Article du CRI des Travailleurs n°8

Forum social européen : entre illusion et collaboration

Le Forum social européen (FSE) aura lieu du 12 au 16 novembre à Paris, Saint-Denis (93), Bobigny (93) et Ivry (94). Après le succès du rassemblement du Larzac au mois d’août, les organisateurs attendent des dizaines de milliers de personnes, dont plusieurs milliers de participants étrangers (le FSE de Florence à l’automne 2002 avait rassemblé 60 000 personnes venues de plusieurs dizaines de pays). Il sera structuré autour de cinq thèmes : « contre la guerre ; contre le néolibéralisme ; contre la logique du profit ; contre la marchandisation ; contre le racisme et l’Europe forteresse ». Ses principaux organisateurs officiels sont ATTAC,  la Confédération paysanne, les syndicats de salariés et les ONG.

Le FSE refuse le combat politique pour le pouvoir…

Mais en fait, la direction politique comme la préparation technique est assurée tout autant sinon plus par le PCF, les Verts, la LCR, Socialisme par en bas (Speb), etc., qui mobilisent pour l’occasion tous leurs militants. Cela n’est qu’officieux car le FSE interdit aux partis politiques d’y participer en tant que tels, au nom d’un « refus de la récupération » d’autant plus hypocrite que celle-ci doit précisément passer dès lors par des chemins cachés ; ce qui correspond d’ailleurs aux vœux des organisations politiques en question, comme par exemple le PCF, qui explique : « Pour notre part, nous jugeons dépassée la conception qui confère aux partis politiques la mission de proposer un prolongement politique au mouvement social depuis l’extérieur. D’où la proposition que nous faisons à toutes les forces qui aspirent à résister efficacement à la droite et à construire l’alternative politique, de lieux d’action et de débats permettant aux citoyennes et aux citoyens, aux militantes et militants de syndicats, d’associations, d’appels citoyens, d’être saisis dans la transparence, en confrontation avec les formations politiques, de toutes les question à résoudre : contenu des choix à faire et configuration politique pour les mettre en œuvre, inclus les types de rassemblement lors des élections. » (Rapport de Gilles Garnier au Conseil national du PCF le 27 juin 2003.)

Cette manœuvre du FSE permet ainsi d’attirer notamment les jeunes qui se méfient des partis politiques discrédités suite à des années de gestion loyale du capitalisme par la « gauche », tout en imposant d’emblée au « mouvement » les limites très strictes d’un « contre-pouvoir », afin de ne surtout pas permettre aux travailleurs et aux jeunes qui y participent de prendre conscience de la nécessité d’une perspective politique authentique, c’est-à-dire d’une perspective de conquête du pouvoir, donc une perspective de parti et de front politique de combat. En particulier, quelle que soit par ailleurs leur orientation, le refus commun des principaux organisateurs du FSE de présenter des candidats « altermondialistes » aux prochaines élections politiques montre qu’ils n’entendent absolument pas disputer le terrain des choses sérieuses aux partis de la gauche plurielle, mais qu’ils limitent leurs ambitions à essayer de « convaincre », par l’organisation de « débats », la projection de films, etc., l’opinion publique en générale et les « décideurs » économiques et politiques en particulier (les entreprises soi-disant attachées à l’« économie solidaire », les élus de tous bords (1), les institutions internationales…) de « prendre conscience » de ceci ou de cela et de faire ceci ou cela (2)…

