Le CRI des Travailleurs n°24 << Article précédent | Article suivant >>
Durant les émeutes de novembre 2005, le Groupe CRI avait déclaré qu’une potentialité révolutionnaire était perceptible dans les actes des jeunes, enfants du prolétariat surexploité des banlieues (cf. le tract du 8 novembre 2005 et notre article dans Le CRI des travailleurs n° 20 de novembre-décembre 2005). Il était simple, pour qui n’était pas aveuglé par l’ordre bourgeois ou par le pacifisme petit-bourgeois, de constater que, socialement, ces jeunes étaient le prolétariat de demain, au travail ou privés de travail, déjà intérimaires ou encore lycéens ou étudiants, parfois déscolarisés, rarement bandits, mais surtout profondément révoltés : révoltés par leurs conditions de vie et le système qui les engendre, révoltés contre l’État et sa manifestation la plus insupportable dans ces quartiers : la police.
Un an après, qu’en est-il de ces potentialités révolutionnaires ? Les organisations qui se réclament de la révolution ont-elles été capables de les faire fructifier ou même simplement de les constater ? Les jeunes ont-ils avancé par eux-mêmes dans une conscience plus approfondie de leurs intérêts communs avec le reste du prolétariat ? Leur a-t-on seulement fourni les moyens d’accéder à une conscience de classe véritable ?
Depuis la fin de l’année 2005, une partie de la gauche et de l’extrême gauche, soutenue par des associations et divers artistes nés en cité, a lancé une campagne pour l’inscription sur les listes électorales et la « citoyenneté ». Les thèmes avaient déjà été rebattus en 2002 suite à la défaite de Jospin aux élections présidentielles et à la présence au second tour de Le Pen. La cible en était à ce moment les abstentionnistes, c’est-à-dire une grande partie des classes populaires et de la jeunesse. Cette fois encore, il s’agit de faire entrer dans la tête des jeunes de la classe ouvrière que, pour s’exprimer et être entendu, il ne faut pas être violent et qu’il faut simplement… voter. Des artistes ou des athlètes relaient gentiment le message, avec d’autant plus de bonne volonté qu’ils ont bien réussi et qu’ils se sont embourgeoisés.
Il ne s’agit évidemment pas d’appeler à la constitution d’une liste qui représenterait les opprimés : cela pourrait inviter à l’organisation politique et ce serait dangereux. Mais il s’agit simplement d’appeler à voter pour les partis en présence. Il s’agit de faire adhérer à un système qui a fait ses preuves, l’« alternance » politique pour l’application globale du même programme, celui de la bourgeoisie. Le vote dans l’isoloir est un bon moyen bourgeois pour briser les solidarités spontanées qui se créent dans les luttes dans les usines ou dans les quartiers, pour susciter des illusions sur les possibilités d’un changement par les urnes. Effrayés par la puissance de la révolte, apeurés par sa violence destructrice, les tenants de la citoyenneté et de la paix sociale appellent les jeunes révoltés à s’intégrer au système.
Le discours de l’intégration au système politique n’était pas suffisant, car le cri de colère de la jeunesse était aussi dirigé contre les discriminations racistes dont beaucoup sont victimes. Enfants ou petits-enfants d’immigrés, la couleur de leur peau les désigne encore plus aux provocations policières, qui ont toujours visé les pauvres et les quartiers dans lesquels gronde le danger pour l’ordre établi. La République française veut ignorer les classes et doit faire croire également qu’elle ignore les origines : tous sont ses enfants, même lorsque certains possèdent tout et les autres rien. Il a fallu alors juxtaposer au discours sur l’intégration au système politique un discours sur l’intégration au peuple, présenté comme uni autour de ce système.
À l’occasion de la sortie du film Indigènes, cette campagne a pris une ampleur inégalée : il fallait que la juste dénonciation de l’inégalité des pensions entre Français et colonisés soit présentée comme une marque de respect envers le patriotisme de ces combattants venus libérer la France… Alors que, en réalité, la plupart de ces colonisés ont été enrôlés de force et traînés en première ligne ! L’incroyable unanimité politique autour de ce mensonge a fait d’une pierre deux coups : elle s’est présentée comme réponse au juste ressentiment des anciens colonisés « libérateurs », mais privés de pensions et de reconnaissance, et elle a permis de couvrir la colère des enfants des colonisés et des néo-colonisés, qu’on accuse d’envahir la France...
Mais cela cache mal le fait que le gouvernement n’a décidé que des demi-mesures qui ne concerneront qu’un quart environ des retraités de 1959 et qui ne prendront en compte ni la totalité des prestations auxquelles ils ont droit, ni les 47 années d’arriérés. En outre, il faudra en faire la demande, ce qui est évidemment hors de portée de beaucoup des anciens combattant qui, retournés depuis longtemps dans leur pays, ne sont pas forcément au courant de ces nouvelles mesures ou seront bloqués par la bureaucratie suffisamment longtemps pour enfin mourir sans avoir vu la couleur de cette « reconnaissance ».
