Article du CRI des Travailleurs n°24

Mexique : La Commune de Oaxaca et le soulèvement populaire contre la fraude ouvrent une nouvelle phase de la lutte de classe

Les travailleurs et la population pauvre de Oaxaca et de sa région font face, au moment où nous bouclons ce journal, à une répression accrue de la part du pouvoir mexicain. Pendant plus de cinq mois, la population pauvre a arraché le pouvoir des mains du gouverneur de l’État de Oaxaca, Ulises Ruiz Oritz (URO), et s’est organisée en Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca (APPO) pour assurer le fonctionnement de la ville. L’État de Oaxaca, parmi les plus pauvres du Mexique, a une longue tradition de luttes, en particulier avec le renversement du gouverneur de l’État dans les années 1970 par une mobilisation étudiante et populaire, les luttes victorieuses des communautés indiennes pour le contrôle de leur terre dans les années 1980 (les indiens représentent environ 70 % de la population de cet État) et, depuis une dizaine d’années, un piquet annuel des enseignants de Oaxaca dans le centre-ville (Zócalo) pour revendiquer des augmentations salariales et de meilleures conditions de travail.

La commune de Oaxaca, organisme de pouvoir prolétarien et populaire

Ces enseignants, qui sont organisés au sein de la section 22 de la Coordination Nationale des Travailleurs de l’Éducation (CNTE), étaient au mois de mai dernier encore 70 000 à faire grève, exigeant la satisfaction de leurs revendications auprès du gouverneur URO (membre du Parti Révolutionnaire Institutionnel, l’ancien parti unique qui a eu la mainmise sur le Mexique pendant 70 ans depuis 1929). Ils ont reçu pour toute réponse l’envoi des forces de police le 14 juin, avec mise à sac du piquet, tir à balles réelles et envoi de lacrymogènes depuis des hélicoptères. Cette intervention extrêmement violente ont fait, malgré les dénégations du pouvoir, plusieurs morts, et ont déclenché un mouvement de solidarité de la part des habitants de la ville. Après des manifestations de plus en plus nombreuses (plusieurs centaines de milliers de personnes, soit un quart de la population de la ville), et toujours en proie à une répression féroce de la part du gouverneur URO, les travailleurs et la population pauvre de Oaxaca sont parvenus à prendre le contrôle de plusieurs bâtiments officiels, comme des mairies, des tribunaux, la radio d’État, et finalement à expulser les forces répressives de la ville. La circulation dans la ville est depuis contrôlée par les barrages tenus par la population qui s’est soulevée ; c’est aussi la population insurgée qui dirige les émissions de radio à partir des moyens réquisitionnés aux médias bourgeois et au pouvoir d’État.

La direction politique de l’insurrection passe par l’APPO, qui regroupe environ 350 associations, des syndicats de lutte, des groupes politiques, des représentants d’organisations municipales, indiennes, agricoles… Aux revendications de départ des enseignants sont venues s’ajouter celles de tous les secteurs qui participent à l’APPO, s’unifiant finalement dans l’exigence du départ du gouverneur URO. C’est au sein de l’APPO que se sont constituées les différentes commissions qui permettent à la ville de continuer à fonctionner, sans passer par les institutions bourgeoises (commissions santé, hygiène, logistique, presse...), ainsi que les commissions de surveillance et de sécurité qui ont la lourde tâche non seulement de prévenir les délits de droit commun, mais surtout d’empêcher les exactions des commandos de la mort de URO, ces convois de policiers en civil qui tirent sur les bâtiments occupés par la population depuis leurs camionnettes.

Les événements de Oaxaca ont maintenant pris une ampleur nationale. Avec la lassitude consécutive à plusieurs mois de grève, et même si la solidarité de la population permet de nourrir les grévistes, sont apparus des éléments conciliateurs au sein de l’APPO, et à la tête de la section 22 de la CNTE en particulier, qui ont entrepris des négociations avec le gouvernement central de Vicente Fox pour finalement aboutir à la satisfaction des revendications originelles des enseignants. Le dirigeant de la section 22 Rueda Pacheco a alors déclaré que les cours pourraient reprendre à partir du 30 octobre. Mais l’APPO, dont un des mots d’ordre centraux a été : « Pas de négociations avant le départ de URO », a considéré à juste titre ces négociations comme une trahison, et a exclu Rueda Pacheco de ses rangs. Pour autant, cette division dans les rangs de l’APPO est un point d’appui pour le gouvernement Fox, qui joue le double jeu des négociations avec les éléments pacifistes et conciliateurs du soulèvement de Oaxaca et de la répression féroce des insurgés qui ne se soumettent pas à « l’État de droit » (intervention récente de la Police Fédérale Préventive, déjà connue pour ses exactions aux côtés des meurtriers à la solde de URO). Toute négociation avec ceux-là mêmes qui tuent et emprisonnent les militants de Oaxaca doit être dénoncée comme un coup de poignard dans le dos du mouvement d’insurrection.