Le mouvement altermondialiste rêve d’un capitalisme à visage humain…

Ainsi, José Bové, président de la Confédération paysanne et principale figure médiatique du mouvement altermondialiste a affirmé à Cancon que son but était de « mettre le gouvernement sous contrôle citoyen » ; il ne s’agit donc pas de le combattre, de le vaincre. De son côté, Jacques Nikonoff, président de l’association ATTAC (principal centre organisateur officiel du FSE) et par ailleurs membre de la direction du PCF, souhaite seulement que l’altermondialisme devienne « un acteur majeur dans le débat d’idées social et politique » (Libération, 18 août) ; il va jusqu’à prôner des « systèmes de pare-feu » afin de « décourager les groupuscules » qui tenteraient de politiser excessivement le mouvement et de le radicaliser (Nikonoff semble ne craindre rien tant que ce qu’il appelle l’« extrême gauche », suivi en cela certes pas par la totalité, mais bien par la majorité de la direction et des cadres d’ATTAC, comme l’a prouvé l’Université d’été de cette association en août). De manière générale, quel est le programme d’ATTAC, qui a été fondée il y a cinq ans par les rédacteurs d’organes de presse comme le Monde diplomatique et par des militants « critiques » de la gauche plurielle, des chrétiens de gauche, des syndicalistes ? C’est avant tout, depuis l’origine, l’instauration d’une simple taxe ridicule sur les transactions financières (conçue comme régulatrice du système financier international), base sur laquelle s’est développée un programme plus général qui se veut très « savant » et qui se ramène dans les faits à une critique des excès du capitalisme mondialisé, à une exigence d’un moindre libéralisme et d’un retour à certains préceptes du « keynésianisme », au rêve d’une plus grande « transparence » et d’une « démocratisation citoyenne » des institutions internationales et à l’utopie elle aussi très savante d’une plus grande équité dans le commerce international… L’association ATTAC, qui revendique aujourd’hui 22 000 cotisants (ces derniers n’ayant d’ailleurs pas le droit de démettre « leurs » dirigeants, qui sont statutairement indéboulonnables sous prétexte qu’ils en sont fondateurs…) a milité pour transformer le nom du mouvement « antimondialisation », parti notamment de la mobilisation anti-OMC de Seattle en 1999, en un plus sage « altermondialisme » ; l’absence de tout adjectif épithète signifie clairement qu’il n’est de toute façon de mondialisation concevable pour ces gens-là que capitaliste — sinon, bien sûr, celle qui existe en fait, du moins « une autre », tout aussi capitaliste, mais plus « humaine »…

Ainsi, après la conférence de Cancun, Nikonoff a-t-il prié pour « une évaluation indépendante et contradictoire des politiques de l’OMC menées depuis 1995. (…) Nous demandions, avant la réunion de Cancun, un moratoire sur les négociations. Les études disponibles montraient que l’écart entre les pays riches et les pays pauvres ne cessait de croître. Il fallait donc arrêter le massacre. »  Pour ce faire, Nikonoff a une solution toute… imaginaire : « Il faut imaginer un tout autre système de régulation du commerce international. » Quant aux ONG proprement dites, qui jouent elles aussi un rôle moteur dans les forums sociaux, les françaises les plus importantes sont regroupées dans une sorte de consortium (Act Up, Agir ici, CCFD, Coordination Sud, Greenpeace, Solagral…) qui, après la conférence de l’OMC de Cancun, a publié un communiqué demandant de placer « le système commercial multilatéral au service du développement durable » et faisant des « propositions » pour que « la hiérarchie des normes internationales (soit) reconsidérée pour donner toute leur place aux droits de l’homme et à la protection de l’environnement » ; et Greenpeace a précisé qu’elle souhaitait, « de manière urgente », « la convocation d’une conférence internationale ayant pour mandat de définir les conditions et la modalité de construction d’un système de commerce équitable » ; conférence qui devrait se tenir « sous les auspices d’une institution neutre, de préférence l’Organisation des nations unies » (Politis, 18 septembre, p. 6). L’ONU, institution neutre soucieuse de commerce équitable et des droits de l’homme ? Les Irakiens qui ont par sa faute été empêchés pendant douze ans de se soigner et de se nourrir ne fût-ce que par l’intermédiaire d’un commerce inéquitable apprécieront — sauf les 1,5 millions qui en sont morts. (Sur la nature réelle de l’ONU, cf. dans le précédent et dans le prochain numéro du Cri des travailleurs, les articles de Paul Lanvin.)

Enfin, rappelons que les organisateurs du FSE sont réunis dans un « Comité d’initiative français ». Le règlement de celui-ci prévoit que « les organisations françaises qui souhaitent participer au processus de préparation du FSE doivent d’abord faire partie du Comité d’initiative français ». Mais pour cela, « il faut signer l’appel du Comité d’initiative ». Or la charte des principes du FSE est très claire : « Il s’agit de faire prévaloir une mondialisation solidaire, il faut dépasser la domination du capital, renforcer les initiatives d’humanisation en prônant la participation aux instances internationales. » Il va donc de soi qu’une organisation révolutionnaire digne de ce nom ne saurait cautionner un pareil cadre, ni renoncer à le dénoncer publiquement, fût-ce sous le prétexte opportuniste avancé par certains de s’intégrer dans « le mouvement ».

