Article du CRI des Travailleurs n°26

Éditorial : Campagne électorale sans perspective pour les travailleurs

Du point de vue de la lutte de classe directe, la campagne électorale n’a déjà que trop duré. En effet, elle contribue à entraver les mobilisations, qui continuent pourtant d’avoir lieu dans bien des secteurs. C’est ainsi que la puissante mobilisation des travailleurs d’Airbus comme le mouvement durable des enseignants, la multiplication des grèves dans l’automobile (dont la grève de PSA-Aulnay est l’exemple le plus avancé) et la grève du port de Marseille, se heurtent à des difficultés plus grandes encore que d’habitude. Ces difficultés tiennent fondamentalement à la politique habituelle des directions syndicales et de tous les réformistes, mais elles sont aggravées aujourd’hui par l’incertitude du sort électoral et les promesses des différents candidats : la tentation de remettre à plus tard l’indispensable résistance est forte chez bien des travailleurs eux-mêmes.

Cela rend d’autant plus nécessaire l’intervention des militants révolutionnaires dans la construction de cette résistance sur le terrain, dans la critique sans concession de la politique menée par les directions réformistes et notamment dans le rassemblement des militants syndicaux lutte de classe. On lira de ce point de vue, ci-dessous, la déclaration du Groupe CRI contre le plan Power 8 et pour la nationalisation d’Airbus sans indemnités ni rachat et sous contrôle ouvrier, le tract pour l’extension de la grève de PSA-Aulnay aux autres usines de PSA, le tract du CILCA contre le plan Ghosn et pour la nationalisation sans indemnités ni rachat de Renault, des textes pour la mobilisation des enseignants, l’Appel de collectifs et militants syndicaux pour un Forum du syndicalisme de classe et de masse qui se tiendra le 26 mai à Paris, etc.

Cependant, la campagne électorale a au moins le mérite de susciter l’intérêt de nombreux travailleurs et jeunes pour la politique, même si c’est de façon déformée par le prisme illusoire de la « démocratie » bourgeoise et des discours électoralistes. C’est pourquoi elle fournit l’occasion, pour les révolutionnaires, de développer leurs idées sur un plan général et surtout d’être entendus bien au-delà de leurs sympathisants ou auditeurs habituels. D’autant plus que, aujourd’hui, parmi les travailleurs et les jeunes, coexistent paradoxalement une forte aspiration au changement et une absence tout aussi frappante d’illusions envers les différents candidats. Les travailleurs et les jeunes iront certainement voter massivement (si l’on en croit les sondages), mais sans véritable espoir. C’est pourquoi on hésite beaucoup sur le choix du candidat, en recherchant le moins mauvais, mais en sachant très bien qu’il n’y aura de toute façon pas d’améliorations substantielles des conditions d’existence dans les cinq prochaines années.

Cela explique que, au moment où elle a commencé officiellement, avec les douze candidats validés par le Conseil constitutionnel, la campagne électorale était déjà essoufflée. Chacun a déjà dit ce qu’il avait à dire et on assiste de toutes parts à un ressassement qui nous lasse. Les candidats ont beau rivaliser de petites phrases et d’effets d’annonces, aucun ne suscite un quelconque enthousiasme. Les médias ont beau s’efforcer de révéler des scoops sur la fortune des uns ou les frasques des autres, la sauce ne prend guère. Même la construction du prétendu « phénomène Bayrou » rencontre déjà ses limites médiatiques…

Sarkozy, Bayrou, Royal : aucun des trois principaux candidats de la bourgeoisie ne soulève l’enthousiasme des masses

Malgré sa campagne ancrée très à droite, Sarkozy peine à élargir son solide vivier d’électeurs. Aux yeux des électeurs populaires de la droite extrême, il reste un candidat du « système » et ni ses rafles de sans-papiers, ni ses rodomontades nationalistes ne compensent pleinement son statut de sortant. Mais surtout, pour une partie de la bourgeoisie, le candidat de l’UMP préconise des méthodes trop risquées du point de vue de la lutte de classe : sa volonté de s’attaquer au droit de grève et de choisir une tactique à la Thatcher pour mener les contre-réformes se heurtera nécessairement à des mobilisations importantes dont nul ne connaît l’issue. Certains préfèreraient donc les éviter par une méthode plus classique de « concertation » avec les directions syndicales.

