Article du CRI des Travailleurs n°8

Bolivie : Vive l'insurrection ouvrière et populaire

Avant de revenir prochainement sur les événements majeurs qui secouent la Bolivie depuis la fin du mois de septembre, nous publions ci-dessous, comme documents pour la discussion, deux textes émanant d’organisations trotskystes différentes, avec lesquelles le Groupe CRI est actuellement en relation et en discussion. Conformément à son « Projet de programme communiste révolutionnaire internationaliste », le Groupe CRI qui, rappelons-le, existe publiquement depuis la publication du premier numéro du Cri des travailleurs au mois de février 2003, donne une importance fondamentale à la recherche de relations avec d’autres groupes trotskystes authentiques dont l’histoire est différente, en particulier avec des organisations d’autres pays, dans l’objectif de construire une organisation internationale sur des bases trotskystes principielles et programmatiques. C’est là à ses yeux un impératif absolu pour tout groupe communiste révolutionnaire qui entend ne pas dégénérer dans le « national-trotskysme », intimement lié à l’opportunisme et au révisionnisme.

Entretien avec Javo Ferreira, dirigeant de la Ligue Ouvrière Révolutionnaire de Bolivie (LOR-CI), affiliée à la Fraction trotskyste-Stratégie internationale (FTSI) (Contact : http://fteurope.free.fr.)

Note du traducteur : « Cet entretien a été publié dans les colonnes de La Verdad Obrera [ci-dessous LVO] n°127 le 17 octobre 2003, c’est-à-dire quelques heures avant la démission du président Gonzalo Sánchez de Lozada. La Verdad Obrera est le journal du Parti des Travailleurs pour le Socialisme (PTS) d’Argentine, organisation sœur de la LOR-CI au sein de la Fraction Trotkyste-Stratégie Internationale. On peut retrouver les textes (tracts, journaux, etc.) de nos camarades de la LOR-CI et de Barricada Roja, leur organisation de jeunesse, sur le site www.ft.org.ar. La traduction est de la Fraction Trotkyste (France). Toutes les notes sont de la traduction. Pour tout contact, http://fteurope.free.fr. »

« Vive l’insurrection ouvrière et populaire en Bolivie !

LVO : Peut-on affirmer que la « Guerre du Gaz » s’est transformée en une dynamique de lutte pour le pouvoir en Bolivie, c’est-à-dire qu’une révolution a commencé ? Dans ce cas, quelles classes et alliances de classe sont le moteur de ce processus ?

JF : Oui. Actuellement le conflit est arrivé à un niveau tel qu’il pose la question du pouvoir politique. Le refus de démissionner de Sánchez de Lozada exprime ce sentiment de détresse au sein des classes dominantes qui ne trouvent aucune alternative bourgeoise solide de changement. La Bataille du Gaz a permis de condenser un ensemble de revendications structurelles du mouvement de masse, qui jusqu’à présent s’exprimaient de manière latente ou localement, mais qui dorénavant ont un impact national. En fait, dans ce que l’on appelle la Guerre du Gaz, il existe plusieurs composantes qui ont provoqué le soulèvement actuel. C’est une combinaison de revendications de classe et de revendications ethniques qui sont le produit de l’oppression brutale, locale et régionale, dont sont victimes les peuples indigènes (1). De ce point de vue, et à partir du changement dans la situation qu’a signifié le soulèvement de El Alto (2) [les 12 et 13 octobre], on peut dire qu’une révolution a commencé en Bolivie, même si la chute révolutionnaire du gouvernement n’est pas consommée. Dans les faits, une alliance de classes est née entre le prolétariat, qui agi de manière différenciée, avec les mineurs de Huanuni et d’autres détachements de mineurs qui marchent actuellement sur La Paz, le mouvement paysan de l’altiplano et des vallées, les cocaleros (3), les pauvres des villes et le semi-prolétariat des ateliers, du secteur des transports, des marchés, etc., sans oublier l’université qui a également joué un rôle.