Le FSE, adversaire… ou instrument de l’Union européenne ?

En fait, le mouvement altermondialiste est un fervent partisan de la « construction européenne ». Bien sûr, il se bat pour « une autre Europe », il dénonce l’« Europe libérale » et la « marchandisation » des services publics. Cependant, quelle alternative propose-t-il en fait ? Rien d’autre que de faire de l’Union européenne le chef de file international d’une alternative au « modèle » américain de la mondialisation — après y avoir bien évidemment injecté un contenu « social ». Ainsi lit-on dans la Déclaraion du Comité français d’initiative pour le FSE 2003 : « Les propositions à avancer et les mobilisations à mettre en œuvre au niveau européen doivent s’opposer à la logique qui fait du marché et de la concurrence les éléments centraux de la construction européenne. Il s’agit d’affirmer, non seulement la nécessité d’une Europe démocratique des citoyens et des peuples, mais aussi d’en démontrer la possibilité et d’esquisser les voies et les moyens de sa réalisation. Ces réflexions et les propositions qui en découlent devraient avoir une résonance particulière à la veille du nouvel élargissement de l'Union et alors que le résultat des travaux de la Convention sera mis en débat. » Ainsi, au lieu d’engager un combat intransigeant contre l’UE et le projet de Constitution, le FSE inscrit ses travaux dans le cadre de la « construction européenne » et du « débat » sur le texte de Giscard, avec l’objectif exprès de « formuler des propositions concrètes ». De même, ATTAC accepte le projet de Constitution comme un cadre incontournable, et invite tous ses adhérents « à faire parvenir la liste des points majeurs qu’ils exigent de voir figurer dans le futur traité constitutionnel », précisant pour ceux qui n’auraient pas bien compris que « chacun (doit) faire la part entre, d’une part, ce que (ce traité) comportera de contraintes impossibles à modifier et, d’autre part, ce qu’il laissera éventuellement comme espaces pour la création de dynamiques sociales ». (Vers un traité constitutionnel européen, premières analyses d’ATTAC, 24 septembre 2003.) Quant au PCF, il voudrait carrément officialiser la méthode du FSE pour préparer l’adhésion des États candidats à l’UE : « Nous pensons qu’il faut avant l’adhésion associer plus les citoyens et les citoyennes au débat et à la décision. Ouvrir des lieux de concertation et d’intervention de la société civile et des organisations syndicales en amont de l’adhésion. » (Rapport déjà cité de G. Garnier, 27 juin 2003.)

Le Forum syndical européen de la CES au service de l’UE et du projet de Constitution de Giscard

De leur côté, les syndicats français, qui se sont portés aux premiers rangs pour préparer le FSE proprement dit, organisent le 12 novembre « en lien avec le FSE un forum syndical ouvert » (site FSE, 14 août), sous l’égide de la Confédération européenne des syndicats (CES) et coordonné par J.-M. Joubier, de la CGT. Tous les syndicats français membres de la CES (CGT, CFDT, FO), ainsi que la FSU et le G 10, y participeront. Or, qu’est-ce que la CES ? Dans une brochure dont le titre pose justement cette question, et qui a été distribuée aux délégués du congrès de cette organisation au printemps dernier à Prague, le secrétaire général sortant, Emilio Gabaglio, « syndicaliste » catholique (« je dois à l’Église mon éveil au militantisme et à l’action collective pour le bien commun », dit-il de lui-même), explique clairement que la CES est devenue dans les années 1990 une institution ouvertement collaboratrice de l’Union européenne : selon lui, grâce au protocole social qu’il se vante d’avoir fait intégrer dans les traités européens (la « Charte des droits fondamentaux » — c’est-à-dire en fait des « garanties » a minima — intégrée dans le Traité de Nice et repris dans le projet de Constitution européenne), « les partenaires sociaux deviennent co-régulateurs dans le processus décisionnel… un rôle supranational, semi-législatif (leur) est garanti. (…) La concertation sociale est véritablement instituée, et un mode de gestion euro-corporatiste a vu le jour ». On sait que cette notion de « corporatisme » fait référence directement à la doctrine sociale de l’Église, élaborée à la fin du XIXe siècle contre le syndicalisme ouvrier (encyclique Rerum novarum de Léon XIII, 1893) et selon laquelle les patrons et les ouvriers ont en dernière analyse des intérêts identiques, devant dès lors réaliser l’« association capital-travail » ; on sait aussi que cette doctrine fut appliquée par les régimes fascistes, notamment en Italie sous Mussolini et en France sous Pétain, avec la création de syndicats dits « verticaux » associant effectivement les patrons et les ouvriers (3).

