Article du CRI des Travailleurs n°20

États-Unis : La scission au sommet de l'AFL-CIO exprime et approfondit la crise du mouvement ouvrier

La Convention (congrès national) de l’AFL-CIO, la centrale syndicale américaine, qui s’est tenue à la fin de juillet 2005, devait être l’occasion de célébrer le cinquantième anniversaire de cette organisation, née de la fusion entre l’AFL (Fédération Américaine du Travail) et le CIO (Congrès des Organisations Industrielles). Mais elle a surtout été marquée par l’aboutissement de la scission de plusieurs syndicats importants vis-à-vis de la fédération. Sept syndicats, regroupant environ 40 % des 12 millions de syndiqués aux États-Unis, déjà regroupés auparavant autour d’une plate-forme intitulée « Change to Win » (Changer pour Gagner), ont annoncé qu’ils se désaffiliaient de l’AFL-CIO ; ils se dirigent vers la création d’une fédération nationale concurrente. Les deux principaux syndicats qui ont fait scission sont le SEIU (travailleurs des services) et les Teamsters (chauffeurs routiers), regroupant respectivement 1,8 et 1,4 millions de syndiqués, suivis par UNITE-HERE (travailleurs de l’hôtellerie, de la restauration et du textile), l’UCFW (secteur de l’alimentation), les Laborers (travailleurs de la construction), l’UFW (travailleurs agricoles), et rejoints par les Carpenters (charpentiers), qui avaient déjà quitté l’AFL-CIO depuis deux ans.

Pourquoi cette scission ?
Prétextes et réalité

Les principaux dirigeants de la coalition Change to Win, Andy Stern du SEIU et James Hoffa des Teamsters, ont évoqué la nécessité d’augmenter le nombre de syndiqués, ce que ne permettrait pas l’AFL-CIO. Il est vrai que le taux de syndicalisation est dramatiquement bas aux États-Unis (13 % des travailleurs), et surtout en baisse constante depuis cinquante ans (il s’élevait à 35 % au début des années 1950, et à 24 % en 1979). La situation est pire encore dans le secteur privé, où le taux de syndicalisation (8 %) est le plus bas depuis le début du XXe siècle. Les dirigeants dissidents n’avancent aucune explication de fond pour cet effondrement, mais proposent des mesures : la centrale devrait se restructurer pour diminuer son budget de moitié, et les syndicats affiliés pourraient ainsi utiliser l’argent économisé pour mener des campagnes de syndicalisation (1) . Jamais la coalition dissidente n’évoque la longue liste de trahisons, la collaboration incessante avec le patronat et le pouvoir politique, comme cause principale de la désaffection des travailleurs américains envers l’AFL-CIO. Ainsi, derrière les prétendues raisons de principe évoquées, la principale justification avancée après la désaffiliation par James Hoffa est que cela permettrait à son syndicat d’économiser 10 millions de dollars de cotisations fédérales.

Il paraît tentant de faire un parallèle entre la scission actuelle et le mouvement des années 1930 qui a vu la création du CIO, en rupture sur la gauche avec la vieille AFL conservatrice (c’est une telle comparaison que fait par exemple Andy Stern dans la presse, tout en précisant, comme pour rassurer le patronat, qu’il n’y aura pas aujourd’hui autant d’agitation sociale qu’alors). À cette époque, tandis que l’AFL regroupait principalement les travailleurs qualifiés des petites entreprises, un important soulèvement de la classe ouvrière la plus exploitée (travailleurs non qualifiés et chômeurs) avait ébranlé le pays. La direction de l’AFL refusait d’organiser ces travailleurs, pour mieux défendre l’aristocratie ouvrière ; mais certains dirigeants de la centrale comprirent les changements dans la situation, avec le développement d’une industrie de masse, et donc l’importance de syndiquer cette nouvelle couche de la classe ouvrière, pour en devenir les porte-parole tout en contrôlant son mouvement, influencé alors par des militants socialistes et radicaux ; c’est ainsi que fut fondé le CIO. Mais la situation aujourd’hui est très différente, avec un niveau de luttes ouvrières à son plus bas depuis des années. Et ce n’est pas la constitution d’une fédération concurrente, dont les promoteurs n’ont aucune intention d’abandonner la collaboration de classe (jusqu’à en oublier le mot de grève dans leurs documents constitutifs), qui va relancer le mouvement ouvrier américain : seul l’abandon de cette pratique réformiste revitaliserait le nécessaire combat de la classe ouvrière contre ses exploiteurs.

