoncer auprès de l’opinion populaire et ouvrière, pour imposer le front unique des organisations ouvrières, pour lui faire échec ! Pour cela, cessez le double langage collaborationniste (PCF), la sous-estimation économiste de l’UE (LO), le souverainisme nationaliste (PT) et l’opportunisme « altermondialiste » « 100% à gauche » (LCR) !


1) On se souvient notamment que, en décembre 2002, en pleine préparation de la guerre contre l’Irak et quinze jours après la décision du Conseil de Copenhague de l’intégrer dès juin 2004, la Pologne décidait d’acheter des avions militaires américains au détriment d’avions européens, le ministre de la défense polonais déclarant : « La Pologne est aussi proche des USA que de l’Europe. »

2) Le PCF use d’un art consommé du double langage couvrant sa capitulation, lorsqu’il déclare, par la voix de son spécialiste de affaires européennes, Gilles Garnier : « Les peuples de ces 10 pays espèrent que leur entrée dans l’Union alignera par le haut leurs droits sociaux et démocratiques. Nous devons porter avec eux ces revendications. (…) Comme le dit fort justement Francis Wurtz : ‘En s’élargissant l’Union européenne doit changer elle-même.’ Ne nions pas les craintes qui s’expriment mais sachons dire clairement que ce n’est pas le principe de l’élargissement qu’il faut combattre, mais la manière dont il a été mené et voulu. Nous avons à renforcer nos liens de solidarité avec les peuples d’Europe centrale et du sud parce qu’ils ont aussi des droits à gagner. » (Rapport devant le Conseil national du PCF, 27 juin 2003.) Selon un article d’ailleurs excellent d’Albert Savani paru dans Prométhée, revue de la Gauche communiste, 3e trimestre 2003, Gilles Garnier a dit également : « Nous proposons une aide exceptionnelle de l’Union, en particulier économique, pour permettre à chaque pays candidat de se préparer à l’entrée dans l’Union. » Mais, à quoi servent les millions d’euros d’« aides » de l’UE aux pays candidats, sinon à la restructuration et à la déréglementation généralisée de leurs économies, et en particulier de leurs systèmes de protection sociale ? — À l’autre extrême, le CCI-PT lambertiste dénonce l’élargissement avec des arguments réactionnaires, vulgairement nationalistes et protectionnistes : constatant qu’il va permettre de faire baisser le coût du travail à l’Ouest et d’accélérer le démantèlement des conquêtes sociales, il croit pouvoir combattre cette loi nécessaire du système capitaliste (qui, par sa nature même, ne peut pas ne pas tendre à aggraver constamment la concurrence entre les travailleurs), en engageant toutes ses forces pour… « défendre la nation » menacée de démantèlement et préserver les « relations établies » en Europe ! Dans la Lettre de la Vérité (4-pages hebdomadaire du CCI) n°299, on lit que l’UE est un « cadre de dislocation des nations et du continent européen » et qu’elle « disloque l’ensemble des relations établies ». Informations ouvrières, le journal du PT, précise le 8 octobre que « l’élargissement de l’Union européenne n’est rien d’autre que l’effondrement programmé des bases industrielles de la ‘vieille Europe’ et l’élargissement de la misère à tous ». Ainsi, sous le prétexte fallacieux et anti-marxiste d’une prétendue auto-destruction du capitalisme, les militants ouvriers devraient se donner comme objectif politique la défense des nations bourgeoises et des « relations sociales établies », c’est-à-dire des rapports sociaux capitalistes existants ! En voilà une perspective politique, et une bonne !