Peur des forces bourgeoises face au soulèvement des masses mexicaines

Cette intervention du gouvernement Fox montre l’inquiétude de la bourgeoisie mexicaine face à un conflit que la violence d’État habituelle ne parvient pas à éteindre. Les principaux partis bourgeois au pouvoir, le Parti d’Action Nationale du président Fox (PAN, la tendance de « droite » issue du PRI) et le PRI, hésitent à lâcher URO, qui n’est visiblement plus en mesure de maintenir la domination bourgeoise dans l’État de Oaxaca, mais dont le départ après la mobilisation des masses créerait un dangereux précédent dans la situation de regain de luttes au Mexique. En effet, plusieurs autres régions du sud du Mexique, dont le Chiapas, ont arraché de fait un statut d’autonomie vis-à-vis du pouvoir central, et certains secteurs (mineurs, étudiants, communautés paysanes) ont également mené des luttes importantes. L’urgence pour la bourgeoisie mexicaine est aussi de régler ses comptes à la commune de Oaxaca avant l’investiture officielle, prévue pour le 1er décembre, de Felipe Calderón, le successeur désigné (au sens propre du terme) de Fox, lui aussi membre du PAN.

La bourgeoisie compradore mexicaine a dû en effet avoir recours à la fraude électorale pour imposer celui qui serait le meilleur pour servir la domination impérialiste (essentiellement l’impérialisme étatsunien dans ce pays), alors que la population avait majoritairement utilisé le vote pour le candidat du Parti de la Révolution Démocratique (PRD, la tendance de « gauche » issue du PRI), Andrés Manuel López Obrador, pour exprimer son rejet de six ans de gouvernement Fox et son cortège d’attaques contre les plus pauvres, d’accords de libre-échange, de privatisations et autres scandales de corruption. Il est en effet inacceptable, pour les impérialistes, que le Mexique montre à son tour des velléités d’indépendance nationale, alors qu’il semble être le centre de projets importants quant aux transports de marchandises vers et depuis l’Amérique centrale. D’autant plus que, avec le regain de combativité des masses pauvres, les dirigeants Chavez au Venezuela et Morales en Bolivie ont dû prendre des mesures anti-impérialistes, certes partielles et inconséquentes (cf., sur le Venezuela, l’article d’Antoni Mivani dans ce numéro et, sur la Bolivie, Le CRI des travailleurs n° 19 et 22).

C’est aussi le contexte de regain des luttes qui a amené Obrador, dirigeant d’un parti de gestion « de gauche » du capitalisme, à remettre en cause la privatisation de la compagnie pétrolière d’État (mais tout en gardant le silence par ailleurs sur la nécessaire rupture avec l’ALENA ou sur le paiement de la dette, entre autre...). En 1988 déjà, les masses mexicaines avaient été dépossédées de leur vote par une fraude massive avérée. Mais la colère du peuple est telle aujourd’hui que des manifestations massives contre la fraude et pour que chaque vote soit recompté ont été organisées au cours du mois de juillet, au lendemain de la proclamation des résultats par les institutions officielles, jusqu’à atteindre trois millions de personnes à Mexico le 30 juillet, avec occupation de la place Zócalo de Mexico, et sept millions dans l’ensemble du pays. Face à cette mobilisation, le candidat Obrador n’a pas pu s’en tenir aux protestations d’usage et aux demandes de recompte des votes (le Tribunal Électoral Fédéral n’a « consenti » à recompter que 9 % des bulletins, alors que l’écart entre les candidats dans les résultats officiels est de 0,5 %. Une Convention Nationale Démocratique (CND) a alors été organisée le 16 septembre. Malgré son nom, ce n’était pas réellement une convention de délégués, mais un meeting géant de Obrador devant plus d’un million de personnes, approuvant ses résolutions : refus de reconnaître l’usurpateur Calderón comme président légitime de la République, engagement à résister contre la privatisation de la compagnie pétrolière d’État et mandat confié à Obrador, proclamé président légitime, pour former un gouvernement devant entrer en fonction le 20 novembre (bien que d’autres dirigeants du PRD en appellent à « ne pas briser les cadres institutionnels »).

