Article du CRI des Travailleurs n°27

Le Viêt Nam à l'heure de la restauration capitaliste

L’économie vietnamienne en 1986

En 1986, trente-deux ans après l’indépendance effective du Viêt Nam vis-à-vis de la France et onze ans après la réunification permise par la victoire sur les État-Unis, l’économie vietnamienne était dans un état catastrophique. Dans l’agriculture, l’entreprise de collectivisation menée dans les années 1950 fut un échec : l’organisation du travail n’était pas respectée par les brigades de production, la division des tâches ne procurait pas les économies d’échelle escomptées, les rizières collectives étaient désertées par les paysans, la gestion du capital dans les coopératives était médiocre, les circuits de distribution étaient victimes de détournements, etc. À la fin des années 1970, des vagues de famines avaient affecté de nombreuses provinces du Nord et du Centre. Au début des années 1980, une enquête rapportait « une sous-alimentation chronique et une malnutrition sérieuse très répandues » (1).

Dans l’industrie, la situation n’était guère meilleure. Seule l’industrie lourde, priorité des planificateurs, semblait progresser. La progression n’était cependant pas spectaculaire et la productivité de l’investissement, ainsi que les taux d’utilisation des machines, restaient très faibles. Dans le même temps, les biens de consommation étaient sacrifiés : en 1985, la production d’articles aussi indispensables que les vêtements, les bicyclettes ou les ampoules médicinales atteignaient à peine le niveau déjà très bas de 1979. Dans tous les domaines, le décalage entre l’investissement consenti et la réalité de la production était extrêmement préoccupant (2).

Les autres indicateurs de l’économie étaient également dans le rouge. Le déficit commercial était très important : en 1986, les exportations atteignaient à peine 30 % des importations, soit un déficit de 1,8 milliard de dollars. La dette extérieure était abyssale : l’aide de Moscou culminait entre 14,5 et 18,5 milliards de dollars au cours du troisième plan quinquennal (1981-1985). L’inflation atteignait 774 % en 1986.

Face à la gravité de la crise économique et au malaise social qu’elle engendrait, et dans un contexte international nouveau (perestroïka en URSS, croissance de la Chine et du sud-est asiatique), le Parti communiste vietnamien (PCV) décida de lancer le « doi-moi » ou « renouveau » à la fin de l’année 1986.

Le « doi-moi »

Les premières mesures du « doi-moi » visaient à décollectiviser l’agriculture en donnant une plus grande autonomie aux exploitations agricoles. Les familles se voyaient attribuer des droits d’usage du sol proportionnellement au nombre de leurs membres. La durée des concessions était initialement de 20 ans, puis passa à 50 et enfin à 99 ans. Les conditions de transmission, de cession et d’exploitation devenaient parallèlement de plus en plus flexibles.

En ce qui concerne les entreprises publiques, de nombreux décrets entre 1988 et 1991 leur donnèrent une certaine autonomie de financement et de décision. Parallèlement, l’État se débarrassait des entreprises les moins rentables : le nombre d’entreprises publiques passa de 12 000 en 1990 à 6 000 en 1995. Depuis le début des années 2000, l’« actionnarisation » des grandes entreprises publiques et le lancement du marché financier de Ho Chi Minh Ville ont accéléré la privatisation du secteur public vietnamien.

Corrélativement, le régime impulsait le développement du secteur privé. La Constitution de 1992 reconnut le secteur privé comme acteur à part entière de l’économie : « La politique économique de l’État a pour objectifs de rendre le peuple riche, le pays puissant, de satisfaire de mieux en mieux les besoins matériels et spirituels de la population sur la base de l’émancipation de toutes les capacités de production, de la valorisation de toutes les potentialités des différents secteurs économiques : économie étatique, collective, individuelle capitaliste de petite taille, capitaliste privée, capitaliste de l’État et économie à participation étrangère sous différentes formes, [...] » (article 16). Ou encore : « L’économie individuelle capitaliste de petite taille, l’économie capitaliste privée peuvent choisir librement la forme d’organisation de leurs activités de production et de commerce et constituer des entreprises de toute taille dans les domaines d’activités profitables pour l’économie nationale et la vie de la population. » (Art. 21.) La propriété privée des moyens de production était désormais reconnue et garantie par l’État : « Tout citoyen peut avoir la propriété sur les revenus perçus licitement, ses biens mis en réserve, son logement, ses moyens utilisés pour la vie quotidienne, ses instruments de production, ses apports en nature ou en numéraire investis dans les entreprises ou les organisations économiques. [...]. L’État protège le droit de propriété légal et le droit aux successions des citoyens. » (Art. 58, nous soulignons.)