LVO : Quelle est la signification des événements de El Alto du 12 octobre ? Quel type d’organisations se sont données les masses au cours de ce soulèvement ?

JF : On peut discuter du caractère semi-insurrectionnel ou insurrectionnel des événements. Mais à la différence des événements de Cochabamba en [avril] 2000 (4) que nous avions caractérisés comme semi-insurrectionnels, les revendications de El Alto aujourd’hui sont clairement politiques, comme l’annulation de la loi sur les hydrocarbures, ce qui implique leur renationalisation, l’industrialisation et la transformation du gaz [localement] et la démission de Sánchez de Lozada. En tout cas, même si l’on parle d’une semi-insurrection dans les deux cas dans la mesure où aucune direction claire n’a surgi et les éléments spontanés ont primé, il faut reconnaître que le soulèvement de El Alto a été bien supérieur à celui de Cochabamba, avec des éléments plus conscients. Et c’est véritablement ce processus insurrectionnel qui a transformé la situation et a commencé à poser plus ouvertement le problème du pouvoir.

Pour répondre à la question sur les organisations dont se sont dotées les masses, il faut parler des comités de voisinages [juntas vecinales], une forme d’organisation très étendue dans le pays (5). À El Alto, il y a prés de 500 comités. Ils sont organisés au sein de la FEJUVE, Fédération des Comités de Voisinage [Federación de Juntas Vecinales]. La FEJUVE aux côtés de la Centrale Ouvrière Régionale (COR), et répondant à la COB (6), ont dirigé la lutte. Actuellement, et notamment en raison de la répression qui a frappé les Comités, l’ordre de constituer des comités d’autodéfense a été donné. Aujourd’hui dans cette ville s’est formé un Commandement Général Communautaire [Comando General Comunitario] impulsé par la coordination de la COR, de la FEJUVE et de la CSUTCB (Confédération Syndicale Unitaire des Travailleurs Paysans de Bolivie, Confederación Sindical Unitaria de Trabajadores Campesinos de Bolivia). Il s’agit d’une instance de coordination appelée à résoudre, d’après le Mallku (7), le problème militaire.

Néanmoins, au cours des 12 et 13 octobre, la résistance face à la sauvage répression militaro-policière a été largement spontanée, sans organisation préalable d’aucune sorte, ce qui met en relief l’état de léthargie dans laquelle se trouvent les organisations [ouvrières et populaires] existantes. En règle générale, l’état d’esprit de la base tend à aller au-delà de la politique et des hésitations des directions, non seulement à un niveau nationale mais aussi localement. Ainsi, certains dirigeants ont tenté de dialoguer avec le gouvernement et ils ont rapidement été destitués, ou remis dans le droit chemin sous la menace d’être lynchés.

LVO : Pourquoi Sánchez de Lozada n’est pas encore tombé ? Quels secteurs de classe et quels partis l’appuient ?

JF : Il est principalement soutenu par l’ensemble des organismes internationaux, à commencer par l’ambassade des États-Unis, l’Organisation des Etats Américains (OEA), le Pacte Andin et plusieurs organisations internationales qui voient en sa chute « un danger » pour l’ensemble de la région dans la mesure où après vingt ans de « démocratie orchestrée » (democracia pactada) [entre les différents partis politiques bourgeois], excluante, raciste et répressive, l’ensemble des médiations politiques bourgeoises traditionnelles manquent cruellement de légitimité. Voilà pourquoi en ce moment critique, il est soutenu par le MIR (8) et la NFR (9) tout comme les chambres d’industrie, les banquiers, l’Église et toutes les organisations patronales. A leurs côtés, les classes moyennes favorisées, à mesure où la situation évolue, commencent à adopter des positions clairement fascisantes comme le montre l’assassinat d’un bloqueador (10) dans un quartier bourgeois par un jeune de dix-sept ans, ou les menaces proférées par la Nación Camba (11) à l’encontre des bloqueadores dans le département de Santa Cruz.

