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Le CRI des Travailleurs n°17     << Article précédent | Article suivant >>

Charité, « humanitaire » et « O.N.G. » :
des piliers décisifs pour le capitalisme


Auteur(s) :Laura Fonteyn
Date :15 mars 2005
Mot(s)-clé(s) :société
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L’hiver est toujours le moment d’une sorte de grande prise de conscience nationale. À l’occasion du décès d’un sans-abri, mort de froid, les médias paraissent soudain s’apercevoir d’un phénomène de société : il y a, même dans un pays riche comme la France, de la misère, une misère visible au coin de chaque rue avec des « sans domicile fixe » dormant dans le froid glacial. C’est l’heure aussi où les organisations humanitaires font les principaux titres des journaux de tous ordres. On nous parle donc du Samu social et des centres d’hébergement. On nous dit d’appeler le 115 (sachant qu’en fait ce fameux « 115 » est très difficilement accessible pour quiconque souhaite appeler à l’aide après avoir rencontré, dans la rue, une personne en détresse). On « omet » de dire que dans ces centres d’hébergement, les sans-abri sont littéralement jetés dehors à six heures ou six heures trente du matin.

Le début de cette année ayant été marqué par la catastrophe du tsunami en Asie, la mobilisation humanitaire internationale a dominé un temps l’actualité médiatique, supplantant pour un moment l’humanitaire franco-français. Plus ponctuellement, presse et télévision nous parlent de la faim dans le monde et concluent par la sempiternelle formule : « Envoyez vos dons ». De temps à autre, une brève dans un journal rend compte de la situation catastrophique réservée à une grande partie de l’humanité et en appelle à la charité publique.

C’est en militants communistes révolutionnaires que nous souhaitons nous pencher, dans cet article, sur « l’humanitaire » et les ONG (organisations dites « non gouvernementales »). C’est leur fonctionnement économique et leur rôle politique dans le cadre du système capitaliste que nous examinerons donc ici. Et dès lors, c’est aussi en militants communistes révolutionnaires que nous voulons prendre position. Il ne s’agit pas seulement de constater les effroyables drames qui ravagent la planète et qui sont présents aussi devant notre seuil. Ces maux — on l’a dit dans Le CRI des travailleurs n° 16 (dans l’article de Nina Pradier, « Le capitalisme tue encore bien plus que le tsunami ») — sont intrinsèques au système capitaliste dans lequel nous vivons. Marx écrivait ainsi, dans Le Capital, au sujet du paupérisme : « Sa production est comprise dans la surpopulation relative, sa nécessité dans la nécessité de celle-ci, il constitue avec elle une condition d’existence de la production capitaliste et du développement de la richesse. Il ressortit aux faux-frais de la production capitaliste » (1). Aussi faut-il expliquer que les organisations humanitaires sont, dans un tel cadre, les instruments de ce système.

En ce domaine, entre intention et action, il y a bien souvent un fossé. Nul ne niera que la plupart des personnes s’engageant dans les organisations humanitaires, par charité ou altruisme, souhaitent améliorer le sort de certaines populations, porter secours. C’est là le prolongement, sur les mêmes bases idéologiques ou sur d’autres, des « bonnes œuvres » religieuses. Cette approche assistancialiste est le plus souvent couplée à une vision des rapports sociaux prônant le consensus et l’harmonie. Cela tient en général à l’origine de classe des responsables des ONG. Dans les faits, ce type d’action conduit à reproduire les relations historiques de domination, à calmer les révoltes et à contourner toutes les formes de résistance, bref à stabiliser et consolider le système capitaliste.

Les ONG se présentent souvent comme une forme de contre-pouvoir. Leur appellation même tendrait à faire croire qu’elles sont indépendantes des gouvernements. Or, tout au contraire, il est absolument impossible de dissocier ONG, gouvernements et institutions internationales, tout comme il est impossible de distinguer ONG et logique de marché, compétitivité et rentabilité. Parce qu’elles constituent un frein à la lutte de classe et un pilier essentiel, aujourd’hui, du système capitaliste, les ONG en tant que telles doivent être dénoncées.

« ONG » : organisations « non gouvernementales » ?