C’est de ce point de vue qu’on peut comprendre la montée de Bayrou dans les médias : une partie de la bourgeoisie envisage sérieusement de jouer la carte de ce candidat dont le programme ne se distingue guère sur le fond de celui de Sarkozy. Lui-même a été ministre de Balladur, puis de Juppé, et a voté la plupart des lois décidées depuis 2002, sous Raffarin comme sous Villepin. Mais il propose une autre méthode, celle de l’« union nationale », en dévoyant le souhait largement partagée de mettre fin à l’alternance UMP/PS. D’ailleurs, si cette montée en puissance de Bayrou est accélérée aujourd’hui, elle n’est pas nouvelle : pour notre part, analysant les résultats des élections régionales d’avril 2004, nous écrivions déjà, dans Le CRI des travailleurs n° 12 : « En ce qui concerne la répartition des voix au sein de la droite, il faut souligner la très nette progression de l’UDF : dans les 16 régions où elle se présentait à part de l’UMP, l’UDF réalise 12 % des suffrages (à comparer avec les 6,84 % obtenus par Bayrou à la présidentielle et avec les 4,85 % de l’UDF aux législatives de juin 2002). Même si l’UDF n’a réussi nulle part à devancer l’UMP, sa nette progression, qui se fait au détriment du parti chiraquien, récompense la ligne de "stimulation critique" développée par Bayrou à l’égard du gouvernement et en fait désormais une force politique sérieuse, crédible aux yeux d’une fraction significative de la bourgeoisie et qui pourra donc lui servir d’"alternative" à l’avenir, notamment en cas de crise politique dans le pays. » Trois ans plus tard, les médias et les sondages ne font que confirmer cette analyse, même si l’hypothèse que Bayrou aille jusqu’au second tour reste nettement moins probable qu’un « duel » Sarkozy-Royal.

Quant à la candidate du PS, elle offre le précieux avantage de pouvoir domestiquer bien plus aisément que Sarkozy ou même Bayrou les directions syndicales, mais son programme ne peut être crédible aux yeux de la bourgeoisie que s’il refuse de répondre de façon précise aux aspirations des travailleurs. C’est pourquoi elle se contente de proposer des « emplois-tremplins », c’est-à-dire précaires, pour les jeunes, une augmentation ridicule du SMIC (1 500 euros bruts d’ici 2012 !), un nombre dérisoire de logements sociaux supplémentaires, une simple « suspension » du plan Power 8 contre les travailleurs d’Airbus, etc. Comme le montrent les sondages, où elle peine à progresser, cela limite mécaniquement la sympathie des travailleurs et des jeunes envers Ségolène Royal, au-delà du « vote utile » auquel beaucoup sont bien sûr tentés de céder. C’est d’ailleurs pour cette raison que, depuis la mi-mars, elle tente d’infléchir un peu vers la gauche sa campagne, essayant notamment de ramener au bercail les enseignants charmés par Bayrou. Ainsi s’est-elle vue contrainte d’emboîter le pas à celui-ci, qui a promis avant elle de retirer le décret de Robien remettant en cause le statut des professeurs de l’enseignement secondaire… Si ce type de promesses bien tardives révèle l’inquiétude d’un PS de moins en moins capable de gagner une véritable confiance des salariés, elles ne changent pas grand-chose à la nature même du programme de Royal, qui reste bien trop proche sur le fond de ceux de Sarkozy et de Bayrou.

Buffet, Bové et Schivardi ne se réclament pas des intérêts spécifiques des travailleurs et refusent de dénoncer le capitalisme lui-même

Une telle situation serait particulièrement propice à l’écoute d’un discours pugnace et radical. Une fraction significative des travailleurs et des jeunes conscients de leurs intérêts de classe est disposée à entendre des propositions de rupture claire et nette avec le système capitaliste et à s’en saisir pour nourrir leurs luttes. Tout le problème, c’est que ces propositions manquent cruellement dans la campagne. Les dénonciations du libéralisme par Buffet et Bové, de l’Union européenne par Schivardi, du capitalisme et de ses valets de droite comme de gauche par Besancenot et Laguiller, font toutes plus ou moins mouche, mais non leurs propositions respectives. Ce décalage se manifeste nettement dans leurs propres meetings : contrairement à l’habitude, l’auditoire n’est que partiellement acquis au ou à la candidat-e, on y rencontre beaucoup de travailleurs et de jeunes dubitatifs et hésitants, qui vont souvent d’un meeting à l’autre sans se satisfaire de ce qu’ils entendent…

Nous avons déjà critiqué en détail, dans notre précédent numéro, le programme et les premières semaines de campagne des « anti-libéraux » et des principales forces d’« extrême gauche » (PT, LCR, LO). Depuis, notre analyse a malheureusement été amplement confirmée. C’est pourquoi nous nous en tiendrons ici aux traits les plus saillants de ces différentes campagnes.

