Article du CRI des Travailleurs n°24

Les marxistes face à la « révolution bolivarienne » :
Pas de victoire de la révolution prolétarienne sans lutte intransigeante pour l'indépendance de classe inconditionnelle

Critique de l’orientation défendue par la Tendance Marxiste Internationale (TMI)

L’histoire a tragiquement prouvé à maintes reprises que le renoncement à l’indépendance de classe des organisations ouvrières ne pouvait conduire qu’à la défaite du prolétariat dans la lutte pour le pouvoir et par conséquent perpétuer l’exploitation et l’oppression capitalistes. Si cette question n’est pas affaire de circonstances, la montée de la lutte de classe en Amérique Latine la pose à nouveau avec une acuité particulière. Dans ce contexte, les faibles organisations qui se revendiquent du marxisme, coupées de tout centre international marxiste largement reconnu, ont une grande difficulté à résister à la pression qui s’exerce sur elles pour les intégrer comme aile gauche à un mouvement nationaliste bourgeois ou petit-bourgeois : elles oscillent entre un absentionnisme sectaire par rapport au mouvement de masses dominé par le nationalisme petit-bourgeois, et un opportunisme qui revient à subordonner le prolétariat à la bourgeoisie, fermant la voie à toute perspective de révolution prolétarienne socialiste.

C’est dans cette seconde faute politique que tombe la Tendance Marxiste Internationale avec un aplomb tout particulier. Cette organisation internationale issue du mouvement trotskyste a été fondée par Ted Grant (1913-2006) après son exclusion du Comité pour une Internationale Ouvrière. Elle est connue sous le nom de la plupart de ses journaux, « Le Militant », et sa section française est le groupe La Riposte, tendance du PCF. Dans la mesure où la TMI intervient concrètement au Venezuela, d’une part, et où sa section française prend en charge une campagne permanente de soutien à Chavez, d’autre part, il semble utile de critiquer ici de manière précise son orientation opportuniste.

Après neuf ans de présidence Chavez, la TMI refuse de faire un bilan

Dans la résolution sur le Venezuela adoptée par son récent congrès international, la TMI présente la situation comme si Chavez et les partis de sa coalition étaient pour la première fois en mesure d’obtenir une majorité absolue afin de faire la politique qu’ils veulent : « Après une victoire décisive aux élections présidentielles, le mouvement bolivarien jouira d’une position dominante à l’Assemblée nationale et à tous les autres niveaux du gouvernement. Il n’y aura donc aucune excuse pour ne pas prendre des mesures décisives contre l’oligarchie, qui détient et contrôle toujours des secteurs clés de l’économie nationale » (cf. http://www.lariposte.com/-Amerique-latine-.html, section Venezuela ; texte mis en ligne le 25 septembre 2006 ; nous soulignons). Cela revient à blanchir Chavez de sa responsabilité dans la situation actuelle des travailleurs et des paysans qui ne s’est que fort peu améliorée depuis huit ans si l’on prend en compte les ressources gigantesques de la manne pétrolière. Et cela empêche d’ouvrir le débat avec les travailleurs et les militants sur le bilan d’une politique qui refuse de rompre avec l’impérialisme et se place fondamentalement sur le terrain de la défense de la propriété privée.

Le « mouvement bolivarien » est-il de nature ouvrière ou bourgeoise ?