Un autre argument a été avancé contre l’actuelle direction de l’AFL-CIO : ses liens trop étroits avec le Parti Démocrate. Là encore, la critique semble juste. L’alignement de la centrale syndicale derrière un des deux piliers de la domination politique de la bourgeoisie empêche toute expression politique indépendante de la classe ouvrière ; cela ne fait que refléter d’ailleurs l’alignement de l’AFL-CIO derrière l’impérialisme américain depuis sa création en 1955 : ses dirigeants ont suivi le gouvernement américain dans sa politique de guerre froide et son pendant à l’intérieur, le maccarthysme, en dénonçant les militants les plus actifs de la période de grèves de l’après-guerre, accusés de communisme, et ils le suivent aujourd’hui dans sa « guerre contre le terrorisme », y compris l’intervention en Irak. Mais cette critique apparente de la direction centrale par les dissidents s’évanouit bientôt, comme quand Andy Stern se félicite que son syndicat, le SEIU, ait davantage contribué au financement du Parti Démocrate que la centrale elle-même. Quant au syndicat des Teamsters, on devine facilement derrière la critique de l’intégration de l’AFL-CIO dans le Parti Démocrate les indices d’un soutien renouvelé au Parti Républicain.

Bien que cette scission au sommet de l’AFL-CIO, comme on vient de le voir, ne donne aucune perspective aux syndiqués américains, il serait faux de n’expliquer cette crise que par des rivalités personnelles. La rupture du statu quo au sommet de l’AFL-CIO s’explique en effet par des bases matérielles. La crise du mouvement ouvrier américain, l’effondrement de son influence et donc la baisse des entrées d’argent dans les syndicats — produits de l’offensive de la bourgeoisie depuis le début des années 1980 et de la politique de la direction traître de l’AFL-CIO — ont aussi des effets sociaux considérables. Le développement actuel du capitalisme dans les pays industrialisés et la composition du salariat font naître des différences dans l’expression de cette crise selon les syndicats. Les syndicats des travailleurs des « services », qui constituent la base principale de la coalition Change to Win, tirent profit de l’afflux de travailleurs peu qualifiés dans ces secteurs par rapport au secteur industriel ; ainsi les effectifs du SEIU ont-ils continué à augmenter ces dernières années. Les dirigeants de ces syndicats ne veulent pas être pénalisés par l’effondrement des syndicats d’industrie, et ils entendent garder la plus grosse part du gâteau dans la gestion de la manne financière qui constitue la base de leur force sociale. Quand la coalition Change to Win réclame des syndicats plus forts pour pouvoir mieux négocier face au patronat, il faut comprendre ce que cela signifie dans le cadre de la collaboration de classe entre employeurs et syndicalistes, particulièrement spectaculaire aux États-Unis. Aux indemnités que s’accordent les dirigeants syndicaux s’ajoute leur participation directe dans les conseils dirigeants des entreprises, ce qui contribue fortement au détournement de la force des syndicats en faveur de contreparties matérielles pour ses dirigeants.

Quelles perspectives ?

Cette crise au sommet de l’AFL-CIO ne change donc pas fondamentalement sa nature. La direction de la centrale a toujours été le pion de la bourgeoisie à l’intérieur du mouvement ouvrier, un appui pour le système capitaliste national et sa représentation politique, justifiant éventuellement sa collaboration par des avancées limitées pour les travailleurs, quand le rapport de force contraignait la bourgeoisie à des concessions. Toutefois, les syndicats restent les organisations dont les travailleurs se saisissent pour défendre leurs droits et leurs intérêts. En tant que tels, ils restent des enjeux dans la lutte de classe ; c’est ainsi qu’une entreprise férocement antisyndicale comme la chaîne de supermarchés Wall-Mart n’a pas hésité pas à fermer un magasin dans lequel une majorité de travailleurs avaient signé un texte en faveur de la création d’un syndicat.

