Article du CRI des Travailleurs n°30

Course au profit, « nouveau management » et mise en danger des salariés :
La souffrance au travail aujourd’hui

Après l’affaire de la caisse noire de l’Union des industries métallurgiques et minières (UIMM), un autre scandale vient éclabousser le patronat : il concerne la médecine du travail. Les services interentreprises de santé au travail (SIST) sont actuellement au cœur d’une affaire de financements occultes. Les médias ont révélé que le patronat puise allègrement dans les caisses pour des dépenses qui n’ont rien à voir, ni de près, ni de loin, avec la médecine du travail : ici des biens immobiliers pour le Medef local, là des services de secrétariat, ailleurs des voitures de fonction. En outre, les pressions et autres « tentatives de déstabilisation » à l’égard des médecins trop favorables aux salariés et dénonçant la souffrance au travail, éclatent au grand jour. Il s’agit rarement de licenciements, mais plutôt de harcèlement, de violences verbales voire physiques, de mutations d’office, de plaintes déposées à l’ordre des médecins (1). Il y a là en soi un scandale : ces médecins du travail sont employés par le patronat, et donc dépendants de lui, alors qu’en fait, rémunérés par les cotisations sociales (« salariales » et « patronales »), c’est-à-dire par le salaire indirect des travailleurs, ils devraient être au service des salariés et de leurs droits, en toute indépendance vis-à-vis du patronat.

Cette affaire intervient alors que la médecine du travail est un secteur lui-même en souffrance, puisque le manque de personnels y est criant : on dénombre 6 774 médecins et 2 965 infirmiers pour 15 300 900 salariés (2)… Or, il y a un contraste monstrueux entre les carences de la médecine du travail et les pathologies physiques et psychiques provoquées par les conditions de travail. Ravages de l’amiante, ulcères, cancers, dépressions, troubles musculo-squelettiques (en tel développement depuis les années 1990 que des spécialistes évoquent une épidémie engendrée par l’intensification du travail (3)) : il y a là autant de maux nés du travail en système capitaliste. La souffrance au travail n’est certes pas nouvelle, mais certains de ses avatars sont pour une part inédits. Si la médecine du travail n’a pas les moyens humains et matériels pour faire correctement face à ces fléaux, la pénibilité du travail et la dégradation de la santé qui en résulte, vécues en silence par les travailleurs et peu mises en avant par les syndicats eux-mêmes, sont devenues un champ de recherche nourri par des psychologues, psychiatres, ergonomes, économistes et sociologues. C’est ce dont témoignent de nombreuses publications et la sortie récente d’un excellent et édifiant documentaire, J’ai (très) mal au travail (4).

Les différentes formes — physiques et psychiques — de souffrance au travail résultent des systèmes de production adoptés par les entreprises capitalistes. Au taylorisme s’est progressivement combiné, sans le faire disparaître, un nouveau productivisme, appelé aussi « productivisme réactif », engageant de plus en plus l’individu au service de l’entreprise. Ces modes de production s’accompagnent d’un discours « managérial », qui n’est pas seulement une rhétorique mais se révèle être en fait une véritable construction idéologique destinée à l’asservissement de ceux qui n’ont pour vivre que la vente de leur force de travail.

Modes de production, techniques managériales et idéologie capitaliste

Persistance du taylorisme

On estime que 25 % des salariés en France travaillent toujours selon un mode de production strictement tayloriste : travail répétitif, encadré par des normes extrêmement contraignantes et sans aucune autonomie pour le salarié, placé sous la férule d’un contrôle disciplinaire et aliéné par l’automatisme de la tâche. C’est bien sûr le cas des ouvriers sur les chaînes de production et de conditionnement, mais aussi des caissiers et caissières, de manutentionnaires, de salariés de la restauration rapide… Dans ces régimes à tension extrême, les travailleurs sont contrôlables à chaque geste et en permanence. Telle est aussi la situation des salariés des centres d’appel qui, pendant leurs échanges téléphoniques avec leurs clients, entendent aussi la voix de leur supérieur hiérarchique les corrigeant ou les sermonnant. On imagine le stress qu’un tel interventionnisme peut engendrer chez ces salariés, par ailleurs extrêmement précarisés.