Parce que son but primordial est d’assurer l’existence de son appareil, le PCF ne convainc pas les travailleurs

Parmi les « anti-libéraux », Marie-Georges Buffet joue la carte d’un prétendu pragmatisme. Mais elle a du mal à convaincre, cinq ans après la défaite de la « gauche plurielle » gouvernementale, que la solution pour combattre le « libéralisme » serait de s’allier avec le parti de Ségolène Royal (au Parlement, voire de nouveau au gouvernement). Alors que celle-ci refuse de s’engager à prendre des mesures réellement favorables aux travailleurs et même à abroger la plupart des contre-réformes de la droite depuis 2002, le PCF a bien du mal à rendre crédible sa proposition de peser efficacement pour « ancrer la gauche à gauche ». Il est trop clair, aux yeux des travailleurs, qu’il s’agit pour lui avant tout de préserver son appareil en sauvant ses élus, à un moment où il ne peut le faire sans s’allier avec le PS.

Le discours radical de Bové n’empêche pas sa candidature d’être sans perspective, en raison de son « citoyennisme » et de son programme seulement « anti-libéral »

José Bové, en revanche, suscite une certaine sympathie dans la jeunesse et parmi une fraction de militants du mouvement ouvrier, en raison de ses combats passés souvent courageux, de sa posture « anti-appareils » et de son verbe radical, comme quand il déclare le 19 mars que l’enjeu de sa candidature serait « une insurrection électorale contre le libéralisme économique », pour « changer vraiment la vie » en ne faisant « confiance ni à la droite antisociale ni à la gauche social-libérale pour engager la révolution sociale, féministe, démocratique, anti-raciste et écologique ».

Malheureusement, au-delà des mots, le contenu de cette « révolution » ne la distingue guère des propositions de M.-G. Buffet. De fait, l’un et l’autre s’adressent aux « citoyens », et non spécifiquement aux travailleurs, et ils ont le même programme, élaboré à l’automne par les « collectifs anti-libéraux » (cf. l’article de Gaston Lefranc dans notre précédent numéro). José Bové explique ainsi que sa prétendue « révolution sociale » se bornera à « imposer un autre partage des richesses entre ceux qui peinent et ceux qui se goinfrent », sans toucher aux bases mêmes du système capitaliste. Il explique de même que sa « révolution démocratique » se réduira à « imposer une autre répartition des pouvoirs entre les citoyens et les assemblées », loin d’une véritable conquête du pouvoir par les travailleurs. Quant à sa « révolution écologique pour imposer un autre arbitrage entre la croissance incontrôlée et la préservation de la planète », c’est une pure abstraction en l’absence de projet pour une société communiste mondiale, supposant la révolution internationale accomplie par les travailleurs…

Ce refus d’une perspective clairement anti-capitaliste, inhérente à toute orientation « anti-libérale », débouche sur le refus de combattre frontalement Ségolène Royal, au nom d’une prétendue nécessité de rassembler la gauche dans les luttes (comme si le PS luttait avec les travailleurs !)… et pour le second tour, voire dans un futur Parlement (on se rappelle que c’est sur l’ambiguïté concernant la question d’une alliance parlementaire avec le PS que la LCR avait dû dénoncer, à juste titre, l’orientation des collectifs anti-libéraux, alors que J. Bové faisait cause commune avec le PCF sur ce point).

Enfin, José Bové n’est pas le candidat d’une organisation ouvrière, il ne se réclame pas de la lutte de classe et ses diatribes contre les « appareils », si elles se nourrissent d’un dégoût légitime vis-à-vis des manœuvres bureaucratiques du PCF et des autres forces présentes dans les ex-collectifs « anti-libéraux », n’en témoigne pas moins d’une démarche fondamentalement petite-bourgeoise. En effet, pour les révolutionnaires, la participation aux élections n’a de sens que si elle permet de faire connaître massivement un programme politique de lutte de classe, qui s’incarne lui-même dans la construction d’une organisation politique au service des travailleurs.

