Article du CRI des Travailleurs n°22

La grève héroïque des étudiants et lycéens arrache le retrait du CPE... mais directions syndicales et partis de gauche refusent la grève générale et sauvent le gouvernement

Pourquoi Villepin a-t-il cru que le CPE pourrait passer ?

L’année 2005 avait été marquée par la victoire du Non ouvrier et populaire le 29 mai, mais dominée par de graves défaites sur le terrain de la lutte de classe directe : mise en place de la réforme Fillon malgré un mouvement lycéen puissant ; absence de suites aux fortes mobilisations des 5 février, 10 mars et 4 octobre ; passage en force du Contrat Nouvelles Embauches (CNE) ; privatisation de GDF et d’EDF ; défaites des grandes grèves des travailleurs de la SNCM et de la RTM à l’automne ; répression de la révolte des jeunes des banlieues et instauration de l’état d’urgence ; échec de la grève à la SNCF fin novembre…

Entre fin novembre 2005 et début février 2006, en raison de ces défaites, la lutte de classe semblait être entrée dans une pause léthargique, analogue à celle qui avait suivi la défaite du grand mouvement de mai-juin 2003, et ce malgré le très fort mécontentement ouvrier et populaire (exprimé notamment par le vote Non au référendum du 29 mai). Les principales forces politiques de gauche (et dans certains cas d’extrême gauche) n’avaient déjà plus d’yeux que pour les élections de 2007 : elles se livraient à leurs petites négociations politiciennes et avaient bien l’intention de ne protester contre Chirac et son gouvernement que dans les bornes requises par leur objectif politique : la préparation de l’ « alternance ». L’année 2006 semblait s’ouvrir d’autant plus mal pour la lutte de classe que les lycéens comme les travailleurs, gravement battus en 2005, paraissaient ne pas pouvoir se relancer prochainement dans une nouvelle mobilisation…

De plus, les capitalistes français avaient et ont un besoin de plus en plus pressant de « réformer » le marché du travail, c’est-à-dire d’en finir avec les acquis sociaux qui limitent l’exploitation des prolétaires : la pression de la concurrence internationale est de plus en plus forte sur les patrons car les marchés sont de plus en plus dérégulés partout dans le monde, mais la « croissance » peine à repartir en Europe et particulièrement en France. D’autant plus que le boom des prix du pétrole et du gaz plombent les finances des ménages populaires comme des entreprises et que la bourgeoisie de ce pays manque de crédibilité depuis que son projet politique fondamental, la construction de l’Union européenne capitaliste, a pris du plomb dans l’aile le 29 mai…

Dans un tel contexte, Villepin aurait eu tort de se priver d’une nouvelle attaque majeure contre les acquis du Code du travail, avec la loi dite « sur l’égalité des chances » (LEC) comprenant le Contrat Première Embauche (CPE), l’apprentissage à 14 ans, le travail de nuit et le dimanche à 15 ans, la suspension voire la suppression des allocations familiales pour les parents dont les enfants sont absents à l’école ou rétifs à leur autorité et enfin de nouvelles subventions et exonérations de contributions sociales et fiscales pour le patronat. Mais, contrairement à son prédécesseur Raffarin, qui avait su faire passer chacune de ses « réformes » en amenant les directions syndicales à la table des « négociations » sur la base de « diagnostics partagés », Villepin a jugé la situation opportune pour faire passer sa loi en force et au pas de charge, sans concertation avec les « partenaires sociaux » et même sans véritable débat parlementaire. Le pari n’avait rien d’absurde : Villepin savait que ce contournement des directions syndicales et des partis de la gauche parlementaire ne se traduirait de leur part que par un mécontentement avant tout verbal, destiné à préparer le terrain électoral pour 2007. Or le Premier ministre voulait lui aussi préparer sa propre campagne présidentielle, et la seule solution pour rattraper son retard considérable sur son rival Sarkozy, c’était de montrer à la bourgeoisie qu’il était un homme courageux et déterminé à « réformer » tout de suite, sans état d’âme et sans même avoir à attendre 2007…

Le dispositif semblait donc pouvoir fonctionner : Villepin annonce par surprise le CPE le 20 janvier, les directions syndicales convoquent pour la forme une « journée d’action unitaire » le 7 février, mais sans appeler à la grève et en prenant bien soin de la mettre en concurrence avec deux autres journées (30 janvier à l’appel de la CGT et 2 février pour les salaires des seuls fonctionnaires), comme si elles voulaient qu’il n’y ait surtout pas trop de salariés dans la rue. François Hollande résume alors très clairement la tactique des directions syndicales et des partis de la gauche parlementaire, avec son cynisme de politicien bourgeois instrumentalisant les mouvements sociaux : « Soyons réalistes, le texte va passer. Le travail d’explication que nous engageons trouvera son dénouement non dans la rue mais dans les urnes. » (Le Monde, 1er février.) Bref, tout semblait bien parti pour que le CPE et toute la LEC passent aussi facilement que le CNE l’été dernier ; et tout semblait bien parti pour que, au moyen de quelques « journées d’action » dispersées et sans lendemain, les directions des syndicats et des partis de gauche canalisent le mécontentement sur le terrain électoral, en attendant tranquillement l’année prochaine…

Pourquoi et comment les étudiants et lycéens ont-ils été à l’avant-garde malgré l’obstacle des appareillons ?