Dans la même résolution de son congrès international, la TMI ne dit pas un mot de la nature de classe du « mouvement bolivarien ». D’une façon générale, elle n’en parle qu’en termes politiques abstraits et non en termes de classes. Mais sa section argentine, interrogée sur ce point par le CC-POR (Comité constructeur pour un Parti ouvrier révolutionnaire), répond implicitement en affirmant : « Vous semblez caractériser le mouvement bolivarien comme un mouvement de collaboration de classe. De quelles classes s’agit-il dans ce cas ? De la classe ouvrière et de la bourgeoisie ? Ou de la classe ouvrière et du reste des couches opprimées de la société ? Dans le premier cas, dites-nous quels secteurs de la bourgeoisie vénézuélienne sont avec Chavez et apportez les preuves correspondantes. » (1) La section argentine de la TMI soutient donc que la nature de classe du mouvement bolivarien est ouvrière. Dans la mesure où elle le qualifie aussi de « réformiste », il s’agit selon elle d’un mouvement ouvrier-bourgeois. C’est manifestement faux et c’est sans doute pour cette raison que la TMI ne s’exprime d’habitude pas en ces termes. En effet, le programme de Chavez, confirmé par neuf ans de pouvoir, est caractérisé par la défense de la propriété privée, donc du capitalisme. En son essence, c’est donc un programme de nature bourgeoise. Certes, Chavez parle d’ouvrir la discussion sur le « socialisme du XXIe siècle », mais c’est un socialisme qui doit être compatible avec la propriété privée ! En un mot, il a pour objectif affiché de concilier les intérêts de la bourgeoisie avec ceux des prolétaires et des paysans. Son programme est donc plus précisément bonapartiste.

Le bonapartisme, une catégorie inconnue des « théoriciens » de la TMI ?

Mais la section argentine de la TMI objecte : « S’il en était ainsi, s’il y avait réellement des secteurs de la bourgeoisie appuyant le mouvement bolivarien, nous devrions changer notre conception de la révolution dans les pays capitalistes arriérés et abandonner la théorie de la révolution permanente qui pose que la bourgeoisie joue invariablement, même dans les pays arriérés, un rôle absolument contre-révolutionnaire » (ibid). Si l’on comprend bien, l’argument est le suivant : si l’on soutient que le gouvernement vénézuélien est d’essence bourgeoise, alors on remet en cause l’idée acceptée par les trotskystes selon laquelle la bourgeoisie est toujours réactionnaire à l’époque de l’impérialisme, car cela revient à dire qu’un gouvernement de nature bourgeoise (gouvernement Chavez) a réalisé certaines réformes progressistes. C’est là une bien curieuse objection.

Tout d’abord, il n’est pas besoin de nier le caractère réactionnaire de la bourgeoisie pour admettre que celle-ci, dans les cas où elle est soumise à une forte pression du prolétariat et des couches opprimées, puisse faire des concessions et donc des réformes progressives. Si elle appliquait de façon conséquente ses prémisses (fausses) à tous les gouvernements qui ont réalisé des réformes en Amérique Latine la section argentine TMI devrait caractériser comme ouvrier-bourgeois le gouvernement de Cardenas qui a nationalisé le pétrole et les chemins de fer au Mexique dans les années 1930, le premier gouvernement de Perón qui a réalisé en Argentine toute une série de réformes constituant des concessions au prolétariat, ou encore le gouvernement bolivien de Paz Estensorro qui a fait de considérables réformes dans la situation révolutionnaire de 1952, etc. D’ailleurs, dans les pays impérialistes eux-mêmes, de quand datent les plus grandes réformes favorables aux travailleurs, si ce n’est du XXe siècle, et tout particulièrement de l’après-seconde guerre mondiale (la bourgeoisie ayant dû faire de très grandes concessions, avec l’aide des réformistes et des staliniens, pour canaliser la lutte de classe dans le cadre de la société et de l’État bourgeois) ?