Or, adaptée à notre temps, cette doctrine prend la forme de l’intégration des organisations syndicales aux décisions législatives des États nationaux bourgeois et tout particulièrement de l’Union européenne. Lors de son dernier congrès, la CES a adopté entre autres des résolutions l’engageant devant l’Éternel à « œuvrer en faveur d’un gouvernement économique européen (…) préservant la stabilité (…) pour répondre aux objectifs stratégiques fixés par l’Union, notamment le sommet de Lisbonne (…) ne pas imposer de nouvelles contraintes en plus des critères de Maastricht aux États-membres les plus endettés » (c’est-à-dire à œuvrer pour la bonne application de ces critères-là — résolution 2-b-19-20-21), à « anticiper et gérer en tenant compte du défi de la restructuration dans les secteurs et branches spécifiques » (cogestion du capitalisme, 2-h-59), à « contribuer à un renforcement de la compétitivité européenne » (sans commentaire, 2-a-5), à « renforcer les services d’intérêt général et les services publics à tous les niveaux en s’appuyant sur un financement adéquat » (refus de défendre le principe des services publics, 1-e-12), à « garantir [pour les retraites des salariés, NDR] des systèmes de sécurité durables et promouvoir (…) le développement de sources de financement additionnelles ou alternatives de financement » (appel à des fonds de pension, 2-d-30) et enfin à veiller à ce que « les conventions collectives (soient) toujours reconnues comme un moyen d’appliquer la législation européenne » (c’est-à-dire que les droits sociaux devraient être subordonnés aux lois européennes dont le but explicite est au contraire la libre concurrence maximale et la déréglementation ; résolution 1-g-15).

Dès lors, c’est en toute logique que la CES a salué le projet de Constitution de Giscard. « Aux yeux de la CES, a-t-elle écrit dans un mémorandum adressé à la présidence de l’UE, la Convention européenne a présenté un avant-projet de traité constitutionnel, qui, dans le contexte politique actuel, représente un remarquable pas en avant vers une Union européenne plus efficace, plus démocratique et, dans une certaine mesure, plus proche des préoccupations et aspirations des citoyens et des citoyennes. (…) L’Europe a besoin d’une gouvernance économique renforcée, fondée sur l’application intelligente des dispositions du traité actuel. » Et elle a annoncé expressément qu’elle « s’opposerait vigoureusement à toute tentative de (le) remettre en question ». Pour soutenir ce projet, la CES avait décidé dès juillet d’organiser une grande manifestation européenne, annonçant dans un communiqué du 23 juillet : « La CES organise une grande manifestation le samedi 4 octobre à Rome qui coïncidera avec la Conférence intergouvernementale sur la Constitution de l’Europe. » (4) Lors de cette manifestation (qui a rassemblé notamment les représentants de tous les syndicats français), le nouveau secrétaire général de la CES, John Monks, a déclaré « Aujourd’hui, nous manifestons pour l’avenir, un avenir où l’Europe doit refléter ces valeurs. C’est le cas du projet rédigé par la Convention. » À vrai dire, la CES aurait tort de cracher dans la soupe : elle est reconuue par l’Union Européenne comme « partenaire social » officiel représentant toutes les confédérations nationales qui en sont membres et le projet de Constitution semble tailler à sa mesure collaborationniste : on y lit, par exemple, qu’ « un État membre peut confier aux partenaires sociaux, à leur demande conjointe, la mise en œuvre des lois-cadres européennes. (...) Dans ce cas, il s’assure que, au plus tard à la date à laquelle une loi-cadre européenne doit être transposée, les partenaires sociaux ont mis en place les dispositions nécessaires par voie d’accord (...) » (article III-104). Il n’y a donc aucun doute à avoir sur la nature et la fonction intégralement réactionnaire de ce pur et simple rouage de l’UE qu’est la CES, organisatrice du Forum syndical européen lié au FSE.