Commençons par examiner le nom même dont se revêtent les ONG : celles-ci se prétendent « non gouvernementales ». Qu’en est-il dans les faits ? Les modalités de leur financement nous en disent long de ce point de vue. À l’échelle internationale, les financements publics représentent plus de la moitié de leur budget, contre un tiers à la fin des années 1980 et 1 % au début des années 1970 (2). Certaines organisations, dénommées GONGOS (Government organised NGOs) et GRINGOS (Governement regulated and initiated NGOs), dépendent à 100 % de financements étatiques. La première source de financement des ONG provient donc des gouvernements nationaux. La part de l’aide publique au développement que leur octroient les États membres de l’OCDE est passée de 12,9 millions de dollars en 1970 à un milliard de dollars en 1996 (3). En Europe, les fonds publics des États représentent plus de 40 % du budget des ONG, l’autofinancement n’étant réalisé que pour 15 % seulement. Encore faudrait-il ajouter à cela toutes les aides indirectes en provenance des États, en particulier les exonérations fiscales.

Les fonds proviennent également d’instances internationales, comme l’Union européenne ou la Banque mondiale. Ainsi le Bureau humanitaire de la Commission européenne (ECHO) est-il le premier donateur mondial de fonds consacrés à l’ « aide humanitaire » avec 25 % des allocations publiques annuelles. La Banque mondiale fait quant à elle participer de plus en plus d’ONG à ses programmes : en 1997, celles-ci contribuaient à plus de 80 % de ses projets agricoles et à 60 % de ses programmes de santé. Les ONG font ainsi, en quelque sorte, de la sous-traitance pour la Banque mondiale.

Mais il s’agit surtout, pour chaque État, de favoriser « ses » ONG, afin qu’elles attirent le plus possible de financements internationaux. Comme l’indique, pour la France, un rapport du Commissariat général au Plan consacré à cette question, un État doit tout faire pour être à la hauteur de la concurrence que se livrent les ONG afin de bénéficier des fonds des bailleurs internationaux : « Cette évolution s’inscrit dans un contexte mondial de renforcement des relations avec les ONG par les institutions multilatérales. Le système consultatif des Nations unies, la présence accrue des ONG dans le débat public autour des négociations multilatérales, la création d’un guichet européen pour les ONG, la capacité de nos partenaires européens à mobiliser les ONG nationales, autant pour influencer les débats et l’ordre du jour des grandes réunions internationales que pour faire bénéficier les acteurs nationaux privés des fonds publics multilatéraux, ont encouragé la France dans cette voie. » (4)

Le « fundraising », la chasse aux fonds, constitue donc pour les ONG un activité primordiale, car de ce financement-là dépend leur survie. Pour ne donner qu’un exemple, citons l’association Équilibre, active lors du démantèlement de la Yougoslavie à partir de 1991, qui a dû déposer le bilan lorsque le bailleur de fonds européen a réduit ses aides.

Où va l’argent ?

Depuis quelques années, la suspicion a été jetée sur les organisations humanitaires, suite aux scandales liés aux malversations financières (du type de l’association pour la recherche contre le cancer, l’ARC, en France) et à l’enrichissement personnel des dirigeants de ces organisations. Mais sur la question « Où va l’argent ? », ces scandales, s’ils doivent être bien sûr dénoncés, ne sont que la partie émergée de l’iceberg, la superficie d’un problème plus fondamental.

Car les ONG s’inscrivent pleinement dans une logique de rentabilité et de compétitivité. Elles adoptent une stratégie concurrentielle et font donc appel à des techniques de management, de publicité, de marketing. Cela passe par l’embauche, notamment, de cadres des services « ressources humaines » et des « sections communication ». Et c’est à les payer que les fonds des ONG sont utilisés en premier lieu. On peut en donner bien des illustrations. Graham Hancock, dans un livre consacré aux « nababs de la pauvreté », indiquait qu’en 1985, sur 6,9 millions de dollars de dons reçus par l’ONG Hunger Project en Grande-Bretagne et aux États-Unis, seuls 210 000 ont été effectivement apportés aux pays du tiers-monde, soit à peine 3 %. Le reste a été dépensé en salaires des employés occidentaux et frais de représentation, « services de communication », « publications », « gestion et frais divers » (5). Une étude récente menée dans le cas bolivien indique que pour 100 dollars dépensés dans les projets de développement social réalisés par les ONG sur place, environ 15 à 20 dollars arrivent aux bénéficiaires désignés : « La plus grande partie du reste est utilisée pour les coûts administratifs et les salaires des permanents. » (6)

Les salaires des principaux cadres des ONG demeurent difficiles à évaluer, en raison de l’opacité qui règne en ce domaine. Par exemple, seule la moitié des ONG françaises étudiées par l’Observatoire de l’action humanitaire publient leurs comptes et leurs rapports d’activité. « Autant les ONG britanniques et américaines assument et publient les hauts salaires de leurs dirigeants, constate le chercheur Marc-Antoine Pérouse de Montclos, autant les ONG françaises hésitent à suivre un mouvement qui gagne aussi le monde de l’entreprise. Au mieux, elles divulguent la moyenne des cinq ou dix plus hauts salaires d’une association, ce qui noie dans la masse les émoluments des deux postes généralement les mieux dotés, à savoir le responsable de la communication et le directeur des opérations. » (7) De fait, les salaires de certains cadres et dirigeants peuvent dépasser les 6 000 euros bruts mensuels (8). D’où la fameuse expression de « tiers-mondistes et deux tiers mondains »…