La candidature de Schivardi et du PT s’infléchit légèrement, mais reste embourbée dans le réformisme, le républicanisme petit-bourgeois et le chauvinisme

De son côté, Gérard Schivardi ne se réclame lui non plus ni d’un parti, ni de la classe ouvrière. Cependant, tout le monde sait que sa candidature a été construite de toutes pièces par le Parti des Travailleurs (PT), qui impulse sa campagne. Or celle-ci a été légèrement infléchie depuis fin janvier : au-delà des services publics et des viticulteurs, sur lesquels il avait axé le début de sa campagne (cf. Le CRI des travailleurs n° 25), celui qui se présente comme le « candidat des maires » s’est enfin intéressé aux ouvriers et travailleurs salariés, tout en continuant de s’adresser en priorité aux « citoyens » en général et aux « maires » en particulier. Il s’est ainsi prononcé pour « la restitution des 175 milliards d’exonération patronales » à la Sécurité sociale, le « rétablissement de la retraite à 37,5 annuités », la défense des droits acquis par les femmes travailleuses, l’« interdiction des licenciements et des délocalisations », la renationalisation d’Airbus et des chantiers navals de Saint-Nazaire et même « la nationalisation et renationalisation des secteurs clé de l’industrie et de l’économie »… De plus, G. Schivardi a non seulement officialisé le fait que Daniel Gluckstein, secrétaire national du PT, est son « directeur de campagne » (c’était bien sûr un secret de polichinelle), mais il a en outre enfin daigné remercier « les militants du Parti des travailleurs qui ont parcouru des centaines de milliers de kilomètres et nous ont rendu compte des discussions menées avec chaque maire et élus visités » (communiqué n° 28 du 19 mars). Quatre mois après le début de sa campagne, le silence qu’il avait observé sur ce point devenait intolérable pour ces militants mis par la direction de leur parti à la disposition d’un candidat qui ne mentionnait même pas le soutien du PT sur son site officiel de campagne !

Cependant, ces faits ne changent pas grand-chose à l’appréciation générale que nous avons faite de la campagne menée par G. Schivardi et le PT : force est de constater qu’elle n’a pas acquis pour autant, depuis notre dernier numéro, une quelconque dimension anti-capitaliste. De fait, ils ne dénoncent jamais le capitalisme en tant que tel, mais persistent à faire de l’Union européenne la seule source de toutes les attaques contre les travailleurs et à se donner le but chauvin d’« assurer l’avenir de la France » (sic, communiqué n° 27 du 17 mars). Pour réaliser les nationalisations et interdictions dont ils parlent, ils estiment qu’il suffit de faire pression sur l’État bourgeois, en bons réformistes « républicains ». Et, à plus long terme, leur horizon se borne à la convocation d’une « Assemblée constituante » sans le moindre contenu de classe : celle-ci aurait pour de « rétablir » une prétendue « démocratie républicaine » (ibid.), qui semble avoir existé selon eux jusqu’à Maastricht (non seulement Schivardi ne dénonce jamais l’État bourgeois, mais il ne s’en prend même pas aux institutions de la Ve République !). Cette Assemblée constituante aurait aussi pour but de « rétablir » la « souveraineté du peuple sur son industrie et ses richesses » (ibid.)… comme si une telle « souveraineté » avait jamais existé dans le cadre de la propriété privée des moyens de production ! Et comme si elle pouvait exister sans un État des travailleurs eux-mêmes, seul capable de rompre avec le capitalisme !

Quant à l’offensive de l’Association des maires de France (AMF) contre la prétention de G. Schivardi à se présenter comme le « candidat des maires », le moment auquel elle intervient (après que Schivardi et le PT aient déjà imprimé leurs affiches et une partie de leurs professions de foi) suffit à prouver qu’il s’agit d’une opération politique contre cette candidature. Il est clair, en effet, que l’AMF, dirigée par l’UMP et le PS, a trouvé un prétexte pour limiter la petite influence que celui-ci pourrait gagner, au détriment des autres candidats, en se réclamant des maires en général, qui sont les élus préférés des Français. L’AMF a gagné son procès et obtenu de la Commission électorale l’interdiction que soient utilisées les professions de foi déjà imprimées de Schivardi, l’obligeant à les détruire et à en réimprimer une nouvelle ; les affiches tirées, sont, quant à elles utilisables, après suppression du « s » incriminé. Cela constitue donc un surcoût considérable pour le PT et une nouvelle perte de temps pour les militants de ce parti.

