Article du CRI des Travailleurs n°33

Tibet : les émeutes du printemps n’auront pas perturbé les Jeux olympiques capitaliste

Finies les jérémiades sur l’oppression du peuple tibétain et le non-respect des droits de l’homme, place au sport-business. Les JO sont une chose bien plus sérieuse que le moment de paix et de communion dans le sport qu’on aime à nous présenter ; ils auront encore une fois permis au pays organisateur, la Chine en l’occurrence, de montrer son savoir-faire, et aux sponsors de rentabiliser les énormes sommes englouties par la conquête de nouveaux marchés (1). N’en déplaise à ceux, idéalistes dans le meilleur des cas, voire manipulateurs idéologiques, qui voyaient là une occasion de faire avancer « la cause des droits de l’homme » en Chine ou plus particulièrement au Tibet.

Retour sur les émeutes du printemps 2008

Les premiers événements datent du 10 mars : pour célébrer l’anniversaire de la révolte tibétaine de 1959 contre la présence chinoise, quelques centaines de moines manifestent dans les rues de la capitale Lhassa, réclamant également la libération de moines emprisonnés lors d’une précédente manifestation en 2007. Ils sont bloqués par la police et, alors qu’ils sont rejoints dans la soirée par des étudiants, quelques arrestations interviennent.

Les jours qui suivent, les manifestations s’amplifient dans Lhassa, pour réclamer la libération des prisonniers. Elles ne touchent plus seulement les moines, mais aussi des Tibétains ordinaires. Une forte présence policière est destinée à empêcher les manifestations ; les autorités chinoises veulent éviter de revivre les événements de 1989, où de premières émeutes au Tibet s’étaient propagées dans l’ensemble du pays, jusqu’à l’écrasement des manifestants de la place Tiananmen.

Le paroxysme est atteint le 14 mars. Après de premières confrontations entre la police et les manifestants, une foule grandissante se déverse dans les rues commerçantes de Lhassa et détruit par le feu les magasins tenus par les non-Tibétains, tandis que les affrontement avec la police militaire, fortement mobilisée, continuent.

Le bilan de cette journée varie évidemment selon les sources. Le gouvernement chinois insiste sur la mort d’un policier et de 18 civils, Chinois et Tibétains, brûlés vifs dans leur magasin, ainsi que sur un bilan matériel touchant cinq hôpitaux, sept écoles, 120 résidences brûlées et 908 boutiques pillées. Les sources provenant du dalaï-lama et du « gouvernement tibétain en exil » font état au contraire d’un répression meurtrière de la part de la police chinoise, qui aurait tiré sur la foule, faisant une centaine de morts chez les manifestants. Ces affirmations contredisent toutefois les témoignages des quelques journalistes occidentaux présents, selon lesquels les forces de police, certes nombreuses, n’auraient pas fait usage de leurs armes — ils réfutent en particulier la qualification de bain de sang, contrairement à ce qui s’était passé en 1989.

Dans les jours suivants, des manifestations se sont poursuivies, en particulier autour des monastères extérieurs à Lhassa, y compris dans les zones de peuplement tibétain voisines de la « région autonome du Tibet », avec pour mots d’ordre la libération des prisonniers, la liberté du Tibet et le retour du dalaï-lama.

À partir de la fermeture de la région aux journalistes étrangers le 20 mars, et jusqu’à fin juin, il devient encore plus difficile d’espérer des informations fiables sur les événements. Les sources concordent toutefois pour décrire une reprise en main par le gouvernement central ; les sources officielles chinoises décrivent « une lutte intense de sang et de feu contre la clique du dalaï-lama, une lutte à mort », et appellent à l’unité nationale, avec le lancement d’une campagne idéologique visant à « unifier la pensée, assurer la cohésion des dirigeants et des masses, accentuer la lutte contre le séparatisme et répondre aux complots séparatistes du dalaï-lama ». Concrètement, une vague d’arrestations a lieu (près d’un millier de personnes selon les sources officielles), avec l’instauration d’une liste de meneurs recherchés, l’appel à la reddition des manifestants et des séances de dénonciation collective ; le bilan s’élève fin juin à 42 personnes condamnées, avec des peines allant jusqu’à la perpétuité. Les sources proches du dalaï-lama évoquent une vague d’arrestations arbitraires de milliers de personnes, ayant provoqué de nouvelles morts ; les témoignages faisant état de cas de tortures et d’aveux arrachés sous la contrainte ne sont pas incompatibles avec les pratiques du régime totalitaire chinois.

