Article du CRI des Travailleurs n°25
Lors de leur réunion nationale des 14 et 15 octobre 2006 à Nanterre, les « collectifs unitaires antilibéraux » avaient adopté un programme intitulé « Ce que nous voulons » (1). Tuons d’entrée le suspense : c’est un programme de rupture, non pas avec le capitalisme, mais avec toutes les traditions du mouvement ouvrier. En ce qui concerne le vocabulaire, l’absence de référence au « communisme », au « socialisme », à la « lutte de classe » et même à l’existence des « classes » témoigne de l’abandon de cet héritage, en retrait par rapport au réformisme classique qui se prononçait, au moins en paroles, pour le socialisme (en retrait également par rapport au programme du PCF (2), dont il s’inspire pourtant largement, et qui parle encore d’une « visée communiste »).
Ce programme conjugue d’un côté les formules creuses, et d’un autre côté un catalogue de mesures ambiguës qui sont soit de belles promesses n’ayant aucune chance de se concrétiser (compte tenu du cadre dans lequel elles sont censées être mises en œuvre), soit des renoncements maquillés par la boursouflure du verbe.
Ainsi ce texte nous parle-t-il de « pouvoir des peuples de décider de leur destin », reprend le concept à la mode de « démocratie sociale et participative » et plaide pour un contrôle accru du « politique » et de la « société » sur « l’économie » : « La société est la fin et l’économie le moyen. » De belles paroles qui ne dépareraient pas chez Royal ou Sarkozy, qui reprennent la rhétorique de l’Église et qui dessinent la perspective d’une vie meilleure pour l’Homme.
Et comme nous allons le voir, faute de proposer le début d’un commencement de rupture avec le capitalisme, nous n’avons plus qu’à nous en remettre à Dieu, ou plutôt à ses oripeaux : « l’économie sociale et solidaire », la multiplication des « droits individuels et collectifs ». Voici les nouveaux fétiches de nos « antilibéraux » qui se posent en alternatives au fétichisme du marché des « libéraux ». La bataille des fétiches fait rage pour mieux masquer leur commune allégeance aux piliers du capitalisme.
Passons en revue le kit antilibéral.
Du côté des institutions, on promet une VIe République « représentative et participative » qui étend « la logique démocratique au monde de l’entreprise ». Alléchant, sauf qu’il s’agit d’une démocratie où les participants n’ont pas le droit de changer les règles du jeu, et notamment la division fondamentale entre ceux qui possèdent les moyens de production et ceux qui sont réduits à leur vendre leur force de travail. Il s’agit simplement de donner des « droits » aux salariés afin de les faire participer « démocratiquement » au bon déroulement de leur exploitation.
Du côté du marché du travail, on nous promet le SMIC à 1500 € bruts (un peu mieux que Fabius) et on annonce, comme l’UMP et le PS, la convocation d’une conférence nationale avec patrons et syndicats, où le gouvernement demandera gentiment aux patrons de répercuter la hausse du SMIC et d’augmenter ainsi tous les salaires de 300 €. Mais pas question de contraindre les patrons (3) ! Il faut les inciter à être des « bourgeois dans l’intérêt de la classe ouvrière » (4), voilà la quintessence du programme de ces « socialistes bourgeois » tel que l’avait caractérisé Marx il y a déjà 160 ans (5). Pas question non plus d’interdire l’ensemble des contrats précaires qui se sont multipliés depuis 25 ans (même si, à l’instar du PS (6), on nous promet tout de même l’abrogation du CNE). Il faut avoir « l’objectif » de cette interdiction, sans doute le temps de convaincre les exploiteurs de devenir des « patrons citoyens ». Et aussi le temps de se convaincre soi-même puisque les emplois précaires dans la fonction publique ne seront pas résorbés immédiatement, mais « rapidement », ce qui revient à subordonner l’objectif à des critères arbitraires et/ou à des limites budgétaires (comme ce fut le cas du « protocole Sapin » sous le gouvernement Jospin). En outre, on donnera aux travailleurs l’illusion du pouvoir en permettant aux élus du personnel de disposer d’un « droit de veto suspensif sur les décisions de licenciement collectif et de délocalisation » (et aucun pouvoir supplémentaire sur les licenciements « individuels », pourtant les plus nombreux aujourd’hui et décidés souvent à titre de sanction), mais bien sûr le dernier mot devra revenir au patronat.