CES et FSE, main dans la main

Cependant — dira-t-on — la CES n’est-elle pas que la fraction la plus à droite du FSE ? En fait, on ne saurait en sous-estimer l’importance, d’abord parce qu’elle confédère, encore une fous, les principales centrales syndicales d’Europe, ensuite parce que son rôle est dirigeant dans divers regroupements d’organisations collaborationnistes de toutes sortes. Ainsi, en 2002, la CES a constitué un « groupe de contact de la société civile » avec « quatre familles d’ONG », « avec une coordination à tous les niveaux national, régional, local », pour « représenter la société civile » auprès de la « Convention » de Giscard et participer ainsi à la l’élaboration du projet de Constitution. De plus, les partis de la « gauche plurielle », en particulier le PCF, s’intègrent totalement dans le cadre de la CES : « Félicitons-nous, déclarait carrément Gilles Garnier devant le Conseil national du PCF le 27 juin, des euro-grèves et des euro-manifestations organisées par la CES qui ont sensibilisé les peuples à l’existence de propositions alternatives, pour qu’existent des projets de coopération entre les différents services publics, pour que les comités d’entreprise européens voient leurs droits élargis, pour que la Charte des droits fondamentaux puisse servir de base à la préfiguration d’une Europe sociale et, surtout, pour la paix. En bref, félicitons-nous de l’entrée sur la scène européenne d’acteurs essentiels et pourtant oubliés depuis le départ dans la construction européenne : les peuples. Sachons, nous communistes, ne pas être en retrait de cette aspiration qui monte qui a pour nom Forum Social Mondial et Forum Social Européen. » Enfin, de manière générale, les organisateurs du FSE ne perdent pas une occasion de rappeler expressément leur amitié pour la CES. Par exemple, le 4 octobre à Rome les « altermondialistes » organisaient leur propre manifestation en même temps que celle de la CES ; or, soucieux d’éliminer tout malentendu, Fausto Bertinotti, notamment, qui est secrétaire général du Parti de la refondation communiste italien (réputé être nettement « plus à gauche » que le PCF), a tenu à déclarer que « ces deux manifestations vont comme deux grands fleuves qui convergent vers la mer de la construction d’une autre Europe » (5). D’ailleurs, les uns et les autres s’étaient retrouvés la veille, à l’Université de Rome, pour préparer ensemble le FSE, le même Bertinotti expliquant : « Dans la phase actuelle de l’élaboration de la Constitution européenne, il y a 400 millions de personnes qui doivent en être les protagonistes. Les altermondialistes ont bien appréhendé le sens historique de l’opération et ont décidé d’entrer dans l’arène constituante parce que ce sont eux — les mouvements sociaux, les pacifistes, les immigrés, les femmes — qui constituent l’Europe. »

