Article du CRI des Travailleurs n°27

Venezuela : Chavez tente d'intégrer totalement le mouvement ouvrier à l'État bourgeois

Chavez veut quitter le FMI… mais continuer à payer la dette

À la veille du 1er mai, Chavez a annoncé plusieurs mesures présentées dans la presse comme anti-impérialistes et favorables aux travailleurs. Qu’en est-il ? Il a affirmé sa volonté que le Venezuela quitte le Fond Monétaires International (FMI) et la Banque Mondiale. Mais cette mesure n’est pas si anti-impérialiste qu’elle en a l’air. D’un côté, l’État vénézuélien dirigé par Chavez a d’abord remboursé l’intégralité de la dette qu’il devait au FMI, soit 3,3 milliards de dollars. D’un autre côté, cela ne signifie pas du tout que Chavez refuserait de payer la dette, dont le FMI ne détenait qu’une toute petite partie : il continuera de la rembourser aux banques vénézuéliennes et étrangères. Par ce système de la dette, les grandes banques capitalistes continuent de s’approprier une part importante de la richesse produite par les travailleurs et les opprimés du pays. Chavez continue donc d’accepter ces « mécanismes de l'impérialisme destinés à exploiter les pays pauvres » qu’il dénonce bruyamment. D’un côté les paroles, de l’autre les actes. Seul le prolétariat entraînant l’ensemble des opprimés, qui sont les victimes du système capitaliste, peut rompre réellement avec l’impérialisme, en commençant par le refus de payer la dette ; mais cela suppose qu’il prenne le pouvoir.

Chavez annonce la renationalisation des champs de pétrole… mais renégocie les contrats avec les compagnies impérialistes

Les réserves pétrolières de la région de l’Orénoque sont sans cesse réévaluées à la hausse : les experts estiment aujourd’hui qu’elles sont les plus importantes du monde, devant celles de l’Arabie Saoudite. Vu le prix du pétrole, cela représente une richesse considérable. Mais aujourd’hui, ces richesses sont exploitées principalement par de grandes compagnies impérialistes en association avec PDVSA (Pétrole du Venezuela — Société Anonyme), l’entreprise de l’État « bolivarien ». Cela est source d’immenses profits pour les unes comme pour l’autre. Chavez utilise une petite part de ces bénéfices pour des programmes sociaux gouvernementaux qui soulagent un peu la population des maux les plus terribles et lui assurent une importante clientèle électorale. Même si on ne dispose pas de chiffres fiables, l’excédent d’exploitation dégagé par PDVSA n’est pas assez massivement réinvesti dans la production pétrolière, mais passe pour une grande part dans les mains des richissimes administrateurs de la compagnie, nommés par l’État. Chavez a annoncé sa volonté de « renationaliser » ces champs de pétrole de l’Orénoque. En réalité, il s’agit simplement de renégocier les contrats avec les multinationales afin que ceux-ci soient moins désavantageux pour l’État vénézuélien. Alors que PDVSA détient aujourd’hui des participations minoritaires dans les sociétés mixtes créées avec les trusts impérialistes pour l’exploitation de ces champs de pétrole, l’État vénézuélien possèderait 60 % des nouvelles sociétés. Pour obtenir des concessions de Total, Exxon, Chevron-Texaco et des autres, Chavez a menacé de les remplacer par leurs concurrents comme Petrobras, China Petroleum, Irán Petropars y Lukoil, qui ont déjà des contrats avec PDVSA. Il a fait déployer l’armée sur place pour marquer sa détermination. D’un autre côté, il a promis d’indemniser les compagnies impérialistes pour les investissements qu’elles ont réalisés dans la région. Ce montant est inconnu, mais il sera sans doute assez élevé, car, lors de la nationalisation par rachat d’autres sociétés, Chavez a payé à peu de choses près le prix du marché. Les compagnies impérialistes ont accepté, car les profits en vue restent très substantiels.