Certes, le contrôle de chaque tâche parcellisée n’est pas nouveau. Mais la gestion informatisée a permis de le renforcer considérablement, l’ordinateur pouvant déterminer avec une rigoureuse précision le rendement, les arrêts dans le travail, les erreurs commises, etc. Toutes les tâches sont formatées, jusqu’au sourire lui-même taylorisé — dans certaines branches en contact avec la « clientèle », on demande aux salariés de sourire de telle ou telle façon ; des fiches de poste consignent aussi la manière dont il faut regarder le client dans les yeux. Il s’agit ainsi de normer ce qu’il y a de plus personnel dans l’expression de soi et la relation à autrui (5).

« Productivisme réactif » et « management participatif »

Le « productivisme réactif », théorisé dans les années 1960 mais réellement implanté en France à partir des années 1980-1990, se fonde quant à lui sur la polyvalence, soit l’obligation faite aux salariés d’occuper plusieurs postes — c’est la raison pour laquelle trois salariés sur cinq déclarent devoir fréquemment abandonner une tâche pour une autre non prévue —, le « juste-à-temps » (stocks réduits au minimum, flux tendus, réactions très brèves aux demandes des donneurs d’ordre) et l’objectif de « qualité totale » pour une production « au plus juste » (6). Ce système de production induit une intensification du travail, en raison des objectifs « zéro défaut », des cadences élevées et de la rigueur des délais qu’il suppose. En effet, cette nouvelle ère est marquée par les technologies de l’information et de la communication (téléphonie, informatique, Internet…), qui reposent sur l’instantanéité. Par là même, les entreprises imposent de plus en plus à leurs salariés de travailler selon le mode de l’immédiateté et de l’urgence, au point que l’on parle désormais d’activités « TTU » ( « très très urgentes »)… Il s’agit de pressurer le temps et, par conséquent, de mettre les travailleurs sous une pression permanente : suppression des temps morts, diminution des moments de récupération, travail masqué (prise d’informations pendant le temps officiel de la récupération par exemple…). À cela s’ajoute la flexibilité du temps de travail, qu’ont renforcée les lois Aubry en accroissant l’irrégularité des horaires, ce qui empêche toute maîtrise du temps quotidien : un salarié sur cinq ignore ses horaires du mois à venir ; un sur vingt ne connaît même pas ses horaires du lendemain (7). La sous-traitance est elle aussi source de forte dérégulation dans les horaires et l’organisation annuelle du travail pour le salarié.

Ce système s’adosse sur des méthodes managériales, dites de « gestion des ressources humaines », particulièrement sournoises. Elles assurent que la logique disciplinaire propre au taylorisme n’a plus lieu d’être : les salariés ont officiellement une marge d’autonomie qu’ils doivent consacrer au bon fonctionnement de l’entreprise. Le principe du « management affectif » ou « participatif » consiste donc à rattacher le salarié à sa « boîte », à tous les niveaux de la hiérarchie. C’est une implication maximale, une mise au service corps et âme, que l’on requiert du travailleur. Cette exigence d’engagement total passe, par exemple, par l’obligation d’une « formation continue », moins formation du travailleur qu’entretien et développement du « capital humain » tout entier asservi à la logique du profit de l’entreprise, exigence elle-même génératrice de dévalorisation de soi, de stress, de culpabilisation… Elle s’illustre aussi, pour les cadres notamment, par des « séminaires de motivation » qui ont lieu le plus souvent en dehors des heures de travail, le week-end en particulier. Le système engendre ainsi des immixtions dans la sphère privée, comme l’illustre le développement du travail à domicile, le soir ou le week-end, au moyen notamment de l’ordinateur qui sert d’objet-fétiche à l’entreprise et permet à celle-ci de suivre son employé jusque chez lui. S’il arrive donc qu’on « offre » l’ordinateur au salarié, c’est pour mieux l’atteler à son entreprise, à n’importe quelle heure du jour et n’importe quel moment de la semaine : un retour sur investissement en quelque sorte. D’après un sondage réalisé pour Les Échos, 40 % des actifs — des cadres, mais aussi d’autres catégories professionnelles — emportent du travail en week-end (8). Ici réside le comble de l’aliénation : obliger le salarié à se vouer entièrement à son entreprise et lui faire croire que là est sa libération, sa raison de vivre. C’est là un approfondissement de ce que Marx appelait la « subordination réelle du travail au capital », l’individu étant appelé à investir toutes ses capacités au service du capital, jusqu’à s’y perdre.