Le monopole de l’État sur le commerce extérieur fut aboli dès la fin des années 1980, et le contrôle de l’État sur le commerce extérieur diminua progressivement dans la décennie qui suivit. Avant 1988, seules les entreprises d’État spécialisées dans le commerce international étaient autorisées à importer et exporter des produits, sous une étroite surveillance des ministères ou des Comités Populaires locaux. À partir de 1988-1989, le régime accorda des « licences » autorisant un nombre croissant d’entreprises à commercer avec l’étranger. Enfin, en 1998, un décret autorisa toutes les entreprises à importer et exporter des produits compatibles avec leur champ d’activité, l’État gardant le monopole dans un nombre très limité de domaines comme l’aéronautique, le cinéma, les livres...

Parallèlement, le régime mettait tout en œuvre pour attirer les investissements étrangers. La loi de 1987 permettait par exemple la création de sociétés à 100 % de capital étranger. Les zones franches (ou zones économiques spéciales), où les entreprises à capitaux étrangers produisent exclusivement pour l’exportation, tout en bénéficiant d’une main-d’œuvre très bon marché et d’importantes exonérations fiscales, se sont multipliées et développées, notamment dans la région de Ho Chi Minh Ville au sud du Viêt Nam. Ainsi, dans la période de 1995 à 2004, les Investissements Directs Étrangers (IDE) vers le Viêt Nam se chiffraient-ils entre 2 et 3 milliards de dollars par an en flux réels. Par ailleurs, le régime s’est efforcé d’intégrer le Viêt Nam dans les circuits financiers et commerciaux internationaux : le Viêt Nam a rejoint la Zone de Libre-Échange de l’Asie du Sud-Est (AFTA) en 1995, la Coopération économique pour l’Asie-Pacific (APEC) en 1998 et l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en janvier dernier.

L’entrée du Viêt Nam dans l’OMC

L’intérêt majeur pour le Viêt Nam d’intégrer cette dernière organisation est de pouvoir bénéficier des tarifs douaniers plus avantageux (loi du pays le plus favorisé) concernant ses produits d’exportation, en particulier les produits agricoles et les produits manufacturés. Les exportations du Viêt Nam se chiffrent à environ 26 milliards de dollars par an. Les principaux postes sont le pétrole brut (21,4 % des exportations), le textile (16,3 %), les chaussures (9,8 %), les produits de la mer (9 %), le riz (3,6 %, 3e rang mondial), le café (2,3 %, 3e rang mondial).

En contrepartie, le régime a accordé de très importantes concessions au capitalisme international. Les taxes douanières du côté vietnamien sont naturellement révisées à la baisse, conformément aux règlements de l’OMC, passant de 17,4 % en moyenne à 13,4 % dans les prochaines années. Cela correspond à un manque à gagner d’environ 3 % du budget de l’État, qui n’arrangera pas la situation déjà très dégradée des systèmes de santé et d’éducation vietnamiens. Le régime a promis de mettre fin à certaines subventions publiques, notamment aux agriculteurs et à certaines entreprises d’État dans les secteurs du textile et des chaussures. Il a également accepté d’ouvrir à la concurrence nationale et internationale les services bancaires (dépôt, crédit, investissement), ainsi que des secteurs importants autrefois réservés aux entreprises publiques comme les télécommunications, la santé, l’éducation, etc. (3) Enfin, le régime s’est engagé à appliquer les recommandations de l’OMC concernant la prétendue « propriété intellectuelle ». En pratique, les Vietnamiens devront payer au prix fort (relativement à leur niveau de vie très bas) les programmes informatiques, les films, la musique, etc., et ainsi engraisser davantage les multinationales de l’informatique et du divertissement.

L’entrée dans l’OMC apparaît comme une étape inéluctable dans la restauration du capitalisme au Viêt Nam. Sous la pression du capitalisme international, le régime, qui s’est engagé jusqu’au cou dans ce processus, n’a pas eu d’autre choix que de franchir cette étape. En tant que partie faible, il a dû faire d’énormes concessions dans les négociations, qui risquent fort de déstabiliser profondément l’économie vietnamienne dans les prochaines années, de l’avis même de certains hauts responsables du régime.

La situation aujourd’hui

Après deux décennies de libéralisation et malgré une forte croissance (en moyenne de 7 % par an depuis une dizaine d’années), le Viêt Nam reste un pays pauvre et arriéré, même à l’échelle régionale. En 2005, le PIB (Produit Intérieur Brut) du Viêt Nam s’élevait à 53 milliards de dollars, soit 640 dollars par habitant par an (en comparaison, le PIB par habitant et par an est de l’ordre de 25 000 dollars en France). La grande majorité (57 %) de la population vietnamienne vit de l’agriculture, secteur qui ne représentait cependant plus que 21 % du PNB en 2005. L’industrie et les services représentent respectivement 41 % et 38 % du PNB (Produit National Brut) (4).