3) Ont voté pour : les députés de droite, les députés socialistes, sociaux-démocrates et travaillistes et les Verts des différents pays. Ont voté contre : les députés du Parti pour la refondation communiste d’Italie, ceux des ex-PC scandinaves, du PCF, de LO et de la LCR. Se sont abstenus le PDS allemand (ex-SED, parti de l’ancienne bureaucratie est-allemande), la Gauche Unie espagnole (coalition où domine l’ex-PCE), ainsi que certains députés de la liste « Bouge l’Europe » qui avait été constituée en 1999 avec le PCF. (Source : Rouge, 25 septembre 2003, p. 11 ; soit dit en passant, l’auteur de cet article, Alain Krivine, se garde bien de rappeler que la majorité des amis allemands de la LCR sont membres du PDS et que ses amis espagnols font partie de la Gauche unie...) — Rappelons cependant que si, pour le PCF, « il faut dire ‘non’ à cette constitution-là », il n’en reste pas moins que, « oui, il faut un nouveau traité qui fixe les compétences et le rôle de chacune des institutions de l’Union et principalement le conseil, la commission et le parlement afin que les citoyennes et les citoyens de l’Union sachent réellement où se prennent les décisions et quels sont leurs droits et capacités d’intervention », c’est-à-dire en clair qu’il faut accepter le cadre de l’UE et de chacune de ses institutions, en les rendant simplement plus « transparentes », tout cela avec rien de moins que « la volonté de démocratiser l’Union » (sic, rapport déjà cité de Gilles Garnier).

4) Rappelons que, si les frontières intérieures disparaissent, les frontières extérieures, elles, ne cessent de se renforcer, construisant rapidement l’« Europe-forteresse » interdite aux immigrés. Ainsi vient récemment d’être inauguré sur le rocher de Gibraltar un petit bijou technologique qui est revenu à 142 millions d’euros et qui consiste en un système de vidéo-surveillance (radars, caméras, détecteurs électroniques…) d’une ampleur et d’une sophistication inimaginables. Des équipes de police comprenant des hélicoptères, des vedettes et même des navires de l’OTAN sont en alerte permanente pour se lancer à la poursuite des migrants clandestins qui essaient de passer d’Afrique en Europe… Ce système va encore aggraver la mortalité de ces hommes et de ces femmes prêts de toute façon à prendre tous les risques possibles pour fuir la misère de leur pays. Le nombre de noyades était déjà deux fois plus important dans les huit premiers mois de 2003 que sur toute l’année 2002.

5) Il faut donc être très clair : la défense des services publics passe nécessairement par le rejet de la notion même de « service d’intérêt général » qui a été créée pour justifier leur destruction. On ne peut que condamner avec la plus grande fermeté la confusion savamment entretenue par le PCF qui, par la bouche de son chargé des affaires européennes, déclare : « L’Union européenne emploie la notion de Service d’Intérêt Général. Cette notion pourrait devenir la nôtre si nous en déterminons bien le contenu. Actuellement les services publics sont toujours considérés comme une exception aux règles ‘normales’ de concurrence. Ils font l’objet d’attaques de l’Europe et de l’OMC. (…) Nous défendons une vision des services publics comme une véritable colonne vertébrale de la construction européenne. » (Rapport déjà cité de Gilles Garnier, 27 juin 2003.) Faute d’une positon claire sur le statut juridique des services publics, le PCF s’inscrit ainsi entièrement dans le cadre du Traité d’Amsterdam, dont l’article 16, qui ne va évidemment pas clamer l’objectif de briser les services publics, détermine en des termes analogues « l’accès aux services d’intérêt général tel qu’il est prévu par les législations et pratiques nationales, conformément au traité instituant la Communauté européenne, afin de promouvoir la cohésion sociale et territoriale de l’Union ». — Cette ligne de confusion délibérée du PCF est reprise par la FSU, dont la direction est proche de ce parti, et qui écrit dans sa revue mensuelle Pour d’octobre 2003 (p. 22) : « Face aux conséquences souvent désastreuses [de « l’offensive généralisée contre les services publics » aux États-Unis et en Europe], mais aussi pour répondre aux mobilisations massives dans plusieurs pays européens en particulier en 1995, les dirigeants de Bruxelles ont dû faire des concessions. Le concept de Service d’Intérêt Économique Général (SIEG) a donc fait son apparition dans certains traités. » La direction de la FSU ose ainsi présenter la notion qui a été forgée spécialement pour détruire les services publics comme une « concession » des technocrates européens, comme une victoire de la résistance des travailleurs ! Une fois de plus, elle fait preuve ainsi d’un art hors pair du double langage et de la tromperie de ses adhérents.

