Article du CRI des Travailleurs n°3

Brésil : Trois mois après l'entrée en fonction de Lula et de son gouvernement, où en est-on ?

La terrible situation économique et sociale

La dette publique du Brésil (interne et externe) atteint 300 milliards de dollars, soit 80% du PIB. A titre de comparaison, la dette de l’Argentine n’avait atteint « que » 140 milliards. de dollars, soit 52 % de son PIB, quand celle-ci s’est retrouvée en cessation de paiement en décembre 2001. La dette du Brésil croît plus vite que le PIB, dont le rythme de progression est en net ralentissement (0,5% en 2002 ; 1,2% en 2003 selon les prévisions). La chute du real (la monnaie brésilienne), le redémarrage corrélatif de l’inflation (36% en rythme annuel en novembre dernier), et la hausse en réaction de ses taux directeurs par la Banque centrale, aggravant le ralentissement de l’économie, rendent le problème de la dette encore plus aigu. Or, 41% de la dette arrive à échéance en 2003. Dans ces conditions, il semble clair que le calendrier de paiement ne pourra pas être respecté : Lula va devoir renégocier la dette, dont la plus grande partie est interne, c’est-à-dire due à des capitalistes brésiliens. Les « investisseurs », dont certains ont déjà commencé à se retirer, ne consentiront pas de nouveaux prêts, si Lula ne réalise pas au plus vite les contre-réformes qu’exige le capital financier pour accroître ses profits : remise en cause du système de retraites des fonctionnaires, puis de celui du privé, coupes dans les budgets sociaux, baisse des impôts pour les patrons et les riches, etc.

À l’autre pôle de la société, près de 54 millions de Brésiliens sont touchés par la faim. La population pauvre vit dans des favelas, où il n’y a le plus souvent ni route bitumée, ni égouts, ni eau courante, ni hôpital. Elle doit elle-même s’organiser pour que des quartiers entiers ne tombent pas aux mains des trafiquants de drogues, que la police laisse agir en toute tranquillité. Des centaines de milliers de paysans sont privés de terre et ne peuvent travailler celles qu’ils occupent faute de matériel, alors que des centaines de milliers d’hectares sont en friches, dont beaucoup appartiennent à l’État. Les salaires des ouvriers sont en moyenne trois à quatre fois inférieurs à ceux de leurs collègues des pays européens les plus riches… mais toujours trop élevés pour le capital assoiffé de profits.

Servir les travailleurs ou servir la bourgeoisie ? Les premières décisions de Lula et de son gouvernement

Dans ce face à face, Lula a choisi son camp  depuis longtemps. Les premières mesures que son gouvernement vient de prendre ne font que le confirmer : prétextant la « situation » difficile, il a annoncé une coupe budgétaire de 3,8 milliards de dollars, qui ampute en particulier son déjà très modeste programme « Faim Zéro » de 34 millions de dollars ; il a confié la préparation de sa « réforme » des retraites au Conseil de développement économique et social, c’est-à-dire aux patrons et aux banquiers ; il a nommé H. Meirelles, l’ancien président de la banque Boston (l’une des plus grandes banques des Etats-Unis), et député du P.S.D.B. (parti de l’ancien président Cardoso) ; il refuse de céder les terres aux paysans et de leur fournir le matériel nécessaire à leur travail ; Lula entend participer aux négociations de l’A.L.C.A. (Zone de Libre-Échange des Amériques), alors que la position du Parti des Travailleurs (P.T.) avait jusqu’ici toujours été de refuser purement et simplement ce traité.

Les premières mesures prises par Lula confirment entièrement l’analyse esquissée dans ces colonnes en février : le dirigeant du P.T. devenu président, parce qu’il refuse de rompre avec la bourgeoisie, n’a d’autre choix que de couper dans les budgets sociaux, de s’attaquer aux acquis des travailleurs brésiliens, et de s’efforcer de remettre aux calendes grecques la satisfaction des revendications des paysans sans terre. Loin de se résorber harmonieusement avec la grande victoire électorale du P.T. à l’automne dernier et l’arrivée au pouvoir de Lula, les contradictions s’accumulent. La situation du Brésil est à mettre en relation avec celle de la plupart des pays d’Amérique latine qui, à divers degrés, sont tous confrontés au même dilemme. L’appauvrissement terrible des masses argentines suite au traitement de la crise dans le cadre des diktats du capital le montre clairement : sans rupture avec les intérêts des capitalistes, la situation des travailleurs d’Amérique latine est sans issue. Le paiement de la dette et la satisfaction des besoins élémentaires des travailleurs du Brésil sont incompatibles. Citons ces chiffres éloquents : entre 1995 et 2002, la part des recettes du budget de l’Etat consacré au paiement des intérêts de la dette est passée de 24% à 55% ; dans le même temps, la part des recettes consacrée à l’éducation passait de 20% à 9% ! Le Brésil se trouve à un tournant : Lula parviendra-t-il, brisant la résistance des masses, à poursuivre la politique exigée par la bourgeoisie ? Ou bien les travailleurs, développant leur propre mobilisation et leur organisation, réussiront-ils, triomphant du gouvernement Lula, à établir leur propre pouvoir, seul moyen pour eux de rompre réellement avec le F.M.I., les propriétaires fonciers et la bourgeoisie, pour satisfaire leurs revendications et leurs aspirations ?