Le FSE soutenu et... financé par Chirac-Raffarin

Dès lors, on ne s’étonnera pas si les gouvernements impérialistes et leurs amis financent les forums sociaux. Déjà les deux Forums sociaux mondiaux de Porto Alegre avaient été soutenus et financés par rien de moins que l’Église catholique, la Banque mondiale et plusieurs multinationales, tandis que les représentants de la droite française et de la « gauche plurielle » qui était alors au gouvernement y avaient participé. De même, le contre-sommet d’Évian en juin dernier avait bénéficié d’un cadeau rondelet d’un million d’euros offert par Chirac pour installer le « village » d’Annemasse… ce même Chirac qui fut l’une des principales figures de ce sommet du G 8 qu’il s’agissait de dénoncer… En août, Raffarin a reçu les chefs altermondialistes, dans le cadre des préparatifs de la conférence de l’OMC à Cancun. À l’issue de celle-ci, il a déclaré qu’il fallait « promouvoir une vision française des échanges qui soit aussi l’expression des valeurs traditionnelles de la France » ; et Nikonoff n’a pas hésité à dire pour sa part : « On a entendu des mots qui font plaisir. Il faut maintenant que les décisions soient conformes au discours » (L’Humanité, 3 septembre). Raffarin donnant du plaisir à Nikonoff, est-ce si étonnant ? Il est dans la nature même d’ATTAC de se contenter de fait du lobbying pour « convaincre » les décideurs sans les combattre ; et ces derniers savent lui en être reconnaissants, ainsi qu’à tous les organisateurs du FSE : Matignon leur a offert 250 000 euros, les Affaires étrangères autant, sommes qui viennent s’ajouter à toutes les subventions que le PCF et la gauche plurielle lui ont fait verser par les municipalités et les conseils généraux de Seine-Saint-Denis et du Val-de-Marne qu’ils contrôlent. Ce sont ainsi 85% des fonds du FSE qui viennent de la poche des contribuables — que l’on « associe » de la sorte malgré eux à la grande aventure du « contrôle citoyen » et de la « transparence » !

Quelle doit être l’attitude des révolutionnaires face au FSE ?

Parmi les organisations qui se réclament du communisme révolutionnaire, les positions les plus diverses et même les plus antagoniques sont représentées.

CCI-PT et LO d’un côté...

Pour le CCI-PT lambertiste, qui dénonce souvent de manière correcte les dirigeants d’ATTAC, de la CES et du FSE, mais qui est aussi un spécialiste de l’amalgame, le simple choix pour une organisation quelconque de participer au FSE en fait un agent pourri de l’Union européenne, donc de l’impérialisme américain. De son côté, LO estime que les participants au mouvement altermondialiste ne sont que des petits bourgeois réformistes, qui ont en fait avant tout le tort de n’être pas habillés de bleus de chauffe — comme si le fait que les participants de ce type de rendez-vous ne sont, en effet, pas des prolétaires interdisait de partir à la conquête de leur conscience politique. En conséquence, ces deux organisations, tout en critiquant à juste titre le cadre même du FSE et l’orientation de ses dirigeants, abandonnent à leur triste sort les milliers de travailleurs et de jeunes qui se rendent, pleins d’illusions, mais enthousiastes, aux rendez-vous altermondialistes ; par ce « superbe » auto-isolement, ils se coupent encore davantage qu’ils ne le sont du mouvement réel de larges fractions de la jeunesse et de certaines catégories de travailleurs révoltés et radicalisés, qui recherchent plus ou moins confusément les voies du véritable combat anti-capitaliste. En fait, ils renoncent, ici comme ailleurs quoique sous une autre forme, à mener le combat politique pour arracher ces fractions des rets réformistes et collaborationnistes du mouvement altermondialiste. La raison fondamentale en est que le PT comme LO n’ont de toute façon aucune alternative à l’altermondialisme à proposer, aucun projet politique marxiste révolutionnaire : le PT appelle à « défendre la nation » française menacée d’être pulvérisée par l’UE et couvre en attendant au jour le jour la direction de FO ; et LO, revenue de l’enthousiasme béat et dépolitisé qui l’avait habitée de mai à septembre, est retombée dans sa morne mécanique sempiternelle, répétant sans conviction, semaine après semaine, qu’un jour viendra où tout cela changera — et appelle à préparer en attendant les prochaines élections (nous reviendrons sur cette question de l’alliance électorale LO-LCR dans notre prochain numéro).

