Le CRI des Travailleurs
n°23
(septembre-octobre 2006)

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Vive la résistance du peuple libanais !
La défaite de l'agression israélienne est un tournant dans la situation du Moyen-Orient


Auteur(s) :Ludovic Wolfgang
Date :15 septembre 2006
Mot(s)-clé(s) :international, Liban, Israël
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Un bilan sanglant pour le Liban, une défaite cinglante pour Israël

Pendant trente-quatre jours, du 12 juillet au 14 août, l’État d’Israël a largué 3 000 bombes quotidiennes sur le peuple du Liban, et plus encore à partir du moment où l’accord des grandes puissances sur la résolution 1701 a été en vue. Le bilan est lourd : 1 200 morts et 4 000 blessés, pour la plupart des civils, dont un tiers d’enfants de moins de 12 ans, auxquels s’ajoutent les 200 Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie assassinés plus discrètement en juillet-août ; 1 million de Libanais (un quart de la population) contraints à l’exode et aux conditions de vie les plus précaires pendant cinq semaines ; destruction intégrale ou partielle de villages entiers au sud, de quartiers ouvriers de Beyrouth (surtout au sud de la ville, bastion du Hezbollah), de dizaines de milliers d’habitations, de 94 routes, de 80 ponts, des ports et aéroports, des infrastructures téléphoniques, des centrales électriques, des cultures agricoles… Même des cliniques, hôpitaux et centres sociaux ont été bombardés, sous prétexte qu’ils appartenaient ou étaient liés au Hezbollah. À cela s’ajoute la marée noire provoquée par le bombardement de la centrale électrique de Jiyé les 12 et 15 juillet, avec l’éparpillement de 15 000 tonnes de fioul sur 150 km de côtes libanaises et syriennes, soit l’équivalent de la catastrophe de l’Erika en 1999 sur les côtes françaises ; les dégâts en ont été encore aggravés par le fait que l’État d’Israël a interdit le nettoyage des eaux et des côtes, ce qui a rendu l’ampleur de la pollution d’autant plus difficile à limiter. Au total, les destructions provoquées par l’agression israélienne sont estimées à 15 milliards de dollars par le PNUD (Programme des Nations Unies pour le Développement). Cela représente économiquement un bond de quinze ans en arrière pour le Liban, conformément à l’objectif fixé par Dan Haloutz, le chef d’état-major de l’armée israélienne, qui s’était engagé à « ramener le Liban vingt ans en arrière ».

Mais tous ces morts, tous ces blessés, toutes ces destructions ne constituent pas le seul aspect du bilan de la guerre, bien qu’ils en soient les plus tragique. Le résultat principal de l’agression israélienne est la défaite que lui a infligée la résistance du peuple libanais, militairement organisée et dirigée par le Hezbollah. Non seulement l’armée sioniste n’a pas récupéré les deux soldats enlevés le 12 juillet, alors que c’était le prétexte officiel de la guerre, mais surtout elle n’a pas réussi à écraser le Hezbollah, alors que c’en était la véritable raison. De plus, alors que le gouvernement avait justifié l’ampleur de la riposte par l’objectif de « rétablir la capacité de dissuasion » de l’armée, celle-ci a perdu 117 soldats et plus de 50 de ses 400 chars engagés, détruits par les missiles du Hezbollah ; un certain nombre de ses assauts ont subi des échecs sanglants et elle a même dû se replier plusieurs fois face aux contre-offensives du Hezbollah ; elle n’a même pas réussi à faire taire la télévision du Hezbollah, malgré ses annonces réitérées selon lesquelles les émetteurs de cette dernière avaient été détruits ; et finalement, malgré le temps que les États-Unis lui ont donné en faisant traîner les discussions au Conseil de sécurité de l’ONU, l’armée israélienne n’a pas atteint son objectif de conquérir tout le sud du Liban jusqu’au fleuve Litani. Or c’est la première fois que l’armée israélienne, équipée des armes les plus sophistiquées, considérée comme la quatrième plus puissante du monde, et qui a sur son tableau de chasse plus de cinq guerres victorieuses contre les pays arabes, subit une telle défaite.