Si les militants révolutionnaires doivent donc continuer à construire les syndicats, aux côtés des travailleurs, pour les aider dans leur lutte, ils doivent n’avoir aucune illusion dans les deux clans en présence de la bureaucratie syndicale ; ils doivent au contraire aider à dissiper celles qui pourraient exister. Les motivations des dirigeants de Change to Win ne correspondent en rien aux intérêts des travailleurs ; de l’autre côté, les appels à l’unité de la direction « légaliste » sonnent bien creux de la part de gens qui n’ont jamais hésité à écraser toute opposition dans la centrale. Au demeurant, les structures unitaires existent encore, au niveau des villes et des États, et il faut se battre pour les préserver. Quant à une réunification au niveau fédéral qui soit autre chose qu’un compromis entre bureaucrates, et une réelle avancée de la syndicalisation, elle ne pourra se faire que contre les dirigeants actuels des deux bords, sur la base d’un renouveau de la combativité syndicale.

Pour les militants communistes révolutionnaires, ce combat anti-bureaucratique dans les syndicats est indissociable de la construction d’un parti politique indépendant de la classe ouvrière américaine. Ils doivent expliquer en quoi les trahisons des bureaucrates trouvent leur racine dans leur soumission au système capitaliste, soumission qui s’exprime dans leur alignement derrière les deux partis de la bourgeoisie, notamment le Parti Démocrate. Les travailleurs qui veulent en découdre avec le patronat et ses représentants politiques devront nécessairement combattre aussi la bureaucratie syndicale et adopter une perspective politique ouvrière indépendante. Cela peut passer aujourd’hui par la constitution d’une tendance « lutte de classe » à l’intérieur de l’AFL-CIO et de l’autre regroupement syndical qui en est issu, pour œuvrer à la reconquête des syndicats par les syndiqués eux-mêmes, sur la base d’une orientation combative et indépendante. Par exemple, il ne faut pas hésiter à prendre au mot les dirigeants de la coalition Change to Win quand ils disent que les cotisations des syndiqués doivent servir à la construction du syndicat : il faut que, dans des structures démocratiques, l’utilisation de cet argent soit contrôlée par les syndiqués eux-mêmes. Ceux-ci pourraient alors interdire qu’il soit englouti dans le soutien aux deux partis de la bourgeoisie et dans les émoluments des bureaucrates syndicaux, et imposer qu’il serve exclusivement aux travailleurs qui se battent aux États-Unis et à ceux qui, à l’étranger, notamment en Amérique latine, sont victimes de l’impérialisme US.

En particulier, les militants et les syndiqués qui ont sauvé l’honneur du mouvement ouvrier américain en combattant la guerre en Irak, contre la ligne de la direction de l’AFL-CIO, sont un point d’appui pour promouvoir la rupture des syndicats avec les partis bourgeois et pour aller vers la constitution d’une tendance lutte de classe. Ont également vocation à participer à ce travail politique les milliers de militants et de travailleurs qui, à l’occasion de la catastrophe de la Nouvelle-Orléans, ont mesuré à quel point le gouvernement bourgeois ne fait aucun cas de la survie des plus pauvres, laissés à l’abandon et décrits par les médias capitalistes comme des hordes de pillards noirs que l’armée doit mater. Les événements tragiques de la Nouvelle-Orléans ont au moins permis à des centaines de milliers de travailleurs de comprendre ou de confirmer qu’ils n’ont rien à attendre de l’État bourgeois : beaucoup sont sans doute disposés à entendre que seule une politique indépendante du prolétariat peut ouvrir une issue — à commencer, dans l’immédiat, par l’organisation d’une grande campagne nationale de solidarité ouvrière pour venir en aide aux sinistrés.

La constitution d’une tendance syndicale de la lutte de classe, qui combattrait la collaboration de classe des dirigeants, serait ainsi un premier pas concret vers une alternative politique au système actuel du bipartisme bourgeois, vers la constitution d’un véritable parti ouvrier indépendant qui défendrait les intérêts des travailleurs et qui serait nécessairement anticapitaliste. Bien sûr, tout en étant à l’avant-garde d’un tel travail de regroupement politique indépendant des travailleurs, les communistes révolutionnaires devront continuer leur travail propagandiste, montrant à chaque pas la nécessité d’un gouvernement des travailleurs, par les travailleurs et pour les travailleurs, seul capable de mettre en œuvre un politique de rupture révolutionnaire avec le capitalisme.


1) L’ironie de l’histoire est qu’il y a dix ans, John Sweeney, l’actuel président de l’AFL-CIO, avait conquis ce poste en présentant un axe de syndicalisation similaire. En quittant son poste de président du SEIU pour celui de la centrale, il s’était choisi comme remplaçant Andy Stern, son principal opposant aujourd’hui.