Cette situation a donné lieu à un petit scandale il y a quelques années, lorsque la présidente d’Action contre la faim (ACF), Sylvie Brunel, a démissionné de son poste. Elle voulait par là, d’une part, protester contre l’importance des rémunérations perçues par les cadres des grandes ONG ; d’autre part, dénoncer la « marchandisation » d’une association qui, tributaire des subventions publiques, « décide de l’ouverture ou de la fermeture de ses missions en fonction de leur rentabilité économique » (9).

Rentabilité du spectaculaire

Car la rentabilité est bien un critère de fonctionnement essentiel, adéquat à la logique capitaliste. Les économistes et gestionnaires le montrent : « Il semble raisonnable d’assimiler [les] donateurs à des clients — des consommateurs de charité en quelque sorte — et c’est ainsi que la recherche en marketing les envisage. » (10) D’où l’importance que revêt la « couverture » médiatique pour les ONG : il faut pouvoir travailler sous le regard des caméras et des objectifs des appareils photographiques si l’on veut attirer des fonds. Les ONG se livrent donc à une concurrence médiatique acharnée, et elles sont très peu nombreuses à rester sur le terrain lorsque les reporters sont partis : « “Etre sur la photo” est un impératif absolu pour qui vit de dons : cela signifie aux donateurs que l’on remplit le contrat, que l’on est bien là où l’on prétend être, et que l’on y travaille en leur nom. » (11) Ceci explique la concentration des ONG dans les endroits prisés par les médias.

Une telle course à la médiatisation, combinée à une logique compassionnelle pour que le téléspectateur envoie de l’argent, conduit parfois à de honteuses aberrations. En 1984, une chaîne de télévision française lance une « caravane de l’espoir » pour porter assistance au Sahel : mais ce qu’elle ne dit pas aux téléspectateurs, c’est qu’elle a dépensé autant d’argent pour rester en communication par satellite avec la France que pour le ravitaillement ; l’équipement médical a été détruit au cours du transport à cause de l’allure rapide maintenue pour les caméras : « Nous avons choisi la formule marathon pour tenir le public en haleine », explique alors l’organisateur (12). Jean-Christophe Rufin décrit pour sa part l’aéroport de Panama servant de lieu de transit à « l’aide » apportée au Nicaragua et placé sous les feux des projecteurs et des caméras de télévision : « Une noria d’avions déposait à longueur de journée des paquets de matériel de secours. Les entrepôts étaient saturés, mais les appareils ne pouvaient attendre, pressés d’en faire toujours plus. Les colis étaient donc déposés en plein air. La pluie continue de l’Équateur avait délavé les étiquettes écrites dans des encres solubles à l’eau. Illisibles, éventrées, des montagnes de dons jonchaient le sol. La compétition menait au gâchis. » (13)

Cela explique aussi que l’on privilégie certaines victimes plutôt que d’autres. Des considérations économiques, politiques et médiatiques s’entremêlent bien souvent pour faire « le tri » et déterminer quels pauvres, quels affamés, quels réfugiés auront droit à l’attention des médias et des « humanitaires ». Une fois encore, les spécialistes de la gestion l’indiquent : « Les interventions dont le coût unitaire anticipé est le plus faible sont privilégiées par les associations (…) La décision d’intervention d’une association est alors une fonction décroissante du coût unitaire de la victime à secourir. En situation de rationnement de l’offre globale, cette logique de portefeuille aboutit nécessairement à ce que les victimes les plus “chères” (coût unitaire élevé) ne seront jamais secourues » (14). Certains des plus hauts responsables des principales ONG en arrivent parfois à le reconnaître, comme Xavier Emmanuelli, fondateur de Médecins sans frontières, à propos de la situation en Irak après la première Guerre du Golfe : « Le monde entier s’est mis à parler des Kurdes, a fait en sorte de promouvoir le message “Sauvons les Kurdes”, sans jamais parler des souffrances du peuple irakien » (15). Et il avance une explication à cette vaste campagne : « En France, l’Institut kurde, proche des sphères de nos dirigeants actuels [l’auteur écrit en 1991], est le porte-parole officieux du Kurdistan. C’est sans doute autour de lui qu’a été réalisée l’affiche “Kurdes : peuple en voie de disparition”. Le politique, le technique, le médiatique… Il en a résulté une confusion totale où a été prononcé à maintes reprises le nom de Mitterrand, président de la République, par l’intermédiaire de celui de sa femme, qui agissait à titre privé, comme militante d’une association : France-Liberté. »