L’allégeance à « l’esprit maison »

L’allégeance du salarié à son entreprise devient un critère majeur pour le recrutement. On propose par exemple aux postulants à un emploi de participer à des jeux de rôle, destinés à sélectionner ceux qui s’y prêtent avec le plus de soumission. En entrant dans l’entreprise, le salarié doit revêtir une nouvelle identité, tout entière asservie à la compétitivité de la « boîte ». Pour ce faire, les questionnaires des recruteurs s’immiscent très loin dans la vie privée des postulants. Pour exemple, dans un questionnaire d’embauche de l’entreprise Carrefour, on demande au candidat la composition de sa fratrie, la nature de ses lectures, s’il est optimiste ou pessimiste, s’il a de la chance dans la vie, s’il exerce une activité dans un mouvement quelconque, comment il définirait son caractère, quelles sont les personnes (avec noms, adresse et téléphone) qui pourraient fournir des renseignements à son sujet (9) ! Autre exemple : un tribunal a jugé que le groupe Intermarché pouvait être assimilé à une secte ; la charte des « Mousquetaires de la distribution » exige en effet de ses candidats de privilégier leur entreprise au détriment de leur famille ; un document interne parle à ce sujet de « credo » et de « foi (10) ».

Selon le sociologue Paul Ariès, qui y voit une nouvelle forme de totalitarisme, plus l’entreprise se déshumanise, plus elle se pare des atours de ce que pourrait être une communauté : ce qu’on appelle aussi « l’esprit maison ». De plus en plus, on demande aux salariés de penser l’entreprise, de vivre avec l’entreprise, de faire corps avec elle. Pour intégrer le salarié, il arrive même qu’on le « marque » à la gloire de l’entreprise, comme en témoignent ces espèces de bracelets brésiliens au nom de leur société que doivent porter certains salariés. Chez Nike par exemple, il est bien vu que les employés se fassent tatouer la cheville au logo de la marque (11) !

Tout est fait pour que les salariés s’approprient les objectifs économiques de l’entreprise : « Au-delà de leurs fonctions purement techniques, les outils socio-techniques [flux tendu, amélioration permanente, qualité totale…] jouent un rôle fondamental dans l’acceptation sociale des obligations liées au flux tendu. Ils sont en effet les moyens de faire partager concrètement aux salariés subalternes les objectifs de l’entreprise […] Ce sont des objectifs généraux, ainsi que les exigences des actionnaires, qui sont traduits en micro-objectifs locaux adaptés aux champs des préoccupations des salariés, eux-mêmes enfermés dans un espace social et technique restreint […]. [Ils] constituent les pratiques correspondant à l’idéologie de la globalisation et à ses exigences compétitives, voire à celles de ses actionnaires (12). » En raison de cette intériorisation, l’employeur a moins besoin de contrôle disciplinaire, avec contremaître en garde-chiourme, puisque « le flic est dans le flux (13) ». Cet auto-contrôle généralisé, qui culpabilise le salarié et l’enchaîne aux performances de l’entreprise, apparaît bel et bien comme un « système diabolique de domination autoadministré, qui dépasse de très loin les performances disciplinaires qu’on pouvait obtenir par les moyens conventionnels de contrôle jadis (14). » Une transparence totale est exigée du salarié — comme en témoignent par exemple l’obligation de laisser la porte de son bureau ouverte, le remplacement des murs par des cloisons vitrées ou le travail « en plateau », quand tous les salariés sont regroupés sur un même espace sans séparation. Cette répartition spatiale doit faciliter le contrôle mutuel des salariés et aiguiser, avec cette mise en surveillance, leur mise en concurrence.

