Article du CRI des Travailleurs n°20

Comment le capitalisme tue par millions :
Santé humaine et trusts pharmaceutiques

« Grippe aviaire » : la « grande menace » a été pendant plusieurs semaines sur les lèvres de tous les responsables politiques et médiatiques. Le risque d’une pandémie à l’échelle mondiale semble bien réel, les spécialistes le montrent, même si le virus de la grippe aviaire (H5N1) n’a pas encore acquis la propriété de se transmettre d’homme à homme. Pour l’instant, la grippe aviaire est une infection qui touche les oiseaux, comme son nom l’indique : elle a d’abord atteint les oiseaux domestiques et les espèces sauvages sédentaires ; la propagation aux espèces migratrices a été constatée en mai 2005. Cette grippe ne frappe l’homme que de manière exceptionnelle (par contact direct avec des animaux contaminés, consommation de chair crue…). Le premier cas de contamination humaine a été détecté à Hong Kong en 1997, chez un petit garçon de trois ans qui en est mort. Depuis, une centaine de personnes a été victime de cette grippe. La mort frappe 100 % des oiseaux atteints et 50 % des hommes. Or les virus grippaux mutent en permanence et avec une rapidité extrême. Ils peuvent se combiner les uns avec les autres, par exemple via un hôte intermédiaire comme le cochon (1). « En effet, écrivent des médecines, ce dernier peut être affecté en même temps par un virus aviaire et par un virus humain. De plus, il peut en mélanger les éléments, créant ainsi un hybride associant l’agressivité de sa composante aviaire et la transmissibilité du virus humain. » (2) En outre, il a été constaté que la virulence de H5N1 ne cessait de s’accroître, sans doute du fait de la circulation même du virus. Un désastre sanitaire par pandémie de grippe aviaire est donc possible. Il pourrait bien ressembler alors à la catastrophe qu’a représentée l’épidémie de « grippe espagnole » (3), de sous-type H1N1, au lendemain de la Première Guerre mondiale ; on estime aujourd’hui qu’elle a causé la mort d’au moins quarante millions de personnes sur les cinq continents. Les experts ne peuvent toutefois affirmer avec certitude que cette nouvelle pandémie aura lieu et, le cas échéant, quand.

Si l’on évoque tant la grippe aviaire, c’est évidemment que les pays riches sont cette fois directement concernés. Par conséquent, les médias en parlent et les responsables politiques se montrent préoccupés. Plus, infiniment plus, que de toutes les autres maladies infectieuses qui ravagent aujourd’hui le monde, en ses parties les plus déshéritées. Chaque année, selon le rapport annuel de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), plus de dix millions de personnes meurent de maladies infectieuses ou parasitaires. Le sida tue 3 à 4 millions de personnes par an, mais seuls 5 % des 40 millions des malades sont actuellement soignés. Selon le Programme des Nations Unies pour le développement, 40 % des femmes sont infectées par le virus du sida au Botswana, un tiers de la population est séropositive au Lesotho et l’espérance de vie a reculé de 25 à 30 % dans plusieurs pays d’Afrique. Plus de deux millions de personnes sont mortes de la tuberculose en l’an 2000 ; la prévision pour les vingt prochaines années s’établit à 200 millions de cas et 35 millions de morts. Le paludisme, enfin, touche un demi-milliard d’individus, avec un million de morts par an ; un enfant en meurt toutes les trente secondes en Afrique. Or, du fait de l’absence de médicaments, les maladies infectieuses sont responsables de 43 % des décès dans les pays dits « du tiers-monde », contre 1 % dans les pays riches.