Quelques remarques sur deux organisations « trotskystes » (1)

La réponse à cette question dépend en particulier de la construction d’une organisation communiste révolutionnaire internationaliste, sous une forme ou sous une autre. Pour commencer à poser quelques problèmes politiques liés à cette perspective, tenons-nous en ici à deux des nombreuses organisations brésiliennes qui se réclament de la IVe Internationale : d’une part, la plus importante d’entre elles, le courant Démocratie socialiste du P.T., organisation sœur de la L.C.R. française (d’origine « pabliste »); et, d’autre part, la plus petite de toutes, le courant O’Travalho du P.T., organisation sœur du C.C.I.-P.T. de France (« lambertistes »).

« Démocratie Socialiste » participe au gouvernement de Lula

Le choix de la direction de Démocratie Socialiste (D.S.) de participer au gouvernement de Lula est une trahison des intérêts des masses opprimées. C’est du reste l’aboutissement logique de la politique qu’elle a menée depuis des années. Ainsi, D.S. a joué un rôle central dans le gouvernement P.T. de la mairie de Porto Alegre, qui a appliqué la politique exigée par le FMI, acceptant de payer la dette rubis sur l’ongle au lieu de tout faire pour mobiliser les masses contre cette prétendue dette qui n’est pas celle du peuple et qui a d’ailleurs, par le jeu des intérêts, été payée déjà plusieurs fois ; en conséquence, la mairie de Porto Alegre n’a pas construit les installations nécessaires à la population (égouts, hôpitaux, écoles, etc.), elle a privatisé des services publics, elle a rogné sur les salaires des fonctionnaires, etc., ; en un mot, elle a mené dans les faits une politique anti-ouvrière et anti-populaire, tout en prétendant faire cautionner celle-ci par la population et les organisations populaires, via l’escroquerie du « budget participatif », qui consiste à faire « choisir » par les habitants eux-mêmes les revendications auxquelles ils acceptent de renoncer pour payer la dette et les services publics à privatiser en priorité. Certes, la gestion d’une municipalité par une organisation qui se réclame de la classe ouvrière n’a rien de scandaleux en soi ; mais à condition de ne pas se faire le relais du F.M.I., de ne pas privatiser, de s’efforcer autant que possible de satisfaire les revendications qui relèvent de la compétence municipale et surtout à condition d’utiliser la conquête de la mairie comme un point d’appui pour aider les masses à se mobiliser dans tout l’État et dans tout le pays pour la satisfaction de leurs exigences vitales, pour le non-paiement de la dette, pour la rupture avec la politique bourgeoise. Au lieu de cela, D.S. s’est comportée en « bon gestionnaire », en élève discipliné du F.M.I. et, au lieu de développer la lutte et la conscience de classe, elle s’est efforcée d’apprendre aux ouvriers et à la population à se résigner devant les diktats du capital et à leur sacrifier eux-mêmes leurs propres intérêts.

La participation de Miguel Rosetto, dirigeant de D.S., au gouvernement Lula, où il occupe le poste fondamental de ministre de la Réforme agraire, constitue un saut qualitatif dans la transformation de cette organisation en un appendice d’extrême gauche de la bourgeoisie, dans sa renonciation au programme de la IVe Internationale. Car, étant donné la composition du gouvernement Lula (qui compte des patrons, des propriétaires fonciers et des agents de l’impérialisme américain aux postes-clés, en particulier aux postes « économiques ») et compte tenu des choix politiques de Lula (paiement de la dette et mise en œuvre des contre-réformes exigées par le F.M.I.), cette participation de D.S. au gouvernement ne signifie rien d’autre que l’apport d’une caution « d’extrême gauche » à la mise en œuvre des contre-réformes et à l’endiguement de la mobilisation des masses, en particulier des paysans sans terre, dont Miguel Rosetto était un dirigeant important et reconnu.

D’ores et déjà, il y a des militants de D.S. — et des sections étrangères du Secrétariat Unifié — qui condamnent ce ralliement pur et simple à la bourgeoisie ; mais ils devront aller jusqu’à la rupture avec la direction de D.S. et du S.U. s’ils veulent poursuivre leur combat pour la construction d’une authentique organisation communiste révolutionnaire internationaliste.