Seulement voilà : ce scénario cousu de fil blanc, pariant sur l’apathie des travailleurs vaincus, avait sous-estimé les potentialités de lutte des étudiants. Or, n’ayant plus mené de grandes luttes depuis des années, les étudiants n’avaient pas non plus subi récemment de défaites suite à une lutte nationale de grande ampleur (à l’exception de leur combat contre la réforme LMD en 2003, qui avait cependant été limité à un faible nombre d’universités : pas plus d’une quinzaine sur quatre-vingt-dix, cf. Le CRI des travailleurs n° 9, novembre-décembre 2003). De plus, s’il est clair que les lycéens et les étudiants de première année, qui avaient été vaincus l’an passé dans leur mouvement contre la loi Fillon, n’auraient pu, à eux seuls, lancer une nouvelle mobilisation d’ampleur comparable, ils avaient en revanche une grande soif de revanche et une expérience qui ne pouvaient que fructifier dans le cadre d’un mouvement d’ensemble de la jeunesse estudiantine. Globalement, les étudiants étaient donc particulièrement frais pour engager un combat majeur contre une mesure qui les concernait directement et à brève échéance.

D’autre part, les étudiants se distinguent des salariés par l’absence chez eux de grands syndicats : si ce manque d’organisation constitue de manière générale une faiblesse du point de vue de la combativité et de la conscience de classe (c’est notamment pour cette raison que la lutte contre le LMD n’avait pas réussi à se généraliser), cela implique aussi que, en cas de mobilisation massive inattendue, le poids des appareils bureaucratiques est beaucoup plus faible que chez les travailleurs. De fait, l’UNEF elle-même n’est en fait pas capable de mobiliser, sur toute la France, plus de quelques centaines de militants, pour la plupart liés au PS et au PCF : leur efficacité bureaucratique (abstraction faite ici des quelques dizaines de militants honnêtes et combatifs que compte malgré tout cette organisation) est donc beaucoup plus limitée que chez les salariés, même si elle est loin d’être négligeable, notamment au niveau national (audience médiatique et poids militant dans les Coordinations nationales). Cependant, il se trouve que, pour préparer les élections de 2007, le PS et le PCF, et par conséquent l’UNEF qu’ils dirigent, avaient particulièrement intérêt à montrer aux jeunes, en tant que néo-électeurs, qu’eux non plus n’étaient pas d’accord avec la politique de Chirac-Villepin-Sarkozy…

Dès la « journée d’action » du mardi 7 février, les étudiants étaient particulièrement nombreux parmi les 400 000 manifestants, dont ils représentaient la majorité avec les lycéens. Les directions syndicales, les partis de gauche et le « collectif des organisations de jeunesse » (UNEF, FIDL, UNL, CGT-jeunes, MJS, UEC, etc., flanqués sur leur gauche de dirigeants de SUD-Étudiants et des JCR) ne voulaient pas la moindre suite immédiate à leur « journée d’action » du 7 février, sous prétexte de vacances scolaires, même après l’annonce par Villepin qu’il utiliserait le 49-3 pour accélérer la procédure législative. Mais près de 200 étudiants de la région parisienne, réunis en Assemblée générale à la Bourse du travail après la manifestation du 7, ont adopté (sur la proposition de militants FSE et CRI), l’exigence d’un appel clair à la grève des universités. Le lendemain, les appareillons du « collectif des organisations de jeunesse » ont refusé de reprendre à son compte un tel appel, déclarant l’AG parisienne de la veille « illégitime » et se contentant d’un « communiqué unitaire » qui préconisait seulement de nouvelles « journées d’action » (1). Mais les étudiants de Rennes-II n’avaient pas attendu l’autorisation des petits bureaucrates pour ouvrir la voie de leur débordement : dès le matin du 8 févier, ils avaient décidé, lors d’une Assemblée générale massive, la grève avec blocage. Or il est indéniable que cette méthode radicale de lutte, directement inspirée des piquets de grève ouvriers et déjà mise en œuvre lors du mouvement étudiant de novembre-décembre 2003, a permis d’étendre et de consolider la mobilisation pendant deux mois. À partir de Rennes, la grève s’est étendue aux autres universités, d’abord progressivement, puis de plus en plus massivement. D’emblée, la question d’une structuration nationale du mouvement a été posée : dès le 18 février, une première Coordination nationale s’est réunie à Rennes, avec les délégués d’une trentaine d’universités (sur quatre-vingt dix), dont sept étaient déjà en grève avec blocage. Alors que les directions syndicales, les partis de gauche et le « collectif des organisations de jeunesse » avaient limité d’emblée leur objectif « unitaire » au retrait du seul CPE, cette première Coordination nationale a immédiatement fixé un objectif clair au mouvement : la grève générale des universités et lycées pour le retrait non seulement du CPE, mais de toute la loi dite « sur l’égalité des chances » et du CNE, et pour un « plan pluriannuel de création de postes à hauteur des besoins dans l’éducation nationale » (le gouvernement venait d’annoncer une baisse drastique du nombre de postes ouverts aux concours de l’enseignement).