Les causes de ces émeutes

Du côté du gouvernement chinois comme du dalaï-lama et de ses alliés impérialistes, on s’accorde pour expliquer ces émeutes par des manipulations du camp adverse.

Ainsi, soucieux de préserver l’image de non-violence des moines bouddhistes tibétains cultivée auprès du public occidental, un représentant du « gouvernement tibétain en exil », Dawa Tsering, affirme que « les Tibétains ont été non violents de bout en bout », les morts accidentels chinois étant même responsables de leur sort : « Lorsque les Tibétains mettent le feu aux bâtiments, les Chinois hans restent cachés au lieu de s’échapper, si bien que ces Chinois hans sont accidentellement brûlés vifs. » Les affrontements lors des manifestations ne seraient que des provocations de la police chinoise ; pour preuve, des photos montrent des policiers chinois se déguisant en moines bouddhistes dans le but de déclencher des violences et de justifier une intervention. Mais ces « preuves », largement reprises, se sont révélées être des faux, provenant en fait du tournage d’un film de fiction...

Le régime chinois lui aussi profite de ces événements pour poursuivre sa lutte idéologique contre « la clique du dalaï-lama ». Il l’accuse ainsi d’avoir soigneusement planifié le déclenchement des émeutes, avant d’envoyer ses instructions par Internet (ce qui justifie au passage la censure de celui-ci), expliquant ainsi le déclenchement simultané des émeutes dans plusieurs lieux, avec des slogans similaires (alors que c’est bien plus une propagation du soulèvement qui a pu être observée). La police locale à Lhassa présente même un suspect ayant avoué « sa participation dans l’organisation, la planification et la mise en œuvre des émeutes du 14 mars à Lhassa, inspirées par un officiel de la clique du dalaï-lama » ; on sait ce que peuvent valoir de tels aveux.

S’il est vrai que ces émeutes ont débuté avec les manifestations des moines bouddhistes, et si aucun partisan des travailleurs et des paysans tibétains ne peut reprendre à son compte la revendication du retour de la théocratie du dalaï-lama, le caractère massif des émeutes est le signe d’une colère des Tibétains qui dépasse de loin les monastères. Le régime chinois essaie pourtant de dépeindre une situation où il aurait apporté le progrès économique et une amélioration du niveau de vie, citant par exemple la construction d’une ligne de chemin de fer Pékin-Lhassa pour désenclaver la région, la croissance annuelle de 12 % environ, une hausse de l’espérance de vie (2). Mais avec de semblables arguments, on pourrait tout aussi bien suivre les positions de ceux qui en France défendent le prétendu rôle positif de la colonisation en Afrique.

Le Tibet, outre sa position géostratégique ouvrant sur la Chine, l’Inde et l’Asie centrale, offre de précieuses ressources, tant minières (or, cuivre, plomb) qu’hydrauliques. C’est aussi une destination touristique prisée par des Occidentaux en quête de zénitude bouddhique. L’exploitation de ces ressources nécessite des infrastructures et fait gonfler les chiffres du PIB d’une région qui reste arriérée économiquement, avec pour activité principale l’élevage. Mais pas plus que dans le reste de la Chine, dite « communiste », ce développement économique ne profite à l’ensemble de la population. Ainsi les éleveurs tibétains expropriés de leur terre (la version du progrès économique selon le pouvoir chinois) n’ont-ils d’autres choix que d’affluer vers les villes où, sans qualification, ils ne peuvent espérer que des salaires de misère, voire sont réduits à la mendicité. Cette différenciation sociale au Tibet se double d’une différenciation ethnique. À part une mince élite tibétaine, la majorité des 2,5 millions de Tibétains est mise à l’écart et voit les Chinois hans occuper les principaux postes dans l’administration et le commerce, et profiter de la manne d’argent investi par le gouvernement central dans la région. Les emplois publics, par exemple, qui nécessitent l’usage du chinois, ne sont pas accessibles à ceux qui, faute d’études secondaires, ne connaissent que le tibétain. Alors qu’un million de Tibétains vivent sous le seuil de pauvreté, les émeutes du printemps, que certains tendent à décrire comme des pogromes à caractère ethnique, sont avant tout l’expression de la colère légitime des laissés-pour-compte envers les couches aisées.