Celle-ci n’est pas seulement militaire : elle est aussi politique et morale. Elle se manifeste dans l’État d’Israël lui-même par une crise de confiance de la population à l’égard de ses dirigeants, qui aggrave celle dont les résultats des dernières élections avaient déjà révélé l’ampleur (cf. notre article dans le précédent numéro). Alors que le Premier ministre Ehud Olmert, le ministre de la défense Amir Peretz et le chef d’état-major Dan Haloutz avaient promis aux Israéliens une guerre facile et peu dangereuse de quelques jours, on compte 160 morts au total et 1 300 blessés ; des centaines de milliers d’Israéliens ont dû se terrer dans les abris pendant de nombreux jours, d’autres ont préféré fuir leurs villes et leurs villages. L’économie de tout le nord du pays a été paralysée pendant un mois (soit une perte de 1,2 milliard d’euros ou 1 % du PIB de 2006), et les dégâts provoqués par les roquettes du Hezbollah sont chiffrés à 1 milliard d’euros. Les chefs arrogants et corrompus de l’armée sioniste ont en outre fait preuve d’une désinvolture méprisante à l’égard de leurs propres soldats et des civils : leur envie haineuse de massacrer des Arabes les a conduits à se précipiter dans une offensive planifiée depuis longtemps, mais mal préparée, lancée avec des soldats mal équipés et sans avoir su prévoir un plan d’organisation des secours aux réfugiés des zones les plus exposées aux tirs de roquettes du Hezbollah. Sous la pression de l’opinion publique israélienne, Olmert a dû reconnaître, sous forme d’euphémisme, des « erreurs et manquements » de l’armée et du gouvernement pendant la guerre et il s’est vu imposer la mise en place d’une commission d’enquête sur ce sujet, même s’il a réussi à en limiter les pouvoirs d’investigation. En même temps, les médias ont fait éclater divers scandales de corruption et de mœurs, qui éclaboussent les sommets de l’État et de l’état-major. Selon les sondages, la côte de popularité d’Olmert aurait ainsi chuté de 74 % avant la guerre à 27 % après.

Mais c’est surtout au Liban et plus généralement parmi les peuples du Moyen-Orient que la défaite politique et morale de l’État d’Israël est patente. Pour ces peuples qui haïssent l’impérialisme et l’État colonial sioniste, rien ne sera plus comme avant, car il est désormais prouvé que la résistance populaire paie, quelle que soit la supériorité militaire de l’ennemi. Ce sentiment de victoire s’exprime dans le soutien populaire au Hezbollah, dont le prestige n’a cessé de croître pendant les cinq semaines de guerre, bien au-delà des chiites. Alors que les médias occidentaux ont voulu dans un premier temps braquer l’attention sur quelques bourgeois libanais tentés d’émigrer pour faire leurs affaires dans un pays plus sécurisé, les centaines de milliers d’habitants des villages et des quartiers pauvres, qui avaient dû fuir les bombardements, sont revenus immédiatement chez eux, malgré les routes et ponts détruits, le danger des mines et des bombes non explosées sous les gravats, et ils ont commencé à reconstruire. Par cette attitude, ils ont montré non seulement leur volonté de vivre sur leur terre, mais aussi leur détermination à résister pied à pied à la « guerre sans limites » de l’impérialisme et de son bras armé israélien. En se mettant à reconstruire leurs maisons et les infrastructures, ils ont montré que l’État d’Israël avait beau détruire leur pays une nouvelle fois, cela ne les empêcherait pas de persister dans leur détermination à refuser sa prétention à disposer de leur sort.