Cette politique est une impasse pour le peuple vénézuélien. Il ne s’agit pas de contester la nécessité, pour un pays dominé comme le Venezuela, de faire des compromis temporaires avec l’impérialisme dans le cours de la lutte contre lui. Le problème, c’est que les compromis de Chavez sont faits à froid et lui servent en fait avant tout à éviter l’affrontement, en particulier pour éviter de mobiliser les masses, qui sont le seul moteur possible d’une authentique révolution prolétarienne et populaire. La logique de la politique menée par Chavez correspond aux intérêts d’un État bourgeois national essayant de se faire une place plus confortable dans le système capitaliste mondial : ce n’est pas la logique d’une révolution contre ce système lui-même. C’est pourquoi Chavez prétend transformer le Venezuela par en haut, c’est-à-dire de façon réformiste et pacifique. Ce faisant, il laisse un pouvoir décisif entre les mains des multinationales et de la bourgeoisie vénézuélienne, ce qui prépare, à plus ou moins long terme, une défaite de la prétendue « révolution bolivarienne ». Seuls l’expropriation des grands trusts impérialistes, la destruction de l’État bourgeois vénézuélien et son remplacement par un État des travailleurs eux-mêmes, peuvent constituer une véritable révolution, authentiquement socialiste, qui ferait des richesses pétrolières considérables de ce pays la source d’un développement économique réel, permettant de satisfaire les immenses besoins des masses pauvres.

Promesses de hausse du salaire minimum et de réduction de la journée de travail… mais pas de plan de développement économique pour garantir ces mesures

À la veille de la fête internationale des travailleurs, le président de la République bolivarienne du Venezuela a aussi annoncé des mesures plus spécifiquement favorables aux travailleurs. Il a promis de relever le salaire minimum de 20 % pour le porter à 615 000 bolivars (210 euros). C’est bien sûr, en soi, une mesure positive. Mais elle n’est qu’une réponse partielle aux revendications ouvrières de plus en plus insistantes. En effet, l’inflation est élevée (environ 12 % en rythme annuel), conduisant depuis plusieurs années à une érosion du pouvoir d’achat. Ce relèvement du salaire minimum, très tardif, ne compense pas les pertes subies par les travailleurs dans les mois et les années précédents. En outre, cette hausse ne concerne que les salariés ayant un contrat de travail, soit seulement la moitié du total.

Chavez a aussi promis la réduction de la semaine de travail à 36 heures par semaine pour 2010. Actuellement, la durée légale du travail est de 48 h dans le privé et 40 h dans le public. C’est pourquoi cette mesure, si elle était effectivement appliquée, constituerait une grande amélioration pour les travailleurs. Mais le Venezuela est un pays capitaliste, soumis à la concurrence sur le marché mondial. La réduction du temps de travail sans hausse de la productivité du travail ruinerait les capitalistes vénézuéliens. Cette mesure n’est donc pas réalisable sans une modernisation importante de l’appareil productif du pays. Or, étant donné la faiblesse actuelle de l’investissement productif, on ne voit pas comment cela serait possible.

La politique « sociale » de Chavez conduit donc elle aussi à une impasse, car elle ne sort pas des cadres du capitalisme. Il y une contradiction entre les promesses salariales du président et la politique d’ensemble, qui lui interdit de les réaliser de façon durable. Pour réaliser et garantir ces promesses, il faudrait mettre en œuvre un plan de développement économique général, impliquant l’expropriation des capitalistes des secteurs clés, afin de substituer la logique du besoin des masses à celle du marché capitaliste. Là encore, cela suppose la prise du pouvoir politique et économique par les travailleurs eux-mêmes.

Le refus de nationaliser Sanitarios Maracay et la répression de la manifestation des ouvriers de l’usine

Fin 2005, les 800 ouvriers de Sanitarios Maracay (une entreprise de fabrication de matériel pour les sanitaires, située dans la capitale de l’État d’Aragua, la ville de Maracay), ont fait une grève victorieuse contre leur patron pour le paiement de la totalité de leurs salaires. À partir de ce moment-là, le patron a saboté le travail de l’entreprise, réduisant la production à 40 % de ses capacités, puis quittant l’entreprise temporairement, avant d’annoncer enfin sa fermeture en novembre 2006. Ce patron, Pocaterra, a d’ailleurs été, comme la plupart des autres, un partisan du coup d’État contre Chavez en 2002 (vaincu par la mobilisation des masses) et l’un des organisateurs du lock-out patronal de 2003, où il a laissé les ouvriers pendant 63 jours sans travail.