Ce discours sur l’intégration ne peut d’ailleurs pas aller sans son pendant : un discours stigmatisant, car il s’agit aussi de faire croire à un caractère ethnique des révoltes des banlieues. Le message implicite est le suivant : s’ils se comportent comme des sauvages, ne serait-ce pas parce qu’ils en sont ?
Les discours racistes ou plus exactement anti-immigrés ont vu là leur justification. Le thème est particulièrement utile en temps d’élections et en général dans la lutte des classes. Les immigrés sont en effet les boucs émissaires idéaux pour les maux qui touchent le plus les classes populaires. Le chômage ? C’est eux ! La délinquance ? C’est eux ! L’islamisme et le terrorisme ? C’est eux ! Les allocations ? C’est eux qui les bouffent ! « Le bruit et l’odeur » (1) ? C’est eux et leur bouffe !
Bref, le discours anti-immigrés joue un rôle essentiel, ils permettent à la bourgeoisie de diviser la classe ouvrière. Il est donc extrêmement grave que la « gauche » et les directions syndicales n’aient guère mobilisé contre les lois répressives de Sarkozy et sa loi CESEDA. Celle-ci durcit gravement les conditions d’entrée et de séjour dans le pays. Mais les justifications racistes ne sont pas la motivation réelle de cette loi, dont la fonction est avant tout économique. Par exemple, depuis 1974, les entreprises devaient, pour employer un étranger, prouver qu’elles n’avaient pas trouvé de Français qualifié pour ce poste, exception faite des cadres de haut niveau ; or, avec la loi CESEDA, cette disposition est devenue caduque pour de nombreux secteurs, tels que l’hôtellerie-restauration, le BTP, les commerciaux, la main d’œuvre saisonnière, qui sont désormais dispensés de prouver que le travailleur étranger embauché n’occupera pas un travail qui aurait été dévolu à un Français. Autrement dit, le discours qui flatte les préjugés racistes à des fins électorales sert aussi à voiler des mesures économiques qui font l’intérêt du patronat et ont l’avantage de diviser les travailleurs.
Aujourd’hui, alors qu’éclate sporadiquement la colère de quelques cités et que des groupes de jeunes isolés mettent le feu à des bus ou s’attaquent à la police, il s’agit avant tout de comprendre que ces jeunes veulent reproduire les émeutes de l’année dernière, car leur colère n’a pas disparu, les provocations policières n’ont pas cessé et leur envie de révolte est la même.
À partir de ce constat, en ayant à l’esprit que ces jeunes sont les enfants de la fraction la plus opprimée du prolétariat de France, les révolutionnaires doivent résolument continuer à affirmer que ces actes sont l’expression d’une révolte sociale profonde. Le caractère politique de celle-ci est certes limité, mais elle contient toujours cette potentialité révolutionnaire dont manque absolument le train-train politique et syndical qui caractérise beaucoup de ceux qui se revendiquent aujourd’hui de la révolution.
Affirmer cela ne revient cependant pas à nier le manque total de perspective d’actes isolés de violence, quand ils ont pour cible les bus remplis de passagers : il faut aider les jeunes révoltés à comprendre que leur révolte doit s’organiser et trouver le chemin de ceux qui sont tout aussi insatisfaits de leur situation, mais qui refusent que l’on s’en prenne à leur moyen de transport ou à leur outil de travail. Les jeunes révoltés ne doivent pas rester coupés du reste de la classe ouvrière, ils doivent s’organiser ensemble, insuffler leur radicalité et leur envie de détruire le système actuel aux travailleurs.
S’il n’y a pas eu cette année d’extension de la révolte malgré quelques bus incendiés, c’est que, pour la plupart, les émeutiers de 2005 ne croient pas que ce mode d’action puisse en lui-même changer leur vie : ils ont pour une bonne part conscience que cela peut les mettre encore plus au ban de la société et surtout de leur propre classe sociale. De plus, il n’y pas eu cette fois-ci un événement déclencheur qui puisse faire exploser la haine de la police et de l’État. Mais c’est loin de signifier que les jeunes des cités n’aient pas envie de se battre : à tout moment, leur colère peut exploser.