À l’apogée du mouvement, presque tous les établissements d’enseignement supérieur étaient mobilisés, dont près de 70 en grève, la plupart avec blocage. Leurs délégués, élus en AG, mandatés et révocables, se sont réunis chaque week-end en Coordination nationale pour débattre et décider de l’orientation du mouvement, des manifestations et des actions. Un certain nombre de coordinations régionales ont également fonctionné. Dès la mi-février, des lycées bretons ont commencé à rejoindre les étudiants, mais c’est surtout après les grandes manifestations du 7 mars, qui ont rassemblé des centaines de milliers de jeunes dans la rue au retour des vacances scolaires, que les lycées sont entrés massivement en grève. Finalement, celle-ci a touché 1000 établissements secondaires, soit 25 %, dont plusieurs centaines ont été bloqués de manière continue ou intermittente selon les cas. Les lycéens ont compris que la convergence avec les universités leur offraient une chance inespérée de rallumer les braises mal éteintes de leur puissant mouvement qui avait été vaincu l’an passé contre la loi Fillon. Or les modalités de la grève étudiante et leur propre expérience acquise au printemps 2005 leur ont permis de renouer immédiatement avec la pratique des blocages. C’est ainsi que les lycéens de Rennes, parmi les premiers, réunis en Assemblée générale de ville dès le 20 février, ont très clairement justifié cette méthode de lutte dans un appel d’une grande maturité politique, qui mérite d’être largement cité : « Ces dernières années, les mouvements sociaux ont connu de nombreuses défaites illustrant le coup de force libéral du gouvernement. Avec le CPE, le gouvernement détruit le droit du travail et la sécurité de l’emploi. C’est dire si la réponse que nous devons apporter doit être à la hauteur des enjeux. C’est pourquoi, les manifestations, bien que très utiles, ne permettent pas d’instaurer un rapport de force suffisant. Les blocages décidés démocratiquement en assemblée générale permettent à tous les lycéen-ne-s de participer au mouvement. Ainsi, il est possible d’organiser des débats, des AG, de distribuer des tracts, de participer aux manifestations, de s’informer… sans être pénalisé par les cours manqués. De plus toute une partie du système éducatif est bloqué. L’année dernière, les blocages de lycées, mis en place pour protester contre la loi Fillon ont manqué de coordination. Malgré tout, ce sont plusieurs centaines de lycées qui ont été bloqués à travers la France. Cette année, contrairement à l’année dernière, les blocages ne sont pas le signe de l’essoufflement d’un mouvement mais démontrent la maturité de l’expérience acquise. Cela illustre la nécessité de mettre en place ce type d’action immédiatement, mais aussi la possibilité de le faire comme en atteste l’exemple de Rennes. En outre, pour que cela soit réellement efficace, les blocages doivent être coordonnés au niveau national. En ce sens, nous appelons l’ensemble de la jeunesse et des salariés de ce pays à se mobiliser avec détermination et à poursuivre le combat jusqu’au bout. Nous relayons les appels de la Coordination nationale réunie le samedi 18 février à Rennes : blocage des lycées là où c’est possible, manifestation le jeudi 23 février et Coordination nationale à Toulouse le samedi 25 février. »

Semaine après semaine, avec des AG puissantes, la mobilisation s’est développée, la grève s’est étendue et les manifestations bi-hebdomadaires des étudiants et lycéens ont été de plus en plus nombreuses. En même temps, la conscience politique des grévistes a progressé très vite. Parce qu’ils luttaient directement contre la précarité, et non sur une revendication proprement estudiantine, les jeunes ont vite compris qu’ils se mobilisaient en tant que futurs travailleurs — d’autant plus qu’un étudiant sur deux est déjà obligé de se salarier pour financer ses études, le plus souvent avec des contrats précaires et/ou mal payés. La question de la convergence avec les salariés a donc été posée rapidement, débouchant bientôt sur celle de la grève générale comme seul moyen de vaincre le gouvernement sur l’ensemble de la LEC et du CNE. C’est ainsi que, reprenant la position d’un nombre croissant d’AG, la Coordination nationale étudiante de Poitiers, réunie le 11 mars, s’est pour la première fois prononcée clairement pour « un mouvement d’ensemble, une grève générale des jeunes et des travailleurs (…) nécessaire pour gagner ». L’expression de cet objectif a marqué le franchissement d’un palier décisif dans la conscience des étudiants. Dès lors, en AG comme dans les Coordinations nationales, l’essentiel des discussions s’est de plus en plus focalisé sur les moyens à mettre en œuvre pour atteindre ce but.

Le combat des étudiants et lycéens pour la grève générale… et pour tenter de contourner l’obstacle des directions syndicales

Pour cela, il était tout d’abord nécessaire de combattre politiquement pour étendre les revendications, afin de permettre aux travailleurs de se mobiliser massivement. En effet, la grève générale n’est pas possible sur une seule revendication, mais les travailleurs doivent être appelés à se mobiliser sur toutes les revendications qui leur paraissent urgentes. Il n’était pas possible que les cheminots, les électriciens et gaziers, les travailleurs des grandes entreprises privées, etc., se mettent en grève générale pour le seul retrait du seul CPE. A contrario, le fait qu’ils aient fait grève et manifesté aussi massivement contre le CPE montre ce qu’ils auraient pu faire si on les avait invités à mettre aussi en avant leurs propres revendications, permettant à la classe d’avancer un programme qui la représente dans son ensemble. De ce point de vue, il y avait un lien étroit entre la volonté des directions syndicales et partis de gauche de demander le retrait du seul CPE et leur refus de préparer, puis d’appeler à la grève générale. De fait, les appareillons et leurs flancs-gardes d’extrême gauche ont tout fait pour empêcher l’extension de la plate-forme revendicative de la Coordination nationale étudiante, sous prétexte d’ « unité » (cf. ci-dessous notre article sur les réunions successives de cette Coordination). Se battre de façon conséquente pour la grève générale impliquait de lutter pour que les travailleurs, réunis en AG, élaborent leur propre plate-forme revendicative, partant de leurs préoccupations immédiates et les reliant à un programme politique pour l’ensemble de la classe. Il était aisé de développer la plate-forme des Coordinations étudiantes selon sa logique interne : retrait du CPE, du CNE et de toute la LEC, interdiction de tous les contrats précaires, renationalisation sous contrôle ouvrier des entreprises privatisées, répartition des heures de travail disponibles entre tous sans flexibilité et sans baisse de salaire, hausse des bas et moyens salaires (cf. ci-dessous les propositions du Groupe CRI).