Individualisation, performance et évaluation : la casse des métiers et de la solidarité ouvrière

L’atomisation : un combat patronal acharné contre la lutte de classe

Ces méthodes de management prennent socle sur l’individualisation croissante, qui fait des ravages chez les salariés, engendrant de nouvelles pathologies liées au stress et à l’isolement. L’individualisation de la relation salariale passe notamment par la variabilité des rémunérations : « L’employeur ne rémunère plus le poste, ou, pour être plus précis, il ne rémunère plus de la même façon tous les salariés occupant le même poste : il rémunère chaque individu selon la manière dont il tient le poste (15). » C’est donc l’équivalent d’un retour déguisé au salaire aux pièces, que Marx qualifiait déjà comme « la forme de salaire qui correspond le mieux au mode de production capitaliste (16) », car elle maximise l’intensité du travail et exerce une pression à la baisse sur le niveau moyen de salaires. En effet, elle entraîne « de grandes différences quant aux revenus réels selon les différences d’habileté, de force, d’énergie, de résistance, etc., des travailleurs pris individuellement. (…) Le champ d’action plus vaste que le salaire aux pièces offre au jeu de l’individualité tend à développer d’une part l’individualité, et par là le sentiment de liberté, l’autonomie et le contrôle de soi chez le travailleur, et, d’autre part, la concurrence des travailleurs les uns avec les autres et les uns contre les autres. Le salaire aux pièces, tout en élevant certains salaires individuels au-dessus du niveau moyen, comporte donc une tendance à faire baisser ce niveau lui-même (17). »

De fait, selon le psychiatre et psychanalyste Christophe Dejours, spécialiste de psychopathologie du travail, les espaces de rencontre et de camaraderie ont été réduits à l’intérieur des entreprises. Les nouveaux managers entendent éradiquer toute culture ouvrière, toute solidarité entre salariés. Dans ce cadre, le collègue devient un rival, parfois un adversaire — certaines formations d’entreprise incitent à développer un esprit d’agressivité à l’égard de l’autre : c’est la culture et le vocabulaire belliqueux propres à la « guerre économique » dont les salariés doivent être les « petits soldats ». Dans le documentaire J’ai (très) mal au travail, un représentant du MEDEF, très sûr de lui et de sa rhétorique managériale, affirme tranquillement : « Avant, pour se confronter aux autres, on avait la guerre. Aujourd’hui on a l’entreprise. C’est peut-être pas si mal. » En particulier, « apprendre aux gens à éliminer leur coéquipier, ça ne peut pas donner des syndicalistes (18) ». Il s’agit bien de faire voler en éclats toute forme d’entraide entre travailleurs et, en dernier ressort, de réfréner la lutte de classe.

