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Le CRI des Travailleurs n°18     << Article précédent | Article suivant >>

Que se cache-t-il derrière la volonté de la bourgeoisie d’augmenter le « taux d’emploi » à 70 % à l’horizon 2010 ?

Lors du Conseil européen de Lisbonne en mars 2000, les gouvernements européens se sont donné pour objectif général de faire de l’Europe en 2010 « l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde ». Parmi les conclusions de Lisbonne, l’augmentation du « taux d’emploi » à 70 % en 2010 retiendra notre attention dans cet article car elle détermine les attaques les plus graves contre les acquis des travailleurs.

Le « taux d’emploi » est défini comme le pourcentage de personnes qui travaillent (actifs occupés) parmi la population en âge de travailler (les 15-64 ans). On peut le décomposer comme le produit du taux d’emploi de la population active (rapport entre le nombre d’actifs occupés et la population active, occupée ou non) et du taux d’activité (rapport entre la population active et la population en âge de travailleur) :

État des lieux

À mi-chemin de l’aboutissement du processus de Lisbonne, la Commission européenne (1) vient de constater que les États européens avaient pris du retard concernant l’augmentation du taux d’emploi et qu’il fallait maintenant mettre les bouchées doubles.

En effet, alors que le taux d’emploi était pour les 25 pays qui composent l’UE aujourd’hui de 61,9 % en 1999, il n’est que de 62,9 % en 2003. En 2005, les chiffres ne sont pas encore connus, mais nul doute qu’on sera très loin de l’objectif de 67 % fixé par le Conseil européen de Stockholm en mars 2001.

Pour atteindre cet objectif de 70 %, la Commission explique que la priorité est d’augmenter le taux d’emploi des jeunes (15-24 ans) et des travailleurs âgés (55-64 ans). Et la France est particulièrement mauvaise élève, elle devra donc mettre en place des réformes particulièrement douloureuses. En effet, son taux d’emploi des travailleurs âgés est en 2003 de 36,8 % contre 40,2 % en moyenne dans l’UE des 25 (objectif en 2010 : 50 % !) et son taux d’emploi des jeunes est d’environ 24 % contre une moyenne de 44 % pour l’OCDE.

Pourquoi les gouvernements bourgeois veulent-ils augmenter le « taux d’emploi » ?

Jusqu’en 2000, le taux d’emploi n’était pas au centre des préoccupations de la bourgeoisie. Au contraire, les politiques des gouvernements avaient pour conséquence de contracter l’ « offre » de travail : mises en préretraites, radiation des chômeurs, emprisonnement (2), etc. Si bien qu’au Royaume-Uni, par exemple, la contribution de la croissance de l’emploi au recul du chômage a été nulle entre 1990 et 1997 ! (3)

Incontestablement, le Conseil européen de Lisbonne marque une rupture en affichant la nouvelle stratégie de la bourgeoisie pour les dix années à venir. La cause principale de cette rupture tient à l’évolution démographique. Le calcul tenu est simple mais difficilement avouable : si les taux d’activité restent inchangés, le taux de chômage risque de fondre dangereusement et donc de faire basculer le rapport de force en faveur des travailleurs. Il y aurait ainsi des pénuries (relatives) de main d’œuvre qui entraîneraient des hausses de salaires, et donc une perte de compétitivité des entreprises européennes sur le marché mondial.

D’où la volonté de mener une politique de redressement du taux d’emploi, qui viserait à augmenter les taux d’activité, tout en laissant à peu près stable le taux d’emploi de la population active. Il s’agit donc de remettre sur le marché du travail les jeunes et les vieux, et si cela ne suffit pas pour éviter une baisse du taux de chômage, de faire appel, comme variable d’ajustement, à la population immigrée.

Voyons maintenant comment cette politique se décline en France depuis quelques années.

Le gouvernement Chirac–Raffarin s’emploie à mettre sur le marché du travail les jeunes et les vieux

Le Conseil européen de Lisbonne ayant fixé l’horizon, celui de Barcelone, en mars 2002, s’est fait plus précis quant aux moyens : les quinze gouvernements (dont celui de Chirac-Jospin) ont décidé de réfléchir aux moyens « d’augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen de la retraite ». Un an plus tard, le gouvernement Chirac-Raffarin portait à 42,5 le nombre d’années de cotisations nécessaires pour pouvoir bénéficier d’une retraite à taux plein ... soit 5 ans de plus pour les fonctionnaires, et 2,5 ans de plus pour les autres (Balladur ayant déjà augmenté de 2,5 ans la durée de cotisations, cela fait 5 ans !).