Ensuite, pour avancer vers la grève générale, il fallait dénoncer de manière systématique, jour après jour, la politique des directions syndicales qui refusaient d’appeler les travailleurs à la mobilisation générale avec les étudiants et lycéens. Et il fallait combattre pour exiger que ces directions affichent clairement l’objectif de la grève générale et travaillent de toutes leurs forces à la réaliser. Or, du début à la fin du mouvement, dans les AG comme dans les Coordinations nationales étudiantes, les appareillons (avant tout l’UNEF) et leurs indispensables flancs-gardes d’extrême gauche (les dirigeants de SUD-étudiants, de la LCR-Jeunes et des JCR, de LO et de la Fraction de LO, du PT…) ont réussi à protéger les directions syndicales en refusant de les dénoncer publiquement et de les combattre, en se soumettant à leur tactique des « journées d’action » dispersées au lieu de la dénoncer et en refusant d’exiger qu’elles appellent à la grève générale. En particulier, ils se sont systématiquement opposés à l’envoi de délégations massives aux sièges des directions syndicales, même lorsque cette proposition avait été adoptée en AG (comme à l’Université de Paris-I Tolbiac et à la Sorbonne), voire par la Coordination nationale (ainsi celle d’Aix, les 25-26 mars, a-t-elle annoncé que « des délégations seront envoyées aux sièges nationaux et locaux des organisations syndicales », mais cela n’a malheureusement guère été appliqué).

L’argument principal des bureaucrates de l’UNEF et de leurs flancs-gardes d’extrême gauche était que les directions syndicales étaient les « alliés » et non les ennemis des étudiants — tandis que les gauchistes affirmaient au contraire que, puisqu’elles étaient traîtres, il ne servait à rien de s’adresser à elles… En réalité, si les dirigeants sont bien des collaborateurs de classe et des protecteurs du gouvernement (donc des traîtres eu égard aux travailleurs qui leur font confiance), il est clair que les salariés qui participent aux « journées d’action » à leur appel n’en ont pas conscience, ou en tout cas pas une conscience aussi claire que les révolutionnaires. Or, s’il est vrai que les jeunes et les travailleurs mobilisés sont capables de faire pression sur un gouvernement, de le faire fléchir et, dans d’autres circonstances, de le vaincre, il est clair qu’ils sont capables a fortiori de faire pression sur leurs directions syndicales : par leur position même, en tant qu’agents de la bourgeoisie dirigeant des organisations ouvrières, les bureaucrates syndicaux sont nécessairement plus sensibles encore aux pressions de la base qu’un gouvernement à celles des travailleurs en lutte. De ce point de vue, il est évident que, si des centaines de délégations massives d’AG étudiantes, de travailleurs combatifs et de syndicats de base s’étaient rendues aux sièges des confédérations, fédérations et unions départementales pour exiger qu’elles rompent avec le gouvernement et appellent à la grève générale jusqu’à la victoire, cela aurait pesé de manière importante dans la balance de la lutte de classe, il aurait été possible d’imposer aux appareils d’aller plus loin qu’ils ne le voulaient eux-mêmes vers cet objectif politique.

Cependant, des milliers d’étudiants et de lycéens ont peu à peu compris que les directions syndicales refuseraient de s’engager pleinement dans le combat et d’appeler à la grève générale. Ils ont donc voulu contourner cet obstacle en recherchant des moyens concrets pour mobiliser les travailleurs sans passer par le difficile combat politique contre les directions syndicales. — D’une part, ils ont décidé à juste titre de s’adresser directement aux travailleurs : « Pour contribuer à la mobilisation des salariés, déclarait par exemple la Coordination nationale étudiante d’Aix les 25 et 26 mars, nous allons intervenir dans les entreprises par la diffusion de tracts, en prenant contact avec les syndicalistes, en participant à des assemblées générales d’entreprises, etc. Nous appelons les salariés à s’approprier le mouvement en posant leurs propres revendications. » Cependant, les démarches d’étudiants et de lycéens auprès des travailleurs à la porte des entreprises ne pouvaient être efficaces que dans le cadre d’une orientation politique claire contre les appareils. Or, faute d’une telle orientation, et notamment sous l’influence de militants de LO (qui ont eu raison d’insister pour s’adresser aux travailleurs, mais ont refusé de combattre les appareils), les jeunes ont cru bien souvent qu’ils pourraient eux-mêmes, de l’extérieur, déclencher la grève générale des salariés : ils sont allés leur demander de les rejoindre dans la grève, mais ils n’ont guère reçu de réponse favorable car on leur a rétorqué le plus souvent, de manière bien compréhensible, que les travailleurs n’étaient pas prêts à se mettre en grève de manière isolée. De fait, il ne sert à rien de perdre de l’argent si l’on est sûr de ne pas gagner sur les revendications : ces dernières années, l’expérience a abondamment montré que les grèves dispersées, même quand elles sont puissantes et longues comme celles des enseignants puis des intermittents en 2003, des lycéens au printemps 2005, de la SNCM et de la RTM à l’automne 2005, etc., débouchent les unes après les autres sur des défaites majeures. Dès lors, les travailleurs perçoivent de mieux en mieux que l’entrée en grève n’a de sens qu’à condition d’être décidée à un niveau national, avec l’objectif clair de se généraliser et de durer jusqu’à la victoire. Or cela suppose un appel clair des syndicats, qui ont été constitués justement pour coordonner les luttes, contre l’atomisation de la classe ouvrière qu’engendre le capitalisme. La décision de s’adresser directement aux travailleurs ne pouvait donc pas consister à leur demander de faire preuve d’héroïsme en partant en grève tout seuls, entreprise par entreprise, mais elle devait être axée avant tout sur la dénonciation des bureaucrates syndicaux et l’exigence qu’ils appellent à la grève générale.