Évaluation et concurrence généralisée entre salariés

Y concourt également l’évaluation incessante, qui aggrave la concurrence généralisée et contribue à l’atomisation sur le lieu de travail. L’évaluation tous azimuts tend en outre à remettre en cause les métiers et les savoir-faire professionnels au profit d’autres critères, regroupés sous le terme de « compétence » : conformité à la norme « maison », disponibilité, coopération, esprit d’initiative, engagement au service de l’entreprise… L’évaluation devenue norme absolue débouche sur un système de sanctions qui doit être accepté et intériorisé par le salarié ; d’où les feuilles de chiffres, la quantification de la « performance », les grilles de résultats. Toute défaillance est interprétée comme « manque de compétence, manque de sens des responsabilités ou manque d’engagement (19) » et par là même comme un échec individuel. Il faut en permanence atteindre des objectifs ; ne pas y parvenir peut conduire à la hantise de la relégation et à une forte déstabilisation psychologique. « Le stress est d’autant plus fort que les agents ont conscience au fond d’eux-mêmes qu’ils n’arriveront pas à atteindre les objectifs fixés. […] Chaque fois qu’un salarié est confronté dans l’urgence à des tâches pour lesquelles il n’est pas suffisamment préparé ou doté de moyens conséquents, chaque fois qu’il ne peut obtenir l’aide de ses collègues ou supérieurs et qu’il n’est pas reconnu dans sa fonction, il risque de connaître des troubles de santé d’ordre psychosomatique (20). »

Pathologies physiques et psychiques : souffrance, maladies et accidents de travail

Accroissement des maux psychiques, persistance des maux physiques

Individualisation, évaluation permanente, course à la performance, tendance à la disparition des solidarités peuvent conduire à une extrême fragilisation des travailleurs, à un sentiment de solitude et de carence identitaire. On estime que, chez les salariés, 34 % des femmes et 20 % des hommes souffrent d’un excès de stress ou « surstress » représentant un facteur de risque (21). De plus, deux millions de salariés en France souffrent de maltraitance et de harcèlement moral au travail. Dès lors, les pathologies psychiques accompagnent le travailleur au quotidien, affectant aussi son entourage : « Les études cliniques montrent que la vie hors travail est pour une bonne part colonisée par les exigences psychiques qu’implique la participation à des stratégies défensives contre la souffrance au travail (22). » Les répercussions, d’un point de vue psychopathologique, peuvent toucher jusqu’aux enfants des salariés concernés : « En particulier, la perte des espoirs des parents quant à l’accomplissement de soi par le travail et quant à la puissance émancipatrice du travail se traduit presque immédiatement par des difficultés cognitives ou des troubles du comportement de l’enfant à l’école (23). » Dans ces conditions, on assiste à un cumul de contraintes pour les salariés : « Les salariés qui enduraient seulement des contraintes mentales (pression du client, tensions, etc.) voient s’ajouter des contraintes physiques. Inversement, les contraintes mentales touchent désormais les professions auparavant soumises uniquement à des contraintes physiques (24). »

Car il ne faut pas croire au mythe de la modernisation qui aurait rendu le travail « immatériel ». Les pénibilités physiques sont toujours extrêmement présentes et fréquentes. En France, 39 % des salariés déclarent porter ou déplacer des charges lourdes ; 34 % assurent « rester longtemps dans une posture pénible » ; 15 % disent subir des vibrations ou des secousses — ils n’étaient que 8 % en 1984 (25). Évidemment, les ouvriers sont à cet égard les premiers concernés : 64 % déclarent porter ou déplacer des charges lourdes (contre 30 % chez les non-ouvriers) ; 52 % travaillent dans la saleté (contre 18 %) ; 64 % disent respirer des fumées ou des poussières (contre 21 %) ; 48 % sont en contact avec des produits dangereux (contre 21 %) ; 51 % affirment ne pas pouvoir quitter leur travail des yeux (contre 27 %) ; 35 % déclarent devoir faire attention à des signaux visuels ou sonores brefs, imprévisibles ou difficiles à détecter (contre 15 %) (26).