Une fonction politique et idéologique

De fait, les organisations dites non gouvernementales occupent dans le système capitaliste une fonction politique et idéologique déterminée. Certaines d’entre elles sont animées d’un esprit purement et simplement réactionnaire. C’est le cas de toutes les associations religieuses, qui visent à renforcer le pouvoir et le prestige des Églises. Beaucoup d’ONG en Amérique latine par exemple sont des institutions affiliées à l’Église catholique — mais on en trouve évidemment partout : le Comité catholique d’action contre la faim (CCFD), Emmaüs, etc. Le prosélytisme et la mise sous conditions de l’aide sont ici de rigueur. Ted Engstrom, le président d’une ONG chrétienne américaine, World Vision, déclare à ce propos : « Nous analysons chaque projet, chaque programme que nous entreprenons pour nous assurer que l’évangélisme est une composante significative. Nous ne pouvons pas nourrir des individus et les envoyer ensuite en enfer. » (16) Au Honduras par exemple, en 1980-1981, les membres de World Vision menaçaient certains réfugiés salvadoriens de les priver de nourriture s’ils n’assistaient pas aux offices religieux ! À propos d’un camp de réfugiés cambodgiens en Thaïlande, Sakeo, Xavier Emmanuelli raconte : « On trouvait les grosses “volags” [des ONG chrétiennes], aux budgets à l’échelle d’un pays. Elles ont un poids politique et économique, et sont de ce fait irremplaçables. Certaines se déployaient, lâchant leur personnel Bible en main, pour instruire et nourrir également avec les tonnes de riz qui les accompagnaient, pour mieux convaincre. Elles nourrissaient d’autant mieux les réfugiés que ceux-ci savaient se convertir opportunément pour accroître leurs rations, et recevaient largement, en prime, leur tee-shirt portant leur inscription “Jesus cares” et “Jesus loves me”. » (17)

Mais quels que soient leurs fondements idéologiques, les ONG jouent de fait un rôle politique bien précis : rendre moins voyantes les politiques de destruction des acquis mises en œuvre par les gouvernements, accompagner les effets ravageurs des politiques d’ajustement structurel et leur donner des allures moins douloureuses. De fait, l’expansion des ONG a été strictement parallèle à l’appauvrissement de certaines régions du monde, comme l’Amérique latine, appauvrissement lié aux conditions de paiement de la « dette » infligées par les institutions financières internationales (privatisations, libéralisation des marchés, baisse drastique des dépenses de l’État). Dans la plupart des pays dits « en voie de développement », la croissance du nombre des ONG subventionnées, à partir des années 1980, a coïncidé avec les exigences d’ « alignement structurel » imposées par le Fonds monétaire international et donc avec les grandes coupes claires dans tous les budgets publics : école, santé, énergie, développement rural, transports… En 1992, l’opération « Riz pour la Somalie » a été pilotée par les grandes puissances impérialistes au moment où ce pays était ravagé par les conséquences d’un rigoureux plan d’ajustement structurel.

Là réside le nœud politique et idéologique de la question « humanitaire ». La plupart des ONG sont financées par les agences d’aide au développement, à leur tour alimentées par les gouvernements occidentaux, la Banque mondiale et les grandes entreprises multinationales… ceux-là même qui imposent aux pays pauvres leurs exigences économiques dévastatrices. Par exemple, dans le domaine de la Santé, la Banque mondiale exige des États qu’ils accordent plus d’attention aux programmes préventifs, moins coûteux que les programmes curatifs. Elle leur recommande également de privatiser le système éducatif, afin de libérer des fonds. Et, brochant sur le tout, la Banque mondiale fait remplir quelques-uns des vides par les ONG, qu’elle contribue à financer…

« Humaniser » le capitalisme ? Non : le réguler et le consolider !

De différentes manières, bon nombre d’ONG se proposent d’ « humaniser » le capitalisme. Certaines même accompagnent et soutiennent aujourd’hui le mouvement « altermondialiste » : un « autre monde » est certes possible pour elles… mais dans le cadre du système actuel ! La grande ONG britannique Oxfam revendique à ce titre « une autre mondialisation », Greenpeace France était co-organisatrice de l’opération « Larzac 2003 » et Amnesty International du Forum social européen de Saint-Denis.