Face à ce sabotage, les travailleurs de Sanitarios Maracay ont décidé d’occuper l’usine et de reprendre eux-mêmes la production. Ils demandent maintenant au gouvernement de Chavez la nationalisation de l’entreprise sous leur contrôle. Le gouvernement refuse pour le moment, au prétexte que l’entreprise n’appartient pas à un secteur stratégique de l’économie. Il y a donc ici aussi une nouvelle contradiction entre les paroles et les actes : lors de la première rencontre latino-américaine des usines récupérées par les travailleurs, Chavez avait déclaré qu’« une usine en faillite doit être une usine occupée par les travailleurs » ; mais aujourd’hui, il refuse de nationaliser cette usine occupée par ses salariés !

En outre, les ouvriers de Sanitarios Maracay sont l’objet d’une lutte permanente de la part du gouverneur de l’État d’Aragua et de la Justice. Le 24 avril 2007, les travailleurs en route pour Caracas, où ils avaient prévu de manifester pour la nationalisation de l’usine sous contrôle ouvrier, ont été victimes d’une violente répression de la part de la Garde Nationale, détachement de l’armée qui dépendent directement de la Présidence. Des dirigeants ont été arrêtés et restent aujourd’hui l’objet de poursuites judiciaires. Ils ont protesté auprès du président. Sans succès. Alors, Chavez est-il vraiment cet ami des travailleurs que nous présentent certains ?

Discrédit de l’appareil d’État et des partis du gouvernement, renforcement des luttes ouvrières

Sa réélection triomphale en décembre 2006 a pu donner l’impression d’une situation calme où le régime jouirait d’un large appui dans les masses. En réalité, le pays est traversé par d’importantes contradictions. Certes, les travailleurs ne veulent pas le retour des représentants traditionnels du capital, qui les ont exploités et opprimés pendant des décennies. Mais leur niveau de vie n’a pas beaucoup augmenté en dix ans de présidence Chavez. C’est pourquoi ils font de moins en moins confiance à l’État de la Ve République dite « bolivarienne » et à ses fonctionnaires, qu’ils perçoivent à juste titre comme la continuité de l’État de la IVe République honnie : un État au service des patrons, oppresseur et corrompu. Ils font également de moins en moins confiance aux partis de la coalition gouvernementale, comme le Mouvement Ve République, le PPT (Patrie Pour Tous), l’UPV (Union Populaire Vénézuélienne), le PCV (Parti Communiste Vénézuélien), qui sont indissociablement liés à cet État. Pour le moment, Chavez lui-même échappe à cette défiance, parce qu’il est le symbole de la lutte contre ce vieux système de la IVe République et qu’il ne cesse de dénoncer la bureaucratie d’État et les faux révolutionnaires incrustés dans les rouages de l’État. Mais le prolétariat renforce peu à peu sa conscience et son organisation.

Le courant C-CURA (Courant de Classe Unitaire Révolutionnaire et Autonome), courant de classe à l’intérieur de la centrale syndicale UNT, animé par des trotskystes, s’est puissamment construit dans tout le pays (1). Les travailleurs des grandes entreprises se mobilisent pour leurs revendications. Celles-ci les conduisent inévitablement à se heurter au pouvoir politique bourgeois. C’est le cas des travailleurs des usines occupées. C’est le cas des travailleurs de Sidor, qui luttent contre leur patron pour les salaires et exigent la nationalisation de leur entreprise (il s’agit d’une ancienne entreprise d’État privatisée dans les années 90, l’une des plus grandes entreprises sidérurgiques d’Amérique Latine, employant 5700 travailleurs ; l’actionnaire majoritaire est le groupe argentin Siderar et les actionnaires minoritaires, à hauteur de 20 % chacun, sont l’État vénézuélien et les travailleurs de l’entreprise). C’est aussi le cas des travailleurs de l’État d’Aragua, qui ont réalisé une grève générale régionale contre la politique du gouverneur au service des patrons, à l’appel de l’UNT, dirigée de fait par la C-CURA dans cette région. Les revendications sur lesquelles cette grève a été appelée montrent la maturation politique en cours dans le prolétariat : nationalisation de Sanitarios Maracay ; dehors Didalco Bolivar (gouverneur de l’État d’Aragua et membre du MVR, Mouvement Ve République, parti de Chavez jusqu’à la fondation du PSUV) ; fin de la concession de chaînes de télévision aux partisans du coup d’État, sans indemnisation et sous le contrôle des travailleurs… Comme l’État d’Aragua est situé au centre du pays, cette grève a paralysé pendant un jour la circulation des marchandises entre les différentes régions.