Aucun pays n’est prêt à faire face à une pandémie de grippe aviaire

Or, face à la menace de grippe aviaire, les pays riches ont eux aussi, désormais, de quoi s’inquiéter. Non seulement en raison de la gravité du virus, s’il parvenait à une mutation rendant possible la contamination interhumaine, mais également devant la situation sanitaire et pharmacologique en la matière. Car la grippe ne fait pas recette pour les firmes pharmaceutiques ! Les vaccins anti-grippaux rapportent peu d’argent ; les recherches et les investissements en ce domaine ont été faibles au cours des dernières années ; même des vaccins jugés particulièrement efficaces, comme le Relenza (zanamivir), ont vu leur promotion interrompue par le trust qui les produisait, Glaxo-Smith-Kline (GSK), pour cause de trop faibles marges bénéficiaires… Ce n’est qu’au vu des profits considérables que Roche réalise actuellement avec l’agent antiviral Tamiflu (oseltamivir) que GSK a décidé de relancer son Relenza ! « Pis : les capacités de production sont faibles. La totalité des laboratoires pharmaceutiques ne peut fabriquer annuellement que 300 millions de doses, soit vingt fois moins qu’il n’y a d’habitants sur terre. Comme, en plus, un vaccin contre un virus vraiment nouveau pourrait nécessiter deux injections à quatre semaines d’intervalle, et à supposer que la totalité des capacités de production lui soit dévolue, ce ne sont que 2,5 % de la population mondiale qui en ce cas en bénéficieraient. » (4) La couverture vaccinale réelle et potentielle est donc très insuffisante. Et les gouvernements, même s’ils affichent leur volonté de parer à l’éventualité d’une pandémie, restent timorés dans les actes, au-delà des déclarations fracassantes. L’administration Bush, par exemple, a acheté 23 millions de pilules de Tamiflu, soit entre 2 et 4 % des estimations nécessaires pour les États-Unis. Quant à la France, les commandes sont de 130 millions de comprimés, mais les besoins sont au minimum de 400 à 500 millions, selon l’estimation de spécialistes (5).

D’autre part, en ce qui concerne les services hospitaliers qui auraient à faire face à une pandémie, on connaît leur état parfois catastrophique, même dans les pays les plus riches et même en France, pourtant censée être à la pointe des systèmes de santé les plus performants. C’est ainsi que, « le 10 février 2005, les services d’urgence et les capacités d’hospitalisation de plusieurs régions les plus peuplées — Ile-de-France, Nord-Pas-de-Calais, Rhône-Alpes, Provence-Alpes-Côte-d’Azur et Alsace — étaient saturés en raison de l’épidémie de grippe, et ce alors même que l’efficacité du vaccin antigrippal était considérée comme satisfaisante et que la grippe elle-même n’était pas jugée particulièrement virulente » (6). Les services de pneumologie figurent parmi les plus durement touchés par les politiques de restrictions budgétaires menées par les gouvernements successifs : fermeture de lits, manque d’infirmières, etc. ; les secteurs de soins intensifs respiratoires manquent cruellement. Que dire alors de la situation hospitalière des pays pauvres, dont la population malade est d’ores et déjà, jour après jour, littéralement exterminée.

Dis-moi combien tu gagnes… je te dirai si je te soigne

Dans le système capitaliste, certaines populations ne sont pas solvables, certaines maladies ne sont pas rentables. Rentabilité et solvabilité sont les deux mamelles de l’industrie pharmaceutique comme des autres branches. Ainsi les vaccins ne représentent-ils que 1 % des profits des firmes (7) : une goutte d’eau dans une mer d’argent. L’industrie pharmaceutique est en fait le secteur qui réalise le taux de profit moyen le plus élevé : 18,6 % contre 15,8 % pour les banques commerciales, qui viennent en deuxième position, largement devant les autres secteurs de l’industrie (8). L’importance de ces profits est parfois ahurissante : par exemple, le principe actif du Valium, diffusé par le trust pharmaceutique suisse Hoffmann-La Roche, atteint 4 870 dollars le kilo au Canada et même 10 000 dollars le kilo en France, alors que le laboratoire, au cours d’un procès qui a eu lieu voici quelques années au Canada, a reconnu que le coût de production lui revient seulement à 35 dollars le kilo (9) ! Les grands manitous du complexe médico-industriel touchent des revenus faramineux : aux États-Unis, les vingt-cinq dirigeants les mieux payés du secteur ont reçu en 2000 une rémunération de 354 millions d’euros, plus 1,7 milliard d’euros de stocks-options (10).