L’usure des corps par le travail reste donc un fléau. Ainsi, dans l’industrie chimique, des travailleurs ont-ils « les doigts tellement usés qu’on peut voir la chair à vif (27). » Dans le secteur du bâtiment, il n’est pas rare qu’ouvriers et techniciens travaillent 60 à 64 heures par semaine au moment des gros chantiers. « Évidemment, de telles durées sont inhumaines, les hommes deviennent des zombies […] ils ont 40 ans et en paraissent 60. On a vu [sur le chantier de construction du tunnel sous la Manche] un conducteur de travaux de 56 ans passer sa sixième nuit consécutive de 12 heures au fond du trou. Il était complètement usé, mais ne voulait pas se plaindre. “Ne dites rien, monsieur l’inspecteur, c’est mon dernier chantier, sinon ils vont me virer (28).” »

Le scandale des maladies professionnelles que l’on pourrait empêcher

À cette pénibilité physique du travail s’ajoutent les maladies professionnelles, que les capitalistes tentent de camoufler ou qu’ils ne font rien pour empêcher. 13 % des salariés sont exposés à au moins une substance cancérogène et, chaque année, plusieurs milliers de cancers sont attribuables à des cancers d’origine professionnelle (29). On estime que 100 000 personnes ont été victimes de l’amiante et l’on prévoit encore 3 000 décès par an d’ici 2025. Or, « dès 1906, un rapport soulignait la forte mortalité des ouvriers des usines de tissage et de filage de l’amiante. En 1945, un tableau des maladies professionnelles liées à l’amiante est établi. En 1971, une réunion se tient à Londres, où des “patrons de l’amiante” prennent connaissance des études scientifiques prouvant sa nocivité. En 1978, le Parlement européen souligne le caractère cancérigène de l’amiante. En 1982, le patronat décide de créer le Comité Permanent Amiante (CPA), où siègent aussi les syndicats. En 1986, les États-Unis demandent l’interdiction de l’amiante. S’appuyant sur un rapport du CPA, la France refuse. En 1991, l’Allemagne demande son interdiction en Europe, mais le CPA et le lobby minier canadien font pression pour qu’il n’en soit rien (la France est alors le 1er importateur d’amiante). Il faudra attendre 1997 pour que soit enfin interdit l’usage de l’amiante, soit 91 ans après le premier rapport scientifique (30). » Pour autant, les patrons n’ont rien appris de ce drame. Ils remplacent désormais l’amiante par des fibres céramiques réfractaires (FCR) tout aussi dangereuses pour la santé : elles provoquent les mêmes maladies que l’amiante (épaississement de la plèvre, lésions pleurales, cancers…). Bien que l’État soit régulièrement informé des risques encourus et de la haute toxicité de ces fibres, elles ne sont toujours pas interdites.

De même, lors de l’épidémie de légionellose (31), à l’hiver 2004, qui a tué 13 personnes, l’usine Noroxo à l’origine de l’infection s’était refusée à pratiquer des analyses après la découverte des premiers cas ; malgré la contamination, le site de l’usine n’a pas été fermé un seul jour. Dans les secteurs industriels où les risques liés aux produits toxiques sont importants pour les salariés, des règlements existent qui sont censés les protéger ou, tout au moins, leur permettre de se soigner. Mais le recours au travail précaire et à l’intérim permet aux patrons de contourner ces règlements. Ainsi, dans certaines entreprises exposant au saturnisme, si un arrêt de travail est prévu en cas de détection de quantité trop importante de plomb dans le sang, il s’agit pour les intérimaires d’un arrêt définitif : « La boîte d’intérim ne renouve[le] pas la mission, pour ne pas avoir à payer le congé obligatoire (32). »

Accidents du travail et subterfuges du patronat

Même type de méthodes au niveau de la sécurité censée protéger les salariés des accidents du travail. Pour augmenter les cadences dans certaines usines, l’encadrement peut aller jusqu’à couper les sécurités des machines, qui parfois retardent passagèrement la production. Les accidents du travail tuent chaque année deux millions de personnes dans le monde. On dénombre en France environ 760 000 accidents du travail par an (33) ; deux personnes en meurent chaque jour. Et l’on estime qu’au rythme actuel un salarié sur dix environ sera victime d’une forme d’invalidité avant d’atteindre sa retraite à cause des accidents du travail (34).