Dans cette situation, tous les révolutionnaires et les démocrates doivent condamner la plainte de l’AMF et la décision de la Commission électorale : il faut défendre inconditionnellement le droit imprescriptible de Schivardi et du PT à participer aux élections sur le programme de leur choix. Mais force est de constater que, sur le fond, la prétention à parler au nom des maires en général n’est pas seulement une faute tactique déconcertante, qui s’explique manifestement par l’autoritarisme bureaucratique des principaux dirigeants du PT, dont les décisions et même les formulations sont imposées comme paroles d’évangile et sans appel. Plus fondamentalement, une telle prétention révèle surtout le renoncement du PT à se présenter comme organisation défendant les intérêts particuliers des travailleurs et un programme de lutte de classe. Cette politique révisionniste de Lambert-Gluckstein est une fuite en avant qui ne peut mener que de déboires en échecs. La direction du PT a beau axer toute son orientation sur la défense inconditionnelle de la République bourgeoise et des communes de l’État bourgeois, elle a beau présenter les maires comme les représentants naturels de la population laborieuse, elle a beau faire croire que ce serait l’Union européenne qui serait responsable de la décision prise par la Commission électorale, rien n’y fait : l’État républicain français, après comme avant Maastricht, avec ses préfets et ses maires, sa Commission électorale et sa police, n’est pas et n’a jamais été un État démocratique, car c’est l’État des capitalistes, quels que soient les acquis démocratiques et sociaux qui ont pu y être insérés. C’est cet État qu’il faut combattre avant tout, et non seulement l’Union européenne. Et il faut se battre pour aider les travailleurs à s’auto-organiser, à ne compter que sur eux-mêmes et à construire notamment un parti communiste révolutionnaire, au lieu leur demander de s’en remettre aux maires, présentés par la direction du PT comme les mieux à même de « se faire l’écho, le porte-parole, l’interprète de ce que sont les préoccupations de leurs administrés » (éditorial d’Informations ouvrières du 19 octobre 2006, où Daniel Gluckstein annonçait sa décision — à la première personne ! — d’un « candidat des maires »).

Besancenot et Laguiller se réclament des travailleurs et dénoncent le capitalisme… mais mènent une campagne réformiste et s’apprêtent à voter pour S. Royal au second tour

Restent Olivier Besancenot et Arlette Laguiller, qui sont les seuls candidats, durant cette campagne, à se présenter au nom d’organisations ouvrières qui se revendiquent en principe de la lutte de classe, à se réclamer ouvertement des intérêts spécifiques de la classe ouvrière et des travailleurs et à dénoncer le capitalisme en tant que tel. C’est pourquoi le Groupe CRI appelle les travailleurs et les jeunes à voter au choix pour Olivier Besancenot, candidat de la LCR, ou Arlette Laguiller, candidate de LO. Mais ces deux organisations mènent malheureusement une campagne largement réformiste et non révolutionnaire, donc sans véritable perspective pour les travailleurs : c’est pourquoi il n’est pas possible de nourrir la moindre illusion à leur égard, mais il faut au contraire critiquer fortement leur campagne.

Nous pourrions analyser ici les propos que O. Besancenot et A. Laguiller tiennent à la radio ou à la télévision : on constaterait qu’ils sont encore bien plus timorés que leurs textes et leurs discours de meetings. Mais nous nous en tiendrons ici à ces derniers, pour montrer que, même au cœur de leur campagne, quand ils ont la possibilité d’exposer clairement et en détail leur orientation, ils s’en tiennent à un plat réformisme, tout en disant d’ailleurs après la même chose l’un et l’autre. C’est un véritable gâchis, quand on compare cette campagne à l’aune de ce qu’elle aurait pu être si LO et la LCR s’étaient unies pour défendre ensemble un vrai programme anti-capitaliste cohérent et conséquent, comme le préconise le Groupe CRI depuis l’automne. Un tel programme aurait été constitué non de mots d’ordre réformistes, mais de « revendications transitoires, partant des conditions actuelles et de la conscience actuelle de larges couches de la classe ouvrière et conduisant invariablement à une seule et même conclusion : la conquête du pouvoir par le prolétariat » (Léon Trotsky, Programme de transition de la IVe Internationale). Un tel objectif historique doit en effet être popularisé constamment, car il est la seule voie alternative aux innombrables maux inévitables du système capitaliste. Les révolutionnaires doivent donc tracer en permanence, tout particulièrement dans le cadre d’élections qui leur donnent la possibilité si précieuse de s’adresser à 45 millions de personnes, la perspective d’un gouvernement des travailleurs, par les travailleurs et pour les travailleurs. Comme le gouvernement de la Commune de Paris ou celui des Soviets de 1917, ce gouvernement révolutionnaire serait élu et mandaté par les travailleurs auto-organisés, révocable à tout moment et il s’appuierait sur la lutte de classe pour mettre en œuvre un programme anti-capitaliste cohérent et conséquent du type de celui que propose le Groupe CRI (cf le CRI des Travailleurs n°25).