Le développement de cette lutte de classe, quoique encore limité, est lourd de menaces pour les capitalistes. C’est pourquoi un large secteur de la grande bourgeoisie, dirigé par Cisneros, s’est rapproché de Chavez et accepte de mener la lutte politique contre lui dans le cadre légal. Elle a compris qu’elle avait besoin de lui pour continuer de contrôler les masses qui se sont éveillées à la politique. Mais Chavez lui-même n’est pas sûr de contrôler très longtemps la situation s’il ne parvient pas à transformer son prestige en une force matérielle.

Le PSUV : un nom socialiste pour un projet nationaliste bourgeois

C’est pourquoi il a pris l’initiative de lancer la construction d’un parti autour de sa figure et de son projet, le Parti Socialiste Unifié du Venezuela (PSUV). Ce parti est présenté par Chavez comme un instrument pour lutter contre les contre-révolutionnaires incrustés au sein même du mouvement bolivarien et contre la corruption de l’État. Tous les partis de la coalition gouvernementale sont invités à s’y fondre, tous les partisans de la « révolution bolivarienne » à s’y joindre. En réalité il s’agit de créer un instrument discipliné pour soutenir le projet de Chavez, tout en empêchant la cristallisation de la lutte de classe croissante des travailleurs en un authentique un parti ouvrier révolutionnaire.

Si le PSUV n’a pas encore de programme officiel, il a une commission de construction, où l’on retrouve les hommes des vieux partis, des patrons et même d’anciens bureaucrates de la CTV (Confédération des Travailleurs du Venezuela, dirigée par l’Action Démocratique, parti membre de l’Internationale Socialiste qui était membre de l’opposition à Chavez et a participé au coup d’État avorté d’avril 2002), ainsi que des dirigeants politiques plus « rouges », comme des membres du Front Bolivarien des Travailleurs, courant syndical chaviste de l’UNT.

Orlando Chirino, dirigeant du PRS (Parti Révolution et Socialisme, animé par des trotskystes) et de l’UNT, résume très clairement le problème : « Dans ces détails [litote pour désigner les aspects les plus visibles de la politique pro-patronale et anti-ouvrière de Chavez] on voit que l’expropriation des capitalistes ne fait pas partie du programme du gouvernement et ne fera pas partie non plus de celui du PSUV. Et sans cela, on n’avance vers aucun socialisme. On peut avancer vers un capitalisme d’État dans une perspective "développementiste", mais pas vers l’élimination de la propriété privée, de l’exploitation capitaliste et de l’accaparement des profits par une petite minorité » (interview donnée au site de médias indépendant aporrea.org).

Chavez attaque violemment les dirigeants syndicaux qui osent critiquer le gouvernement

Parallèlement au lancement du PSUV, Chavez a donné un coup d’accélérateur à sa politique contre l’indépendance de l’UNT par rapport à l’État. Déjà en 2006, ses partisans avaient empêché l’élection d’une direction unifiée de la confédération, qui est divisée en plusieurs courants. Puis, en décembre 2006, Chavez a nommé un des dirigeants de la Force Bolivarienne des Travailleurs (FBT), son courant dans l’UNT, Ministre du Travail. Lors de la cérémonie où les membres de la commission d’impulsion du PSUV ont prêté serment, Chavez a vigoureusement attaqué le principe de l’indépendance des syndicats par rapport à l’État, revendiqué par les secteurs de classe de l’UNT : « Les syndicats ne doivent pas être autonomes, il faut en finir avec cela. » Pour se justifier, Chavez n’a pas hésité à utiliser, en les déformant, des analyses de la grande révolutionnaire marxiste Rosa Luxembourg contre la bureaucratie syndicale réformiste : « Les syndicats ne veulent rien avoir à faire avec le parti [c’est-à-dire le PSUV] ni avec le gouvernement, ils veulent être autonomes ; c’est une espèce de chantage et le résultat, c’est que nous avons, nous avons eu et nous continuons d’avoir des syndicats inodores, insipides (…) qui perdent de vue la lutte historique de la classe ouvrière pour la révolution, avec la fable selon laquelle les syndicats sont autonomes. » Cela revient à accuser les dirigeants syndicaux qui défendent l’indépendance syndicale à des réformistes et à des traîtres et à désigner aux travailleurs les « bons » dirigeants syndicaux, les « unitaires », les « bolivariens », comme le Ministre du Travail. En bonne logique, bien que la majorité des directions des trois principaux courants de l’UNT aient décidé d’entrer dans le PSUV, seul le FBT dispose de représentants dans cette commission d’impulsion, désignée par Chavez, et a pu tenir un discours lors de cette cérémonie (2).