« O Trabalho » plie sous la pression de l’appareil social-démocrate

O Trabalho (O.T.), considérant, avec un sens tout « lambertiste » de l’emphase et de l’inconsistance dans l’analyse concrète, que « la révolution brésilienne a commencé » avec la victoire électorale de Lula en novembre dernier, écrit dans un document interne préparatoire à son congrès : « Nous, militants de la IV° Internationale (…) savons que cette issue [l’issue positive au mouvement de la classe ouvrière brésilienne qui vient de commencer, NDR] exige l’expropriation des moyens de production, pas seulement au Brésil mais dans tout le continent, y compris à l’échelle mondiale vers la République universelle des conseils ». Bien, bien, cela ne mange pas de pain… Mais, au-delà des mots, est-ce cette idée qui oriente la politique réelle de O.T. ?

Lors de son intervention au directoire du P.T. (4 novembre 2002), où il représente O.T., Markus Sokol a affirmé : « C’est pour cela [parce qu’il y a le P.T., la C.U.T. et des organisations populaires et étudiantes] qu’au delà des divergences entre nous — comme viennent de le rappeler Lula et Zé Dirceu —, il existe une issue possible pour le peuple travailleur et la nation brésilienne ». Voilà qui est bien curieux : d’un côté, O.T. affirme à juste titre dans un document interne qu’il ne peut y avoir d’issue sans expropriation des moyens de production ; mais de l’autre, O.T. explique à Lula que leurs divergences sont somme toute secondaires… puisque tout le monde pense qu’il y a « une issue » ! Certes, mais quelle issue ? M. Sokol aurait-il peur de dire ce qu’il pense ? On comprend mieux la raison d’un tel comportement, puisque M. Sokol affirme ensuite : « Nous avons devant nous une situation certainement difficile (…). Lula a raison de dire qu’il n’y aura pas de miracle. » Ainsi, lorsque Lula dit qu’il n’y aura pas de miracle prétendument à cause de la « situation » difficile, en fait pour essayer de faire passer la pilule de sa capitulation éhontée, le représentant de O.T., au lieu de souligner que, au contraire, tout est possible si l’on rompt avec le F.M.I., avec la bourgeoisie brésilienne et les propriétaires fonciers, emboîte le pas à Lula, qui s’efforce par ces phrases de tromper les masses, d’émousser leur combativité, de les pousser au fatalisme et à la résignation. À vrai dire, à lire l’intervention de M. Sokol, personne ne se douterait que cet homme-là est un « révolutionnaire », et un « révolutionnaire » qui estime en outre que « la révolution brésilienne a commencé » ! Par exemple, des paysans sans terre ont déjà commencé à s’emparer eux-mêmes des terres des propriétaires fonciers, manifestant une certaine initiative révolutionnaire. O.T. évoque bien, dans sa déclaration du 29 octobre, le problème de la terre, avançant le mot d’ordre de « la terre pour celui qui la travaille ! »… mais il ne dit pas un mot des moyens par lesquels les paysans pauvres pourront effectivement disposer des terres et des moyens de les cultiver. Faudrait-il donc inviter les masses à s’en remettre au gouvernement Lula pour voir leurs revendications essentielles satisfaites ? Quant à la question de la dette, M. Sokol, au lieu d’exiger de la direction du P.T. qu’elle rompe l’accord avec le F.M.I., incompatible avec les besoins des masses, se contente d’affirmer : « Pensez-vous qu’il sera possible de satisfaire les revendications et en même temps de satisfaire aux accords avec le FMI ? Vous connaissez tous ma position ». Cette ligne de M. Sokol est une illustration parfaite de l’orientation lambertiste en général. Elle est ainsi résumée dans les propos concernant la situation brésilienne tenus par Daniel Gluckstein, dirigeant de la « IVe Internationale » lambertiste, au journal Le Monde du 21 janvier 2003 : « Le gouvernement de Lula est porteur de très grands espoirs et, en même temps, confronté à d’énormes pressions. Nous ne sommes ni des commentateurs ni des donneurs de leçons. » Or, refuser de « donner des leçons » à Lula, est-ce autre chose que capituler soi-même devant « les pressions » — c’est-à-dire devant les pressions de l’appareil du P.T. ?

Bref, ici comme ailleurs, cette organisation a visiblement décidé de ranger bien soigneusement dans sa poche le drapeau de la révolution prolétarienne en attendant que la situation soit moins « difficile », tout en écrivant en interne quelques phrases « révolutionnaires » pour rassurer les militants sur la nature de leur organisation. Refusant de se dégager de la pression de l’appareil du P.T. et de la C.U.T., la section lambertiste brésilienne est incapable de s’orienter à partir de la situation objective et d’offrir ainsi aux masses le point d’appui leur permettant de dépasser leurs illusions et de construire l’organisation politique nécessaire à leur émancipation, une section de la IVe Internationale fondée sur le marxisme révolutionnaire.


1) Faute de place, nous reportons à un prochain numéro la publication, annoncée dans le précédent, de notre article sur les organisations trotskystes allemandes. Que nos lecteurs veuillent bien nous en excuser.