Sur la campagne de la LCR

Olivier Besancenot préconise à juste titre de « construire avec toutes les forces anticapitalistes un front commun pour les luttes et les élections totalement indépendant du PS », contrairement au PCF qui prône un « rassemblement majoritaire de toute la gauche » et est donc « conduit à accepter les conditions politiques de Ségolène Royal » (tract électoral recto-verso de la LCR). Il est indéniable que, « face à cette droite dure, il faut une gauche de combat, avant comme après 2007, une force politique anticapitaliste indépendante du Parti socialiste, porte-parole des salariés, des précaires, des chômeurs, de la jeunesse et capable de construire avec eux de nouvelles perspectives pour faire valoir leurs droits ». Dans cette perspective, la LCR précise que ses « propositions ne sont pas de vagues promesses électorales. Ce sont les mesures que prendrait immédiatement un gouvernement au service des travailleurs, s’appuyant sur une grande mobilisation sociale. »

Cependant, la LCR ne dit pas que seul un gouvernement révolutionnaire des travailleurs eux-mêmes pourrait réaliser les mesures préconisées par son propre « programme d’urgence anti-capitaliste », notamment « faire disparaître le chômage », « interdire les licenciements », « imposer le contrat à durée indéterminée comme seule forme d’emploi », imposer « la régularisation de tous les sans-papiers, l’abrogation des lois anti-immigrés et un droit au séjour fondé sur la liberté de circulation et d’installation », abolir la dette des pays dominés, « reconstruire » les services publics et les « étendre à tous les secteurs d’utilité publique dans lesquels ils doivent avoir le monopole » en « embauchant massivement pour garantir l’égalité d’accès et la gratuité pour toutes et tous à l’éducation ou à la santé », etc. Pourquoi ne pas dire qu’un tel gouvernement devrait non seulement « s’en prendre aux profits accumulés par les gros actionnaires », mais encore les exproprier purement et simplement ? Pourquoi ne pas dire, au risque de nourrir une illusion réformiste, voire keynésienne, qu’une « autre répartition des richesses », favorable aux travailleurs, suppose un autre mode de production, fondé sur la collectivisation démocratique des principaux moyens de production et d’échange ? En un mot, la LCR propose un programme d’urgence qui n’a rien d’un « programme de transition » révolutionnaire.

Cette orientation ouvre la porte à toutes les capitulations, et notamment à un probable, mais inadmissible appel à voter pour Ségolène Royal au second tour, sous prétexte de battre la droite. Cela ressort clairement de toutes les interviews de Besancenot, où il répète que la LCR ne compte pas « faire la politique du pire »…Il est urgent que les militants révolutionnaires de la LCR imposent l’ouverture de la discussion interne sur cette question cruciale dès maintenant et se battent contre cette orientation.

Sur la campagne de LO

Arlette Laguiller développe, avec un style différent, une orientation semblable sur le fond à celle d’O. Besancenot. Elle se réclame elle aussi clairement des travailleurs, des « classes populaires » et des « exploités », et elle dénonce « l’aberration de l’organisation capitaliste de l’économie, de la concurrence entre les groupes industriels et financiers » (discours prononcé au meeting de Bordeaux le 20 mars ; les citations suivantes en sont également extraites). De plus, elle dénonce aussi bien « la droite, porte-parole et serviteur attitré du grand patronat », que « la gauche qui a toujours trahi ceux qui l’ont élue par refus de toucher au grand capital et à ses intérêts ». De même, on ne peut qu’être d’accord avec elle quand elle affirme : « Président et ministres ne font que gérer ce que leur demandent ceux qui possèdent les capitaux, les propriétaires des plus grosses entreprises qui assurent le véritable pouvoir dans ce pays et que personne, à part une minorité d’actionnaires, n’a élus. Aussi je tiens à faire savoir, à affirmer, à convaincre le maximum d’électeurs des classes populaires dans cette campagne que, sans s’en prendre aux pouvoirs du grand patronat, on ne peut rien faire pour améliorer le sort des classes populaires, on ne peut même pas arrêter la dégradation de leurs conditions d’existence. » Elle a raison aussi de dire qu’« il faut que le camp des travailleurs lève son propre drapeau pour montrer que le choix politique ne se réduit pas à différentes nuances dans la façon de servir les intérêts du grand patronat ». Enfin, A. Laguiller se prononce pour des mesures très justes en elles-mêmes, comme quand elle déclare que, « pour mettre fin au chômage, il faut commencer par interdire tout licenciement collectif aux grandes entreprises sous peine de réquisition, c’est-à-dire expropriation sans rachat ni indemnité », et que, « plutôt qu’user les uns au travail par des heures supplémentaires ou par l’augmentation du rythme de travail, pendant que d’autres sont laissés dans l’inactivité forcée, il faut répartir le travail entre tous avec maintien des salaires », embaucher massivement dans les services publics, etc.