Ces ONG prétendent introduire dans la mondialisation des critères « éthiques », notamment grâce à l’ « expertise » et à l’attribution de labels pour, en quelque sorte, « civiliser » le marché. Il s’agit alors pour elles de choisir certaines entreprises considérées comme moralement correctes pour passer avec elles des contrats de collaboration. C’est le cas par exemple du Secours populaire avec Coca-Cola, de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l’homme) avec Carrefour, de WWF avec Lafarge. Certaines décident encore de lancer des « banques d’entreprise pour le développement », comme cela a été récemment le cas à l’initiative de six ONG parmi lesquelles Oxfam-Solidarité et sept entreprises dont Siemens et Lotus. Du même coup, les fonds des ONG venant d’entreprises privées augmentent considérablement. En échange, elles font passer ces entreprises pour de grandes philanthropes !

Dans le cadre du commerce dit « équitable », les ONG vont jusqu’à se métamorphoser en entreprises commerciales. L’exemple le plus connu est sans doute Max Havelaar (cafés, thés, chocolats), qui entretient un véritable business, grâce aux accords conclus avec certains trusts de la grande distribution (Carrefour, Coop) et de la commercialisation (Mac Donald’s).

Enfin, certaines ONG se lancent elles-mêmes dans des opérations de crédits bancaires dits « éthiques ». On en a une démonstration avec le lancement en juillet 2001 d’une SICAV « Libertés et solidarité » avec l’aide de la Caisse des dépôts et consignations, de la Poste et de la MACIF : il s’agit d’un produit financier composé de 80 % d’obligations et de 20 % d’actions d’entreprises répondant à des critères soi-disant « moraux ». C’est la Bourse à visage humain !…

Quand les ONG nuisent directement aux populations « assistées »

Tout en prétendant « aider » les populations victimes des maux du capitalisme, les ONG en viennent parfois à leur être directement nuisibles. Leur logique de l’ « assistance » engendre la création de nouveaux besoins, qui parasitent et désorganisent les économies locales.

À ces mécanismes économiques pernicieux et un tant soit peu complexes viennent s’ajouter des absurdités beaucoup plus directement visibles, mais qui peuvent être extrêmement néfastes, voire meurtrières, pour les populations concernées. Que l’on songe au caractère dangereux de certaines pratiques comme le largage aérien de colis, que l’on a constaté en Afghanistan en 2002 par exemple. On peut multiplier les exemples d’incohérences de cette nature qui, par leur massivité même, constituent plus qu’un défaut de surface : elles révèlent la logique d’un fonctionnement fondé sur la médiatisation, le marketing publicitaire et le souci de montrer les « bienfaits » apportés, qui s’évaluent en tonnages bien davantage qu’en qualité. On a ainsi pu constater qu’en Somalie notamment, les ONG avaient fait parvenir des tonnes de médicaments inutiles, mais encore des couvertures chauffantes (comment les utiliser sans électricité ?), des potages amincissants, des boissons de régime ! Il faut aussi évoquer les envois du type lait écrémé en poudre non vitaminé dont on sait qu’il est dangereux pour la santé des petits enfants, ou encore de pacemakers sujets à des fuites de piles !

Car les pays « aidés » servent régulièrement de déversoirs aux produits de consommation impossibles à écouler ailleurs C’est ainsi qu’à la suite de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, des denrées gravement polluées, illégales en Europe, furent expédiées dans le « tiers monde ». C’est encore le cas de la nourriture avariée envoyée en Afrique, parfois « si vieille que les gardiens du zoo de San Francisco avaient renoncé à en nourrir leurs animaux » (18). Ainsi, « en 1983, le Maroc finit par faire du savon avec 240 tonnes de beurre solidifié de la CEE : le beurre s’était révélé contenir quatre fois plus de germes aérobies qu’il n’est autorisé par les règlements européens. » (19)

D’autres pratiques encore doivent être mentionnées qui se révèlent être d’une grande dangerosité pour les personnes que les ONG considèrent comme leurs protégées. Certaines « organisations humanitaires » commencèrent en Somalie une campagne de vaccination, puis annulèrent brutalement cette campagne : « Des milliers d’enfants chez lesquels le processus d’immunisation avait été initié mais non achevé étaient ainsi rendus plus vulnérables aux épidémies mortelles que si on les avait simplement laissés tranquilles. » (20)