L’impasse à laquelle Obrador mène ce mouvement de protestation est toutefois flagrante. Malgré le soutien des masses dont il a su se prévaloir, les institutions officielles ont continué à lui refuser son élection. Il n’y aurait plus d’autre solution alors qu’un soulèvement réel, employant les armes efficaces de la lutte de classe, en particulier la grève générale, pour faire plier la bourgeoisie. Mais Obrador, en défenseur du système capitaliste, a peur des potentialités d’une telle mobilisation. De fait, le « plan de résistance » qu’il a proposé se limite pour l’instant à une journée d’action contre la privatisation et à une semaine d’action pour la défense de l’éducation publique… un mois plus tard. Lors de son meeting du 16 septembre, il a délibérément pris le risque de porter un coup d’arrêt fatal à la mobilisation en reportant à bien trop tard (au 20 novembre) la constitution d’un hypothétique gouvernement légitime, alors que celui-ci ne pourrait être mis en place que par la constitution, dans tous le pays, de comités refusant le pouvoir frauduleux de Calderón.

Les mobilisations prolétariennes et populaires peuvent vaincre Fox-Calderón en soutenant la commune de Oaxaca, en s’auto-organisant en se centralisant au niveau national

La situation actuelle au Mexique a la particularité de faire apparaître au même moment deux embryons d’organismes de double pouvoir, face au pouvoir honni de Fox et de son successeur désigné Calderón. L’un, la Convention nationale démocratique et le « gouvernement légitime »  de Obrador, ne fait que canaliser la potentialité de soulèvement des masses, en espérant que cela suffira à effrayer la bourgeoisie compradore et ses alliés impérialistes. Mais, en gardant le contrôle du mouvement pour qu’il ne déborde pas les cadres du réformisme capitaliste, en refusant l’expression réelle des masses, avec leurs revendications et leurs méthodes, et en particulier en laissant isolée, de manière criminelle, la commune de Oaxaca, cette ligne de Obrador se condamne à n’être qu’un témoignage de colère, et surtout elle condamne à l’impuissance ceux qui veulent réellement en découdre avec la domination de la bourgeoisie, mais qui suivent encore ces illusions réformistes. L’autre voie, à potentialité révolutionnaire, est tracée par l’exemplaire commune de Oaxaca, qui a réellement réussi à arracher le pouvoir des mains du gouverneur URO. Là aussi, des tendances réformistes pacifistes sont apparues ; mais, en contrôlant elles-mêmes leur soulèvement par l’intermédiaire de cet embryon de soviet qu’est l’APPO, les masses en lutte sont parvenues jusqu’à maintenant à ne pas rendre les armes, malgré les attaques mortelles du pouvoir officiel.

Pour autant, la commune de Oaxaca, malgré le courage et l’héroïsme de ceux qui y participent, ne pourra être que défaite si elle reste isolée. L’expression de la solidarité ouvrière, aux échelles mexicaine et internationale, est indispensable. Mais les déclarations de sympathies ne suffisent pas. Obrador dit saluer le mouvement de Oaxaca ; mais de fait, sous prétexte de lui laisser son indépendance, il assiste passivement à sa répression par les forces armées de Fox. Le mouvement zapatiste du Chiapas exprime sa solidarité de façon plus concrète, avec un approvisionnement de la ville de Oaxaca ; mais l’urgence est maintenant à la lutte contre la répression : il s’agit d’appeler aux blocages des routes pour empêcher les forces militaires d’intervenir à Oaxaca, et à une grève générale immédiate et illimitée (pas seulement le 20 novembre pour saluer le gouvernement d’Obrador, comme le proposent les zapatistes) pour mettre en échec le pouvoir de Fox. Pour cela, le rôle des syndicats est central. Pourtant, aucun des syndicats qui se veulent oppositionnels et combatifs (sans parler de ceux qui sont aux mains de la bureaucratie issue du PRI), n’a encore lancé d’appel à la grève ; c’est pourquoi les militants communistes révolutionnaires et plus généralement pour tous les militants syndicaux qui refusent l’écrasement de la commune de Oaxaca doivent se battre pour leur imposer cet appel.