Le programme plaide pour l’interdiction des licenciements dans les entreprises qui font du profit. C’est apparemment radical, mais cela pose un problème. En effet, il faut définir un indicateur de profit et s’assurer que les patrons ne le trafiquent pas. Si cet indicateur permettait à un grand nombre d’entreprises d’afficher un « profit » négatif et donc de licencier, il ne serait qu’un effet d’annonce. Dans le cas inverse, les patrons pourraient de toute façon délocaliser sans problème, puisque rien n’est prévu pour entraver la liberté patronale de transporter leurs capitaux et leurs machines où bon leur semble.
Enfin, la mesure phare, qui fait consensus sur tout l’échiquier politique bourgeois, de « Sécurité sociale professionnelle » est ici reprise sous le nom de « Sécurité des parcours de travail et de vie ». Son principe général est de flexibiliser le marché du travail avec en contrepartie pour le salarié un « filet de sécurité ». La mesure n’est pas détaillée dans le programme, mais on nous promet un filet de sécurité généreux : le salaire et les droits associés seraient « garantis ». Ainsi, en travaillant un mois, pourrions-nous conserver notre salaire sans travailler aussi longtemps que souhaité. C’est évidemment ridicule, et cela ne peut être qu’une promesse démagogique, cachant la réalité de ce projet : l’obligation pour le chômeur, s’il veut toucher quelque chose, d’accepter tout ce que le patronat voudra lui imposer (stages, formations, etc.). (Cf. ci-dessous à ce sujet la déclaration du CILCA Non à la prétendue « sécurité sociale professionnelle » !)
Du côté du financement de la protection sociale, le programme plaide pour la remise en cause des exonérations de cotisations patronales (décidées par les gouvernements de gauche et de droite). Mais il ne s’agit pas d’utiliser ces fonds pour financer la protection sociale et notamment les retraites par répartition (alors que par ailleurs on affirme vouloir rétablir, sans nous dire comment, le « droit à la retraite à taux plein à 60 ans sur la base de 37,5 annuités sur la base des 10 meilleures années » !), mais de redistribuer cet argent au patronat ! Autrement dit, on veut supprimer un cadeau au patronat pour en créer un nouveau ! Le tour de passe-passe consisterait à créer des « fonds régionaux pour l’emploi et la formation » qui prendraient en charge la bonification des prêts bancaires (c’est-à-dire qui paieraient une partie des intérêts des prêts à la place des patrons) et qui seraient « dotés des 20 à 23 milliards d’euros annuels représentant les exonérations de cotisations sociales patronales ». Encore une fois, on veut faire croire qu’on peut améliorer la situation des travailleurs sans s’attaquer aux intérêts patronaux !