La France et les puissances impérialistes proposent d’autres méthodes, mais ont le même objectif que l’État d’Israël

La défaite sans précédent de l’État d’Israël, par ses aspects militaires, politiques et moraux, constitue donc un tournant dans la situation du Moyen-Orient et par conséquent au niveau international. Cependant, cela ne signifie évidemment pas que les peuples aient repris le dessus de manière telle qu’ils vont désormais voler de victoire en victoire. Tout au contraire, les puissances impérialistes et leur valet sioniste vont leur faire payer cher cette victoire, et tout faire pour qu’elle demeure sans lendemain. D’une part, les Palestiniens de Gaza et de Cisjordanie, qui n’ont pas cessé de recevoir des bombes et des tirs en juillet-août, comme dans la période précédente, vont sans doute être les premières victimes de la soif de vengeance israélienne. D’autre part, en ce qui concerne le Liban lui-même, non seulement Peretz a annoncé qu’il avait bien l’intention de « préparer le prochain round » contre le Hezbollah, mais surtout les puissances impérialistes se sont mises d’accord pour envoyer de nouvelles troupes destinées à accomplir, avec d’autres méthodes, apparemment plus douces, le travail que l’État d’Israël n’a pu mener à bien, c’est-à-dire le désarmement de la résistance populaire.

Le choix d’envoyer en première ligne les puissances européennes, à commencer par la France, n’est évidemment pas fortuit : pour l’impérialisme français, il s’agit de continuer à défendre ses intérêts traditionnels en renforçant le poids de la bourgeoisie et de l’État libanais ; pour l’impérialisme américain et son relais italien, il s’agit de s’appuyer sur ces intérêts français pour conduire Chirac à prendre sa place dans le dispositif de reconfiguration du « grand Moyen-Orient » dont Bush a énoncé le projet. L’impérialisme français voudrait certes se contenter de défendre ses propres intérêts, sans devenir un supplétif pur et simple de l’impérialisme américain : c’est pourquoi Chirac a exigé des « garanties » quant au mandat de la FINUL, craignant manifestement d’être entraîné dans un bourbier à l’irakienne. C’est pourquoi aussi la FINUL est présentée comme une force neutre, chargée seulement d’appuyer l’armée libanaise et non de la diriger officiellement, contrairement à l’armée d’occupation anglo-saxonne en Irak. De ce point de vue, l’avantage des puissances européennes, et notamment de la France qui a pour réputation d’être « amie des Arabes » depuis de Gaulle, est que, aux yeux de bien des Arabes, elles n’apparaissent pas aussi violentes et sanguinaires que les États-Unis et l’État d’Israël… Mais en fait, le piège dans lequel les puissances impérialistes sont en train d’enfermer le peuple libanais n’en est que plus dangereux.

Car le véritable objectif de la « FINUL renforcée » n’est nullement d’assurer la souveraineté du Liban, mais au contraire de maintenir la tutelle coloniale qui a toujours pesé sur cet État artificiellement construit par la France et l’Angleterre dans les années 1920. Le maintien de cette tutelle implique la liquidation de la résistance populaire, incarnée au premier chef par le Hezbollah. De fait, le désarmement de celui-ci est l’objectif clairement affiché par la résolution 1559 de l’ONU, élaborée main dans la main à l’automne 2004 par la France et les États-Unis. Or la résolution 1701 du 12 août dernier subordonne l’ « arrêt des hostilités » à la mise en œuvre d’un plan d’application progressif de la résolution 1559. De ce point de vue, la différence entre l’opération israélienne de cet été et celle confiée désormais à la FINUL ne réside pas dans l’objectif, qui est dans les deux cas la liquidation de la résistance, mais dans les moyens de le réaliser. Certes, pour la population du Liban, le cessez-le-feu de fait est important, et on comprend le soulagement immédiat qui a été ressenti lors du vote de cette résolution. Cependant, la substitution de l’armée libanaise et de la FINUL à l’armée sioniste ne va rendre que plus progressive et plus habile la liquidation de la résistance, ce qui signifie la reprise en main du peuple libanais et l’approfondissement de la tutelle coloniale qui pèse sur lui. Chacun sait que, pour exercer un pouvoir illégitime, il n’y a non seulement le bâton quand c’est nécessaire, mais aussi la carotte quand c’est possible. De ce point de vue, si les coups de bâton d’Olmert ont échoué à atteindre leur objectif, Chirac a pour mission d’atteindre celui-ci en utilisant les carottes que l’Union européenne sait si bien lui laisser.