L’hypocrisie des condamnations occidentales

Le concert de protestations, au besoin édulcorées par souci diplomatique, que l’on a entendu de la part des principaux dirigeants impérialistes occidentaux, n’avait évidemment que peu à voir avec la situation des Tibétains. La lutte pour cette région himalayenne est aussi vieille que l’impérialisme, avec une opposition entre la Russie et la Grande-Bretagne dès la fin du XIXe siècle. Avec la révolution « communiste » chinoise, le Tibet devient un enjeu dans la guerre froide, la CIA finançant dès le début une guérilla tibétaine contre la présence chinoise, puis soutenant le dalaï-lama exilé en Inde à partir de 1959, après que le régime de Mao Zedong eut décidé de s’en prendre aux privilèges féodaux des moines bouddhistes.

Depuis, la « question tibétaine » et le dalaï-lama restent une carte décisive pour les impérialistes, et en premier lieu les États-Unis, dans leurs relations avec la Chine. Avec l’ouverture massive du pays aux capitalistes étrangers, ces relations ont évolué, et il n’est plus question, pour le moment, d’opposition frontale avec un pays qui occupe dans la division capitaliste du travail la place d’atelier du monde, ainsi qu’un marché potentiel énorme.

Les réactions officielles ont ainsi été mesurées de la part des dirigeants impérialistes. Personne n’a prétendu interdire au régime chinois de réprimer les manifestations, mais on l’a seulement invité à y mettre les formes : Condoleeza Rice a demandé par exemple de « pratiquer la modération avec les manifestants », l’UE en a appelé à la retenue et Sarkozy « au sens de la responsabilité des dirigeants chinois » (3). L’idée d’un boycott des JO, puis seulement de la cérémonie d’ouverture, un temps évoquée par quelques voix isolées, n’a jamais vraiment été prise au sérieux : cela aurait été une hérésie tant du point de vue diplomatique que du point de vue économique, avec les retombées espérées pour les entreprises occidentales présentes à cette occasion. De plus, jamais la préoccupation feinte des dirigeants impérialistes n’a débordé les frontières du Tibet, et pour cause : la répression quotidienne des travailleurs surexploités en Chine a une ampleur bien plus grande que quelques jours de manifestations, mais c’est une condition nécessaire pour un coût du travail minime, et il ne s’agirait pas de contrarier les intérêts des entreprises occidentales qui peuvent en profiter, voire qui sont complices de cette répression.

Mais cela ne signifie pas que les puissances impérialistes renoncent à utiliser la colère des Tibétains dans leur propre intérêt ; on ne peut pas exclure non plus que certaines aient été des soutiens actifs au déclenchement de ces émeutes. Si l’affrontement avec la Chine n’est pas d’actualité, il est à terme incontournable au niveau économique et politique, voire militaire. L’œuvre de formatage idéologique de la part des voix non-officielles de l’impérialisme est pour cela nécessaire. En France par exemple, Robert Ménard, porte-parole de Reporters sans Frontières, association financée indirectement par la CIA, a été omniprésent dans les médias pour réclamer la liberté du Tibet et le boycott des JO, allant jusqu’à critiquer le gouvernement français pour sa mollesse vis-à-vis des sanguinaires Chinois. Les journalistes sont comme toujours une arme de choix dans la guerre idéologique, tel ce journaliste vedette de CNN déplorant : « Et nous avons toujours une dette commerciale de cent milliards de dollars envers eux, en continuant à importer leurs saloperies couvertes de plomb. »