... Speb et LCR de l’autre

À l’autre extrême, une organisation comme Socialisme par en bas (Speb), se caractérise par un état de surexcitation et de transe permanent, voyant dans le mouvement altermondialiste rien de moins qu’un « mouvement anticapitaliste », voire le labour de la révolution mondiale. Le numéro de septembre de L’Étincelle caractérise ainsi le rassemblement du Larzac (où elle a compté évidemment 350 000 personnes…) comme étant tout simplement un « événement politique historique » et « le plus grand événement anticapitaliste que nous ayons connu ». Au moins ! Bien sûr, il y a nécessairement pour Speb, quoi qu’il arrive, une « radicalisation croissante du mouvement », ce qui n’empêche pas cette organisation d’estimer que… « José Bové est devenu le symbole de l’opposition à la droite ». Ce même José Bové dont on se souvient qu’il limite pourtant très expressément ses ambitions à « mettre le gouvernement sous contrôle citoyen »… Pour Speb, « tout le monde parle de la nécessité d’une alternative politique » : que le prolétariat et les travailleurs salariés (car on imagine mal que Speb exclut ces catégories de « tout le monde ») puissent « parler de la nécessité d’une alternative politique » sans avoir pourtant commencé à constuire un nouveau parti politique pour remplacer les anciens partis ouvriers traditionnels faillis en lesquels ils n’ont plus confiance (PS et PC), voilà une nouvelle étonnante ! Si c’était vrai, ce serait contraire à tout ce que pensaient Marx, Lénine, Trotsky et même Luxembourg (eh oui !), pour qui il n’y avait pas de conscience de classe politique du prolétariat sans parti communiste révolutionnaire (quelles que soient les conceptions divergentes que ces penseurs se faisaient du parti). Speb, allant jusqu’au bout de l’idéologie mouvementiste, en arrive à ne plus voir que l’aspect quantitatif des choses, qui est le plus superficiel : « Plus le FSE sera grand, lit-on dans L’Étincelle, plus le FSE sera ‘rouge’ ! »  Comme par enchantement, bien sûr ! Et peu importe que, comme Speb ne manque certes pas de le souligner, les dirigeants d’ATTAC et du FSE soient des réformistes et des collaborationniates — alors même que ce dont il s’agit, c’est bien non « pas d’‘humaniser’, de ‘réguler’ le capitalisme, mais bien de l’abattre » : aussitôt cette remarque faite, elle est oubliée dans le feu du mouvement, l’obstacle des appareils a disparu comme par miracle et il n’y a plus qu’à retrousser ses manches pour rassembler tout le monde : « Il faut multiplier les Forums sociaux locaux (FSL) ou des comités de mobilisations qui permettent de rassembler les différents fronts de lutte (coordinations interpro, collectifs anti-guerre, Palestine…), différentes associations, organisations, syndicats, collectifs de lutte et individus » ; car, en soi, par ses propres vertus cachées, Nikonoff ou pas, CES ou pas, PCF ou pas, « la réussite du FSE » (c’est-à-dire d’abord son succès en nombre, comme on l’a vu) « peut (…) commencer à faire émerger une alternative politique à l’échelle de l’Europe ». Mais au fait, quelle alternative, exactement ? « Pour nous, répond Speb, ce qui s’est passé cette année signifie qu’il faut encore plus de révolutionnaires, non seulement pour virer la droite mais pour changer enfin la société. » A-t-on jamais vu tarte à la crème aussi dépolitisée ? — Mais finalement, quelle est la conséquence pratique, l’aboutissement logique, mécanique, de cette orientation ? Speb a décidé de se fondre dans quelques semaines dans… la LCR, afin certainement de fluidifier encore davantage le mouv’ par son propre sabordage organisationnel.

Enfin, en ce qui concerne la LCR, justement, tout en critiquant aussi bien Nikonoff que les partis de l’ex-gauche plurielle, elle reste sur sa ligne de « construire la nouvelle force anticapitaliste, féministe, écologiste et internationaliste qui fait aujourd’hui cruellement défaut au monde du travail », en un mot cette fameuse « gauche anticapitaliste » large définie essentiellement par son opposition à la « gauche social-libérale » qu’incarnent Fabius et Strauss-Kahn. Pour la LCR, le FSE doit être abordé dans cette perspective, car il est « l’occasion pour le mouvement altermondialiste de franchir une nouvelle étape dans son développement. C’est une question de mobilisation aussi large et unitaire que possible, notamment à travers la construction des forums sociaux locaux. Mais c’est aussi une question de débat politique. (…) La critique de la globalisation capitaliste et la volonté de construire une alternative — un autre monde — ne débouchent pas spontanément sur des réponses révolutionnaires. Mais elles appellent à l’évidence des réponses radicales. Ce qui semble en effrayer beaucoup, à commencer par le président d’ATTAC ou les dirigeants socialistes. » Bref, on verra un autre jour pour les « réponses révolutionnaires », contentons-nous pour le moment des « réponses radicales »… puisque — sans que nous ayons, bien sûr, besoin de les énoncer ! — elles effraient déjà ceux avec qui nous voulons construire une « mobilisation aussi large et unitaire que possible »… justement parce que nous avons encore moins de « réponses révolutionnaires » à proposer ! Décidément, quel dur choix que celui d’être révolutionnaire : on voudrait bien toujours l’être, mais que voulez-vous on ne le peut jamais, parce que les autres avec qui l’on veut s’allier ne le sont pas !