Cependant, si Goni n’est pas encore tombé, il faut trouver l’explication centrale du côté de la stratégie des dirigeants des organisations de masse, notamment à la tête du MIP (12), du MAS (13) et même de la COB. La politique qu’ils ont systématiquement impulsée consistait dans un premier temps à faire pression afin de « convaincre » le gouvernement. D’abord ces dirigeants entendaient que Goni s’exprime, à travers une déclaration, pour savoir si le gaz appartenait aux Boliviens ou aux multinationales. Ensuite, lorsque le mouvement de masse a fait irruption sur le devant de la scène les 12 et 13 octobre à El Alto, afin de « faire pression » sur Goni pour qu’il démissionne. Ainsi, si Goni n’est pas encore tombé, c’est en raison de cette politique qui conduit à faire des grèves de la faim, mécanismes de conciliation, à restreindre les plénums ouverts de la COB et à restreindre le plus possible, dans les circonstances actuelles, la participation de l’avant-garde au sein de ces plénums, en utilisant comme argument la « question de la sécurité » afin d’essayer de castrer « l’action directe » du mouvement de masse.

LVO : À quel type de « changements institutionnels » peut avoir recours le vieux régime et qui en sont les porte-parole ?

En premier lieu, le gouvernement entend rester en misant sur une usure du mouvement, en le réprimant davantage si cela est nécessaire comme en témoigne le nombre de morts et de blessés des dernières semaine (soixante-dix morts et plus de quatre cents blessés (14)) tout comme l’interdiction de certains médias (15) ou les mandats d’arrêt lancés contre certains dirigeants et militants. Néanmoins, face à une possible radicalisation plus importante du mouvement, le gouvernement envisage un changement institutionnel comme une issue possible. Dans ce changement, le vice-président Carlos Mesa prendrait la tête du gouvernement ou le cas échéant le président de la Cour Suprême, préservant de cette façon l’ensemble des institutions et de la législation actuelle. Cela représente une tentative d’expropriation de la magnifique lutte que sont en train de mener les travailleurs des villes et des campagnes, en essayant de changer quelque chose pour que rien ne change.

LVO : En quelques mots, quel est l’axe politique des révolutionnaires de la Ligue Ouvrière Révolutionnaire (Quatrième Internationaliste), LORCI, dans les événements actuels ?

JF : Je ne vais te parler que des axes essentiels de notre politique au cours des quatre dernières semaines de lutte, car à mesure que changeait la situation, nous nous voyions obligés de recadrer quotidiennement notre politique, voire même heure par heure, puisque actuellement, sur les tracts que nous éditons figurent la date et l’heure, en raison des changements vertigineux [de la situation].

Nous avons essentiellement combattu pour que le mouvement de masse se dote de formes d’organisation et d’auto-organisation pour la lutte. Ainsi, dans un premier temps, nous nous sommes battus pour la nécessité d’une Coordination Nationale de Lutte et de Mobilisation basée sur des délégués révocables et mandatés, et pour que cette forme d’organisation s’étende à un niveau local, régional et départemental. Dans ce sens, nous considérons extrêmement progressiste la naissance d’instances d’organisation et de coordination locales comme la coordination de El Alto entre la COR et la FEJUVE. C’est également dans ce sens que nous nous sommes adaptés aux changements qui ont eu lieu au sein des différentes organisations du mouvement de masse, en soulignant la nécessité de créer un Comité National de Grève et de Mobilisation, en approfondissant la participation de l’avant-garde au sein des plénums de la COB.