Concernant les « jeunes », la déclaration de Bologne (4), signée par 29 ministres européens de l’éducation en juin 1999, se donne pour objectif de créer un « espace européen de l’enseignement supérieur » à l’horizon 2010. L’un des objectifs est de faire du 1er diplôme universitaire (la licence) un diplôme terminal pour la majorité des étudiants. Dans un premier temps (décrets Lang d’avril 2002), les gouvernements ont eu l’habileté politique de ne pas instaurer une sélection officielle après la licence, même si beaucoup d’étudiants sont dans les faits contraints de stopper leurs études, soit parce que leur filière s’arrête au niveau licence, soit parce que leur licence est tellement allégée en cours qu’elle ne leur donne pas le niveau pour continuer. Dans un second temps, il n’est pas exclu que les gouvernements aillent plus loin et officialisent la sélection (la Conférence des présidents d’université plaide aujourd’hui en ce sens).

En diminuant la durée des études, en reculant l’âge de départ en retraite, le gouvernement s’emploie donc à corriger « les deux exceptions françaises particulièrement préjudiciables [à la compétitivité de la France] » (5), à savoir le sous-emploi des « seniors » et celui des jeunes.

La nouvelle conception bourgeoise du « plein-emploi »

Dans de nombreux textes, la Commission européenne parle de « rétablir le plein-emploi ». Le projet de Constitution européenne inclut également l’objectif de plein-emploi (l’article I-3 indique que l’Union européenne œuvre à la mise en place d’une « économie sociale de marché hautement compétitive qui tend au plein-emploi »), ce que certains thuriféraires du « oui de gauche » font passer pour une avancée « sociale ».

Il s’agit en fait d’une mystification. Pour bien comprendre ce qu’est cette nouvelle approche du « plein-emploi », nous allons citer longuement Günther Schmid, sociologue allemand qui fait partie de la « task force sur l’emploi » créée lors du sommet européen de Bruxelles en mars 2003 : « Le plein-emploi n’est possible que si nous adaptons nos institutions et la gestion du marché de l’emploi à une conception réactualisée du terme de “plein-emploi”. Si nous entendons par “plein-emploi”, un travail en continu et à plein temps pour chacun (...) alors le plein-emploi est impossible. Si l’on s’en tient à cette définition, le plein-emploi est un objectif non seulement utopique, mais démodé. Mais si nous abordons la question du “plein-emploi” en partant du principe que – par exemple – le temps de travail moyen sera de 30 heures par semaine au cours de la vie des hommes et des femmes et que notre temps de travail effectif pourra varier par rapport à cette norme et ce, en fonction des conditions économiques et de circonstances données à des moments précis de notre existence, alors non seulement le plein-emploi est possible, mais il peut constituer un objectif d’avenir qui correspond aux impératifs d’égalité des chances entre hommes et femmes et aux aspirations de nos jeunes générations » (Günther Schmid, « Le plein-emploi est-il encore possible ? », Travail et Emploi, 4e trimestre 1995, in Problèmes économiques, n° 2460, 21 février 1996, p. 26.)

Le nouvel horizon « social » de l’Europe est donc le « plein-emploi »… précaire : l’individu sera en perpétuelle transition, tantôt au travail, tantôt en formation pour améliorer son « employabilité », tantôt au chômage. L’individu atomisé doit être soumis à une pression constante qui le poussera à développer son « capital humain » dans une quête sans autre finalité pour lui-même que d’assurer sa survie.

C’est l’une des raisons pour lesquelles les travailleurs et leurs organisations doivent refuser et combattre cette Europe du capital et les gouvernements bourgeois de chaque pays. Et c’est l’une des raisons de voter Non à la Constitution européenne et à Chirac le 29 mai.


1) « Les lignes directrices intégrées pour la croissance et l’emploi (2005-2008) », Commission européenne, 12 avril 2005

http://europa.eu.int/comm/employment_social/news/2005/apr/com_2005_141_fr.pdf

2) Ainsi, plus de 2 millions de personnes croupissent dans les geôles états-uniennes. Autant de personnes en moins sur le marché du travail.

3) « Un miracle britannique en trompe-l’œil », F. Vergara, juin 1999 : http://pageperso.aol.fr/VERGAJOFRA/Miracle+britannique.pdf

4) http://oxygenefse.free.fr/reformes/bologne.htm

5) Stigmatisé par le fameux rapport Camdessus (« Le sursaut. Vers une nouvelle croissance pour la France » publié en octobre 2004) qui demande au gouvernement d’aller encore plus loin et de prendre des mesures plus drastiques pour augmenter le taux d’emploi.


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