Les déclarations et revendications du dalaï-lama reflètent assez fidèlement les intérêts des forces impérialistes qui le soutiennent. Ainsi, en ce qui concerne les JO, il s’est prononcé depuis le début contre tout boycott. Plus fondamentalement, et même si on pourrait y déceler une précaution de langage, il a réaffirmé le principe de la non-violence, faisant planer la menace de renoncer à son rôle de porte-parole autoproclamé du peuple tibétain si une majorité de celui-ci choisissait la voie de la violence dans sa lutte pour la liberté. C’est certes une opération de communication destinée à renforcer une image manichéenne de la situation, avec les paisibles moines bouddhistes contre les cruels tortionnaires chinois, mais c’est aussi le reflet de la peur que la situation lui échappe, si les masses tibétaines s’emparaient de cette cause avec leurs propres méthodes, sans considération pour la diplomatie du dalaï-lama, qui n’a apporté aucune solution. Ainsi, au sein de la communauté tibétaine en exil, une frange minoritaire se démarque-t-elle en revendiquant l’indépendance totale du Tibet, alors que la position du dalaï-lama est beaucoup plus conciliante : il préconise le dialogue avec le gouvernement chinois (des discussions ont d’ailleurs déjà eu lieu depuis les émeutes de mars) et ne revendique plus que l’autonomie, insistant avant tout sur le respect de la culture tibétaine.

Or c’est ce type de solution qui conviendrait aux impérialistes occidentaux : introduire un allié sûr dans la région, tout en laissant le gouvernement central mener sa politique d’exploitation et de répression des travailleurs — la rétrocession de Hong-Kong à la Chine a montré que ces deux aspects étaient parfaitement conciliables. Les classes pauvres du Tibet ont quant à elles à affronter, en plus de ses exploiteurs capitalistes, la couche théocratique parasitaire des moines bouddhistes.

L’autodétermination des Tibétains ne pourra pas s’exprimer sous la direction du dalaï-lama

La constitution théocratique prônée par le dalaï-lama, qui lui confère le droit de décision ultime sur toute question, en tant que détenteur infaillible du pouvoir spirituel et temporel, comme la régénération du rôle traditionnel des moines, classe oisive haïe et crainte de ceux qui vivent sous sa domination, ne sont bien évidemment pas les réponses qu’attendent les masses tibétaines. Leurs revendications d’émancipation vis-à-vis du gouvernement de Pékin qui les opprime sont autant sociales que nationales. Il serait donc illusoire de croire que leur droit à l’autodétermination puisse s’exprimer sans que les masses elles-mêmes le fassent valoir, par de simples tractations entre le clergé bouddhiste et le pouvoir chinois, sous la bienveillance des puissances impérialistes.

Ce chemin sera bien sûr long et difficile. Il suppose que les travailleurs et paysans tibétains se forgent leurs propres organisations indépendantes, ce qu’interdit le régime totalitaire chinois. Le soutien dans ce combat ne proviendra pas du prétendu « gouvernement tibétain en exil », mais de la classe ouvrière chinoise, qui affronte le même ennemi, avec les mêmes entraves. La possibilité pour les différents peuples de Chine de vivre en harmonie, dans le respect de la culture de chacun, est impossible sous cette exploitation capitaliste qui usurpe le vocabulaire communiste. Elle passe par la lutte commune des travailleurs tibétains et de ceux du reste de la Chine pour renverser ce régime, pour construire le véritable socialisme au moyen d’une République des conseils ouvriers et paysans exerçant eux-mêmes le pouvoir politique et économique.


1) Cf. Le CRI des travailleurs nº 14 (sept.-oct. 2004) pour une analyse du phénomène des JO dans le sport capitaliste.

2) Ces arguments sont aussi repris par ceux qui, voulant rompre à juste titre avec la belle unanimité montrée dans les pays impérialistes autour du dalaï-lama, en arrivent à condamner l’ingratitude des Tibétains envers leurs bienfaiteurs chinois – voir l’exemple du socialiste Mélenchon.

3) On a d’ailleurs pu observer en France un partage des tâches entre, d’un côté, le gouvernement qui, en tant que voix officielle de la France, a tout fait pour préserver son « partenariat stratégique et global » avec le gouvernement chinois, et de l’autre, « l’opposition socialiste » qui ne trouvait pas de mots assez durs pour condamner la dictature chinoise et célébrait « sa sainteté le dalaï-lama ».