En l’occurrence, le plan de l’impérialisme français est de transformer le Hezbollah en parti politique « normal », c’est-à-dire démilitarisé, en échange de sa pleine intégration à l’État bourgeois du Liban, ce qui impliquerait de facto sa soumission totale à l’impérialisme, à l’image de la grande bourgeoisie libanaise depuis toujours. Tout le problème est que le Hezbollah n’est pas un parti de la grande bourgeoisie, mais un parti nationaliste petit-bourgeois de masse, plus particulièrement implanté dans la classe ouvrière et chez les travailleurs pauvres (souvent musulmans chiites). Par conséquent, il est traversé de contradictions qui rendent impossible sa transformation paisible en parti bourgeois vassalisé : un tel processus ne peut qu’engendrer des tensions et des explosions à l’intérieur de ce parti et des masses elles-mêmes. C’est pourquoi l’espoir impérialiste ou bien-pensant d’un désarmement pacifique du Hezbollah est vain, quand bien même sa direction s’y résoudrait, ce qui n’est pas le cas à ce stade : d’une manière ou d’une autre, les masses sont allées trop loin dans la résistance, leur victoire est trop belle pour qu’elles puissent se laisser désarmer sans mot dire. De fait, autant l’arrêt des combats a été accueilli avec soulagement par une population résistante, mais extrêmement meurtrie, autant les illusions du peuple libanais à l’égard de l’ONU sont ténues ; cela s’explique sans doute parce que la FINUL, présente depuis 1978, n’a jamais empêché les attaques israéliennes, notamment en 1982, ni l’occupation du pays, qui a duré au sud de 1978 à 2000 ; elle a toujours protégé les intérêts de la France et de la grande bourgeoisie libanaise compradore (1) (le plus souvent chrétienne). C’est ainsi que Kofi Annan a été conspué par la foule lors de sa visite du 28 août dans un quartier populaire détruit de Beyrouth, tenu par le Hezbollah : il « s’est trouvé encerclé par une foule en colère de partisans du Hezbollah et a dû être rapidement évacué par les services de sécurité. (…) En quelques secondes, des dizaines de personnes l’ont approché et les huées ont cédé aux slogans : "Mort à Israël", "Mort aux États-Unis", "Kofi Annan est un agent des Américains". Alors que plusieurs hauts fonctionnaires onusiens étaient bousculés, depuis les piles de débris, quelques jeunes lançaient des projectiles sur le groupe. » (Le Monde du 30 août.) Nul doute que ce genre d’événements se multiplieront au fur et à mesure que la FINUL se déploiera et avancera vers son objectif ; et nul doute que les projectiles ne seront pas que des pierres.

Nul ne peut prédire si l’impérialisme français et ses acolytes européens réussiront à éviter la formation d’un bourbier à l’irakienne en parvenant à liquider habilement la résistance par l’intégration totale du Hezbollah à l’État, ou si la résistance du peuple, incluant celle d’une partie de cette organisation, les conduira à fomenter les divisions, à aggraver la communautarisation, voire à relancer la guerre civile, comme les États-Unis et le Royaume-Uni le font en Irak pour sauver l’essentiel, c’est-à-dire l’occupation coloniale qui leur permet de piller à leur aise. En tout cas, la bourgeoisie libanaise, qui avait manifesté massivement en mars 2005 pour protester contre l’assassinat du milliardaire Rafic Hariri, le chouchou de Chirac, est bien décidée à s’appuyer pleinement sur la FINUL pour reprendre le contrôle de toute le territoire libanais et désarmer le Hezbollah. C’est ce que prouve l’acte d’allégeance qu’a annoncé fièrement le Premier ministre libanais Fouad Siniora dès le 28 août : à peine déployée dans le sud, pour la première fois depuis quarante ans, l’armée libanaise a intercepté ce jour-là « des armes sérieuses » en provenance de la Syrie et destinées au Hezbollah. Autrement dit, le gouvernement compradore du Liban, qui a refusé d’utiliser son armée pour résister à l’armée sioniste pendant un mois de guerre, est en revanche prompt à prouver sa bonne volonté au service de l’impérialisme en procédant au désarmement indirect du Hezbollah par la confiscation de ses approvisionnements militaires. De fait, si le désarmement par la force du Hezbollah n’est pas encore à l’ordre du jour, dans la mesure où il entraînerait immédiatement une guerre civile, ce n’en est pas moins, pour des impérialistes et de leurs valets du gouvernement libanais, la prochaine étape.