Quand humanitaire rime avec militaire…

Enfin, l’humanitaire peut être prétexte, voire appui à la guerre. Toutes les interventions militaires internationales sous autorité de l’ONU, en Bosnie, en Somalie, au Rwanda, en Haïti, au Timor, en Sierra Leone…, se sont couvertes du label humanitaire. Juste avant la guerre contre l’Afghanistan, le secrétaire d’État américain Colin Powell déclarait, en octobre 2001 : « J’entends réellement m’assurer que nous avons les meilleures relations avec les ONG, qui sont un véritable multiplicateur de forces pour nous, une part si importante de notre équipe de combat. » (21) De fait, ces organisations sont chargées d’ « humaniser » la guerre en la rendant acceptable aux yeux du grand public qui les voit se précipiter au devant des victimes. « C’est pendant que l’on bombarde que se déploie l’action des secours et toute la communication des armées peut évidemment être dirigée en ce sens. » (22) Un spécialiste de la question n’hésite pas à parler de « service après-vente » (23) ! Le cynisme n’est pas dans ce propos, il est bel et bien dans la réalité qu’il décrit.

Comble de ce système : les victimes « secourues » le sont parfois par les mêmes organisations qui ont exigé la guerre ! Car les ONG se font aussi demandeuses d’interventions militaires, au nom du fameux « droit d’ingérence », lancé notamment par Bernard Kouchner, le « french doctor », au début des années 1990. Désormais, ce sont les organisations humanitaires qui appellent les gouvernements impérialistes, au nom de leurs « responsabilités », à frapper militairement tel ou tel pays. Que l’on songe à Médecins du monde, légitimant l’intervention militaire de l’OTAN au Kosovo et exigeant même plus encore : l’alliance entre bombardements aériens et intervention terrestre. Bien sûr, les États et institutions impérialistes n’ont pas besoin de ce genre de suppliques pour savoir où se trouvent leurs intérêts, et la décision politique de lancer une guerre est prise indépendamment des demandes des ONG. Mais celles-ci servent de justificatifs, de certificats de bonne guerre « humanitaire ».

À certains égards, les ONG « sur le terrain » deviennent de véritables prestataires de services pour les armées impérialistes. Les militaires peuvent bénéficier « de renseignements sur des situations pour lesquelles ils ne possèdent en propre que peu d’informations », explique un chercheur ayant travaillé sur le cas de l’intervention militaire française au Kosovo. Il ajoute, à propos de ces circonstances précises : « L’étendue géographique des activités humanitaires permet en effet aux ONG basées à Mitrovica de connaître des situations en dehors de l’AOR [Area of Responsability] française ».

On assiste ainsi à une véritable institutionnalisation des rapports entre armées et ONG. L’état-major de l’armée française, par exemple, organise des stages où interviennent les représentants « humanitaires » (MSF, Caritas, Handicap International, le Comité international de la Croix Rouge, etc.) (24). Les militaires y voient un intérêt, en termes de publicité. « Le fait pour les armées d’apparaître aux côtés des ONG est un avantage “communicationnel”, une tactique de gestion de la bonne image des forces armées (…) La gestion de l’image des armées peut d’ailleurs être effective à destination de la France, dans le but de rendre attractive la carrière militaire, et donc dans une optique de recrutement, ou dans une optique de légitimation de l’envoi des forces armées sur le terrain. » (25) On peut dès lors parler de complaisance politique, quand il ne s’agit pas de complicité pure et simple.

Combattre la misère avec une véritable perspective communiste révolutionnaire

Et pourtant… Même les organisations ouvrières, et parmi elles celles qui se réclament de la révolution, évoquent les prestations humanitaires sans en faire la moindre critique. Cela n’a pas manqué cette année : les Restaurants du cœur ont figuré dans les « une » même de la presse d’extrême gauche. Dans le journal Lutte ouvrière du 10 décembre 2004, l’éditorial d’Arlette Laguiller s’intitulait « Les Restaurants du cœur dans une société sans cœur ! », et mentionnait, sans recul aucun, l’aide apportée par cette banque alimentaire.

Mais face à la situation dramatique réservée à une fraction sans cesse croissante de la population, la position adéquate pour une organisation communiste révolutionnaire est-elle au moralisme, condamnant comme le fait LO dans ce même texte la « richesse insolente » de certains, leur « âpreté au gain », et évoquant une « société sans cœur » ? Est-ce vraiment une question de « cœur », de charité ? Et n’attendrait-on pas de partis comme Lutte ouvrière qu’ils dénoncent un système s’appuyant sur l’humanitaire, faisant reposer sur des ONG l’attention portée aux plus pauvres ? N’attendrait-on pas d’eux qu’ils expliquent le rôle de ces ONG, en France et dans le monde ? En ce qui concerne, en l’occurrence, le cas des banques alimentaires, ne pourrait-on pas leur demander une analyse rattachée au fonctionnement du capitalisme ? Dans la filière agro-alimentaire, la position dominante est occupée par la grande distribution : les grandes surfaces assurent 70 % de la consommation finale. Or, les produits invendus sont pour la plupart détruits. Car le marché, dans le cadre du système capitaliste, est incompatible avec la demande non solvable. C’est la raison pour laquelle, alors que les besoins de tous pourraient être largement satisfaits en raison des richesses produites, le capitalisme en vient à détruire purement et simplement ces richesses pendant que des gens meurent de faim, ici ou ailleurs.