Dans ces conditions, pour réaliser des profits gigantesques et assurer une rémunération maximale aux actionnaires, mieux vaut investir judicieusement : dans les maladies cardio-vasculaires, neuro-dégénératives, gastro-entérologiques et cancérologiques, qui touchent les populations les plus riches, celles qui ont les moyens de se soigner ; mais pas dans les maladies tropicales qui affectent des populations non-solvables ; pas dans la tuberculose, réapparue même dans les pays occidentaux, mais parmi les populations les plus pauvres (dans les prisons et les hôpitaux et chez les « sans domicile fixe ») ; et… pas dans la grippe, du moins jusqu’au développement de l’aviaire !

De fait, 25 % de la population mondiale, vivant dans les pays développés, consomment 80 % des médicaments produits dans le monde. La dépense par habitant et par an se monte pour eux à 305 euros, contre 15 euros dans les pays dits « en voie de développement » et même 3 euros dans les pays les plus pauvres. À eux seuls, les Américains consomment plus de la moitié des médicaments vendus sur l’ensemble de la planète.

Gaspillages publicitaires

Toutes les méthodes de marketing sont bonnes pour inciter les populations qui en ont les moyens à consommer toujours davantage de médicaments. À cet effet, des sommes colossales sont investies dans la publicité et la promotion des médicaments, sommes que les trusts pharmaceutiques font figurer sans vergogne dans la rubrique « recherche et développement » de leur comptabilité, ce qui est une tromperie caractérisée. Durant la période 1991-1998, la Warner-Lambert Company a ainsi dépensé 24,7 milliards de dollars d’investissements purement promotionnels, contre… 4,4 milliards pour la recherche et le développement, soit un rapport de 561 % ! Pour la même période, ce rapport a été de 376 % pour SmithKline Beecham et de 299 % pour Schering-Plough Corp (11). Des laboratoires comme Pfizer, Pharmacia, Merck, Abbott, dépensent tous plus de deux fois plus en publicité et administration qu’en recherche et développement.

La publicité menace maintenant d’atteindre les médicaments jusque-là placés hors de ses rets. On distingue en effet deux catégories de médicaments : les produits à usage diagnostique, prescrits par les médecins uniquement, et les produits d’automédication en vente libre (sans ordonnance). La publicité directe est interdite pour la première catégorie, sauf en Nouvelle-Zélande et aux États-Unis, où près de deux milliards d’euros ont été dépensés pour la publicité de ces médicaments, selon l’Institut IMS Health (12) ; or le chiffre d’affaires des entreprises qui les produisent a considérablement progressé. On comprend dans ces conditions que la Commission de Bruxelles se montre favorable à l’ouverture de ces médicaments à la publicité en Europe aussi : en juillet 2001, elle a voulu expérimenter une telle publicité auprès du grand public pour les médicaments traitant le diabète, l’asthme et le sida. Pour l’instant le Parlement européen en a bloqué la directive. Mais la déferlante ne saurait tarder, étant donné les masses de profits en jeu.

Pour les industriels de la pharmacie, il s’agit aussi de faire pression tous azimuts sur les praticiens pour qu’ils prescrivent les « blockbusters » et autres médicaments rentables. Pour ce faire, ils envoient sur les routes leurs « visiteurs médicaux » : il y en a en France environ 15 000 (un pour dix praticiens !), payés par les laboratoires pour aller convaincre les médecins des bienfaits de leurs produits. Parmi les 105 000 salariés que compte le géant pharmaceutique GSK, 40 000 sont des « commerciaux », lobbyistes et autres experts en « marchandisation ».