Les contradictions du Hezbollah, parti petit-bourgeois nationaliste de masse

Le Hezbollah est dans une situation inédite. Toute la contradiction qui fait sa réalité même ne peut que le conduire à la crise. Pour les marxistes, la réalité d’un parti ne se détermine évidemment pas par son idéologie, qu’elle soit religieuse ou autre : le problème posé par la nature du Hezbollah n’est donc pas fondamentalement qu’il soit un parti islamiste, contrairement à ce que disent, au sein même du mouvement ouvrier, ceux dont la conscience de classe est déformée au point qu’ils jugent la réalité en fonction de leurs critères démocratiques formels plutôt qu’en procédant à une analyse de classe. La nature d’un parti ne se définit pas non plus par ses seuls liens avec tel ou tel régime bourgeois, dictatorial ou non : en l’occurrence, les liens notoires du Hezbollah avec l’Iran et la Syrie ne suffisent nullement à en faire un instrument de ces régimes, à moins de sombrer dans une vision policière de la réalité. En fait, le Hezbollah doit sa vraie substance sociale et politique à la petite bourgeoisie libanaise musulmane et arabo-nationaliste qui, privée de la plus-value accaparée par l’impérialisme et la grande bourgeoisie libanaise chrétienne et compradore, a construit ce parti dans ses propres intérêts. La frustration historique de cette petite bourgeoisie s’exprime dans l’affirmation de son identité arabe et musulmane, dans sa volonté de combattre la tutelle impérialiste et la grande bourgeoisie libanaise, dans son objectif de réaliser l’émancipation nationale du Liban en liaison avec le Syrie (dont le Liban n’est historiquement qu’une province artificiellement détachée par l’accord franco-britannique de 1920) et dans sa lutte armée contre l’État sioniste, qui a fait la guerre au Liban en 1982, occupé le sud jusqu’en 2000 et la zone stratégique dite des « fermes de Chebaa » jusqu’à aujourd’hui.

Or, pour avancer vers de tels objectifs, pour défendre ses intérêts, cette petite bourgeoisie musulmane, arabo-nationaliste et « pro-syrienne » a dû construire un parti de masse, en nouant des liens étroits avec les fractions les plus opprimées du peuple libanais, distribuant une aide matérielle considérable aux quartiers populaires et notamment aux habitants du sud méprisés et délaissés par Beyrouth. Par ce travail de terrain déterminé et systématique, le Hezbollah a su recruter des milliers de combattants et canaliser l’envie de combattre de toute une partie de la population la plus exploitée et la plus opprimée dans le cadre du nationalisme arabo-syrien et panislamique. C’est ce qu’exprime très clairement Fatma, une vieille femme du Liban sud citée par Le Monde le 23 août, dont la maison avait déjà été détruite par des bombardements israéliens antérieurs et qui avait perdu deux fils dans des combats plus anciens contre Israël : « J’ai reçu une aide [du Hezbollah, NDR] comme mère de martyrs, témoigne-t-elle. Le gouvernement, lui, n’est jamais venu. Il ne m’a pas dit "nous allons t’aider à construire ta maison car tu es libanaise". Pendant des années, nos parents, nos enfants se faisaient humilier, emprisonner, tuer par Israël. Où était ce gouvernement ? » Et, au sujet de la résistance menée cet été par le Hezbollah, cette vieille Libanaise déclare que, « sans l’action des martyrs, nous aurions perdu nos terres. Sans eux, nous ne serions que des brindilles sous les bottes israéliennes. »