Cependant, la perspective tracée par A. Laguiller reste, elle aussi, purement réformiste : elle refuse de tracer une ligne de rupture avec le système capitaliste lui-même, donc l’objectif du gouvernement des travailleurs. Elle suggère ainsi qu’il serait possible et souhaitable d’utiliser autrement les profits : « Si, encore, ces profits (ceux du CAC 40) étaient la source de forces productives, de moyens de production nouveaux, créateurs d’emplois et de biens de consommation à un niveau qui fasse baisser leurs prix, ils pourraient servir à quelque chose d’utile ! Mais ce n’est pas le cas. Depuis des années, les profits ne servent pas à l’élargissement de la production. Ils ne servent qu’à de faux investissements qui consistent à racheter tout ou partie d’entreprises qui existent déjà, phénomène de concentration qui non seulement ne crée pas d’emplois nouveaux, mais le plus souvent en supprime. » Au-delà de l’« analyse » économique complètement erronée (le capitalisme n’existe en fait qu’en s’accumulant par l’élargissement constant de la production, comme il ne cesse de le faire aujourd’hui (1)), cette déclaration revient à faire croire aux travailleurs et aux jeunes qu’ils seraient confrontés à un mauvais capitalisme… donc qu’il y en aurait un « bon » ! Certes, il est juste de dénoncer les traits de parasitisme croissants qui sont propres au stade impérialiste du capitalisme. Mais laisser entendre qu’un capitalisme sans parasitisme financier et orienté vers la satisfaction des besoins serait possible, c’est semer des illusions réformistes, c’est renoncer de fait au programme du communisme, qui seul permettra la construction d’une économie saine, harmonieuse, planifiée en fonction des besoins.

Logiquement, A. Laguiller reprend à son compte, tout comme M.-G. Buffet, J. Bové et O. Besancenot, le programme classique du réformisme, consistant à prôner « une autre répartition des bénéfices des entreprises, qui profite cette fois à la collectivité » et même une « flexibilité des revenus du capital », au lieu de populariser l’objectif de rupture avec le capitalisme lui-même. Corrélativement, elle en appelle, tout comme G. Schivardi et tous les réformistes, à « l’État », c’est-à-dire à l’État bourgeois actuel, au lieu de dénoncer son caractère de classe : « L’État, de son côté, peut et doit créer des emplois dans les services publics qui se dégradent tous, faute d’effectifs en nombre suffisant. (…) Tout en réorientant le budget de l’État vers des dépenses utiles à toute la population, il faut en augmenter les recettes. (…) Il faut augmenter les impôts sur les bénéfices des grandes entreprises et sur les revenus des plus riches. » Quant au mot d’ordre « phare » de LO, la levée du « secret des affaires » et l’exigence du « contrôle sur les comptabilités de toutes les grandes sociétés », il ne serait pas erroné s’il s’accompagnait d’une série d’autres revendications transitoires débouchant, comme il le devrait lui-même, sur l’appel à la mobilisation des masses et sur l’objectif historique d’un gouvernement des travailleurs par et pour eux-mêmes. Mais ce n’est pas le cas : au lieu d’en faire une revendication transitoire pour « la mobilisation des masses (…) comme préparation à la prise du pouvoir » (sous-titre du Programme de transition de la IVe Internationale), LO le réduit à un vulgaire mot d’ordre réformiste, en le reliant… à un « élargissement des moyens des comités d’entreprise » actuels ! En un mot, LO fait croire aux travailleurs non seulement que le contrôle sur les comptes des entreprises serait à lui seul la panacée, mais encore qu’il pourrait être obtenu sans l’édification de puissants comités d’usine organisant partout les travailleurs en toute indépendance des actuelles institutions patronales.

On ne s’étonne guère dès lors que, avec au moins le mérite de la franchise, A. Laguiller conçoive le vote pour sa candidature comme un simple « vote de protestation », selon ses propres termes ! Pour LO, contrairement au marxisme, la participation aux élections d’une organisation qui se réclame de la révolution ne doit pas servir à populariser le programme du communisme révolutionnaire et à construire le parti qui porte se programme ; mais elle doit servir à faire entendre passivement une « protestation », à « permettre aux électeurs de dire qu’ils en ont assez que la politique menée soit toujours favorable au grand patronat, aux banques, aux plus riches » et à faire seulement « entrevoir » au patronat « les mouvements sociaux indispensables pour changer notre avenir à tous »… mais pour la perspective desquels, en attendant, LO n’a rien à proposer !