Les firmes pharmaceutiques ont encore d’autres méthodes de lobbying éprouvées. En France, quand les médecins se perdent un peu dans le labyrinthe des nouveautés, ils ont évidemment recours à leur Vidal ; or cette « bible » du praticien est financée quasi exclusivement par les laboratoires. Ceux qui n’apportent pas leur quote-part voient leurs produits purement et simplement exclus de ce dictionnaire : plus de 3 000 médicaments, notamment des génériques, n’y sont pas répertoriés. Même les revues spécialisées les plus réputées, telles que Nature, Science, le New England Journal of Medicine, le Journal of the American Medical Association, perdent peu à peu, elles aussi, leur indépendance, en étant dévorées chaque jour davantage par la voracité des trusts pharmaceutiques. Les apports en espèces sonnantes et trébuchantes venues de la publicité financée par les firmes sont en effet considérables. Les dirigeants de ces revues sont donc de plus en plus souvent liés aux industriels, parfois contre l’avis de leurs rédacteurs, réduits au silence quand il le faut.

Trusts et pouvoir politique

Pour s’assurer les meilleures conditions de rentabilité et se forger des armes de pression contre les États en imposant leur quasi-monopole, les firmes pharmaceutiques n’ont cessé d’accroître leur taille par voie de fusion et de rachats divers, particulièrement ces dernières années. En 2002, suite au rachat de Warner Lambert, d’American Home Products, puis de Pharmacia, Pfizer est devenu le premier laboratoire du monde : il représente 11 % du marché mondial du médicament ; quinze ans plus tôt, Merck, qui occupait cette position, ne détenait que 5 % de ce marché. Les géants britanniques Smith Kline Beecham et Glaxo Wellcome ont fusionné en 2000, comme Sandoz et Ciba-Geigy en 1996. En Europe, Aventis a regroupé Hoechst et Rhône-Poulenc en 1999, et Sanofi a absorbé Synthélabo. Bien sûr, la concentration implique à chaque fois la réalisation d’économies d’échelle, la fermeture de sites industriels et de centres de recherche, le licenciement de nombreux salariés et de chercheurs : « Les effectifs doivent absolument diminuer dans les deux premières années pour que la fusion soit considérée comme un succès. » (13)

Avec leur puissance économique considérable, les trusts peuvent pratiquer très efficacement une véritable politique d’intimidation à l’égard des États, en leur imposant leurs exigences en matière de prix et de conditions d’exploitation, avec chantage à la clef. C’est ainsi que Pfizer a, en 2002, menacé de se retirer de France si on ne lui accordait pas le prix qu’il demandait pour ses médicaments. Depuis un accord signé l’an passé avec le gouvernement Chirac-Raffarin, les trusts peuvent fixer eux-mêmes le prix de lancement de leurs « innovations », tandis qu’un décret leur assure qu’aucune baisse de prix ne pourra intervenir pendant les cinq premières années de commercialisation des nouveaux produits. Aux États-Unis, l’industrie pharmaceutique profite d’avantages fiscaux non négligeables : ses bénéfices ne sont taxés qu’à 16,2 %, contre 27,3 % en moyenne pour les autres secteurs.

La collusion entre géants de l’industrie pharmaceutique et responsables politiques est dès lors monnaie courante. En 1999-2000, les dix premiers laboratoires pharmaceutiques américains ont versé 10 millions de dollars pour les campagnes électorales (dont 80 % en faveur du Parti républicain). En France, les industriels de la pharmacie ont aussi leurs alliés au sommet du pouvoir. En témoignent la vieille amitié qui lie le patron de Sanofi-Synthélabo, Jean-François Dehecq, à Jacques Chirac, les allées et venues d’un Louis-Charles Viossat entre les commandes d’un groupe industriel et les responsabilités ministérielles (il a été directeur des affaires réglementaires du groupe Lilly en France, puis directeur de cabinet du ministre de la Santé) ou encore la multiplicité des fonctions de Michaël Danon, qui a remplacé Viossat à la tête de ce même groupe Lilly et qui fut aussi conseiller technique de Martine Aubry, directeur adjoint de l’Agence régionale d’hospitalisation du Nord-Pas-de-Calais, puis secrétaire général de l’Agence nationale d’accréditation et d’évaluation en santé...