Dans la continuité de cette première salve, Chavez a attaqué, dans son discours du 1er mai, Marcela Maspero, dirigeante du courant Collectif de Travailleurs en Révolution (CTR) de l’UNT, députée du Mouvement Ve République et une des principales figures de l’UNT. Mais à travers elle, il visait en fait tous les courants qui refusent de se soumettre à son commandement et d’abord la C-CURA.

Maspero avait critiqué la veille la décision du ministre du Travail d’engager les négociations salariales dans l’industrie pétrolière avec une fédération syndicale montée de toutes pièces et dirigée par des syndicalistes vendus (organisateurs notoires du coup d’État de 2002 contre Chavez), en fait pour contourner l’UNT, dirigée dans ce secteur par des militants de classe. Mais elle avait surtout dénoncé la tromperie des noms pompeux portés par les ministres, disant qu’ils étaient ministres du « pouvoir populaire » seulement entre guillemets. Chavez a attaqué et calomnié Maspero en attribuant ses critiques « à l’envie, au sectarisme, aux vieilles valeurs, au vieux syndicalisme adéco-peyen [adjectif formé à partir du nom des deux partis traditionnels de la bourgeoisie, l’AD (Action Démocratique) et COPEI (démocratie chrétienne), qui désigne la bureaucratie syndicale alliée aux patrons, haïe par les travailleurs — NDR] qui fait semblant de s’habiller en rouge [la couleur de la « révolution bolivarienne »] et prétend être révolutionnaire. C’est pourquoi, nous devons faire attention aux faux dirigeants qui s’avancent masqués. »

Le non-renouvellement de la concession à RCTV

C’est dans ce contexte qu’est intervenu le non-renouvellement de la concession publique à la chaîne privée RCTV (Radio Caracas Television du Venezuela). Au Venezuela comme ailleurs, les chaînes de télévision doivent obtenir de l’État une autorisation pour diffuser leurs programmes. Les concessions de ces canaux de télévision arrivaient récemment à expiration. Or RCTV avait participé au coup d’État contre Chavez en avril 2002. Pendant les événements, elle avait répandu l’information mensongère d’une démission de Chavez et elle n’avait pas montré les manifestations gigantesques des opposants au coup d’État.

La presse bourgeoise de tous les pays s’est empressée de dénoncer dans cette mesure contre RCTV une intolérable atteinte à la liberté d’expression. Cette critique repose sur l’idée que la presse serait libre quand elle est dans les mains des grands groupes et de l’État capitalistes, comme aujourd’hui en France, où elle est aux mains de Bouygues, Lagardère, Vivendi, de l’UMP et de Sarkozy. Mais ce n’est pas vrai : l’« information » diffusée correspond globalement aux intérêts du système capitaliste et de son État, quand ce n’est pas directement à ceux du patronat et du gouvernement (cf. l’article de Laura Fonteyn dans Le CRI des travailleurs n° 15, nov.-déc. 2004). Les travailleurs n’ont donc nullement à regretter que la concession à RCTV n’ait pas été renouvelée.

Mais doivent-ils pour autant soutenir cette mesure ? Pour répondre à cette question, il faut comprendre le but poursuivi par Chavez. Pourquoi n’a-t-il pas fermé RCTV juste après le coup d’État ? Pourquoi a-t-il renouvelé leur concession à la plupart des autres chaînes privées, par exemple Venevision, propriété de Cisneros, première fortune du Venezuela, qui avait tout autant soutenu le coup d’État de 2002 ? Pourquoi remplace-t-il RCTV par une chaîne d’État ? Après le coup d’État, Chavez a voulu freiner l’ascension ouvrière que les événements avaient mobilisé de façon révolutionnaire : au lieu de poursuivre les auteurs du coup d’État, il a tenu un discours de « réconciliation nationale ». Il a ensuite conclu un accord avec certains secteurs du grand capital, comme celui de Cisneros, une sorte de pacte de non-agression. Marcel Granier, propriétaire de RCTV, représente un secteur qui n’avait pas voulu accepter ce compromis. La nouvelle télévision d’État est un instrument de plus pour la propagande du gouvernement. Ce n’est donc pas une avancée réelle pour les travailleurs. D’une part, une presse réellement libre, c’est une presse où tout groupe de travailleurs organisés peut exprimer ses positions : cela suppose d’exproprier les capitalistes et de mettre à disposition des travailleurs organisés les moyens d’utiliser les médias. D’autre part, il s’agit d’un précédent que Chavez peut utiliser pour museler le moment venu l’opposition de gauche, après avoir muselé celle de droite. Ici comme ailleurs, il n’y a pas de solution des problèmes favorable aux travailleurs sans prise du pouvoir par les travailleurs. Dans cette question comme dans les autres, on ne peut pas s’orienter correctement sans comprendre clairement que l’État vénézuélien est et reste un État bourgeois, qui défend dans l’ensemble les intérêts du capital.