Du côté de l’enseignement supérieur, on nous fait de belles promesses (suppression des frais d’inscription, absence de sélection à l’entrée des cursus), mais les antilibéraux ne demandent même pas l’abrogation des décrets LMD de 2002 (pris par le gouvernement Jospin). Cette réforme est pourtant fondamentale puisqu’elle transforme les diplômes nationaux en diplômes locaux et individualisés. Elle est le complément logique à la précarité sur le marché du travail. Pourtant, nos antilibéraux affirment courageusement que « le dispositif LMD fera l’objet d’un bilan »…
Du côté des services publics, on nous annonce qu’un « plan d’abrogation de toutes les lois qui ont privatisé des entreprises publiques » sera, non pas mis en œuvre… mais « mis en discussion » ! Les antilibéraux ne savent pas encore quelles entreprises seront renationalisées, et ils ne disent pas si elles le seront immédiatement, mais ils savent déjà que ces opérations seront accompagnées des « mesures financières et juridiques nécessaires », c’est-à-dire en clair le dédommagement des capitalistes ! En outre, les antilibéraux affirment que les services publics doivent relever d’un monopole public « quand les conditions le rendent possibles ». Cela restera donc pour les antilibéraux une pétition de principe puisque – comme nous allons le voir – il est inenvisageable pour eux de ne pas respecter la législation européenne (qui organise la concurrence sur le marché de l’électricité, des télécommunications, de la poste, etc.).
Du côté de l’Union européenne capitaliste, en effet, le projet met en avant trois « initiatives fortes » : état des lieux des textes européens, appel aux peuples européens pour réorienter l’UE, et retrait de la signature de la France du projet de Traité constitutionnel européen. Il ne suffit pas de caractériser ces initiatives de « fortes » pour qu’elles le soient. Concrètement, les antilibéraux acceptent de gouverner dans le cadre des traités existants, en espérant un jour prochain les réformer. En attendant, on se couche, on oublie les belles promesses et on explique que ce n’est pas notre faute, mais que les autres sont très méchants.
Enfin, du côté des relations internationales, les antilibéraux, derrière la fumée des belles déclarations humanistes, promettent la poursuite de la politique impérialiste française : maintien des troupes françaises au Liban, application de toutes les résolutions de l’ONU sur le Proche-Orient (y compris celles qui condamnent la résistance anti-impérialiste). Loin d’être le conseil d’administration des impérialistes, l’ONU est présentée, au moins potentiellement, comme une instance au service des peuples. Il s’agit donc de renforcer sa légitimité et son rôle.
La principale faiblesse du programme n’est pas dans l’insuffisance (pourtant réelle) des mesures d’urgence exigées, mais dans son caractère totalement illusoire, dans la mesure où il refuse de s’en prendre réellement au capitalisme. En refusant de s’attaquer à la propriété privée et de rompre avec l’Union Européenne capitaliste, ces mesures, aussi timides soient-elles, ne pourront pas être réalisées.
Ce programme fait croire que l’on peut améliorer sensiblement les conditions de vie des travailleurs sans s’attaquer aux intérêts capitalistes. Ainsi le texte veut-il rassurer les « entreprises » (cache-sexe des patrons, mais ce mot est aussi tabou pour nos antilibéraux) : toutes les mesures prônées ne pénaliseront pas les « entreprises », au contraire : « Les entreprises profiteront de l’amélioration du niveau de vie et du développement des services publics » ! Heureusement que nos antilibéraux sont là pour expliquer aux capitalistes ce qui est bon pour eux !
1) Cf. le site Internet des collectifs : http://www.alternativeagauche2007.org/IMG/rtf/Cequenousvoulons-V8a-201006.rtf
2) Cf. notre article paru dans Le CRI des travailleurs n° 21 sur la préparation du congrès du PCF de 2006 : http://groupecri.free.fr/article.php?id=70
3) Le programme précise seulement : « Le nouveau gouvernement y pèsera en faveur d’une revalorisation générale des salaires, de l’ordre de 300 euros. » (Nous soulignons.)
4) Extrait du Manifeste du parti communiste, 1848, http://abu.cnam.fr/cgi-bin/go?manifeste2
5) En promettant de changer la vie sans bouleversement politique et sans toucher aux moyens de production, le « socialisme bourgeois », tel que caractérisé par Marx dans le Manifeste, ne peut que s’en remettre aux bourgeois pour agir en faveur des ouvriers.
6) Cf. http://projet.parti-socialiste.fr/tag/le-texte-du-projet/partie-i-reussir-le-plein-emploi-dans-un-developpement-durable/