En second lieu, la TMI semble tout simplement ignorer la catégorie du bonapartisme, centrale selon Trotsky pour analyser la nature des gouvernements dans les pays dominés par l’impérialisme. Or c’est bien là que réside le secret de l’apparente énigme d’un gouvernement pro-capitaliste sans soutien d’une fraction importante de la bourgeoisie locale proprement dite. Trotsky explique cette catégorie de la manière suivante contre ses détracteurs : « Par bonapartisme, nous entendons un régime où la classe économiquement dominante, apte aux méthodes démocratiques de gouvernement, se trouve contrainte, afin de sauvegarder ce qu’elle possède, de tolérer au-dessus d’elle le commandement incontrôlé d’un appareil militaire et policier, d’un "sauveur" couronné. Une semblable situation se crée dans les périodes où les contradictions de classes sont devenues particulièrement aiguës : le bonapartisme a pour but d’empêcher l’explosion. » (« Bonapartisme bourgeois et bonapartisme soviétique », Bulletin de l’Opposition n° 44, dans Œuvres, 1935.) Après son exil au Mexique, où il a l’occasion d’observer la vie sociale et politique des pays dominés d’Amérique Latine, il soutient que ce type de régime est la tendance de tous les gouvernements des pays dominés : « Dans les pays industriellement arriérés, le capital étranger joue un rôle décisif. D’où la faiblesse relative de la bourgeoisie nationale par rapport au prolétariat national. Ceci crée des conditions particulières du pouvoir d’État. Le gouvernement louvoie entre le capital étranger et le capital indigène, entre la faible bourgeoisie nationale et le prolétariat relativement puissant. Cela confère au gouvernement un caractère bonapartiste sui generis particulier. Il s’élève pour ainsi dire au-dessus des classes. En réalité, il peut gouverner, soit en se faisant l’instrument du capital étranger et en maintenant le prolétariat dans les chaînes d’une dictature policière, soit en manœuvrant avec le prolétariat et en allant même jusqu’à lui faire des concessions et conquérir ainsi la possibilité de jouir d’une certaine liberté à l’égard des capitalistes étrangers. La politique actuelle du gouvernement [mexicain de Cardenas] en est au second stade : ses plus grandes conquêtes sont les expropriations des chemins de fer et de l’industrie pétrolière » (« L’industrie nationalisée et la gestion ouvrière », dans Œuvres, juin 1938.) Le pouvoir de Chavez appartient manifestement à cette catégorie de gouvernements bonapartistes propres aux pays dominés. Ses deux principaux piliers sont l’armée, essence de tout État bourgeois, et la gigantesque PDVSA, société pétrolière capitaliste nationalisée qui produit 30 % du PIB.

Peut-être la TMI objectera-t-elle que le régime chaviste, loin d’être militaro-policier, laisse de larges libertés démocratiques au prolétariat pour s’organiser, et qu’on ne peut donc donner le même nom à un régime comme celui de Perón et à celui de Chavez. Mais il n’y a rien d’étonnant à ce qu’il existe diverses formes de bonapartisme selon les rapports de forces entre les classes ! Comme l’écrit Trotsky, « les gouvernements des pays arriérés, c’est-à-dire coloniaux et semi-coloniaux, prennent dans l’ensemble un caractère bonapartiste ou semi-bonapartiste. Ils diffèrent les uns des autres en ce sens que les uns tentent de s’orienter dans une direction démocratique en cherchant un appui chez les ouvriers et les paysans, pendant que d’autres installent une forme de dictature militaire et policière. » (Les syndicats à l’époque de la décadence impérialiste, 1940.)

Les réformes progressistes, sous-produits de la lutte révolutionnaire des masses… ou œuvre du « sauveur » Chavez ?

La politique de Chavez n’est « progressiste » que relativement à celle de Lula, Kirchner ou Fox. On ne peut pas juger en soi les réformes, qui sont certes réelles, mais limitées (cf. notre article ci-dessus). On doit d’une part les rapporter aux moyens dont le pays dispose pour s’industrialiser et satisfaire les besoins des masses : la hausse des cours du pétrole de 10 dollars le baril en 1999 à 72 dollars en juillet 2006 offre des possibilités gigantesques, en fait bien peu utilisées par le régime bourgeois de Chavez. D’autre part, on doit mesurer les réformes à l’aune de ce qu’une véritable révolution prolétarienne permettrait aujourd’hui : l’épisode du contrôle ouvrier à PDVSA (première entreprise du pays), la constitution de l’UNT et le mouvement naissant d’occupation d’usines montrent que le prolétariat vénézuélien dispose des capacités, de l’énergie et de la puissance suffisantes pour aller vers un pouvoir prolétarien indépendant de Chavez.