Face à l’offensive d’intégration chaviste, la défense de l’indépendance du mouvement ouvrier passe par la construction d’un parti communiste révolutionnaire authentique

Pour réussir son entreprise d’intégration totale à l’État du mouvement ouvrier, Chavez doit tenir en ce moment un discours très « à gauche » : c’est la condition pour faire croire que son parti serait authentiquement socialiste. Il utilise toutes les ressources de l’État pour organiser une affiliation massive de la population au PSUV. La puissance des moyens de l’État et la faiblesse politique du mouvement ouvrier rendent le projet très menaçant : le PSUV revendique à ce jour 5 millions de pré-inscrits…

De ce point de vue, le choix fait par les responsables du PRS, fondé en 2004, de ne pas construire activement leur propre parti, se limitant au nécessaire, mais insuffisant travail de construction du courant syndical C-CURA qu’ils dirigent, a aujourd’hui des conséquences désastreuses. Une part significative des cadres peu formés du PRS se sont laissés séduire par le discours de Chavez et le projet du PSUV. Une réunion plénière de la C-CURA a décidé son entrée dans le PSUV. Le processus a abouti à la division du PRS entre une forte minorité partisane de l’entrée dans le PSUV, emmenée par Stalin Pérez Borges (lié au MST d’Argentine), et une majorité hostile à l’entrée au PSUV, emmenée par Orlando Chirino (dirigeant ouvrier le plus populaire au Venezuela, lié à la Gauche Socialiste d’Argentine, scission du MST).

Les minoritaires disent vouloir entrer dans ce parti afin de combattre pour qu’ils soient un authentique parti socialiste. C’est évidemment une vue de l’esprit. Même si ce parti réunit des millions de prolétaires et de semi-prolétaires, ce sont Chavez et les patrons bolivariens qui dicteront la politique du PSUV. Trotsky expliquait déjà clairement cette vérité à propos du Kuomintang chinois : « La société bourgeoise, comme on le sait, est construite de façon à ce que les masses non possédantes, mécontentes et trompées, se trouvent en bas, tandis que les trompeurs satisfaits sont en haut. C’est aussi suivant ce principe qu’est construit tout parti bourgeois, s’il est vraiment un parti, c’est-à-dire s’il comprend la masse dans des proportions assez considérables. (…) C’est pourquoi les jérémiades inlassables de Staline, Boukharine, etc., se plaignant de ce que la base "gauche" du Kuomintang, "l’écrasante majorité", "les 9/10", etc., ne se reflètent pas dans les sphères supérieures, sont naïves et n’ont aucune excuse. (…) Comme on le sait, l’Opposition [de gauche, dirigée par Trotsky] exigeait que le parti [le PC chinois] sortît du Kuomintang (…) Dans tout parti bourgeois, la masse est toujours un cheptel, à des degrés divers. — Mais, enfin, pour nous, la masse n’est pas un cheptel ? — En effet, et c’est précisément pour cela qu’il nous est interdit de la pousser dans les bras de la bourgeoisie, en camouflant celle-ci sous le nom du parti ouvrier et paysan » (Trotsky, L’Internationale Communiste après Lénine, PUF, 2e édition, 1979, p. 351).