Trusts hors contrôle

Il n’est donc pas étonnant qu’il n’existe dans aucun pays de commissions véritablement indépendantes pour évaluer l’efficacité des médicaments et le ratio bénéfice/risque en réalisant elles-mêmes leurs propres études. Les quelques commissions officielles ne peuvent que vérifier, sans grands moyens, la pertinence des méthodes mises en œuvre par les industriels. Les capacités d’expertises contradictoires n’existent pas. Aux États-Unis, il existe depuis 1938 une institution censée contrôler la toxicité des nouveaux médicaments, la Food and Drug Administration. Mais le Congrès n’a cessé, ces dernières années, d’affaiblir ses compétences et ses moyens d’action : en 1997, il a ainsi voté le Modernisation Act, qui permet aux industriels de réduire les délais d’examen de leurs molécules. Le contrôle doit donc être effectué à la va-vite, et les autorités de régulation sont par là même conduites à un laxisme avoué par nombre d’experts. En France, la commission d’autorisation de mise sur le marché (AMM) ne peut que statuer sur les dossiers fournis par les entreprises, sans pouvoir réellement vérifier par elle-même la validité des tests présentés et des résultats promis. On peut parler, pour le moins, d’une « asymétrie d’information » (14)… Quant à l’AFSSAPS, l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé, censée évaluer et contrôler les médicaments, ses membres sont à la fois juges et parties. En 1999, sur les quelque 429 experts que comptaient ses diverses commissions, 334 reconnaissaient avoir un lien avec un laboratoire pharmaceutique, plus des trois quarts travaillaient ou avaient déjà travaillé pour une firme ! Peut-être sont-ils plus nombreux encore, mais on ne peut mesurer le phénomène avec davantage de précision puisque la « déclaration d’intérêt » des experts de l’AFSSAPS n’est contrôlée par personne.

Fausses nouveautés et vrais profits

La puissance économique sans cesse croissante des trusts pharmaceutiques n’implique nullement un développement de l’innovation : tout au contraire, on assiste parallèlement, depuis le milieu des années 1970, à une véritable crise de l’innovation pharmaceutique. Si les médecins ont souvent du mal à se retrouver dans les méandres des « nouveaux » médicaments mis sur le marché, c’est que les laboratoires font tout pour multiplier les prétendues « nouvelles » formules qui n’ont en fait de nouveau… que l’enrobage. Depuis 1975, la mise sur le marché de médicaments comportant au moins un principe actif nouveau est en régulière diminution (15) : depuis trente ans, parmi les prétendus « nouveaux » produits qui sont apparus sur le marché, seuls 1,5 % permettent de traiter de nouvelles maladies, 15 % présentent de nouveaux mécanismes, une nouvelle structure et/ou l’amélioration de la thérapie, mais 83,5 % ne proposent absolument aucune nouveauté ! (16) Désormais, la plupart des produits ne sont que des « déclinaisons de gamme », avec nouvel habillage, sirops un peu plus sucrés, copies à peine modifiées, associations faussement innovantes… qui conduisent certains spécialistes à parler de « pharmacologie théâtrale » (17).