D’autre part, pour essayer d’imposer un début de blocage limité du pays malgré l’absence de grève générale, les étudiants et lycéens, radicalisés mais isolés, en sont arrivés à l’idée de bloquer eux-mêmes les axes routiers et ferroviaires. Cette décision était spectaculaire et montrait leur compréhension qu’ils ne gagneraient pas sans la paralysie du pays ; mais elle n’était pas très efficace, car celle-ci ne peut être vraiment réalisée que par les travailleurs organisés des secteurs-clés de l’économie : il n’y a pas d’autre moyen que la grève générale effective pour bloquer l’économie, et il n’y a aucune « action » miracle qui puisse contourner l’obstacle fondamental des appareils… Or les appareillons estudiantins et lycéens ont d’autant plus encouragé ce type d’actions que cela leur permettait de se faire passer pour « radicaux » à peu de frais, tout en empêchant soigneusement l’affrontement proprement politique des jeunes avec les directions syndicales et les partis de gauche.

Pourtant, la possibilité d’un tel affrontement politique des étudiants avec ces appareils, et par conséquent la possibilité de leur imposer la grève générale, était évidente. De fait, partout où elle a été proposée dans les universités, par des militants CRI ou par d’autres, la ligne consistant à dénoncer le comportement des directions syndicales et à exiger qu’elles appellent à la grève générale, a été adoptée à la majorité, et parfois à une écrasante majorité. C’est le cas à l’Université de Paris-I Tolbiac dès le 1er mars, à la Sorbonne le 6, à l’Université de Rouen (Lettres et sciences humaines) le 22 mars ou encore à l’École normale supérieure de Paris le 31 mars. C’est le cas aussi aux Coordinations nationales étudiantes de Dijon le 19 mars et de Lyon les 8-9 avril, grâce au combat des militants CRI et d’autres, appuyés par la masse des délégués les plus avancés, contre les appareillons.

La mobilisation des travailleurs, potentiellement explosive, n’a pas réussi à dépasser le cadre imposé par les directions syndicales

Les manifestations du mardi 7 mars avaient été plus nombreuses que celles du 7 février. Mais, comme le mois précédent, la CGT et de la CFDT, les deux principales confédérations, avaient refusé d’appeler à la grève ne serait-ce que ce jour-là. Seules les fédérations CGT des Fonctionnaires et des Finances, FO, la FSU et Solidaires y avaient appelé, mais en se contentant en fait d’appels incantatoires, sans mesures pratiques pour organiser effectivement la grève, sauf là où des militants, notamment d’extrême gauche, se sont battus pour la réaliser. En conséquence, les travailleurs étaient encore minoritaires dans le million de manifestants. Ils n’étaient que quelques milliers dans les manifestations du jeudi 16 mars, qui ont rassemblé plus de 500 000 jeunes dans toute la France, mais que les directions des organisations syndicales de salariés avaient sciemment laissés isolés, appelant à une journée d’action concurrente le 18 — un samedi, donc une fois de plus sans grève.

Les travailleurs sont entrés massivement dans le mouvement le 18 mars… mais les directions syndicales ont refusé l’extension de la grève

Cependant, avec plus d’un million de manifestants, ce samedi a signifié l’entrée du mouvement dans une nouvelle phase : pour la première fois depuis le 7 février, les salariés ont été ce jour-là majoritaires parmi les manifestants ; or ils rejoignaient massivement le mouvement de la jeunesse scolarisée, non seulement par solidarité, mais en recouvrant pour beaucoup l’espoir d’une véritable riposte d’ensemble contre le gouvernement — une revanche sur les défaites de 2003, 2004 et 2005, et une traduction dans la lutte de classe directe du rejet exprimé dans les urnes le 29 mai.

Ce début de convergence massive des travailleurs avec les jeunes a été salué avec enthousiasme par la Coordination nationale étudiante de Dijon le 19 mars. Pour la première fois, celle-ci a appelé clairement les directions syndicales à appeler à la grève générale et à préparer une manifestation centrale contre le pouvoir (il faut d’ailleurs noter que cette orientation a été adoptée grâce au combat décisif d’un militant CRI : cf. notre article ci-dessous). Mais les directions, faute d’une pression suffisante des jeunes et des travailleurs sur elles, ont bien évidemment refusé d’appeler à l’extension de la grève tous ensemble, en même temps et jusqu’à la victoire. Dès le soir du 18 mars, elles ont préféré s’en remettre à Chirac plutôt que d’en appeler aux travailleurs : selon leur communiqué, « elles en appellent, solennellement au gouvernement et au Président de la République. Ils portent l’entière responsabilité des tensions sociales. Résolues à obtenir le retrait du CPE, les organisations syndicales d’étudiants, de lycéens et de salariés conviennent de se réunir ce lundi 20 mars après consultation de leurs instances pour décider des suites de ce grand mouvement unitaire ». En un mot, alors que le discrédit de Villepin devenait massif, les bureaucrates syndicaux se sont couchés aux pieds du président, en allant jusqu’à le présenter comme un « arbitre » qu’ils ont supplié de bien vouloir intervenir, tel le bon roi contre le méchant Premier ministre. Pour éviter l’approfondissement de la crise, les directions syndicales et les partis de gauche ont ensuite multiplié les propositions de « portes de sortie » : demande de suspension du CPE par une quarantaine de présidents d’université liés à la gauche plurielle (SNESup-FSU ou SGEN-CFDT) ; suggestion de Hollande de suspendre le CPE jusqu’en 2007 ; suspense habilement entretenu sur la décision du Conseil constitutionnel, etc.