Selon les statistiques officielles, la répartition du PIB suivant la forme de propriété des entreprises est passée, entre 1995 et 2004, de 40,2 % à 39,2 % pour le secteur public, de 53,5 % à 45,6 % pour le secteur privé à capitaux vietnamiens et de 6,3 % à 15,2 % pour le secteur privé à capitaux étrangers. Ces chiffres traduisent l’accroissement progressif de la mainmise impérialiste sur l’économie vietnamienne, mais ils montrent surtout que, malgré les nombreuses fermetures d’entreprises publiques entre 1990 et 1995, le secteur public vietnamien reste relativement important, contrairement à la plupart des pays européens de l’ex-bloc stalinien, dont les dirigeants ont imposé un transfert de propriété massif. En particulier, les entreprises publiques restent largement dominantes dans l’industrie lourde (industrie chimique, extraction de charbon, production d’électricité, etc.) et dans les services à haute concentration de capital (banques, télécommunications, etc.). Cependant, il faut noter que le statut de beaucoup d’entreprises publiques a changé : d’entreprises dépendant directement des ministères ou des Comités Populaires locaux, elles sont devenues des sociétés autonomes, soumises aux lois sur les entreprises ordinaires, avec l’objectif de faire du profit, etc. Par ailleurs, avec l’entrée du Viêt Nam dans l’OMC, la participation des capitaux privés dans ces entreprises va fortement augmenter dans les prochaines années.

De l’autre côté, le secteur privé a subi des transformations importantes : alors qu’il y a une dizaine d’années le secteur privé était composé principalement de petits agriculteurs et de petits commerçants, il est aujourd’hui dominant dans l’industrie manufacturière : par exemple, la part du secteur privé dans la production de chaussures et de l’habillement, deux des principaux postes d’exportation, sont de 77,3 % et 73,6 % respectivement.

Cette répartition, pour l’instant assez nette, des activités – industrie lourde et services à haute concentration de capital pour le public, industrie légère, petit commerce, etc., pour le privé – est corrélée à des différences de taille et de capitalisation (5) : les entreprises d’État représentent 51 % de celles qui comptent plus de 500 employés (contre 26 % pour le privé à capitaux vietnamiens et 23 % pour le privé à capitaux étrangers) et 50 % de celles qui disposent d’un capital supérieur à 500 milliards de dong (contre 14 % pour le privé à capitaux vietnamiens et 36 % pour le privé à capitaux étrangers). Autrement dit, l’État de la bureaucratie détient encore les secteurs clés de l’économie et, malgré un développement rapide depuis le « doi-moi » et la récente autorisation (2006), pour les membres du PCV, de devenir eux-mêmes directement des capitalistes privés, la bourgeoisie vietnamienne, essentiellement composée de moyens et petits patrons, n’a pas encore atteint une importance suffisante pour pouvoir jouer un rôle politique conséquent et indépendant. Cependant, la politique générale du régime dirigé par le PCV rend inévitable, à assez court terme, la restauration complète du capitalisme actuellement en cours.

La classe ouvrière

L’industrie proprement dite occupe aujourd’hui 12,9 % des emplois au Viêt Nam, soit près de 5,5 millions de personnes. Cette population ouvrière est principalement concentrée autour des grands centres industriels traditionnels : Ha Noi, Hai Phong, Ha Long (charbonnage), Thai Nguyen (sidérurgie), Nam Dinh (textile), etc., et plus récemment dans les Zones Économiques Spéciales (ZES) au sud du pays (Ho Chi Minh Ville, Binh Duong, Da Nang...). C’est d’ailleurs dans ces ZES que les conditions d’exploitation sont les plus dures et que les grèves ouvrières les plus importantes ont eu lieu ces dernières années. Au premier semestre de l’année 2006, l’organe officiel de la Confédération Générale du Travail du Viêt Nam (syndicat unique lié au pouvoir) a ainsi comptabilisé près de 300 mouvements de grève, certaines entraînant des milliers de travailleurs, qui demandaient de meilleures conditions de travail et l’augmentation du salaire minimum. À côté de l’industrie proprement dite, le secteur de la construction emploie plus de 2 millions de personnes, celui des transports et de la communication, 1,2 million de personnes, etc.

Le travail des militants communistes révolutionnaires vietnamiens devra s’orienter en priorité vers cette population ouvrière nombreuse, concentrée et durement exploitée. Il s’agira notamment de construire des formes d’organisation adaptées à la situation politique actuelle et, corrélativement, de diffuser les idées marxistes. Nous reviendrons dans un prochain article sur les conditions subjectives (conscience et organisation de la classe ouvrière, nature et fonction du Parti Communiste Vietnamien et de la CGTV, climat social et politique, question des libertés démocratiques...) dans lesquelles un tel travail aura lieu.


1) Christophe Gironde, « Les transformations de l’agriculture et de la société rurale », dans Viêt Nam contemporain. Les Indes savantes, 2004.

2) Christophe Feuché, « Croissance, État et marché dans le Viêt Nam du doi moi », ibid.

3) Document de l’OMC relatif au Viêt Nam, référence WT/ACC/VNM/48/Add.2

4) Bureau Général des Statistiques du Viet Nam (www.gso.gov.vn).

5) Dung Cao X. et Tran T.-D., « Transition et ouverture économique au Vietnam : une différenciation sectorielle », Économie internationale 2005/4, n° 104, pp. 27-43.