Ce n’est nullement étonnant quand on sait que le fonctionnement des laboratoires pharmaceutiques est tout entier orienté vers la recherche du profit et que des laboratoires comme Merck ou Abbott, par exemple, gagnent deux fois plus d’argent qu’ils n’en consacrent à l’investissement pour le futur (18). Des études en « finance d’entreprise et marchés internationaux de capitaux » montrent que « les dirigeants sont tellement soumis à la pression des marchés financiers qu’ils adaptent leur stratégies d’investissement en fonction de la réaction du cours qui en résulte. On se retrouve alors en situation inverse où c’est l’entreprise qui anticipe les mouvements du marché et non plus le marché qui juge des décisions prises dans une optique industrielle. » (19) De son côté, Jürgen Drews, l’un des rares chercheurs à avoir décidé de témoigner sur ce milieu très fermé et très secret des trusts pharmaceutiques, où les pressions sont très fortes, évoque ainsi son expérience dans le laboratoire Hoffmann Laroche : « Les organisations de recherche des grands laboratoires pharmaceutiques ne se gèrent plus elles-mêmes. Elles sont dirigées par des juristes, des financiers, des vendeurs et des commerciaux, pour qui le futur ne peut être imaginé que comme la suite des développements en cours […]. L’industrie pharmaceutique a créé des conditions qui éliminent l’originalité, la créativité et la liberté, mais qui favorisent le consensus, le suivisme, la soumission et un esprit répétitif. » (20) C’est ainsi que la nécessité de développer les marchés conduit de plus en plus les trusts à un comportement de « création destructrice » (21). C’est pour eux d’autant plus essentiel que le prix de vente des médicaments anciens, dont l’action thérapeutique a pourtant fait ses preuves, s’effondre lorsqu’ils tombent dans le domaine public, de sorte que les trusts ne bénéficient plus de la situation de monopole que leur assurait le brevet d’exclusivité.

Privatisation des découvertes

Le système des brevets garantit en effet aux industriels un monopole d’exploitation pendant une période de vingt ans à compter de la date de dépôt du brevet, position de monopole qui leur permet évidemment de pratiquer des prix très élevés et de s’assurer des profits maximaux. Dans le cadre du capitalisme où la propriété privée est valeur sacrée, le brevet est justifié par la défense de la propriété intellectuelle. Mais en fait, ce sont les trusts qui s’approprient les résultats des chercheurs. Ceux-ci, en raison des très faibles moyens publics affectés à la recherche clinique et biologique, sont souvent conduits à passer contrat avec des entreprises privées : ils doivent alors laisser la maîtrise des résultats aux industriels. C’est ainsi que « les encouragements à la collaboration avec ces entreprises sont devenus un leitmotiv des directions du CNRS et de l’Inserm » (22) et « quand, pour des raisons de conscience, des chercheurs décident de passer outre et de publier des résultats défavorables à leur partenaire industriel, ils font l’objet de mesures d’intimidation ou de rétorsion, ou sont traînés en justice » (23).

La législation censée « protéger » les médicaments est récente. Par exemple, elle ne date que de 1978 en Suisse. L’industrie pharmaceutique s’est construite sans elle. En France, une première loi a été adoptée en 1959, pour des brevets durant trois ans. Mais, en 1968, le médicament est devenu brevetable pour une durée de vingt ans. Cette législation s’est internationalisée depuis les accords sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC) signés dans le cadre de l’OMC lors de la fondation de celle-ci en 1995. L’Office mondial de la propriété intellectuelle (OMPI), qui dépend de l’ONU, assure et contrôle le « respect » de cette propriété.

Or, dès qu’un médicament perd son brevet et tombe dans le domaine public, il n’intéresse plus personne, aucun laboratoire ne veut plus l’étudier, aucune étude clinique n’est plus réalisée sur un produit qui n’est plus protégé par un brevet. Pour autant, les trusts continuent de le fabriquer et de le commercialiser, sous forme de générique, pour se défendre contre la concurrence des copies effectuées par des laboratoires de plus petite taille. Ceux-ci ont d’ailleurs du mal à développer leur propre diffusion de génériques, car les marges de profits plus faibles sur ce type de produits impliquent une période d’accumulation de capitaux beaucoup plus longue et laborieuse. On comprend dans ces conditions pourquoi les gouvernements promeuvent les génériques : c’est toujours au service de leurs amis des trusts, et cela permet de faire faire des économies à la Sécurité sociale. Ainsi le ministre de la Santé Xavier Bertrand vient-il d’annoncer la généralisation du tarif forfaitaire de responsabilité (TFR) : à partir de l’année prochaine, tous les médicaments pour lesquels il existe un générique seront remboursés sur la base du prix de ce générique.