Le combat contre l’isolement doit aussi se mener à l’intérieur de l’APPO elle-même. Celle-ci a compris l’enjeu national que représentait son combat, en envoyant des délégués organiser un piquet à Mexico depuis longtemps déjà, et en faisant face maintenant directement aux troupes fédérales du gouvernement Fox. Mais le risque existe que la bourgeoisie évite de tout perdre en concédant une forme d’autonomie régionale à Oaxaca, sur le mode de la loi dite des « us et coutumes » qui permet dans une certaine mesure la mise en place d’une administration communale selon les traditions communautaires des Indiens. C’est pourquoi les militants communistes doivent se battre pour l’appel à la généralisation de la commune de Oaxaca et pour faire le lien concret avec l’important mouvement anti-fraude qui s’est développé dans tout le pays. La commune de Oaxaca a réussi à arracher une partie du pouvoir politique des mains de URO ; ce modèle doit être proposé à l’échelle du pays pour empêcher que Calderón n’arrive pas au pouvoir. Le projet d’un gouvernement légitime ne peut aboutir que s’il s’appuie sur des comités à travers tous le Mexique qui fassent vivre son pouvoir face au coup de force de la bourgeoisie mexicaine et de ses alliés impérialistes. Mais cela suppose que ces comités définissent eux-mêmes le programme de ce gouvernement, n’hésitant pas à franchir le cadre de la gestion réformiste du capitalisme pour s’en prendre au pouvoir économique de la bourgeoisie, c’est-à-dire à la propriété privée des moyens de production.

Quant à nous, militants et travailleurs de France, nous devons faire connaître la commune de Oaxaca, la mobilisation des masses mexicaines contre la fraude et leurs enjeux politiques brûlants. Et nous devons organiser la solidarité internationale, politique et matérielle, avec ces travailleurs mexicains dont la lutte héroïque doit nous servir d’exemple.

• À bas la répression organisée par URO, Fox et leurs bandes armées contre les travailleurs de Oaxaca ! Solidarité ouvrière nationale et internationale ! Pas de négociations avec ceux qui tuent et emprisonnent les travailleurs en lutte !

• L’Assemblée Populaire des Peuples de Oaxaca (APPO) est un modèle à suivre dans tout le Mexique !

• Pour mettre en échec le gouvernement Fox et pour empêcher la prise de pouvoir du fraudeur Calderón, il n’y a pas d’autre solution que la grève générale jusqu’à la victoire et la constitution partout de comités de travailleurs auto-organisés comme à Oaxaca, fédérés à tous les niveaux et centralisés !

• Pour imposer un « gouvernement légitime », il n’y a pas d’autre solution que de développer les comités de travailleurs auto-organisés et de défendre un programme de mesures d’urgence pour satisfaire les revendications des travailleurs du Mexique :

- soutien intégral aux travailleurs de Oaxaca et à l’APPO !

- châtiment des politiciens et des patrons liés au PAN et au PRI, vendus à l’impérialisme, corrompus et persécuteurs du peuple !

- arrêt du paiement de la dette et des privatisations !

- rupture des accords de libre-échange et de libéralisation imposés par l’impérialisme !

- expropriation et nationalisation sans indemnités ni rachat des trusts impérialistes et des principales grandes entreprises mexicaines !

Communiqué envoyé aux organisations ouvrières et populaires du Mexique le 20 septembre 2006

« Chers camarades,

Le Groupe CRI (Communiste Révolutionnaire Internationaliste) se tient résolument aux côtés des travailleurs mexicains qui luttent contre la fraude, contre le vol de leur vote par la bourgeoisie mexicaine et ses maîtres impérialistes.

Nous soutenons pleinement la mobilisation des travailleurs mexicains, réunis dans leurs comités contre la fraude, et qui, par leurs armes de la grève et des manifestations, sont les seuls capables d’imposer le respect de la démocratie la plus élémentaire ainsi que leurs revendications légitimes contre les privatisations, la pauvreté et la corruption.

Face à cette lutte légitime, l’État mexicain a la responsabilité criminelle des exactions menées contre les militants, en particulier au sein de l’Assemblée Populaire d’Oaxaca.

Merci de nous tenir régulièrement informer des suites.

Salutations révolutionnaires. »

Groupe CRI