Cette réalité sociale contradictoire du Hezbollah — parti dirigé par la petite bourgeoisie nationaliste et parti populaire de masse — explique que, d’un côté, il incarne la résistance à l’impérialisme et au sionisme, bénéficiant désormais en outre du prestige de la victoire, y compris chez une partie des musulmans sunnites, des druzes, voire de certains chrétiens. Mais, d’un autre côté, ce parti se montre inconséquent dans son opposition à l’impérialisme, allant jusqu’à participer au gouvernement bourgeois d’union nationale dirigé par Siniora, représentant de la grande bourgeoisie libanaise, et destiné à maintenir le joug de l’impérialisme. Ce choix conduit d’ailleurs le Hezbollah à approuver les résolutions visant à le désarmer lui-même ! Au-delà de la question de tactique qui peut expliquer l’approbation de la résolution 1701, dans la mesure où elle conditionnait le cessez-le-feu de fait, c’est la nature même du Hezbollah qui le pousse nécessairement au compromis avec l’impérialisme : de manière générale, la petite bourgeoisie nationaliste préfère ou préfèrera toujours abandonner son combat anti-impérialiste si l’impérialisme et la grande bourgeoisie lui accordent une place au soleil, en l’occurrence dans le gouvernement et l’État. Tel a été en tout cas le destin de tous les nationalismes des pays dits du « Tiers-Monde », à commencer par les nationalistes arabes des années 1950 aux années 1970, jusqu’à l’OLP d’Arafat qui, après plusieurs décennies de combat contre le sionisme, a fini par capituler en échange d’une entité étatique fantoche, de quelques capitaux débiles et d’une corruption généralisée de ses dirigeants.

C’est pourquoi rien ne peut dispenser les communistes révolutionnaires internationalistes de construire leur propre parti et plus généralement des organisations de lutte prolétariennes indépendantes de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie nationalistes. De ce point de vue, il est même indispensable de critiquer ouvertement la nature petite-bourgeoise des partis nationalistes et anti-impérialistes et l’inconséquence de leur programme, qui se bornent aux cadres du capitalisme et de l’État bourgeois, quels que soient les détails de leur idéologie (de ce point de vue, elle peut être religieuse ou non, cela ne change pas grand-chose à leur nature de classe fondamentale). De même, il faut critiquer les méthodes des partis petits-bourgeois nationalistes, qu’il s’agisse de la tactique de la guérilla dans l’Amérique latine des années 1970, qui a conduit à abandonner le travail dans la classe ouvrière des villes, ou qu’il s’agisse d’attentats contre les civils, qui sont d’autant plus inefficaces qu’ils ne peuvent que renforcer l’union sacrée de ceux-ci avec leur propre gouvernement, alors qu’il est nécessaire de les aider à rompre avec lui. Enfin et surtout, il est nécessaire d’appeler les ouvriers, les paysans pauvres et les jeunes à s’organiser eux-mêmes et à combattre selon les méthodes et les buts de la lutte de classe prolétarienne, pour la rupture avec l’État bourgeois, pour le socialisme. Il est donc hors de question d’accorder la moindre confiance aux partis bourgeois et petits-bourgeois qui, même quand ils mènent des actions anti-impérialistes particulières, sont toujours susceptibles, par leur nature même, de s’attaquer aux travailleurs et aux organisations ouvrières. Tel est le socle sur lequel peut se préparer une véritable alternative à l’impérialisme et à la bourgeoisie compradore.

En même temps, il n’en est pas moins indispensable de réaliser des accords ponctuels avec les forces petites-bourgeoises nationalistes quand elles jouissent d’une confiance de masse, dans le cadre d’une tactique de front unique anti-impérialiste. Tout en critiquant leur inconséquence, leur programme bourgeois et beaucoup de leurs méthodes de lutte, il faut soutenir l’ensemble des actes anti-impérialistes de ces partis, qu’il s’agisse d’actes de défense militaire du peuple, d’actions pour la libération de militants emprisonnés ou encore de mesures de nationalisation d’entreprises, fussent-elles insuffisantes, lorsque ces partis arrivent au pouvoir (comme c’est le cas au Venezuela et en Bolivie aujourd’hui, en Égypte, en Irak et dans bien d’autres pays dans les années 1950). La seule condition sine qua non pour réaliser un tel front unique anti-impérialiste sur telle ou telle question particulière de ce type est que les organisations ouvrières ne s’effacent pas derrière ces partis anti-impérialistes, mais gardent leur existence autonome et s’expriment librement.