Bien sûr, il ne s’agit nullement de nier que les motivations de tous ceux qui s’engagent dans des organisations humanitaires sont respectables. Souvent bénévoles, la plupart veulent sincèrement apaiser les souffrances, lutter contre la misère, aider les plus pauvres. Mais souvent aussi, beaucoup choisissent cet engagement parce que le combat politique à mener contre la racine du mal, contre le système tel qu’il existe, leur semble trop lointain ou trop utopique, tandis que « l’humanitaire » leur paraît agir contre les méfaits qu’engendre ce système. Or c’est en fait l’inverse qui est vrai : loin de s’en prendre directement aux ravages du capitalisme, les ONG contribuent peu ou prou à les reproduire et à les aggraver. C’est pourquoi nous estimons que, en dépit de la sincérité de leurs aspirations, ces personnes se trompent de combat. Seule la lutte de classe peut réellement améliorer les conditions d’existence de la classe ouvrière et des catégories les plus défavorisées, en arrachant des acquis sociaux à la bourgeoisie. Depuis maintenant plus de deux siècles, toutes les conquêtes ont été obtenues par la lutte de classe, non par la charité !

Le véritable réalisme aujourd’hui consiste donc à développer et organiser politiquement la lutte de classe, en s’en prenant frontalement tant aux causes qu’aux effets, donc en construisant un parti communiste révolutionnaire internationaliste. Cela ne signifie évidemment en aucun cas qu’il faille attendre un quelconque « grand soir » en se contentant de brasser du vent ! Il faut, sans attendre, prendre en charge le combat bien réel pour de meilleures conditions d’existence des travailleurs, seule manière d’améliorer les conditions de vie des plus pauvres. Telle était la position adoptée déjà par l’Internationale communiste (IC) lors de son IIIe Congrès : « Les communistes commettent une faute très grave s’ils s’en rapportent au programme communiste et à la bataille révolutionnaire finale pour prendre une attitude passive et négligente ou même hostile à l’égard des combats quotidiens. » C’est donc dans le cadre de cette lutte de classe que trouvent toute leur place les actions de solidarité ouvrière. Le IIIe Congrès de l’IC préconisait ainsi en particulier la constitution d’organisations pour les victimes de guerre, de sociétés d’instruction pour les enfants du peuple et les travailleurs illettrés, de bureaux de renseignements gratuits, d’institutions spéciales d’aide, etc. Le IVe Congrès de l’IC demanda quant à lui à tous les partis communistes de créer une organisation de secours ayant pour but d’aider matériellement et moralement toutes les victimes de la répression capitaliste.

Aujourd’hui, il faut dénoncer en premier lieu l’immobilisme total dont font preuve les dirigeants des organisations ouvrières, à commencer par les syndicats, qui ont une responsabilité majeure dans la substitution de l’engagement humanitaire au militantisme. Par exemple, les bureaucrates syndicaux refusent d’engager un combat en faveur des mal-logés, question pourtant centrale pour le mouvement ouvrier. De la même façon, ils délaissent absolument le combat des sans-papiers. Ils négligent aussi en grande partie celui des chômeurs qui, dans les faits, n’ont pas leur place dans les syndicats (à l’exception de la CGT). Pourtant, si tous les syndicats se rassemblaient pour aider à lutter ces fractions les plus pauvres et les plus fragiles de la classe ouvrière, en relation avec les autres travailleurs, nul doute que les organisations dites « non gouvernementales » feraient moins recette : des avancées considérables pourraient être arrachées, comme cela a été le cas pour les droits ouvriers dans le passé.