Pays pauvres : payez… ou crevez !

Mais ce sont les mêmes gouvernements impérialistes qui exercent des pressions considérables sur leurs homologues des pays pauvres pour qu’ils empêchent la production locale de génériques. C’est ainsi que Chirac a mis son poids dans la balance pour appuyer l’action d’Al Gore sous la présidence Clinton, dans le but de dissuader l’Afrique du Sud de produire ses propres génériques dans la lutte contre le sida. En effet, les molécules utilisées dans les trithérapies anti-sida ont été mises au point en 1996 : elles sont donc toujours sous brevet.

Malgré cela, quelques pays, dont l’Afrique du Sud, le Brésil et l’Inde, au vu des ravages du virus, ont décidé de contourner le « droit » international en la matière. En Inde, une législation de 1970 autorise la production locale de médicaments protégés par un brevet si l’inventeur ne propose pas de conditions correctes (fair conditions) pour son exploitation. Au Brésil, une loi interdit la protection par un brevet de tout médicament mis sur le marché brésilien avant 1997 : cela a favorisé la production locale de huit des douze anti-rétroviraux disponibles mondialement avec une baisse moyenne des prix de 79 % ; dans ce pays, l’épidémie de sida a ainsi été stabilisée, et la mortalité due au virus a diminué. En Afrique du Sud, le gouvernement a adopté en 1997 une loi autorisant la production locale et l’importation de génériques à bas prix qui copient des médicaments encore protégés par un brevet ; trente-neuf des plus grands laboratoires pharmaceutiques du monde ont alors poursuivi l’Afrique du Sud pour violation des accords internationaux. Les gouvernements impérialistes ont relayé les trusts : le Brésil s’est vu directement infligé des menaces de rétorsion économique par les États-Unis. Les tentatives d’intimidation se sont multipliées en quelques années. C’est que l’enjeu financier est de taille : dans le cadre des thérapies contre le VIH, pour un médicament comme le fluconazole, le prix varie entre 14 et 25 euros à la journée dans les pays où Pfizer a maintenu son monopole avec la complicité des gouvernements, contre 0,75 euro dans les pays où des génériques sont produits (24).

On appréciera dans ce contexte les prétendues opérations humanitaires de quelques firmes, pratiquant de-ci de-là une baisse de prix ou une distribution gratuite de médicaments. Par exemple, Bristol-Myers Squibb a annoncé en 2001 un don sur cinq ans de 100 millions d’euros pour mener des recherches et lutter contre le sida en Afrique. Mais quand bien même une telle recherche serait réalisée avec une efficacité maximale, elle ne permettrait de soigner que 20 000 personnes, c’est-à-dire un Africain concerné sur mille ! Sous le vernis et les effets d’annonce, d’une monstrueuse hypocrisie, c’est bel et bien un génocide que pratiquent les trusts pharmaceutiques et le gouvernements à leur botte.

Nationalisation sans indemnités ni rachat des trusts pharmaceutiques !

Face à ce système capitaliste qui tue par millions, la mobilisation et l’organisation des travailleurs et des peuples opprimés est vitale. Le mouvement ouvrier doit être à l’avant-garde du combat pour le droit à la santé, à commencer par la défense des acquis existants (Sécurité sociale, hôpitaux publics…). Pour faire face aux urgences sanitaires, il faut exiger un plan d’urgence mondial pour lutter contre les pandémies comme le paludisme, la tuberculose, le sida et aussi contre la menace bien réelle d’une pandémie de grippe aviaire. Cela suppose d’imposer par la lutte de classe la construction des établissements hospitaliers nécessaires, la formation et l’embauche massive des personnels compétents et la réquisition des firmes pharmaceutiques, qui seule permettrait la mise en œuvre d’un tel plan d’urgence pour la recherche et la production massive des vaccins et des médicaments, dans le but de les distribuer gratuitement aux populations. Il faut également se battre pour que les travailleurs des industries pharmaceutiques et les usagers exercent un droit de contrôle sur l’innovation pharmacologique, la production de médicaments et les comptes des trusts pharmaceutiques.