Encore ces chiffres sont-ils sans doute bien inférieurs à la réalité. En effet, la sous-évaluation des maladies professionnelles et des accidents du travail est forte, en raison de la sous-déclaration. Par exemple, alors qu’il y a 2 500 décès par an dus à des asthmes d’origine professionnelle, 50 % ne seraient pas déclarés (35). L’angoisse de perdre son travail y est évidemment pour beaucoup. Des études indiquent qu’en Île-de-France, 54 % des salariés ayant déclaré un asthme professionnel ont perdu leur emploi dans un délai de deux à trois ans (dont 40 % par licenciement pour « inaptitude ») (36). De fortes pressions sont exercées sur les salariés pour que, en cas d’incident, ils ne se rendent pas à l’infirmerie et qu’en cas d’accident, ils ne le déclarent pas. Par exemple, à EDF, la « méthode zéro accident » consiste notamment à verser des primes aux chefs d’unité pour qu’ils remplissent cet objectif et ainsi exercent une pression considérable auprès des salariés pour dissimuler les accidents du travail (37). Le témoignage de cet ouvrier cariste dans une usine métallurgique illustre parfaitement les procédés mis en œuvre : « Quand quelqu’un est malade, la maîtrise téléphone pour prendre des “nouvelles”. Au passage, évidemment, le chef rappelle que ça coûte cher à l’entreprise. Ensuite, s’il y a arrêt de travail, le chef “suggère” de ne pas envoyer l’arrêt à la caisse de Sécurité sociale : “Tu peux rester chez toi deux ou trois jours, puis on essaiera de te reclasser.” Cette pression contre des absences pourtant justifiées existe aussi pour les arrêts maladie, mais elle est systématique en cas d’accident du travail. Au retour, on est convoqué pour établir “l’arbre des causes” et la hiérarchie essaie souvent de nous culpabiliser en invoquant un éventuel non-respect des règles de sécurité. Cela marche, parce que la maîtrise a évidemment beaucoup de moyens de pression : pas d’augmentations individuelles, refus d’arrangement pour les vacances, travaux les plus durs pour les récalcitrants… Il y a beaucoup de jeunes intérimaires dans l’atelier, et pour eux les pressions sont encore plus fortes. Le moindre retard, le moindre accident, peut faire que le jeune soit renvoyé (38). »

À l’aube du XXe siècle, la soi-disant « modernité » n’a rien apporté de bon aux travailleurs, toujours soumis au joug du patronat et à ses exigences de profits. L’objectif capitaliste de baisse du coût du travail se poursuit sous des formes prétendument « modernisées », mais en réalité perverses, dont les effets sont délétères pour la santé physique et psychique des salariés. La dégradation des conditions de travail, l’intensification et l’augmentation de la charge de travail, les nouvelles pathologies qui en sont la conséquence, sont reconnues par tous les spécialistes. Les changements intervenus dans les modes de production n’ont pas amélioré le sort des salariés mais, tout au contraire, produit des maux nouveaux. Et l’angoisse de perdre son travail, une situation de chômage de masse et de précarité galopante aggravent encore ces fléaux sociaux.

C’est pourquoi ce qu’écrivait Engels à ce sujet reste pleinement d’actualité : « Le travailleur n’a que cette alternative : se soumettre à son sort, devenir un “bon ouvrier”, servir “fidèlement” les intérêts de la bourgeoisie — et dans ce cas, il tombe à coup sûr au rang de la bête — ou bien alors résister, lutter tant qu’il le peut pour sa dignité d’homme, et cela n’est possible qu’en luttant contre la bourgeoisie (39). »


1) Le Monde, supplément Économie, 4 décembre 2007.

2) Chiffres de 2006, cités ibidem.