En fait, le fond du problème de l’analyse de la TMI, c’est qu’elle identifie le mouvement révolutionnaire des masses et sa direction. C’est ce que confirme son appréciation des élections depuis l’arrivée au pouvoir de Chavez. Contrairement à ce qu’elle affirme, il n’est pas vrai que « chaque victoire sur le front électoral – y compris le référendum révocatoire d’août 2004 – [ait] objectivement renforcé la tendance révolutionnaire et affaibli la contre-révolution ». Chaque victoire électorale a certes affaibli l’opposition bourgeoise, mais en légitimant davantage Chavez ; autrement dit, elles ont renforcé Chavez dans son rôle de bonaparte, donc affaibli l’autonomie politique des masses, sans laquelle aucun processus révolutionnaire ne peut être mené à bien. Chavez cherche à nouer un lien personnel avec la population, notamment à travers son émission télévisée hebdomadaire « Alo Presidente » : il y répond en personne aux demandes ou aux questions de travailleurs, de semi-prolétaires les plus humbles ; lorsqu’un auditeur se plaint de l’administration qui n’applique pas une mesure, Chavez prend son téléphone pour appeler le ministre ou le fonctionnaire responsable et exige que ce problème soit résolu ; il cherche ainsi à se dédouaner de la pauvreté persistante de très larges couches de la population sur la bureaucratie d’État… dont il est pourtant le chef.

La « théorie des camps » revient à subordonner le prolétariat à la bourgeoisie nationaliste

La TMI affirme son « plein soutien » à Chavez

Lorsque l’on abandonne le terrain de l’analyse marxiste en termes de classes sociales, on ne peut que tomber dans une théorie brouillonne qui conduit le prolétariat à la défaite. Dans notre cas, la TMI est amenée à soutenir une « théorie des camps », peu différente de celle élaborée en son temps par la bureaucratie stalinienne, puis reprise par Michel Pablo, dirigeant de la IVe Internationale après la seconde guerre mondiale et principal responsable de sa crise dislocatrice. Pour qualifier les événements au Venezuela, la TMI reprend le terme utilisé par Chavez et ses alliés de « révolution bolivarienne », au lieu d’analyser les rapports entre les classes qui ont conduit à l’apparition de ce gouvernement bien particulier. En toute logique, elle distingue donc deux camps se faisant face dans la lutte de classes et les élections : d’un côté, « le mouvement révolutionnaire », de l’autre « les forces contre-révolutionnaires ». On lit ainsi dans la résolution de son congrès international : « Bien que les questions décisives soient tranchées, en dernière analyse, en dehors du parlement, (…) la lutte électorale est un moyen, pour le mouvement révolutionnaire, de se mobiliser et d’évaluer ses forces par rapport à celles de la contre-révolution. » Les dirigeants de la TMI en déduisent que « les marxistes révolutionnaires soutiennent pleinement [sic] la réélection de Chavez ». On ne peut être plus clair : il ne s’agit pas d’un soutien critique, mais d’un soutien plein et entier, d’un soutien sans restriction, en un mot d’une capitulation politique.

