Article du CRI des Travailleurs n°19

Discrédit et blocage de l'Union européenne

Dès le lendemain du référendum, Chirac a réaffirmé, et prouvé par la politique qu’il a continué de mener, que « la France » n’avait nulle intention de renoncer à ses « responsabilités » européennes, c’est-à-dire notamment à sa politique de destruction des conquêtes sociales et de baisse acharnée du « coût du travail ». De fait, les traités antérieurs continuent de s’appliquer, alors que, intégrés dans le projet de « Constitution », ils ont formellement été rejetés en même temps que lui. Par ailleurs, tout l’axe des dirigeants français et européens a été de dire que le processus de ratification devait se poursuivre dans les autres pays, quitte à consulter de nouveau les Français et les Néerlandais plus tard, après peut-être quelques amendements minimes.

Rejet croissant de l’Union européenne et des gouvernements

Mais les chefs de l’Union européenne et de tous les pays membres mesurent bien que la victoire du Non ouvrier et populaire en France et aux Pays-Bas ne fait qu’exprimer le rejet grandissant de cette « Europe » capitaliste et des gouvernements nationaux par les prolétariats et les classes populaires dans un nombre croissant de pays. Cette victoire, en effet, n’intervient pas par hasard après la défaite de Berlusconi aux municipales italiennes, le net recul de Blair aux dernières législatives britanniques et surtout l’effondrement du SPD en Rhénanie du Nord-Westphalie (région industrielle et bastion de ce parti), effet différé de la mobilisation contre le plan Hartz et la politique de Schröder l’an passé (1)…

Cela prouve que, s’il n’y a pas à ce jour de peuple européen, faute d’un véritable État européen, ni de prolétariat européen, en l’absence d’organisations de classe européennes, il y a néanmoins une forte interdépendance, une nette contemporanéité entre les évolutions sociales et politiques que connaissent les différents pays de l’UE. Dans cette situation, la victoire du Oui dans le riche, mais très petit « Grand-Duché » du Luxembourg (malgré, là encore, un fort Non ouvrier), ne pèse évidemment pas lourd et ne saurait suffire à redonner de l’élan à la « construction européenne » bourgeoise… C’est ainsi que Blair a renoncé à organiser un référendum au Royaume-Uni, que la date des référendums a été reculée au Portugal, au Danemark, en République tchèque, en Irlande et en Pologne, et que, au niveau de l’UE, la date-limite de ratification a été reportée d’un an, à 2007, pour éviter la multiplication des Non ouvriers et populaires…

Échec du sommet de Bruxelles

Le premier effet de la victoire du Non aux référendums français et néerlandais a été l’échec du sommet européen de Bruxelles des 16-17 juin. On a en effet assisté à une résurgence des antagonismes nationaux, notamment à l’occasion de la discussion sur le budget de l’UE pour la période 2007-2013. Bien sûr, de telles discussions budgétaires sont toujours tendues ; mais cette fois la tension a été amplifiée par la situation politique générale. Blair a lancé l’offensive contre la PAC, dont la Grande-Bretagne ne bénéficie que très peu, en s’arc-boutant sur la « ristourne » obtenue par son pays dans les années 1980 pour cette raison même. De son côté, Chirac, en refusant que la PAC soit mise en cause, s’est fait le défenseur inflexible des gros agriculteurs français, c’est-à-dire en fait avant tout des grandes banques françaises qui tiennent ces agriculteurs sous leur coupe, quand elles ne sont pas elles-mêmes propriétaires fonciers. Ce sommet européen a ainsi montré que, affaibli par un rejet ouvrier et populaire massif de sa politique et confronté aux dangers d’une recrudescence de la lutte de classe directe, le gouvernement français, en particulier, n’avait pas la force suffisante pour accepter les compromis indispensables au renforcement politique de l’Union européenne dont il est pourtant, avec Schröder mais contre Blair, l’un des principaux partisans.

Cela ne signifie certes pas que l’UE elle-même soit en crise, dans le sens où son cadre et sa politique seraient remis en cause : de plus en plus rejetée par le prolétariat, elle n’est aucunement menacée par les bourgeoisies nationales, pour qui l’ensemble de ses « acquis » (marché commun, Traités de Maastricht, d’Amsterdam et de Nice, monnaie unique, directives européennes…) sont irremplaçables. Ils sont en effet indispensables tant pour les aider à mener de brutales attaques contre leurs prolétariats respectifs, que pour leur permettre de limiter les dégâts face à la concurrence internationale dominée par les États-Unis et avivée notamment par la croissance et les exportations chinoises. C’est pourquoi les chefs d’État et de gouvernement réunis à Bruxelles ont approuvé à l’unanimité les « lignes directrices intégrées pour la croissance et l’emploi 2005-2008 » élaborées par la Commission européenne, et ils sont tombés tout aussi d’accord pour prendre des mesures de répression policière et judiciaire concertées.

Mais, d’autre part, il est indéniable que la victoire du Non en France et aux Pays-Bas, ajoutée au rejet grandissant des gouvernements en place, et exprimée par l’échec du sommet de Bruxelles, ouvre une situation de blocage en ce qui concerne le renforcement politique de l’Union européenne. Toute la question est de savoir si elle sera capable d’être autre chose qu’un espace économique et monétaire, c’est-à-dire de surmonter les oppositions nationales pour devenir une force impérialiste unifiée, apte dans un premier temps à assister les États-Unis dans le maintien de l’ordre mondial mieux que ne le font actuellement les puissances impérialistes européennes encore trop souvent divisées, et capable dans un second temps, à plus long terme, de s’imposer comme un pôle impérialiste réellement concurrent de ces mêmes États-Unis sur la scène internationale. À cet égard, la situation actuelle de blocage signifie indéniablement une fragilisation politique des bourgeoisies européennes, aussi bien sur le plan international que dans chaque pays. Dans un tel contexte, les organisations ouvrières et populaires auraient pu et dû, si elles l’avaient voulu, profiter de cette situation pour passer à l’offensive contre l’ennemi blessé, c’est-à-dire infliger de véritables reculs aux bourgeoisies. Cela est tout particulièrement vrai dans le cas de la France.

Soumission à l’Union européenne des forces du « Non de gauche »

Or, dès le soir du 29 mai, la plupart des forces qui avaient contribué à la victoire du Non ouvrier et populaire ont tout au contraire volé au secours de l’Union européenne capitaliste.

Les responsables du PCF, d’ATTAC, des courants de gauche du PS, des syndicats CGT, FO et FSU (suivis de manière opportuniste par la LCR), se sont tous répandus en déclarations disant leur attachement indéfectible à « l’Europe » et à la « construction européenne », alors que celle-ci est si évidemment capitaliste et venait d’être si massivement rejetée par le prolétariat et les classes populaires. Ces gens-là ont tous voulu faire croire que la signification majeure du référendum aurait été la nécessité de poursuivre la construction de l’Union européenne capitaliste, mais en y injectant du « social » et en rompant avec le « libéralisme ». Ils nous ont donc expliqué les uns que l’urgence était de « renégocier le traité », les autres qu’il fallait proposer un « processus constituant » pour aboutir à un nouveau texte, aucun n’exigeant l’abrogation des traités antérieurs.

Ce faisant, les dirigeants de ces organisations ont confirmé que toute l’orientation réformiste qui avait été la leur pendant la campagne consistait bien à empêcher le prolétariat et les classes populaires de rompre avec l’Union européenne capitaliste en tant que telle. Ils ont confirmé que leur rôle politique dans la société actuelle est de diffuser dans la conscience des masses, en lieu et place du véritable anti-capitalisme, qui ne saurait être que révolutionnaire, l’illusion « altermondialiste » et le vain « anti-libéralisme », lequel est en fait le rêve d’un retour impossible au bon vieux capitalisme « keynésien ». Ces réformistes ont donc exprimé leur rôle de « lieutenants de la bourgeoisie dans le mouvement ouvrier », comme disait Lénine, c’est-à-dire leur soumission aux intérêts généraux de la bourgeoisie française, qui aujourd’hui ne s’allie avec d’autres dans l’Union européenne que pour garder une place au sein du système impérialiste mondial.

Même la LCR s’est mise à défendre la perspective d’un « processus constituant européen ». Michel Husson a ainsi expliqué qu’il fallait s’atteler à « la construction de la Constitution idéale », car « les luttes sociales (…) ont besoin d’une perspective institutionnelle » (Rouge, 23 juin 2005, p. 3). Mais quelle « perspective institutionnelle » est-elle possible pour la lutte de classe, si l’on ne rompt pas avec le capitalisme ? De son côté, Christian Picquet croit et fait croire qu’il serait possible d’engager « un processus constituant véritablement démocratique, c’est-à-dire pris en charge par les peuples eux-mêmes, à travers par exemple l’élection d’une assemblée chargée d’élaborer des propositions que les citoyens auraient ensuite, partout, à débattre et à ratifier ». (Ibid., p. 4.) Quelle blague ! Quel formalisme vide de contenu ! Comment peut-on croire sérieusement que les gouvernements bourgeois d’Europe, qu’ils soient de droite et de gauche, puissent se décider soudain à permettre aux « peuples » — c’est-à-dire en fait avant tout au prolétariat et aux travailleurs exploités et opprimés — de prendre en main leur propre destin, quand bien même une « grande conférence pour une autre Europe » le leur demanderait ? Les États bourgeois et leurs gouvernements ne sont là que pour assurer la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat et les classes populaires, quels que soient les acquis démocratiques et sociaux imposés par la lutte de classe antérieure ; ils peuvent évidemment céder un certain nombre de réformes sous la pression de la lutte de classe, mais ils ne cèderont jamais aux peuples le pouvoir d’État lui-même : ce serait se saborder eux-mêmes, ce qui ne s’est jamais vu dans l’histoire !

En d’autres termes, seuls des gouvernements des travailleurs, par les travailleurs et pour les travailleurs donneraient la parole aux peuples, à la majorité laborieuse, et pourraient imposer un véritable « processus constituant » ; mais il s’agirait alors de la Constitution d’un État socialiste et d’une Europe socialiste. Se donner comme objectif politique de changer la forme de l’État bourgeois, et comme moyen pour ce faire la voie électorale, cela n’a rien à voir avec du « communisme révolutionnaire » dont la LCR est censée se revendiquer ; cela s’appelle tout simplement du réformisme et du parlementarisme (fussent-ils « radicaux », « 100 % à gauche », etc.), lesquels sont aux mieux une illusion lamentable, au pire une trahison des intérêts du prolétariat, comme le montre toute l’histoire de la social-démocratie et du stalinisme.

Cette ligne de capitulation opportuniste face aux réformistes, dans les colonnes mêmes du journal de la LCR, n’est pas seulement le fait de ses dirigeants les plus droitiers, qui se taillent certes toujours la part du lion dans Rouge (et le feront tant qu’on les laisser faire) ; mais c’est bien l’orientation de la majorité de la direction et de la plupart des militants : c’est ce que prouve la rencontre nationale des collectifs pour le Non qui s’est tenue à Nanterre le 25 juin, dans laquelle la LCR a joué un rôle très important (nous y reviendrons). Or, au lieu de se battre pour que soit adoptée une orientation réellement anti-capitaliste, la LCR est allée jusqu’à co-élaborer, au nom du « consensus », la « Déclaration » censée être issue de cette réunion. Or ce texte se contente de dénoncer « l’Europe libérale et antidémocratique », dont il énumère un certain nombre de mesures à combattre, mais il se contente de lui opposer une bien vague « autre Europe », « définie » seulement comme une « Europe démocratique et solidaire ». L’amendement d’un participant a certes permis d’ajouter au texte initial qu’il fallait « une remise en cause des traités antérieurs et des politiques menées », mais l’abrogation pure et simple de ces traités n’est pas demandée et surtout l’Union européenne capitaliste en tant que telle n’est pas condamnée : tout au contraire, le texte revendique de s’inscrire dans le processus de « construction européenne », qui ne pourra pourtant cesser d’être bourgeoise sans révolution socialiste. Les collectifs sont dès lors appelés à constituer désormais « une force de proposition pour une Europe alternative », afin de « contribuer à donner de nouveaux fondements politiques et sociaux et à élaborer un nouvelle charte fondamentale pour l’Europe » ; dès lors, « une nouvelle discussion doit s’ouvrir au grand jour et sous l’autorité des peuples sur les politiques économiques et sociales et sur les institutions de l’Europe ».

C’est donc une orientation seulement anti-libérale, c’est-à-dire réformiste et par conséquent pro-capitaliste (car il n’y a pas de demi-mesure entre le capitalisme et le socialisme) que la LCR a co-élaborée pour les collectifs. Or une chose est de s’unir avec des forces réformistes (y compris en faisant d’inévitables compromis selon le rapport de force) en vue de combattre (ou d’exiger) « tous ensemble » des mesures précises : c’est la tactique du « front unique ouvrier », destinée à la mobilisation des masses par et dans la lutte de classe contre le patronat et le gouvernement ; tout autre chose est de renoncer à défendre les positions révolutionnaires programmatiques (sous prétexte que les réformistes ne sont pas d’accord !), et de se vautrer dès lors purement et simplement dans le programme politique et l’idéologie du réformisme. Tout l’opportunisme droitier des dirigeants de la LCR consiste à faire croire à ses militants que la tactique du front unique, indispensable pour et dans l’action, justifierait leur propre capitulation programmatique et idéologique.


1) Cf. notre article dans Le CRI des travailleurs n° 15 de nov.-déc. 2004.