3) En l’espace de dix ans, de 1990 à 2000, le trouble musculo-squelettique le plus répandu, le syndrome du tunnel carpien qui affecte un nerf du poignet, a vu le nombre de ses cas multiplié par treize ! (Philippe Askenazy, Les désordres du travail. Enquête sur le nouveau productivisme, Paris, Le Seuil, 2004, p. 26). Ces affections sont douloureuses et parfois invalidantes, nécessitant une opération chirurgicale.

4) Documentaire de Jean-Michel Carré, 2007.

5) Paul Ariès dans J’ai (très) mal au travail.

6) Philippe Askenazy, Les désordres du travail, op. cit., p. 12-13.

7) Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, Paris, La Découverte, 2007, p. 79. Par exemple, les emplois du temps des caissiers et caissières de supermarché changent chaque jour, les directions des grandes surfaces voulant ajuster leurs effectifs à la fluctuation de la clientèle. « L’autorisation de se rendre aux toilettes est elle-même subordonnée à l’affluence dans le magasin. » (idem).

8) Paul Ariès, Harcèlement au travail ou nouveau management, Villeurbanne, Éditions Golias, 2002, p. 72.

9) Cité ibidem, p. 52-53.

10) Albert Durieux, Stéphène Jourdain, L’entreprise barbare, Paris, Albin Michel, 1999, p. 137.

11) Paul Ariès, Harcèlement au travail ou nouveau management, op. cit., p. 82.

12) Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible. Travailler aujourd’hui : flux tendu et servitude volontaire, Paris, Le Seuil, 2004, p. 77.

13) Idem, p. 79.

14) Christophe Dejours, Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale, Paris, Le Seuil, 1998, p. 63.

15) Jean-Pierre Durand, La chaîne invisible, op. cit., p. 114.

16) Le Capital, Livre I, trad. de J.-P. Lefebvre et al., rééd. PUF, 1993, p. 623.

17) Idem, p. 621-622.

18) Témoignage d’un syndicaliste dans J’ai (très) mal au travail.

19) Jacques De Bandt, Christophe Dejours, Claude Dubar, La France malade du travail, Paris, Bayard, 1995, p. 185.

20) Serge Paugam, Le salarié de la précarité. Les nouvelles formes de l’intégration professionnelle, Paris, PUF, 2000, p. 220.

21) Enquête menée auprès de 11 852 salariés par l’Institut français de l’anxiété et du stress, citée in Gérard Filoche, Carnets d’un inspecteur du travail, Paris, Ramsay, 2004, p. 233.

22) Jacques De Bandt, Christophe Dejours, Claude Dubar, La France malade du travail, op. cit., p. 175.

23) Idem, p. 176.

24) Philippe Askenazy, Les désordres du travail, op. cit., p. 42.

25) Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, op. cit., p. 24.

26) Idem, p. 41.

27) Témoignage dans Arlette Laguiller, Paroles de prolétaires. Réponses des travailleurs eux-mêmes à ceux qui prétendent que la classe ouvrière n’existe plus, Paris, Plon, 1999, p. 136.

28) Gérard Filoche, Carnets d’un inspecteur du travail, op. cit.,, p. 59.

29) Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, op. cit., p. 20-21.

30) Sylvain Roch dans La Riposte, 14 janvier 2008.

31) Pneumopathie liée à une bactérie en milieu hydrique, la légionelle.

32) Témoignage dans Paroles de prolétaires, op. cit., p. 129.

33) Chiffres de 2005.

34) Michel Gollac, Serge Volkoff, Les conditions de travail, op. cit., p. 4.

35) Gérard Filoche, Carnets d’un inspecteur du travail, op. cit., p. 217.

36) Idem, p. 217.

37) Témoignage dans Paroles de prolétaire, op. cit., p. 147.

38) Idem, p. 148.

39) Friedrich Engels, La situation de la classe laborieuse en Angleterre (1845), Paris, Éditions sociales, 1975.