Dès lors, pour les communistes révolutionnaires, c’est une lutte sur plusieurs fronts, étroitement liés, qui s’impose. Notre but est la construction d’un parti qui ne cache pas son but final, la rupture définitive avec le système capitaliste par l’instauration d’une société communiste fondée sur la propriété collective des moyens de production. Pour atteindre ce but, il est nécessaire de regrouper les travailleurs avec ou sans emploi, français et immigrés, avec ou sans papiers... pour mener la lutte de classe de façon déterminée, pour surmonter l’obstacle des appareils. Dans ce cadre, des actions de solidarité ouvrière et de « secours rouge », telles que des caisses de solidarité, des mutuelles, des cours d’alphabétisation, etc., doivent être mises en place. Les organisations ouvrières ne doivent pas continuer à laisser ce terrain aux associations « humanitaires » de la bourgeoisie, ni aux groupes réactionnaires et obscurantistes (que l’on pense aux « soupes populaires » organisées par le Front national ou, en Palestine, aux actions — distributions de vivres et autres — que mène l’organisation islamiste Hamas et qui lui valent une grande popularité au sein de la population palestinienne). Les activités de solidarité et de secours rouge sont des tâches majeures que les organisations du mouvement ouvrier doivent accomplir en relation avec les nécessités de la lutte de classe, car la déchéance à laquelle la société capitaliste condamne des masses d’hommes et de femmes de plus en plus nombreuses est en elle-même un obstacle au développement du combat et de la conscience de classe.


1)  Karl Marx, Le Capital, Livre I, PUF, rééd. 1993, p. 723.

2)  Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Aide humanitaire, aide à la guerre ?, Paris, Complexe, 2001, p. 175.

3)  Thierry Pech, Marc-Olivier Padis, Les multinationales du cœur. Les ONG, la politique et le marché, Paris, Le Seuil, 2004, p. 20.

4)  Commissariat général au Plan, L’État et les ONG : pour un partenariat efficace, Rapport du groupe de travail présenté par Jean-Claude Faure, 2002, p. 23.

5)  Graham Hancock, Les nababs de la pauvreté. Le business multimilliardaire de l’aide au tiers-monde : incohérence et gaspillage, privilèges et corruption, Paris, Robert Laffont, 1991, trad. fr. de Lords of the Poverty (1989), p. 28.

6) Cité par Sonia Arellano-Lopez et James Petras, « L’attitude ambiguë des ONG, le cas de la Bolivie : un point de vue latino-américain », in Centre tricontinental, Les ONG : instruments du néo-libéralisme ou alternatives populaires ?, Paris, L’Harmattan, 1998, p. 104.

7) Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Après le don, l’évaluation », Le Figaro, 12 janvier 2005.

8) Voir Laurence Caramel, « ONG : le débat sur les salaires est ouvert », Le Monde, 9 avril 2002.

9) Marc-Antoine Pérouse de Montclos, « Après le don, l’évaluation », article cité.

10) Erwan Quéinnec, « Les grandes ONG humanitaires ou l’exemple original d’un management pour le contrôle de soi », in Les organisations non gouvernementales et le management, Paris, Vuibert, 2004, p. 61.

11) Xavier Emmanuelli, Les prédateurs de l’action humanitaire, Paris, Albin Michel, 1991, p. 221.

12) Cité par Graham Hancock, Les Nababs de la pauvreté, op. cit., p. 44.

13) Jean-Christophe Rufin, Le Piège humanitaire, Paris, Jean-Claude Lattès, 1986, rééd.  Hachette Pluriel, 1993, p. 81.

14) Erwan Quéinnec, « Les grandes ONG humanitaires ou l’exemple original d’un management pour le contrôle de soi », in Les Organisations non gouvernementales et le management, op. cit., p. 55.

15) Xavier Emmanuelli, Les Prédateurs de l’action humanitaire, op. cit., p. 90.

16) Cité par Graham Hancock, Les Nababs de la pauvreté, op. cit., p. 33.

17) Xavier Emmanuelli, Les Prédateurs de l’action humanitaire, op. cit., p. 222.

18) Graham Hancock, Les Nababs de la pauvreté, op. cit., p. 39.

19) Idem, p. 40.

20) Idem, p. 33.

21) Cité par Rony Brauman et Pierre Salignon, « Irak : la posture du missionnaire », in Fabrice Weissman (dir.), À l’ombre des guerres justes. L’ordre international cannibale et l’action humanitaire, Paris, Flammarion, 2003, p. 275.

22) Jean-Christophe Rufin, « Les humanitaires et la guerre du Kosovo : échec ou espoir ? », in Des choix difficiles. Les dilemmes moraux de l’humanitaire, Paris, Gallimard, 1999, p. 407.

23) Marc-Antoine Pérouse de Montclos, L’Aide humanitaire, aide à la guerre ?, op. cit., p. 48.

24) Yann Braem, Les relations Armées-ONG, des relations de pouvoir ? Caractéristiques et enjeux de la coopération civilo-militaire française : le cas du Kosovo, Centre d’études en sciences sociales de la défense, février 2004, p. 45.

25) Idem, p. 101.


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