Il est inadmissible que des « trotskystes » vénézuéliens aident Chavez à subordonner le prolétariat à la bourgeoisie, en camouflant le PSUV sous la caractérisation de parti que se disputeraient les réformistes et les révolutionnaires. C’est aider Chavez à faire croire aux ouvriers qu’il veut aller vers le socialisme, alors qu’il refuse de mobiliser les masses pour l’expropriation des grands propriétaires impérialistes et nationaux et prétend au contraire construire le « socialisme bolivarien » avec les patrons qui sont « fiers d’être vénézuéliens ». La minorité du PRS qui a décidé d’entrer ne pourra même pas subsister comme une alternative visible à la direction du parti, puisque Chavez a clairement prévenu que le nouveau parti ne saurait tolérer les fractions ou tendances. Certes, il a aussi prétendu que le débat d’idées serait ample et libre ; mais, s’il crée le PSUV, ce n’est bien sûr pas pour que tous les partis qu’il a appelé à s’y dissoudre, se recréent ensuite sous forme de courants, tendances ou fractions. Pour lui, il s’agit avant tout de subordonner le prolétariat à la bourgeoisie « bolivarienne ».

La place des véritables communistes révolutionnaires internationalistes est donc au PRS majoritaire, de fait le seul à garder ce nom, puisque les autres se fondent dans le PSUV. Ils doivent lutter pour son renforcement idéologique et politique, pour la formation marxiste des cadres, pour la mise en place d’un plan sérieux de construction du parti sur la base du travail remarquable accompli dans la construction de la C-CURA. Un tel parti ne pourra se développer que dans la lutte pour l’indépendance du mouvement ouvrier, politique et syndical, par rapport à l’État bolivarien. Cette indépendance n’est possible à son tour que sur la base d’une politique réellement transitoire (cf. nos articles dans Le CRI des travailleurs n° 24 de nov.-déc. 2006 et n° 25 de janv.-fév. 2007). À chaque pas, il faut expliquer aux travailleurs qu’ils ne pourront satisfaire leurs revendications fondamentales sans détruire de fond en comble le vieil État bourgeois (aujourd’hui masqué sous le drapeau de couleur rouge de la prétendue « révolution socialiste bolivarienne »), sans construire leur propre pouvoir sur la base des conseils ouvriers et sans exproprier la bourgeoisie.


1) Depuis sa fondation en 2003, l’UNT n’a pas pu se doter d’instance de direction. Les courants chavistes y sont totalement opposés. En effet, les élections seraient gagnées par la C-CURA, éventuellement avec des alliances. Or la centrale syndicale, qui regroupe plus d’1 million de travailleurs, représenterait dès lors une puissante organisation indépendante de la classe ouvrière, faisant de celle-ci un acteur politique autonome et décisif dans la lutte des classes, ébranlant le pouvoir sans partage de Chavez et menaçant la pérennité de l’État bourgeois. Dans la pratique, les trois principaux courants, la C-CURA, la FBT (Front Bolivarien des Travailleurs, courant entièrement dévoué à Chavez) et la CTR (courant chaviste, dont la principale dirigeante, Maspero, est députée du MVR, mais oscillant entre la droite et la gauche) tendent à agir de façon parallèle, mais chacun se revendique de l’UNT, car celle-ci jouit d’un grand prestige parmi les travailleurs. En effet, le nom de cette centrale, qui s’est construite dans la lutte contre le lock-out patronal de 2002-2003, est associé à la grande victoire contre celui-ci et à des pratiques syndicales en rupture avec l’ancienne centrale jaune, la CTV, pro-patronale, ultra-bureaucratique et corrompue.

2) Nous avons déjà critiqué, dans Le CRI des travailleurs n° 24 (nov.-déc. 2006), la honteuse capitulation de la TMI (La Riposte en France) face à Chavez. Ces prétendus marxistes vont jusqu’à défendre ses attaques contre l’indépendance de l’UNT. Nous ne pouvons pas analyser ici en détail leur article, mais leur révision radicale du marxisme y est résumée en deux phrases : « Au sein du gouvernement, dans l’appareil d’État et dans la tête de Chavez, il y a une lutte pour faire avancer la révolution face à ceux qui veulent la freiner et la maintenir dans les limites du capitalisme. Les travailleurs ne peuvent être indépendants ou autonomes dans cette lutte » (Qu’est-ce qu’une politique d’indépendance de classe dans la révolution bolivarienne ?, par le Courant Marxiste Révolutionnaire, le 17 mai 2007). Autrement dit, selon la TMI, les travailleurs doivent se subordonner à l’un des camps en lutte, c’est-à-dire à une fraction de l’appareil d’État bourgeois. C’est une remise en cause de la base la plus fondamentale de la politique marxiste : l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes.