Article du CRI des Travailleurs n°28

Contribution à l'analyse de la « crise financière » de l'été

Cet article vise à expliquer quelques mécanismes qui permettent de comprendre le déroulement de la « crise financière » du mois d’août. Pour cela, nous reviendrons sur la nature de la monnaie et les mécanismes du marché monétaire. Il s’agit de tordre le cou aux idées toutes faites, en premier lieu les préjugés populistes véhiculés par les trois principales organisations d’extrême gauche (LCR, LO, PT). Armés de ces quelques rappels, nous étudierons brièvement le déroulement de la « crise » d’août 2007.

Quelques précisions sur la monnaie et le marché monétaire

Pourquoi les banques commerciales ont-elles besoin de « liquidités » ?

Ce sont les banques commerciales qui créent l’essentiel de la monnaie. En effet, quand une banque vous accorde un crédit, elle crée de la monnaie par une simple opération comptable : à son actif figure la créance qu’elle détient sur vous (ce que vous devez lui rembourser), à son passif figure le compte en banque que vous pouvez utilisez comme moyen de paiement. Par ce mécanisme, ce sont les crédits qui font les dépôts, et non l’inverse : la banque ne vous prête pas de la monnaie à partir de la monnaie qu’elle détient au préalable (dépôts de ses clients). Elle vous prête de l’argent qu’elle « crée » dans le même mouvement (1). La monnaie créée par les banques commerciales est de la monnaie « scripturale » (2) : elle n’est pas matérialisée dans un objet physique, mais elle n’en est pas moins réelle.

Puisque les banques commerciales ont le pouvoir, d’un trait de plume, de créer aussi facilement de la monnaie, il faut bien qu’il existe un frein à ce pouvoir de création. Ce frein est le manque de « liquidités » : plus les banques commerciales accordent des crédits, plus elles ont besoin de « liquidités ». Comme c’est la Banque Centrale qui crée ces « liquidités », elle peut par cet outil réguler la création monétaire des banques commerciales en fonction des besoins du capital en général à un moment donné.

Les « liquidités » sont donc la « monnaie centrale », c’est-à-dire la monnaie créée par la Banque Centrale. Cette « monnaie centrale » prend deux formes selon qu’elle est conservée à la Banque Centrale ou injectée dans l’économie : les comptes des banques commerciales à la Banque Centrale et les billets (quand les banques commerciales débitent leur compte à la Banque Centrale pour l’injecter dans l’économie). Les banques commerciales ont besoin de cette « monnaie centrale » pour essentiellement deux types d’opérations (3) : les règlements qu’elles font aux autres banques et surtout les retraits au guichet de billets de ses clients. En effet, même si la part des billets dans la masse monétaire ne cesse de diminuer (avec le développement du paiement par chèque ou par cartes de paiement) (4), ils n’ont pas disparu de la circulation et nous les utilisons pour nos dépenses quotidiennes.

Comment les banques commerciales se procurent les « liquidités » dont elles ont besoin

Sans rentrer dans les détails du fonctionnement des marchés, il est nécessaire de comprendre les mécanismes élémentaires qui permettent aux banques de disposer de « liquidités ». Les banques commerciales se fournissent en liquidités sur le marché monétaire (5) auprès d’autres banques commerciales (celles qui ont un excès de liquidités) et auprès de la Banque Centrale. Pour obtenir ces liquidités, les banques vendent des actifs non monétaires (on parle alors de monétisation des créances, c’est-à-dire la transformation des créances non monétaires en monnaie) ou elles empruntent (en mettant en pension des actifs comme « gage » de leur emprunt).

En dernière instance, les banques commerciales achètent ou empruntent leurs liquidités — on dit aussi qu’elles se « refinancent » — auprès de la Banque Centrale, car celle-ci a le monopole de la création de la denrée rare (la monnaie centrale) qui est échangée sur le marché monétaire. La plupart des commentateurs ne font pas la différence entre achats et emprunts. Marx nous rappelle pourtant la « grande différence entre l’emprunt et l’escompte, celui-ci n’étant que la simple conversion des créances d’une forme dans une autre, ou en monnaie réelle » (6).

Quand les banques commerciales achètent leurs liquidités, elles monétisent une créance non monétaire : elles échangent un titre qu’elles détiennent contre de la monnaie. Illustrons-le avec la procédure du « réescompte » (7). Une traite est une promesse de paiement à échéance ; pour pouvoir disposer d’un paiement immédiat, une entreprise créancière se tourne vers une banque commerciale : celle-ci récupère la traite et verse en contrepartie de la monnaie aux entreprises créancières. Le même type d’échange s’opère ensuite entre les banques commerciales et la Banque Centrale : les banques commerciales cèdent la traite à la Banque centrale contre de la monnaie centrale. On parle de « réescompte », car une traite déjà escomptée (vendue) une fois est escomptée une seconde fois. Bref, ce que la Banque centrale fait avec les banques commerciales (en leur fournissant de la monnaie centrale), les banques commerciales le font avec les entreprises quand elles escomptent une traite (en leur fournissant de la monnaie scripturale). La Banque Centrale est au sens propre la « banque des banques ».

En revanche, quand les banques commerciales empruntent de la monnaie centrale (cas le plus fréquent aujourd’hui), elles ne vendent pas des titres. Elles mettent en pension leurs titres comme promesse de remboursement. Souvent, les emprunts se font à très court terme (une journée), les banques remboursant leur emprunt avec un petit supplément (le taux d’intérêt monétaire, le « coût de l’argent »).

Concrètement, la procédure utilisée par la Banque Centrale Européenne pour « injecter », en grande quantité, des liquidités sur le marché monétaire, est la « procédure d’appel d’offre » : après avoir demandé aux banques à quel taux elles seraient prêtes à emprunter et pour quel montant, elle fixe le taux d’appel d’offre (8) et sert à ce taux toutes les banques qui ont fait des demandes d’emprunt à des taux supérieurs. La BCE décide ainsi de la quantité de monnaie qu’elle met en circulation, en fonction de ses objectifs (taux d’inflation, croissance, etc.). Il faut donc bien comprendre que, au mois d’août, la BCE a utilisé la procédure ordinaire, mais à un rythme accéléré. Ces opérations sont d’habitude hebdomadaires, alors que, pendant la « crise », la BCE a procédé à des « appels d’offre rapides » quotidiens (9). Ce que la BCE fait dans un sens (abreuver le marché de liquidités), elle peut le faire dans l’autre sens, en « asséchant » le marché : dans ce cas, elle rachète de la monnaie centrale en vendant des titres.

Marxisme ou charlatanisme réformiste : il faut choisir !

Une analyse marxiste est une analyse concrète de la situation concrète, une analyse scientifique qui doit permettre d’armer théoriquement les travailleurs dans leur lutte de classe. Or force est de constater que les principales organisations d’extrême gauche ne nous aident pas à comprendre la crise financière, en multipliant les erreurs, en martelant leur dogme sans qu’on comprenne en quoi la réalité le conforte ou non, et au final, on ne retient de ces écrits qu’une pure dénonciation morale, typiquement réformiste, de la « finance ».

Première erreur : « on donne notre argent aux banques » !

Le pompon revient indiscutablement au PT qui, dans Informations ouvrières, est revenu abondamment, chaque semaine du mois d’août, sur la crise financière. Le 16 août, IO titrait : « 150 milliards versés par la Banque centrale européenne aux spéculateurs ». Le 23 août, la « une » d’IO disait : « Hôpitaux asphyxiés, école sacrifiée, Sécurité sociale pillée… pour payer les 250 milliards offerts par la BCE aux spéculateurs ». Et Gluckstein commentait dans son éditorial : « Quand des centaines de milliards d’euros vont renflouer les poches des spéculateurs, c’est qu’ils sont pris dans celles des travailleurs et de la jeunesse ». Etc.

La LCR nous chante le même refrain sous la plume d’Yvan Lemaitre : « La réponse des gouvernements comme des banques, l’injection de liquidités, plus de 400 milliards d’euros rien que pour la Banque centrale européenne (BCE), constituent de véritables subventions d’État aux spéculateurs, que payeront les contribuables » (Rouge du 6 septembre, p.7).

D’une part, il ne s’agit pas d’un transfert d’argent de la poche des contribuables à la poche des spéculateurs : la monnaie centrale est créée par la Banque Centrale. D’autre part, il ne s’agit pas d’un « cadeau » au sens strict pour les banques : soit les banques ont acheté de la monnaie centrale avec une créance non monétaire, soit elles ont emprunté de la monnaie centrale, et dans ce cas elles doivent la rembourser. Donc il est totalement mensonger de faire croire que les 150 milliards, 250 milliards, 400 milliards… effectuent un aller simple de la Banque Centrale vers les banques. Le journal Lutte ouvrière, sous la plume de François Duburg le 17 août, a lui aussi tout faux quand il écrit : « Et ces "liquidités", les banques centrales ne les tirent pas de leur chapeau. Quand la Banque centrale européenne "injecte" ainsi des fonds, ceux-ci proviennent des banques centrales des différents pays et, en dernière analyse, ce sont les États qui paieront... c'est-à-dire les classes populaires, puisque la politique du gouvernement consiste à diminuer sans cesse les impôts payés par les plus riches. » Eh bien si, justement, elles les tirent de leur chapeau ! Mettre en rapport les injections de liquidités par la BCE (comme provenance) et les impôts payés par les travailleurs (comme source) est d’une démagogie incroyable, et le « en dernière analyse » ne change rien à l’affaire.

D’ailleurs, comme la BCE injecte des liquidités par milliards chaque semaine sur le marché monétaire, le PT, la LCR et LO ne devraient pas s’arrêter en si bon chemin, mais poursuivre leur comptabilité ! Mais d’un autre côté, le PT, sous la plume de Pierre Cise (IO du 31 août), est bien obligé de reconnaître que ces injections sont en fait des « crédits » : difficile de nous dire alors qu’il s’agit d’un « cadeau », à moins de considérer que, quand une banque commerciale nous fait un prêt, elle nous offre un cadeau ! Même si IO, à mots couverts, admet que ces injections sont des prêts, il nous raconte une drôle d’histoire : l’injection de monnaie centrale ne serait qu’une injection de « monnaie fictive » parce qu’il s’agirait d’une « écriture comptable sur le compte courant que chaque banque est obligée d’avoir auprès de la Banque centrale ». Il s’agit bien de cela dans un premier temps. Mais la banque commerciale peut bien entendu retirer de la monnaie centrale (sous forme de billets) de son compte à la BCE pour (par exemple) fournir ses clients en billets ! C’est bien pour cela qu’elle se refinance auprès de la BCE ! Pas pour bénéficier de « monnaie fictive [qui] ne sert pas aux banques à acheter quelque chose, mais à maintenir en activité la longue chaîne de crédits que les banques s’accordent les unes les autres sur le marché interbancaire », comme l’affirme Pierre Cise ! Les banques commerciales se refinancent pour pouvoir continuer à faire des crédits. Contrairement à l’histoire que nous raconte Pierre Cise, la monnaie centrale n’est pas une monnaie fictive qui se perd dans les méandres du marché interbancaire, mais la base monétaire sur laquelle repose la monnaie de crédit (monnaie émise par les banques commerciales). Les taux d’intérêt que les banques appliquent quand elles nous prêtent de l’argent dépendent des taux d’intérêt sur le marché monétaire. Si les taux d’intérêt sur le marché monétaire baissent, le « coût de l’argent » diminue pour les banques commerciales, et donc elles pourront prêter elles-mêmes de l’argent à un taux d’intérêt moins élevé (la masse des crédits augmentera de ce fait) tout en maintenant leur profit (10).

De façon paradoxale, les mêmes qui crient au scandale quand la BCE injecte massivement des liquidités, s’indigne que la même BCE maintienne des taux d’intérêt élevés au nom de la lutte contre l’inflation (11) (en fait pour contrer les revendications salariales) ! Ils ne comprennent pas que pour la BCE, baisser ses taux d’intérêts revient à injecter des liquidités sur le marché. Lorsque ces démagogues se prononcent pour la baisse des taux d’intérêt de la BCE (opposant une politique vaguement keynésienne à une politique libérale, l’une comme l’autre capitaliste), ils se prononcent donc de fait pour une injection de liquidités… Quand la BCE injecte des liquidités en temps de crise, c’est justement pour contrebalancer le fait que les banques commerciales, d’ordinaire prêteuses sur le marché interbancaire, gardent leurs liquidités. La BCE intervient alors pour empêcher la hausse des taux d’intérêt sur le marché monétaire.

On ne peut pas dire tout et son contraire. Quand le militant du PS et social-démocrate de gauche Vincent Présumey (12) écrit, dans son article du 16 août : « Mais maintenir ses taux tout en injectant massivement de l’argent dans les circuits est une attitude totalement contradictoire qui si elle se prolongeait signifierait que la BCE n’a plus, à proprement parler, de politique », il nous fait croire que la Banque Centrale est doublement condamnable : d’une part, en faisant des cadeaux à la finance (les injections massives d’argent), d’autre part en maintenant ses taux élevés qui freineraient la croissance. En l’occurrence, s’il y a incohérence, elle n’est pas du côté de la BCE : celle-ci injecte massivement de l’argent pour maintenir constants les taux d’intérêt sur le marché monétaire.

Une fois ces précisions faites, il y a un débat au sein de la bourgeoisie et de ses économistes pour savoir quel taux d’intérêt doit viser la BCE, ce que nous allons examiner plus loin dans l’étude de la crise financière elle-même.

Deuxième erreur : « la Banque centrale européenne a prouvé lors de cette crise qu’elle est à la botte des États-Unis » !

On retrouve cette deuxième erreur dans les analyses du PT comme dans les textes de Vincent Présumey. Ainsi Gluckstein affirme-t-il, dans son éditorial du 16 août : « La Banque centrale européenne, pilier majeur de l’Union européenne, joue ici pleinement son rôle en répondant au doigt et à l’œil aux exigences de la classe capitaliste et de la Réserve fédérale des États-Unis. » Il ne se donne d’ailleurs pas la peine d’étayer, se contentant, en guise de preuve, de marteler que les institutions de l’UE en général, et la BCE en particulier, « n’ont qu’une fonction : relayer les exigences de l’impérialisme américain contre tous les travailleurs et tous les peuples ». Quant à Présumey, il affirme : « C’est l’Europe qui paye pour les États-Unis. » Pourquoi ? Parce que la BCE a injecté plus de liquidités que la Réserve Fédérale (la Fed, Banque Centrale des États-Unis).

Après nous avoir fait croire que les liquidités venaient de la poche des travailleurs, voilà maintenant qu’on nous dit qu’elles vont dans la poche des États-uniens. En fait, elles vont tout simplement dans la poche des banques qui opèrent dans l’Union européenne ! Si la BCE avait injecté moins de liquidités, cela aurait eu pour conséquence d’augmenter les taux d’intérêt européens relativement à ceux des États-Unis. Il y a un facteur qui explique pourquoi les banques opérant dans l’Union européenne ont demandé plus de liquidités que les banques opérant aux USA : dans l’UE, les banques peuvent déposer leurs liquidités excédentaires sur leur compte à la BCE contre un intérêt de 3 %, alors qu’aux États-Unis, les comptes des banques à la Réserve Fédérale ne sont pas rémunérés. Cela permet de comprendre pourquoi il est beaucoup moins coûteux pour les banques européennes d’emprunter de la monnaie centrale à la BCE et donc pourquoi elles en ont pris tant. Mais Gluckstein et Présumey préfèrent s’auto-persuader que tout et n’importe quoi témoigne de l’inféodation des institutions de l’UE au grand capital états-unien ! Politiquement, cette présentation totalement fausse tend à faire croire, à la remorque des bourgeois français, que tous les problèmes sont dus aux « méchants » capitalistes américains, qui arnaqueraient les capitalistes européens, et par là les travailleurs européens. Elle revient donc à soutenir l’opération idéologique de la bourgeoisie française pour alimenter parmi les ouvriers l’illusion qu’ils auraient des intérêts communs avec leur propre bourgeoisie, au lieu de développer leur conscience anticapitaliste.

Troisième erreur : la confusion entre capital réel et capital fictif

Dans IO du 9 août, Jean-Pierre Raffi écrit, commentant un extrait du journal Les Échos sur la baisse de 1000 milliards de la valeur des actions cotées dans le monde entier : « Mille milliards de dollars ! Évaporés. Mille milliards de dollars qu’ils voudront, n’en doutons pas un instant, récupérer sur nos salaires, nos retraites, nos systèmes de protection sociale… Pas besoin de chercher ailleurs les raisons de leur acharnement, en France, à vouloir mettre la main sur les six milliards d’euros de la Sécurité sociale » (p.14).

Il est essentiel de distinguer le capital réel et le capital fictif. Décrivons rapidement le cycle du capital réel. Quand un capitaliste financier avance de l’argent au capitaliste industriel (celui qui exerce la fonction du capital dans l’entreprise en exploitant au maximum les travailleurs) par exemple en achetant une action émise par une entreprise (13), il avance un capital réel (sous forme monétaire) qui est utilisé pour acheter des moyens de production et des forces de travail. Avec ce capital réel, le capitaliste industriel produit des marchandises : le capital réel avancé (sous forme monétaire) est ainsi métamorphosé, à l’issue de la production, en capital réel sous la forme d’une marchandise, qui sera ensuite vendue et donc reconverti en capital réel monétaire.

En revanche, le marché secondaire des actions (14) n’est pas en rapport direct avec le cycle du capital réel. Les actions qui y sont échangées sont des titres de propriété, qui portent sur du capital réel (sans être du capital réel), et qui donnent droit à une part de la plus-value (versée sous forme de dividendes) produite par les travailleurs. Le cours des actions peut augmenter sans accroissement du capital réel : comme l’écrit Suzanne de Brunhoff dans son livre magistral sur La monnaie chez Marx, « la circulation des titres comme marchandises boursières leur donne à tous une "valeur-capital" fictive » (15) ; ou encore : « Le capital de prêt, du fait même qu’il circule, prend un caractère "fictif" : le circuit du crédit, en se fermant complètement sur lui-même, s’ouvre sur un marché des créances qui échappe aux conditions de la circulation du capital. » (16)

La sphère d’« accumulation » du capital fictif jouit donc d’une dynamique propre et d’une autonomie relative (17) par rapport aux conditions de l’accumulation de capital réel. Quand les cours des titres de créance (non monétaires) sur la production réelle augmentent plus vite que la valeur (monétaire) de la production, le caractère « fictif » est flagrant : la richesse financière est purement virtuelle et n’a plus de contrepartie réelle. Tant que l’offre et la demande sur le marché des actions s’équilibrent, la situation peut perdurer. Mais quand la demande fléchit et que de plus en plus de propriétaires d’actions veulent « liquider » leurs titres (c’est-à-dire les vendre pour les transformer en monnaie), pour jouir de leur pécule dans la sphère réelle, les cours des actions fléchissent. Il faut alors être parmi les premiers à vendre (18), pour bénéficier de la surévaluation des actions dans la sphère réelle.

Toutes ces précisions invalident les affirmations de Raffi qui confond la sphère réelle et la sphère financière, additionnant et soustrayant des « milliards » (sous forme de titres dans la sphère financière et sous forme de monnaie dans la sphère réelle) dans la plus totale confusion : ce que les capitalistes ont « perdu » virtuellement dans la sphère financière, ils vont tout faire pour les « récupérer » dans la sphère réelle, nous dit-il ! On nage en plein délire. Il ne s’agit bien évidemment pas, de notre part, de nier les efforts de la bourgeoisie pour baisser la valeur de la force de travail. Mais il s’agit de comprendre que cette volonté est dictée par la nécessité de maximiser le taux de profit réel !

La « crise » financière d’août

Le déclencheur de la crise : la faillite des établissements qui distribuaient les « subprimes »

Les « subprimes » sont des prêts immobiliers hypothécaires à taux variables accordés aux travailleurs états-uniens pauvres. Pour les établissements qui font ces crédits, le risque de défaut de paiement est élevé. C’est pourquoi les ménages pauvres doivent hypothéquer leur maison et s’endetter à un taux d’intérêt élevé et variable pour pouvoir bénéficier des crédits.

Tant que les taux d’intérêt bancaires étaient bas, les travailleurs pauvres parvenaient à payer leurs traites. De plus, la bulle immobilière faisait que les établissements à subprimes réalisaient de juteux profits quand ils mettaient en vente les maisons des ménages en faillite personnelle.

Mais, depuis trois ans, les salaires stagnent et les taux de la Réserve Fédérale (répercutés par les banques dans leurs prêts à taux variables indexés sur ceux de la Fed) sont passés d’environ 1-2 % en 2003 à 6 % aujourd’hui. D’où la multiplication des faillites personnelles. Des centaines de milliers de maisons de travailleurs ruinés (19) sont alors mises en vente, ce qui contribue à faire baisser les prix immobiliers. L’éclatement de la bulle immobilière fait que les établissements à subprimes se remboursent de moins en moins des crédits que les ménages ne peuvent plus payer par la vente de leur maison hypothéquée. D’où une cascade de faillites parmi ces établissements spécialisés dans ce type de crédits.

Comment une crise localisée devient une crise générale des marchés financiers

On aurait pu croire que la crise ne toucherait que les établissements offrant des subprimes. Mais en fait, la crise s’est étendue à l’ensemble des valeurs boursières, en premier lieu aux grandes banques. En effet, les établissements à subprimes se sont débarrassés d’une partie de leurs crédits en les revendant sous forme de titres sur le marché financier : c’est ce qu’on appelle la « titrisation » des créances (20) à risques afin de mutualiser le risque (de le faire partager par d’autres établissements). Pour compliquer le tout, les subprimes ont été en fait regroupées avec d’autres créances sur les mêmes titres. Ces titres, très bien notés par les agences de notation (21), ont été achetés par les banques du monde entier, comme la banque IKB en Allemagne (qui a annoncé de grosses pertes le 2 août, suite à ses engagements dans le marché des subprimes) ou encore la banque BNP-Paribas. Celle-ci a annoncé jeudi 9 août la suspension temporaire (22) de la cotation de trois de ses fonds. Sept jours auparavant, le directeur général de cette banque affirmait qu’elle n’était pas exposée au risque des subprimes…

Ces événements illustrent la complexité, l’opacité et la pourriture des marchés financiers, où le mensonge est la règle. D’où les phénomènes de panique quand une grande société annonce des pertes : comme personne ne sait exactement qui possède quoi, tout le monde doute de tout le monde, les banques qui en ont gardent leurs liquidités et les acteurs du marché financier ont tendance à vendre des actions et à acheter des valeurs refuges (bons du trésor, etc.). Lors de la crise asiatique de 1997, les capitaux avaient reflué vers les États-Unis et l’Europe, alimentant la spectaculaire hausse des cours boursiers dans ces zones à la fin des années 1990. Mais aujourd’hui, la crise a éclaté au cœur même de l’impérialisme…

Vendredi 10 août, la crise s’est accélérée, les taux d’intérêt sur le marché interbancaire ont brusquement augmenté (les banques ayant des liquidités ont refusé de les prêter), ce qui a entraîné l’injection massive de liquidités de la part des Banques Centrales, pour stabiliser les taux et calmer (provisoirement) les marchés financiers. Au cours du mois d’août, les marchés boursiers européens et états-uniens ont baissé d’environ 5 %. Si la situation devait en rester là, cela constituerait finalement une correction modérée. En France, par exemple, le CAC 40 (indice boursier de référence) est passé de 6 000 points fin juillet à 5 500 points (mi-septembre, soit grosso modo son niveau de début de l’année). La hausse importante intervenue depuis mars 2003 (où le CAC 40 était à 2 400 points) est donc très loin d’être effacée : il s’agit à ce stade d’une petite correction. Cela n’a pour le moment rien à voir encore avec la correction sévère du début des années 2000, où le CAC 40 était passé de 6 900 à 2 400 points entre septembre 2000 et mars 2003, corrigeant entièrement la hausse spectaculaire de 1997-2000, où le CAC 40 était passé de 2 000 à 6 900 points.

Retour au calme… en attendant la grosse crise financière et économique aux États-Unis ?

Cependant, la question que tout le monde se pose est la suivante : s’agit-il d’une péripétie financière, d’un petit krach sans conséquence ou du signe annonciateur d’une grave crise économique ? Et dans ce cas, quels pays seront en priorité touchés par cette crise économique ?

Au sein de la bourgeoisie, il y a un débat sur ce que doivent faire les Banques Centrales, en particulier la Réserve Fédérale des États-Unis. D’un côté, l’injection massive de liquidités permet de juguler à court terme la crise, d’éviter la hausse des taux d’intérêt et donc la restriction du crédit et la baisse des marchés boursiers et immobiliers, qui auraient des conséquences sur l’économie réelle (23). D’un autre côté, c’est reculer pour mieux sauter. Du point de vue de la bourgeoisie, ne vaudrait-il pas mieux injecter moins de liquidités, provoquer quelques faillites (qui serviraient d’exemples), plutôt que de continuer la fuite en avant ?

La question se pose d’abord aux États-Unis. Dans un prochain numéro du CRI des travailleurs, nous verrons que la situation économique des États-Unis est particulièrement critique : déséquilibres extérieurs abyssaux, endettement gigantesque, etc. Nous montrerons que la fuite en avant a été permise jusqu’à maintenant par l’hégémonie du capital états-unien et le statut de « monnaie internationale » du dollar – et que cette position est aujourd’hui menacée par la concurrence inter-impérialiste. L’éclatement de la bulle immobilière (qui a déjà commencé) et la baisse probable du marché boursier auront un impact important sur l’économie réelle aux États-Unis et par là même (de façon différenciée) dans le monde entier. Cela accélérera la reconfiguration du rapport de force international entre impérialismes.


1) En augmentant le stock de monnaie dans l’économie, on ne crée pas de valeur supplémentaire (la valeur est créée uniquement par les travailleurs).

2) Même si beaucoup de choses ont changé (formes de la monnaie, fonctionnement des marchés, etc.), l’analyse de Marx reste largement pertinente (cf. en particulier la 5e section du livre III du Capital).

3) Auxquelles il faut ajouter, dans certains pays (comme dans l’Union Européenne actuellement), l’obligation légale pour les banques commerciales de disposer d’un montant minimum sur leur compte à la Banque Centrale (pas ou peu rémunéré selon les pays) en proportion des crédits qu’elles allouent : c’est ce qu’on appelle les « réserves obligatoires » (un des outils utilisés par la Banque Centrale pour contrôler la création monétaire des banques commerciales).

4) On comprend aussi pourquoi les banques commerciales ont intérêt à inciter leurs clients à ne pas payer en liquide. En effet, plus les clients utilisent les billets comme moyens de paiement, plus les banques commerciales doivent s’en procurer (et ce n’est pas gratuit pour elles, comme nous allons le voir) auprès de la Banque Centrale.

5) En fait, le marché monétaire comprend principalement deux départements : le marché interbancaire, où n’interviennent que les banques, et le marché des titres de créances négociables, qui est ouvert aux entreprises non financières.

6) Le Capital, Livre III, section 5, Éditions Gallimard, « La Pléiade », tome II, 1968, p.1171.

7) Procédure qui n’est plus utilisée aujourd’hui car c’était une transaction « hors marché » ; désormais, la Banque Centrale intervient sur le marché monétaire, mais le mécanisme est le même.

8) C’est le principal « taux directeur » de la Banque Centrale, le taux plancher du marché monétaire. On parle de « taux directeur », car le taux auquel la Banque Centrale prête de l’argent aux banques commerciales oriente les taux auxquels les différentes banques prêtent de l’argent aux particuliers comme aux entreprises. Hors procédures d’appels d’offre, les banques commerciales peuvent tout de même se refinancer, mais à des taux supérieurs.

9) Ainsi la Banque Centrale Européenne a-t-elle effectué un appel d’offre extraordinaire pour la première fois lors de cette « crise » le 9 août, un jour où elle ne devait pas le faire.

10) Les profits des banques proviennent de la différence entre le taux auquel elles empruntent et celui auquel elles prêtent.

11) En effet, quand les taux d’intérêt monétaire sont élevés, le taux d’intérêt qu’appliquent les banques commerciales est lui-même élevé, ce qui limite les crédits accordés par les banques et donc la monnaie qu’elles créent.

12) Vincent Présumey a écrit une série de trois articles sur la crise financière, consultable sur son site : http://site.voila.fr/bulletin_Liaisons.

13) En revanche, lorsqu’un investisseur achète une action déjà émise à un autre investisseur, cela n’apporte pas d’argent à l’entreprise ; de même, la hausse des cours de son action n’apporte en elle-même pas un sou à l’entreprise pour développer la production.

14) À distinguer du marché primaire, où sont émises les actions par les entreprises : ceux qui achètent les actions quand elles sont émises font une avance réelle de capital ; alors que ceux qui achètent les actions sur le marché secondaire n’avancent pas un centime de capital réel : ils s’emparent simplement d’un titre de propriété qui leur donne des droits sur la production à venir ; ils achètent du capital fictif.

15) S. de Brunhoff, La Monnaie chez Marx, Éditions sociales, 1973, p.142.

16) Ibidem, pp.143-144.

17) Le marché secondaire des actions n’est pas entièrement déconnecté du cycle du capital réel ; ainsi, la valeur des actions dépend des flux de dividendes à venir, même si la logique spéculative introduit d’autres paramètres (cf. note 17)

18) Et ce sont en général les grosses fortunes ou leurs représentants qui vendent en premier, car ils sont mieux informés et conseillés, bénéficiant parfois d’informations confidentielles (quelques-uns sont pris la main dans le sac et condamnés pour « délits d’initiés »). Les autres ont alors tout intérêt à vendre très rapidement avant que les cours ne baissent trop (à moins d’avoir la patience et le pécule pour attendre que les cours remontent à nouveau). La logique des marchés financiers est telle qu’il est rationnel de se comporter de façon irrationnelle : non pas acheter des actions parce que les « fondamentaux » (les indicateurs de la production réelle) sont bons, mais parce que les autres en achètent aussi, ce qui fait monter les cours. L’art de l’as de la finance est de vendre en premier, à condition bien sûr d’être suivi !

19) Des économistes estiment à 2 millions le nombre de familles états-uniennes qui perdront d’ici la fin 2008 leur maison suite à leur impossibilité de rembourser leur prêt hypothécaire.

20) Dans ce cas, les organismes qui avaient accordé les prêts « subprimes » ne se chargent plus, moyennant une commission, que de recouvrer les mensualités.

21) Ces agences, formellement indépendantes, sont payées par ceux qui émettent les titres ! Les agences de notation sont régulièrement mises en cause, comme lors de la faillite d’Enron en 2001. Régulièrement aussi, les politiciens bourgeois roulent des épaules et parlent de « transparence », de « réformes », mais rien ne peut changer à l’époque où triomphe le capital financier.

22) Suspension pour éviter une dégringolade vertigineuse des titres de ces fonds.

23) La consommation des ménages états-uniens est alimentée par leur endettement, qui lui-même est permis par le gonflement de leur richesse virtuelle (portefeuille d’actions, valeur de l’immobilier). Si les marchés immobiliers et boursiers s’effondrent, cela aura donc des conséquences sur la consommation et sur leur capacité à s’endetter. Ces conséquences ont été observées en 2001 et 2002 aux États-Unis, suite à la baisse spectaculaire du marché boursier (qui succédait à une hausse toute aussi spectaculaire).