La situation requiert également la création de comités d’autodéfense, question qui a commencé à se poser et à grandir au sein de certains secteurs du mouvement de masse qui n’ont néanmoins pas encore réalisé de pas significatifs en ce sens. En ce moment nous sommes en train de livrer un dur combat contre l’ensemble de la gauche de la COB, le MAS, les staliniens, les sociaux-démocrates, et malheureusement contre certains courant qui revendiquent le trotskysme, tel que le POR (16). Ces courants appuient les grèves de la faim qui ne servent qu’à exproprier la lutte. Nous opposons à cette politique la nécessité de développer et de renforcer les comités d’autodéfense, et cela pour aller dans le sens de la constitution de véritables milices ouvrières, paysannes et populaires.

Nous croyons que la seule manière d’imposer un véritable gouvernement ouvrier, paysan et populaire ne peut se faire que sur la base des organismes de démocratie directe qui surgissent au sein du mouvement de masse. »


1) Notamment à l’encontre des paysans et travailleurs aymaras dans le tiers Nord du pays et les paysans et travailleurs quechuas du tiers central.

2) El Alto fait partie de la conurbation autour de la capitale bolivienne, mais il s’agit en fait d’une ville à part entière de plus de 700 000 habitants, située sur l’Altiplano, surplombant La Paz, et concentrant des secteurs ouvriers et paysans, notamment aymaras, issus de l’exode rural.

3) Petits paysans cultivateurs des vallées centrales, vivant notamment de la culture de la coca, que le gouvernement et les États-Unis entendent éradiquer.

4) Au cours de la « Guerre de l’Eau » de Cochabamba d’avril 2000, d’importants détachements ouvriers, populaires et paysans cocaleros des vallées du Chaparé ont lutté contre la privatisation de l’eau et la hausse des tarifs. Au cours de ces événements pendant lesquels la Centrale Ouvrière Départementale (COD) et les cocaleros ont joué un rôle décisif, organisés au sein de la « Coordination pour l’Eau et la Vie », les travailleurs et les paysans ont tenu en échec l’armée et empêché la privatisation de l’eau. Ce mouvement, précédé par la révolte équatorienne généralisée du début 2000, a ouvert la voie par la suite à la révolte de l’Altiplano Nord bolivien en septembre de la même année, à de nombreux mouvements ouvriers, enseignants, mineurs au cours des années 2001 et 2002 qui a vu la mauvaise élection de Goni, puis aux événements de La Paz en février 2003.

5) Il s’agit de comités de quartier, organisés sur une base territoriale, par pâtés de maisons (cuadra ou manzana).

6) Centrale Ouvrière Bolivienne. Syndicat unique regroupant les différents syndicats de branche, d’industrie et de service, né au cours de la Révolution bolivienne de 1952.

7) Felipe Quispe, dit El Mallku, principal dirigeant paysan aymara de l’Altiplano Nord, leader du MIP.

8) Mouvement de la Gauche Révolutionnaire, parti politique né au cours des années 1970.

9) Nouvelle Force Républicaine. Parti né de la décadence de l’historique parti ex-nationaliste-bourgeois bolivien, le MNR (Mouvement Nationaliste Révolutionnaire), parti de contention et de canalisation.

10) Manifestant bloquant une route ou participant à un barrage routier.

11) Organisation fascisante du département de l’Orient bolivien, revendiquant l’histoire Camba (des plaines de l’ouest bolivien) par rapport aux populations Kollas, c’est-à-dire les Aymaras et les Quechuas des vallées.

12) De Felipe Quispe.

13) Mouvement Vers le Socialisme du dirigeant cocalero quechua Evo Morales, second aux élections présidentielles de l’an passé.

14) Le nombre de morts du côté des manifestants (sans compter les conscrits abattus par leurs officiers pour avoir refusé de réprimer) s’élèvent très certainement à plus de cent.

15) Il est ici fait référence à la suspension de l’édition du journal bourgeois le plus ancien de Bolivie, El Diario, le jeudi 16 octobre ou les pressions exercées contre diverses radios et télévisions.

16) Parti Ouvrier Révolutionnaire, ou POR Masas, du nom de son organe de presse. Il s’agit de l’organisation dont le dirigeant historique le plus connu est Guillermo Lora.