Pour sa part, le Groupe CRI sera physiquement présent au Forum social européen du 12 au 16 novembre ; car il est politiquement hors de question que — quelle que soit sa taille actuelle… — il laisse entre les mains des réformistes et collaborationnistes qui organisent cet événement au compte de la bourgeoisie les dizaines de milliers de jeunes et de travailleurs qui, révoltés par le capitalisme, cherchent, encore confusément, la voie de l’anti-capitalisme politique, c’est-à-dire du communisme révolutionnaire. Ses militants interviendront donc en allant discuter avec les jeunes et les travailleurs sur la base de leurs analyses et propositions, en tenant des stands « sauvages » autant que possible, en intervenant dans les débats publics et en distribuant le plus grand nombre possible d’exemplaires d’un tract dont la ligne sera la dénonciation intransigeante de l’Union européenne et de tous les organisateurs officiels du FSE, et qui expliquera que, au-delà des mots d’ordre de transition qu’il est nécessaire de mettre concrètement en avant dans la lutte de classe réelle, il n’y a pas d’autre alternative politique historique à l’impérialisme mondialisé que celle de la révolution prolétarienne et des États-Unis socialistes d’Europe et du monde.


1) Rappelons que le groupe des parlementaires français d’ATTAC recrute à la fois au PCF, au PS, chez les Verts et à l’UDF !

2) C’est dans ce cadre qu’il faut replacer le tintamarre qu’a organisé le PCF sur la prétendue victoire qu’il aurait obtenue lorsque Giscard a intégré à son projet de Constitution européenne le droit d’adresser des pétitions aux instances de l’UE : « Un grand absent dans le projet de la commission de Giscard d’Estaing : le peuple. À la demande des députés du groupe GUE-NGL, une concession de dernière minute a permis l’inscription du droit de pétition auprès de la commission européenne. C’est un premier pas, nous saurons nous servir de ce levier pour faire entendre les revendications des Européennes et des Européens sur tous les sujets. » (Rapport déjà cité de Gilles Garnier.) Le simple « droit » d’envoyer des feuilles de papier signées à une poignée de technocrates capitalistes serait donc une victoire pour les travailleurs et rendrait « le peuple » plus « présent » dans le projet de Giscard ! En essayant ainsi de nous faire prendre des vessies pour des lanternes, le PCF espère-t-il faire croire aux travailleurs que le projet de Constitution européenne serait amendable ?

3) Source : brochure « Qu’est-ce que la CES ? », citée dans L’Ouest syndicaliste, journal de l’UD-FO de Loire-Atlantique, septembre 2003 ; précisons que cette UD est dirigée par les militants lambertistes du CCI-PT qui, toujours très bien informés en la matière, dénoncent correctement l’intégration corporatiste des syndicats ouvriers à l’État et de la CES à l’UE… tout en couvrant Blondel, y compris son rôle de briseur de la montée vers la grève générale en mai-juin… dont l’échec incomberait, selon L’Ouest syndicaliste, au seul Bernard Thibault, alors que, « si Force ouvrière n’existait pas, il faudrait l’inventer » (sic, éditorial du « révolutionnaire » (!!) Patrick Hébert dans le même numéro...) — Sur la partition propre jouée par FO en mai-juin et la couverture que lui a assurée le PT, cf. le numéro spécial de bilan du Cri des travailleurs n°6-7, juin-juillet 2003.)

4) L’Ouest syndicaliste, septembre 2003.

5) Cette déclaration et la suivante sont citées dans Informations ouvrières (journal du PT) du 8 octobre, p. 2.