Au soir du 18 mars, les directions syndicales lançaient au gouvernement un pseudo-ultimatum de 48 heures. Pendant tout le week-end, les médias ont ouvertement exprimé leur crainte d’une grève générale. Mais, le 20 mars, l’Intersyndicale des bureaucrates a rassuré la bourgeoisie. Elle a accepté d’aller voir Villepin, officiellement pour lui dire qu’elles voulaient le retrait du CPE (comme s’il ne le savait pas déjà !). Elle s’est contentée d’appeler à une nouvelle « journée d’action » pour le 28 mars et a évidemment refusé ne serait-ce que de fixer l’objectif de la grève générale. Elle est allée jusqu’à éconduire la délégation mandatée par la Coordination nationale de Dijon qui voulait participer à la réunion pour lui demander d’appel à la grève générale, et qui représentait des dizaines de milliers d’étudiants réunis presque chaque jour en AG massives dans tout le pays, soit beaucoup plus que l’UNEF et la prétendue Confédération étudiante (CÉ), appendice de la CFDT dans le mouvement étudiant, qui siégeaient l’une et l’autre dans l’Intersyndicale nationale. Enfin, les directions syndicales ont également persisté dans leur refus d’appeler à la manifestation nationale centrale convoquée et préparée depuis dix jours par la Coordination nationale étudiante pour le jeudi 23. Or une telle division intolérable des salariés et des jeunes scolarisés a eu pour conséquence l’échec de cette manifestation centrale : en l’absence d’argent et de mesures techniques pour organiser les transports, seuls quelques cortèges étudiants de province ont pu monter à Paris. D’autre part, l’isolement sciemment organisé de cette manifestation, avec des jeunes pas toujours assez expérimentés pour assurer la sécurité des cortèges, a permis la multiplication d’attaques violentes de bandes de jeunes surexcités contre les manifestants (vols et passages à tabac), selon un scénario analogue à celui de la manifestation lycéenne du 8 mars 2005 (cf. Le CRI des travailleurs n° 17, mars-avril 2005). Quelles que soient la part de spontanéité de ces jeunes et la part de provocations policières, une chose est sûre politiquement : en refusant d’appeler à cette manifestation, les directions syndicales et les partis de gauche portent l’entière responsabilité de son échec en tant que manifestation nationale, comme du fiasco auquel elle a tourné pendant son parcours et à son arrivée Place des Invalides. À partir de ce moment-là, le traumatisme des étudiants et lycéens a été tel que l’objectif d’une manifestation centrale contre le pouvoir est devenu beaucoup plus difficile à défendre dans les AG, notamment en province, malgré les efforts des militants argumentant à juste titre sur l’importance politique de cette exigence…

Après le 28 mars, Chirac a tenté de manœuvrer… mais la radicalisation des jeunes a empêché les directions syndicales de trahir immédiatement

Justement parce qu’elles subissaient la pression du mouvement étudiant et lycéen et de leur propre base, les directions syndicales ne pouvaient pas ne rien proposer après le succès de leur « journée d’action » du 18 mars, sous peine de se discréditer complètement. C’est pourquoi elles ont convoqué une nouvelle « journée d’action » pour le mardi 28 mars, présentée cette fois comme une « journée de grève, d’arrêts de travail et de manifestations ». Il ne s’agissait donc pas d’un véritable appel à la grève tous ensemble, fût-ce pour une seule journée. Comme confédérations, non seulement la CGC, la CFTC et la CFDT, mais aussi la CGT ont refusé d’appeler clairement à la grève. Seules certaines fédérations de la CGT (Poste, cheminots, Union des fédérations de fonctionnaires…), la confédération FO, la FSU et Solidaires y ont appelé, mais seulement pour ce jour-là… Cependant, de nombreux syndicats locaux, départements, voire nationaux, y ont vu un point d’appui pour appeler à la grève le 28 mars, et c’est bien ainsi que les travailleurs ont compris cette journée : finalement, près de 3 millions de travailleurs et de jeunes ont manifesté ce jour-là, chiffre sans précédent dans l’histoire des manifestations en France. En revanche, en raison de l’absence d’un véritable appel à la grève des confédérations et de nombreuses fédérations, et parce que les appels à la grève existants étaient limités à une journée sans autre perspective que la perte du salaire, les taux de grévistes n’ont pas été extrêmement élevés, tout en étant significatifs : les directions des entreprises ont comptabilisé 12,7 % de grévistes à GDF, 14,7 % à La Poste, 22 % à France Telecom, 27,7 % à la SNCF, 30 % dans la fonction publique d’État… Cependant, plusieurs grosses entreprises privées se sont fortement mobilisées, avec des taux de grévistes supérieurs à 2003, comme à la SNECMA, chez Dassault, Ford, Citroën, Airbus, Renault, Valéo, EADS, Michelin...