De ce point de vue, et conformément à ces principes du marxisme révolutionnaire à l’époque de l’impérialisme — principes conçus et formulés notamment par l’Internationale communiste sous la direction de Lénine, ensuite par Trotsky dirigeant l’Opposition de gauche, puis la IVe Internationale —, le Groupe CRI a donc apporté, pendant la guerre de juillet-août, tout son soutien à la résistance des peuples palestinien et libanais contre l’agression sioniste. Bien sûr, à l’exception de quelques pseudo-marxistes qui croient en une résistance pure et éthérée de peuples purs et éthérés, tout le monde sait que la résistance armée réelle du peuple libanais a été organisée et dirigée au premier chef par le Hezbollah (aux côtés duquel se sont rangées quelques petites forces comme le PCL et Amal), selon les plans, avec les armes et avec les combattants de ce parti. C’est pourquoi il n’est pas possible de séparer le soutien de principe à la résistance des peuples et le soutien aux actes concrets de résistance menés par les individus vivants, organisés dans et par des structures vivantes, en l’occurrence avant tout le Hezbollah. Le soutien aux actes de résistance du Hezbollah est donc un devoir des communistes révolutionnaires internationalistes dignes de ce nom. En même temps, aucun soutien ne doit être apporté au programme politique du Hezbollah et à son idéologie, qui doivent au contraire être critiqués et politiquement combattus, même pendant les périodes ou l’unité d’action ponctuelle sur telle ou telle question est nécessaire.

Pour le renversement du gouvernement compradore du Liban, pour l’Assemblée constituante souveraine

Mais il faut aussi mettre en évidence l’inconséquence du Hezbollah, la contradiction mortelle qu’il y a entre ses actes anti-impérialistes et le fait qu’il siège en même temps dans un gouvernement valet de l’impérialisme. Cela est nécessaire pour aider les masses libanaises à rompre avec leurs illusions envers ce parti et à rejoindre les rangs des communistes révolutionnaires, seuls capables de maintenir une orientation réellement indépendante et conséquente contre l’impérialisme, le sionisme et la bourgeoisie libanaise compradore. C’est pourquoi il faut exiger du Hezbollah et des organisations qui se réclament de l’anti-impérialisme au Liban qu’ils rompent avec le gouvernement Siniora, qu’ils se donnent l’objectif de le renverser, qu’ils refusent leur intégration dans l’État libanais actuel et qu’ils convoquent au contraire une Assemblée constituante souveraine. Celle-ci serait chargée de prendre les mesures de rupture avec l’impérialisme et de réaliser la véritable indépendance nationale du Liban — ce qui pose évidemment la question des relations avec la Syrie et donc d’un processus analogue dans ce pays. À l’heure actuelle, ce mot d’ordre de l’Assemblée constituante souveraine doit être mis au centre de la politique des communistes révolutionnaires au Liban, en même temps que les revendications sociales des travailleurs. Il est nécessaire de constituer des milices ouvrières armées autonomes, capables de participer au combat contre le gouvernement compradore et les forces d’occupation onusiennes, pour préparer le renversement du premier et l’expulsion des secondes. Le mot d’ordre d’Assemblée constituante souveraine est le meilleur moyen de faire pression sur le Hezbollah et les forces nationalistes qui se réclament de l’anti-impérialisme, car il correspond aux aspirations profondes du peuple à prendre en main son propre destin. Au moment de la faillite évidente du gouvernement Siniora face à l’agression israélienne et de la défaite de celle-ci face à la résistance populaire, ce mot d’ordre est à même de soulever le peuple, en exprimant politiquement, de manière concentrée, sa volonté la plus profonde et la plus immédiate. Il permet en outre de mettre en évidence l’inconséquence du Hezbollah, mais aussi du PC libanais, qui refusent aujourd’hui d’en découdre avec la bourgeoisie libanaise et le gouvernement compradore, le soutenant au contraire. De plus, ce mot d’ordre donne une place centrale aux revendications démocratiques (élections libres, liberté totale d’expression et d’organisation, droits des femmes…) et permet par là même de combattre politiquement les aspects patriarcaux et cléricaux du Hezbollah.


1) Dans le vocabulaire marxiste, on appelle « bourgeoisie compradore » la bourgeoisie d’un pays dominé par l’impérialisme qui collabore avec cet impérialisme, l’aidant ainsi à piller son propre pays.


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