La TMI compte sur Chavez pour accomplir une révolution socialiste

Bien sûr, comme la TMI se veut marxiste révolutionnaire, elle précise : « Mais en même temps, nous luttons pour mener la révolution à son terme. Une victoire, aux élections de décembre, doit être suivie par des mesures décisives pour désarmer la contre-révolution et exproprier l’oligarchie » ; et ils parlent de « créer les conditions les plus favorables pour accomplir une révolution socialiste ». La résolution énumère ensuite toute une série de mots d’ordre justes (développement des occupations d’usines, armement des ouvriers, etc.), mais elle restreint son combat à la seule fraction la plus droitière du « mouvement bolivarien » : « La lutte contre la réaction, dit la résolution, est impossible sans une lutte résolue contre l’aile l’opportuniste du mouvement et les éléments pro-bourgeois de sa direction. » Puisqu’elle ne propose nulle part de lutter contre Chavez, il faut en conclure que, pour la TMI, Chavez ne fait pas partie « des éléments pro-bourgeois de la direction » du mouvement bolivarien. Or, en réalité, il est simplement le chef de la bureaucratie de l’État bourgeois ! Il est inévitable que le « mouvement bolivarien » se divise, car les intérêts de la bourgeoisie et du prolétariat sont incompatibles. Et cela n’est pas simplement inévitable, mais souhaitable, car il n’est pas possible de construire un parti ouvrier révolutionnaire sans détruire « l’unité » du mouvement « bolivarien ».

La TMI et La Riposte font le panégyrique de Chavez et le présentent comme un socialiste ligoté par de méchants conseillers et hauts fonctionnaires

Dans les textes de la TMI, on ne trouve pas un mot pour critiquer le fait que la Constitution « bolivarienne », présentée comme « révolutionnaire », défend la propriété privée, pas un mot pour dénoncer que Chavez continue de payer la dette, pas un mot pour condamner sa décision de casser le contrôle ouvrier à PDVSA, pas un mot pour faire connaître son coup de poignard dans le dos de la grève des ouvriers du pétrole équatorien… La TMI va jusqu’à seconder Chavez dans son entreprise visant à faire croire que sa politique ne serait responsable de rien, que les seuls coupables seraient des bureaucrates qui l’appliquent mal. Dans son document « les entreprises en cogestion et occupées au Venezuela, la lutte pour le contrôle ouvrier et le socialisme » (en espagnol, par Yonie Moreno et William Sanabria, 1er mai 2006, en ligne sur le site El Militante), elle explique que l’entreprise Invetex a été constituée comme une société mixte entre l’État (51 %), que le groupe capitaliste Mishkin (49 %), que « les travailleurs n’ont aucune participation », que « les actions vont passer peu à peu [de l’État] aux travailleurs » et qu’ainsi « le cercle sera refermé : [on aura] une société Travailleurs-Capitaliste ». Et la TMI de commenter : « Ceci est une complète tromperie envers la nation et le Président Chavez » (sic !).

La section française de la TMI, le groupe La Riposte, qui ne jure par ailleurs que le PCF et prône l’union PS-PCF, se montre encore plus thuriféraire de Chavez que son organisation internationale. Elle publie ainsi avec avidité toute phrase dans laquelle celui-ci fait mine de se référer au socialisme pour se gagner l’appui des travailleurs vénézuéliens. Elle aide donc Chavez à atteindre son objectif, qui est en fait de tromper les ouvriers sur sa véritable nature. Elle a ainsi publié sur son site Internet la plate phrase suivante, où Chavez se réfère au socialisme : « J’en deviens chaque jour plus convaincu, il n’y a plus de doute dans mon esprit, et comme beaucoup d’intellectuels l’ont dit : il est nécessaire de dépasser le capitalisme. Cependant, le capitalisme ne peut pas être dépassé dans le cadre du capitalisme lui-même, mais à travers le socialisme, le véritable socialisme, avec l’égalité et la justice. Je suis convaincu que cela peut se faire de façon démocratique — mais pas avec le genre de démocratie qu’impose Washington. » (Déclaration faite lors de la session de clôture du Forum Social Mondial de Porto Alegre en 2005 ; citation publiée par La Riposte dans un article du 22 février 2005 sous le titre « Chavez : le capitalisme doit être dépassé ».) Après avoir expliqué qu’il faut « infliger un coup décisif » aux ennemis de la « révolution », La Riposte fait le commentaire suivant : « Mais ici, il y a un problème. Il est bien connu que certains membres de la direction du Mouvement Bolivarien ne partagent pas l’enthousiasme de Chavez pour la révolution, et que certains de ses conseillers n’apprécient pas ses incessantes critiques publiques à l’encontre de l’impérialisme américain ». Autrement dit, le grand problème de la révolution serait que Chavez aurait de méchants conseillers. Le problème, c’est que La Riposte ne se demande pas pourquoi Chavez prend précisément toutes sortes de conseillers divers, des marxistes ou pseudo-marxistes aussi bien que des bourgeois, des libéraux et des conservateurs, des chrétiens ou des musulmans, qui tous l’aident à mener la politique qui est la sienne. Au lieu de cela, La Riposte sombre dans ridicule panégyrique moralisateur de la personne même du président vénézuélien : « Il est clair que Chavez ne se laisse pas impressionner par de tels conseillers. En référence aux recommandations de certains d’entre eux, il a dit que "des gens prétendent que nous ne devons pas dire ou faire des choses qui puissent irriter ceux de Washington", puis a cité le héros de l’indépendance de l’Argentine, José de San Martin : "Soyons libres, sans nous soucier de ce que disent les autres." Ces paroles sont tout à fait caractéristiques de Chavez. C’est un homme d’un grand courage et d’une grande intégrité. »