Même après le succès historique des manifestations du 28 mars, les directions syndicales et les partis de gauche ont persévéré dans leurs appels à Chirac, présenté comme un véritable « homme providentiel » — et bien évidemment dans leur refus de se battre pour la grève générale. En attendant la déclaration du président, les directions syndicales, réunies le 29 mars, n’ont rien trouvé d’autre que d’appeler… à une nouvelle journée d’action, le 4 avril, soit la cinquième depuis le début du mouvement et la quatrième en moins d’un mois. François Hollande, leur chef à tous, a proposé une voie de sortie à Chirac : « La seule issue, a-t-il déclaré le soir du 28, c’est le retour devant le Parlement, c’est le vote d’un nouveau texte. » Il a ainsi exprimé une fois de plus, de façon très claire, la volonté des partis de la gauche parlementaire que les manifestations servent seulement à faire pression sur le gouvernement, mais restent totalement subordonnées aux institutions.

Le vendredi 31 mars, Chirac a répondu à la main tendue par les directions syndicales et partis de gauche en promulguant la loi dite « sur l’égalité des chances », tout en annonçant que l’article 8 sur le CPE ne serait pas appliqué en l’état et qu’une autre loi serait élaborée pour le maintenir sur l’essentiel, avec une atténuation marginale de ses principales dispositions (réduction de la prétendue « période d’essai » de deux ans à un an et obligation de « donner la raison » du licenciement pendant cette période — « justification » qui aurait pu être en fait parfaitement « bidon »).

Contrairement à ce qu’on a prétendu un peu partout, cette manœuvre de Chirac n’avait rien d’absurde : elle était au contraire très habile, dans la mesure où elle permettait de faire passer la loi dite « sur l’égalité des chances » malgré la grève générale étudiante exigeant son abrogation intégrale, et de focaliser l’attention sur le seul CPE, en réponse aux directions syndicales et partis de gauche qui limitaient leur revendication « unitaire » à ce point. S’il est vrai que, d’après les sondages, 62 % des personnes interrogées n’ont pas été convaincues par l’intervention de Chirac, l’habileté de celle-ci n’en est pas moins réelle : il ne s’agissait nullement pour lui de « convaincre » la population, mais uniquement de canaliser la contestation dans un cadre institutionnel en contournant la crise gouvernementale par la remise du dossier au Parlement. Or, au-delà des institutions et des pratiques de la Ve République, le Parlement offre l’avantage de comporter non seulement les députés de l’UMP, mais aussi ceux du PS, du PCF et des Verts. La manœuvre de Chirac avait donc l’intérêt majeur de porter l’affaire du CPE dans une institution dont ni les partis de gauche, ni les directions syndicales ne contestent la prétendue légitimité… jusqu’en 2007. Quant au contenu de ses propositions, elles répondaient manifestement à Jean-Christophe Le Duigou, n° 2 de la CGT, qui, interrogé au sujet de la période d’essai, avait affirmé dans un « chat » sur LeMonde.fr le 21 mars : « Il est clair que la période de deux ans pour l’essai d’un salarié est trop longue, un an l’est aussi sans doute. » « Sans doute ? » Le mot eût été pour le moins un peu faible, s’il n’avait signifié discrètement une véritable proposition ! Et à la question : « Que pensez-vous des deux évolutions proposées par les patrons, à savoir l’abaissement de la période d’essai à un an et l’obligation pour eux de motiver tout licenciement ? », Le Duigou avait répondu : « Cela implique la réécriture de la loi. Il faut donc que le premier ministre dise qu’il suspend l’application du texte ou qu’il retire ce texte. Sinon, on ne peut pas le croire. » Or, comme par hasard, c’est exactement ce scénario qui s’est réalisé ! En effet, dès le lendemain du discours de Chirac, les directions des syndicats comme les partis de gauche se sont mis à réclamer à cor et à cri une nouvelle loi comportant un article unique abrogeant le seul CPE… et entérinant par conséquent tout le reste de la loi dite « sur l’égalité des chances » et le CNE !

Les manifestations du 4 avril ont obligé les directions syndicales à briser le mouvement pour éviter la grève générale ; en échange, Chirac a été contraint de reculer sur le CPE

À la surprise des directions syndicales, les manifestations du 4 avril ont été aussi puissantes que celles de la semaine précédente, voire un peu plus, confirmant la volonté de combat des jeunes et des travailleurs. D’une semaine à l’autre, les taux de grévistes du secteur public ont été globalement inférieurs, mais ceux du secteur privé ont été supérieurs, y compris dans un certain nombre de PME selon la CGT et la CFTC elles-mêmes. Cela montre que le mouvement était en pleine ascension, commençant à toucher des travailleurs qui ne s’étaient pas mobilisés jusqu’alors. En même temps, nombre de salariés présents le 28 mars n’ont pas vu l’intérêt de refaire une journée d’action semblable à la précédente : pourquoi perdre encore une journée de salaire si c’est pour rentrer chez soi le soir sans avoir gagné ? Au total, ce sont sans doute près de quatre millions de personnes qui ont manifesté l’un et/ou l’autre jour, dont une bonne partie aurait pu fournir l’avant-garde des grévistes pour la grève générale si tel avait été l’objectif clairement affiché et préparé des directions syndicales.