6) Cessant d’être simplement réformiste, la position de ce parti devient ouvertement pro-impérialiste, puisqu’il est à « l’avant-garde » du combat pour faire de l’Union Européenne une force politique autonome sur la scène internationale, capable de faire concurrence aux méchants États-Unis en se mettant derrière le courageux Chirac au service de la gentille ONU dans le but d’être « écoutée dans le monde » grâce à une politique étrangère commune incluant rien de moins que la « coopération militaire » et des opérations « de défense » ! Qu’on en juge par ces passages du rapport de Gilles Garnier déjà cité : « La politique hégémonique et belliciste américaine plaide (…) pour que l’Europe parle d’une seule voix forte face à la politique des États-Unis. La position de la France et de l’Allemagne sur la guerre en Irak a relancé le débat sur une politique étrangère voire d’une coopération militaire européenne. (…) Si des actions communes de l’Europe en matière de politique étrangère doivent exister, elles peuvent exister aussi en matière de défense mais elles ne doivent se faire que dans le cadre d’une mission confiée par l’ONU. (…) Nous ne pouvons ni ne devons nous satisfaire de ce monde où les États-Unis se sentent investis d’une mission universelle. (…) Les pays en voie de développement veulent sortir de ce tête-à-tête avec les États-Unis qui les rend plus dépendants jour après jour. Ce que nous proposons devrait permettre à l’Europe d’entamer un nouveau dialogue avec les pays du Sud dénué de volonté de domination mais de coopération réelle de réciprocité. C’est pour cela que l’Europe doit aussi regarder vers le Sud. (…) Ce que les peuples d’Europe et du Monde attendent, c’est une Europe pôle de paix, de justice, de coopération avec le tiers monde. Ils attendent de l’Europe un autre modèle de relation que celui de la domination et de l’arrogance. C’est en défendant ce point de vue que l’Europe sera écoutée dans le monde. » (Sic !)

7) Bien évidemment, quelqu’un comme Lénine, par exemple, n’avait pas prévu que la révolution socialiste serait liquidée par la bureaucratie stalinienne et par là même reportée à une époque bien plus lointaine que ce qu’il espérait en tant que militant. Mais, théoricien marxiste, il n’en avait pas moins parfaitement compris que le capitalisme continuerait de se développer s’il n’était pas renversé à l’échelle mondiale, car il est dans la nature même de ce système de développer les forces productives pour réaliser l’accumulation. Ainsi écrit-il par exemple, dans un texte de décembre 1915 servant de préface à L’Économie mondiale et l’impérialisme de Boukharine (éd. Anthropos, 1971, p. 6) : « Peut-on (…) contester qu’une nouvelle phase du capitalisme, après l’impérialisme, savoir : une phase de surimpérialisme, soit, dans l’abstrait, ‘concevable’ ? Non. On peut théoriquement imaginer une phase de ce genre. » Bien sûr, Lénine ajoute que, à l’heure de la guerre impérialiste mondiale qui ouvre une période révolutionnaire, « en pratique, si l’on s’en tenait à cette conception, on serait un opportuniste qui prétend ignorer les plus graves problèmes de l’actualité pour rêver à des problèmes moins graves, qui se poseraient dans l’avenir. En théorie, cela signifie qu’au lieu de s’appuyer sur l’évolution telle qu’elle se présente actuellement, on s’en distrait délibérément pour rêver. » Il insiste néanmoins : « Il est hors de doute que l’évolution tend à la constitution d’un trust unique, mondial, englobant toutes les entreprises sans exception et tous les États sans exception. » Seulement, pense-t-il, « l’évolution s’accomplit en de telles circonstances, à un rythme tel, à travers de tels antagonismes, conflits et bouleversements — non pas seulement économiques, mais politiques, nationaux, etc. — qu’avant d’en arriver à la création d’un unique trust mondial, avant la fusion ‘surimpérialiste’ universelle des capitaux financiers nationaux, l’impérialisme devra fatalement crever et le capitalisme se transformera en son contraire [en socialisme]. »