Quant au second tour, il est de plus en plus à craindre que LO appelle d’une manière ou d’une autre à faire élire S. Royal (cf. déjà nos deux précédents numéros). On constate en effet que Laguiller, tout en prévenant certes, à juste titre, qu’« il ne suffit pas de chasser la droite de la présidence de la République et du gouvernement pour que la politique de droite en soit chassée pour autant », n’en répète pas moins, meeting après meeting et à longueur d’éditoriaux, qu’elle « comprend et partage l’envie de se débarrasser et de Sarkozy et de la droite ». Pire encore, la campagne d’affiches de LO, qui comme telle concentre la substance de ce qu’elle a à dire aux masses, distingue lourdement la « droite », jugée « arrogante envers les travailleurs », et la « gauche », qui serait certes « molle » et « trop faible avec le patronat », mais dont il ne serait pas moins possible d’obtenir, en faisant plus ou moins pression (sans même que LO juge utile de dire comment et à quel point !), qu’elle « agisse vraiment sur le chômage, le logement, le pouvoir d’achat »... Ici, loin des grandes déclarations de meetings, LO n’hésite pas à révéler le nerf de toute son orientation : en disant aux travailleurs qu’ils pourraient « se faire obéir de la gauche », elle commet une triple faute politique, inadmissible quand on se réclame du marxisme : elle renonce à mettre en avant la perspective d’un gouvernement des travailleurs eux-mêmes ; elle sème des illusions sur la « gauche » gouvernementale, au lieu de la dénoncer plus que jamais pour aider les travailleurs à aller jusqu’au bout de leur rupture avec elle ; et elle fait croire que l’efficacité de la lutte de classe dépendrait de la couleur politique des gouvernements bourgeois — alors qu’elle dépend en fait uniquement du rapport de force entre les classes sociales (de fait, des gouvernements de droite ont dû céder, dans l’Histoire, face à la lutte de classe des travailleurs — et un gouvernement de Sarkozy ne céderait ni plus, ni moins qu’un gouvernement de Royal s’il était confronté par exemple une grève générale).

Votons pour Besancenot ou Laguiller, mais surtout, organisons-nous et luttons !

Ce n’est donc pas en raison de leur programme électoral et de leur campagne, mais malgré ceux-ci, que le Groupe CRI appelle les travailleurs et les jeunes à voter au choix pour Olivier Besancenot, candidat de la LCR, ou Arlette Laguiller, candidate de LO. Si nous critiquons fortement l’orientation réformiste de ces deux organisations, nous estimons important que le maximum de travailleurs et de jeunes se saisissent de ces deux candidatures pour exprimer leur refus du capitalisme, leur refus de l’alternance entre la droite et la gauche gouvernementale et leur volonté de combattre. Et, comme nous regrettons par ailleurs que LO et LCR se présentent séparément alors qu’elles auraient dû s’unir sur la base de leurs convergences (bien plus importantes que leurs divergences, comme le prouvent leurs campagnes), nous refusons de choisir, en tant que groupe, entre les deux candidats anti-capitalistes, dont les faiblesses et défauts respectifs s’équivalent.

Notre appel à voter LO ou LCR est donc clair et net, mais ce n’est pas l’essentiel de notre propre campagne : nous appelons les travailleurs et les jeunes à intervenir avec nous dans la campagne (y compris dans les réunions de LO et de la LCR) pour populariser notre proposition de programme anti-capitaliste cohérent et conséquent et pour imposer l’unité de l’extrême gauche sur la base d’un tel programme aux législatives de juin.

Indissociablement, nous appelons les militants syndicaux à préparer, à l’initiative de quatre collectifs de militants syndicaux, dont le CILCA (auquel participent activement les militants du Groupe CRI), le Forum du syndicalisme de classe et de masse du 26 mai prochain (cf. l’Appel ci-dessous). Et nous appelons plus généralement les travailleurs, les étudiants et les jeunes à se coordonner pour participer de la manière la plus efficace possible aux différentes luttes (grèves, manifestations, collectifs de défense des services publics, actions de résistance diverses…) qui se faufilent tant bien que mal entre les mailles du filet électoral…


1) Cf. à ce sujet nos deux textes de critiques contre les élucubrations « théoriques » de Daniel Gluckstein sur notre site http://groupecri.free.fr, rubrique Discussions. De ce point de vue, les « analyses » de LO et du PT sont très proches.