La TMI révise le marxisme et le trotskysme

La TMI nie que le prolétariat ait besoin d’un parti indépendant de la bourgeoisie et de son État

La TMI prétend couvrir sa honteuse capitulation devant le bonapartisme chaviste en se référant à Marx et à Engels : « Les sectaires qui passent leur temps à attaquer Chavez et à diviser le mouvement révolutionnaire ne font que discréditer le nom du marxisme aux yeux des masses. Dans le Manifeste du Parti Communiste, Marx et Engels, les fondateurs du socialisme scientifique, expliquaient que la place des communistes est dans le mouvement de masse, non en dehors. » Ici, tout est faux. En effet, le Manifeste du parti communiste ne dit pas que « la place des communistes est dans le mouvement des masses et non au dehors », mais que « les communistes ne forment pas un parti distinct opposé aux autres partis ouvriers (…). Pratiquement, les communistes ne sont donc que la fraction la plus résolue des partis ouvriers de tous les pays (…), le but immédiat des communistes est le même que celui des autres partis ouvriers : constitution des prolétaires en classes, renversement de la domination bourgeoise, conquête du pouvoir politique par le prolétariat ». Autrement dit, l’enseignement de Marx et de Engels est que le prolétariat doit se battre pour le pouvoir, donc pour arracher le pouvoir des mains de Chavez qui assure le maintien de la « domination bourgeoise ». Non seulement il n’y a rien de sectaire à critiquer Chavez, mais il est au contraire absolument nécessaire de le combattre en tant qu’il est un bonaparte gérant le capitalisme, un obstacle à la révolution prolétarienne. Il est ridicule de prétendre qu’il ne serait pas marxiste de critiquer les autres partis. Trotsky, par exemple, n’hésite pas à braver les foudres de la TMI quand il écrit : « Le POUM était en Espagne à la gauche de tous les autres partis, et il comptait incontestablement dans ses rangs de solides attaches antérieures avec l’anarchisme. Or ce parti joua, précisément, un rôle funeste dans le développement de la révolution espagnole. Il n’a pas pu devenir un parti de masses, parce que, pour le devenir, il lui aurait fallu auparavant démolir les autres partis et que cela n’était possible que par une lutte sans compromission, une dénonciation impitoyable de leur caractère bourgeois. Or le POUM, tout en critiquant les anciens partis, se subordonnait à eux dans toutes les questions fondamentales. Il a participé au bloc électoral "populaire" (…) [suit la liste des autres capitulations du POUM]. » (« Pourquoi le prolétariat espagnol a-t-il été vaincu ? Question de théorie marxiste », été 1939).