Or c’est précisément à ce moment-là, quand le mouvement avait le plus de chances de se développer vers la grève générale, que ces directions syndicales ont décidé… de l’arrêter purement et simplement ! Dans leur déclaration commune du 5 avril, elles ont redemandé au gouvernement et au Parlement de pondre une nouvelle loi supprimant le CPE et leur ont donné pour cela un délai de treize jours, jusqu’au 17 avril, c’est-à-dire en plein milieu des vacances de Pâques (alors que chacun savait que l’approche des vacances représentait une grave menace pour sa poursuite) ! Elles ont ainsi ouvertement signifié au gouvernement qu’elles se désolidarisaient de fait de la grève des étudiants et lycéens qui durait depuis déjà huit semaines et qui exigeait quant à elle, au minimum, l’abrogation de toute la loi dite « sur l’égalité des chances » et du CNE. Alors que le CPE n’avait même pas encore été retiré, les directions syndicales ont même refusé d’appeler à manifester le 11 avril avec les étudiants ! Elles ont préféré aller rencontrer Accoyer, Borloo et Cie, tout en demandant aux jeunes et aux travailleurs mobilisés d’aller « rencontrer dans l’unité les députés et les sénateurs pour exiger le retrait du CPE et à rendre publiques les réponses » et de « donner la plus grande visibilité à leur exigence » (déclaration commune du 5 avril)Les directions syndicales confirmaient ainsi qu’elles n’avaient nullement l’objectif de vaincre le gouvernement en le contraignant à céder sur l’ensemble des revendications défendues par les travailleurs et les jeunes ces dernières années, mais qu’elles voulaient seulement utiliser la puissante mobilisation des étudiants et lycéens pour redorer un peu leur blason terni par la série de défaites auxquelles avait conduit leur politique, et pour aider le PS, le PCF et les Verts à préparer les élections de 2007.

Au lendemain de la Coordination de Lyon, lundi 10 avril, Chirac a annoncé la suppression du CPE et son remplacement par un dispositif renforcé d’aides financières aux patrons qui emploient des jeunes (mesures qui aggravent donc la concurrence entre les salariés à leurs propres frais en tant que contribuables). Pour la première fois depuis la grève générale des cheminots en novembre-décembre 1995, une mobilisation a fait reculer Chirac, son gouvernement et son Parlement. Le fait même qu’ils aient cédé sur le CPE, malgré l’affaiblissement considérable que cela signifie pour eux en fin de mandat et après une série de trois défaites électorales successives, confirme que le mouvement risquait de se transformer en grève générale en débordant le cadre imposé par les directions syndicales : la radicalisation des étudiants et lycéens menaçait d’ouvrir une brèche dans ce cadre, par laquelle tel ou tel secteur du prolétariat aurait pu s’engouffrer. De fait, pendant tout le mouvement, les directions elles-mêmes, qui connaissent l’état d’esprit réel des masses, n’ont cessé de mettre en garde le gouvernement contre un risque de débordement incontrôlable : c’est le sens de leurs appels permanents à la « raison », à la « sagesse » et au « dialogue ».

Mais, en cédant sur le CPE, Chirac et Villepin ne se sont pas contentés de désamorcer le mouvement : ils ont aussi pérennisé le CNE et fait passer tout le reste de la loi « sur l’égalité des chances ». De même que, en 1995, ils avaient cédé face à la grève générale des cheminots en retirant le « contrat de plan » État/SNCF et en préservant leur régime spécial de retraites, mais avaient en même temps réussi à faire passer le « plan Juppé » contre la Sécurité sociale. Or, aujourd’hui comme hier, une victoire importante, mais limitée et ponctuelle, ne peut cacher qu’elle s’accompagne d’une grave défaite non seulement pour les revendications, mais pour le mouvement lui-même. C’est pourquoi les directions syndicales sont allées jusqu’au bout de leur ignominie lorsqu’elles ont osé sabrer le champagne, au sens strict du terme, sous prétexte de fêter une victoire qui ne leur revient en aucun cas — en fait pour fêter la défaite d’un mouvement qui aurait pu aller jusqu’à les faire chuter avec le pouvoir qu’elles protègent.

À partir de là, les étudiants et lycéens ne pouvaient plus continuer seuls la grève commencée deux mois auparavant. Au lendemain de l’annonce de la suppression du CPE, les manifestations étudiantes du 11 avril ont connu un échec cuisant, avec seulement quelques milliers de participants. En quelques heures, les lycées en grève ont presque tous été débloqués et les cours y ont repris. Puis les blocages ont été levés dans les Universités, l’une après l’autre. Même quand il a été provisoirement reconduit, ce n’était plus qu’à une faible majorité. Les anti-bloqueurs de toujours se sont sentis renforcés par la situation et sont passés à l’offensive ; mais c’est aussi une grande partie des étudiants mobilisés pendant plusieurs semaines qui a voulu reprendre les cours : épuisés par deux mois de grève, souvent conscients de la trahison des directions syndicales, ils subissaient en outre la pression considérable des médias et des présidents d’universités les menaçant de ne pas avoir de diplômes si les cours ne reprenaient pas immédiatement…


1) Notons que les dirigeants des JCR et de SUD-étudiants, qui avaient voté pour la motion appelant à la grève des universités lors de l’AG parisienne du 7 février à la Bourse du travail, ont cautionné le lendemain, lors de la réunion du « collectif des organisations de jeunesse », la caractérisation de cette AG comme « illégitime » et ont refusé d’exiger l’appel à la grève des universités pour laquelle ils s’étaient formellement prononcés la veille, avant de signer le « communiqué unitaire »… C’est ce que l’on appelle l’art du double langage : il y a ce qu’on dit dans les AG étudiantes… et ce qu’on décide main dans la main avec les petits bureaucrates.