Mais, au-delà de ces mots d’ordre nécessaires aux mobilisations, le mouvement ouvrier des différents pays doit se fixer l’objectif d’une expropriation pure et simple, sans indemnités ni rachat, des trusts pharmaceutiques, qui suppose des gouvernements de rupture avec le capitalisme. Car il doit être clair que, sans rupture avec la logique même du profit et de la rentabilité, il ne sera jamais possible d’éradiquer les pandémies qui détruisent des dizaines de millions d’êtres humains chaque année, il ne sera pas possible d’élever le niveau de santé des populations pauvres au niveau de celui des riches, il ne sera pas même possible de défendre et d’étendre les acquis des pays développés. À la destruction des travailleurs et des peuples par le capitalisme, il faut donc opposer la destruction du capitalisme par les travailleurs et les peuples : ici comme ailleurs, il n’y a pas de demi-mesures possibles, car il s’agit bien d’une guerre de classe.


1) Tout comme la bactérie de la peste est hébergée par le rat mais ne passe pas directement du rat à l’homme : il faut l’intermédiaire de la puce.

2) Professeur Jean-Philippe Derenne, Professeur François Bricaire, Pandémie la grande menace. Grippe aviaire 500 000 morts en France ?, Paris, Fayard, 2005, p. 16.

3) Ainsi appelée parce que le roi d’Espagne en fut atteint.

4) Professeur Jean-Philippe Derenne, Professeur François Bricaire, Pandémie la grande menace. Grippe aviaire 500 000 morts en France ?, op. cit., p. 111-112.

5) Idem, p. 245.

6) Idem, p. 257.

7) Paul Benkimoun, Morts sans ordonnance, Paris, Hachette Littérature, 2002, p. 34.

8) Philippe Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, Paris, La Découverte, 2003, p. 13.

9) Paul Benkimoun, Morts sans ordonnance, op. cit., p. 60.

10) Idem, p. 53.

11) Jean-Claude Salomon, Le Complexe médico-industriel (publication d’ATTAC), Paris, Mille et une nuits, 2003, p. 47.

12) Cité par Paul Benkimoun, Morts sans ordonnance, op. cit., p. 51.

13) Philippe Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, op. cit., p. 87.

14) Boris Hauray, L’Europe du médicament. Expertise, politique et intérêts privés dans la formation et le fonctionnement d’une évaluation européenne des médicaments, Paris, Institut d’Études politiques, Thèse de doctorat en sociologie, 2003, p. 433.

15) Philippe Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, op. cit., p. 35.

16) Sophie Ronnet, L’impact de l’annonce du « pipeline » des entreprises pharmaceutiques sur leurs cours de bourse, Paris, Institut d’Études politiques, Mémoire de DESS, 1995-1996, p. 7.

17) Jean-Claude Salomon, Le Complexe médico-industriel, op. cit., p. 77.

18) Paul Benkimoun, Morts sans ordonnance, op. cit., p. 52.

19) Sophie Ronnet, L’impact de l’annonce du « pipeline » des entreprises pharmaceutiques sur leurs cours de bourse, op. cit., p. 13.

20) Jürgen Drews, In Quest of Tommorw’s Medicines, cité par Philippe Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, op. cit., p. 92.

21) Jean-Claude Salomon, Le Complexe médico-industriel, op. cit., p. 38.

22) Idem, p. 19.

23) Idem, p. 20.

24) Philippe Pignarre, Le grand secret de l’industrie pharmaceutique, op. cit., p. 130.