Trotskysme… ou révisionnisme crypto-stalinien ?

Bref, au moment même où la situation du Venezuela a un caractère pré-révolutionnaire, et sans qu’il s’agisse d’une tactique de front unique anti-impérialiste pour défendre le Venezuela ou pour empêcher le retour de l’ancien régime, la TMI n’a aucune autre stratégie à proposer que de faire pression sur Chavez pour qu’il s’oriente vers la gauche et même vers le socialisme. Une telle stratégie revient à subordonner le prolétariat au bonapartisme, à la bureaucratie de l’État bourgeois, à l’armée et à la direction de PDVSA, dont Chavez n’est que le chef. Cela revient à donner à Chavez la mission de réaliser le socialisme grâce à la pression des ouvriers. C’est la même stratégie, toutes choses égales par ailleurs, que celle inaugurée par Staline en Chine dans les années 1920, puis généralisée à tous les pays dominés. Avec son idée révisionniste des « partis ouvriers et paysans bipartites » inventés, Staline a imposé la subordination du parti communiste chinois à la bourgeoisie, transformé en fraction de gauche du parti bourgeois nationaliste Kuomintang, avec comme résultat l’écrasement de la révolution chinoise et des communistes en 1927. Cette orientation a ensuite été traduite dans le langage des pays impérialistes sous la forme des « fronts populaires » qui ont étranglé la montée révolutionnaire en France (2) et la révolution en Espagne.

Mais cette stratégie sera ensuite adoptée et adaptée par Pablo face à la bureaucratie soviétique, investie de la mission de réaliser le socialisme à sa façon, et c’est cette ligne qui a conduit à disloquer la jeune et fragile IVe Internationale au début des années 1950. Elle s’est exprimée dans l’idée d’ « entrisme sui generis » (c’est-à-dire sans fraction trotskyste développant ouvertement son propre programme) dans les organisations staliniennes ou social-démocrates des pays impérialistes et dans les partis nationalistes des pays dominés. Pablo a aussi fait appliquer sa stratégie par le POR bolivien à partir de 1951, celui-ci se soumettant au MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire, parti petit-bourgeois) ; cela conduit les ouvriers et les paysans boliviens à la défaite dans les années cinquante, alors même qu’en 1952 ils avaient affronté et vaincu l’armée et qu’il existait partout des formes boliviennes de soviets (réunions élargies de la COB, Centrale Ouvrière Bolivienne, constituée dans le feu de la lutte), bref alors que le pouvoir leur tendait les mains. Pablo est ensuite passé lui-même de la théorie à la pratique en se faisant le conseiller du dictateur soi-disant « socialiste » Ben Bella. Enfin, aujourd’hui même, une stratégie analogue est proposée pour le Venezuela par les héritiers directs de Pablo, le « Secrétariat Unifié » de la « Quatrième Internationale » dont la LCR est la section française (cf. la déclaration du Bureau Exécutif du SUQI, 22 octobre 2006).

Même si elle prétend se justifier par la tactique du front unique anti-impérialiste, il s’agit là, dans tous les cas, d’une véritable stratégie qui n’a rien de commun avec le marxisme, le bolchevisme et le trotskysme, car elle aliène l’indépendance du prolétariat et ne peut donc le mener qu’à leur perte. La TMI en particulier, qui s’acharne à peindre Chavez en révolutionnaire socialiste envers et contre l’évidence, au lieu de le démasquer comme le bonaparte nationaliste petit-bourgeois qu’il est, menacerait de les conduire à l’abattoir si elle avait une influence importante parmi les prolétaires et les opprimés du Venezuela.


1) Cf. la réponse du groupe argentin de la TMI à une lettre du CC-POR datée du 12 septembre 2005.

2) Cf. l’article de Laura Fonteyn dans Le CRI des travailleurs n° 22 (printemps 2006).