Les organisations de gauche et d’extrême gauche sont incapables, cette fois-ci plus encore que l’année dernière, de comprendre la révolte de ces jeunes. Ils jugent leurs méthodes à l’aune des méthodes actuelles (qui ont bien changé par rapport à d’autres époques) du mouvement ouvrier, façonnées depuis des décennies par la bureaucratie réformiste et érigées comme modèle. Cela n’a aucun sens. La fraction la plus révoltée de la jeunesse des quartiers populaires est beaucoup moins imprégnée des « valeurs républicaines » que les travailleurs syndiqués à statut.
LO et la LCR ont même accepté l’injonction électorale d’exploiter le dramatique accident survenu lors d’une des actions contre un bus à Marseille, où une jeune femme a été brûlée à 70 %, pour condamner toutes les actions violentes de ces jeunes : ceux qui commettent ces actes sont des « criminels » (LO), des adversaires à combattre puisqu’ils « agissent contre la population des quartiers et des cités populaires, dans le plus grand mépris » (LCR). S’appuyant sur ce drame, la LCR a élargi sa condamnation sans appel à toutes les mises à feu de bus, qualifiées d’« actes odieux même dans les cas où il n’y a pas eu de victime » (site de campagne de Besancenot : http://besancenot2007.org/spip.php?article93).
Il y a non seulement extériorité entre ces prétendus « révolutionnaires » et les jeunes révoltés, mais volonté de la part de ces « révolutionnaires » de faire cesser tous les actes qui témoignent de cette révolte. Alors que la LCR parlait l’an passé de « révolte » (même les médias dominants l’ont d’ailleurs admis, a posteriori), point de « révolte » aujourd’hui. Pourquoi ? Parce que les évènements ont moins d’ampleur que l’an dernier ? Parce que brûler un bus est criminel alors que brûler des voitures ne l’est pas ? Parce qu’il faut attendre un assassinat de jeunes par des flics pour avoir l’autorisation de se révolter ?
Les jeunes qui passent à l’action sont des révoltés : ils refusent d’accepter sans broncher leurs conditions de vie et se rebellent. Il ne s’agit évidemment pas de faire l’apologie des méthodes utilisées par les révoltés, et de les ériger en modèle à copier. Il s’agit d’abord d’affirmer notre solidarité avec cette partie de la jeunesse prolétarienne qui se révolte, et non de l’insulter, de l’abaisser au rang de barbares qu’il faudrait soit rééduquer pour qu’ils respectent la « loi républicaine », soit embastiller si les « barbares » sont irrécupérables.
La haine des flics et du « système » pousse ce jeunes vers des actions violentes. Bien sûr, les actions entreprises ne facilitent pas toujours la jonction avec les autres secteurs du prolétariat et, en l’occurrence, les attaques de bus aggravent indéniablement la division entre les jeunes révoltés et les travailleurs. Mais le rôle des révolutionnaires n’est-il pas de tout mettre en œuvre pour construire le fameux « tous ensemble » au lieu d’entretenir le fossé ? Ce n’est qu’avec cet objectif et des propositions politiques concrètes, non en se posant de l’extérieur comme donneurs de leçons, qu’ils parviendront à gagner les jeunes révoltés à la lutte de classe directe contre le système capitaliste lui-même.
Or LO et LCR n’ont rien à proposer aux jeunes de ces quartiers. Au lieu de s’appuyer sur la révolte de cette jeunesse pour avancer une perspective révolutionnaire, LO se contente de sa posture morale et la LCR participe à la canalisation/neutralisation de cette révolte par l’intermédiaire d’associations qui demandent aux jeunes de ces quartiers d’accepter les règles du jeu républicain en leur faisant miroiter qu’ils pourront voir leurs conditions de vie changer par le simple fait de voter ou de présenter leurs doléances aux élus de la République.
Dans la mesure même où elles n’ont pas de véritable programme révolutionnaire à proposer aux jeunes révoltés, LO et LCR participent du consensus politique sur le traitement du problème des « banlieues » : le cocktail prévention + répression. Bien sûr, plus on est à gauche, plus on est pour la « prévention » (au sens large : police de proximité, subventions aux associations, etc.). Mais il n’y a pas de rupture avec le consensus : les jeunes des quartiers populaires sont avant tout perçus comme une population à risque. Si les moyens proposés diffèrent, l’objectif est le même : que la situation soit « sous contrôle » et que le feu de la révolte cesse.
Un collectif ACLEFEU (Association Collectif Liberté Égalité Fraternité Ensemble Unis), constitué au début de l’année 2006, a lancé une campagne pour des cahiers de doléances dans les quartiers populaires, et les a déposés à l’Assemblée nationale. Le travail accompli est considérable : plus de 20 000 fiches ont été remplies par des jeunes et des habitants des cités, qui se sont prononcés par ordre d’importance sur les thèmes suivants : l’emploi, les discriminations, la justice, la santé, l’éducation, la religion, la politique, l’environnement, le transport, les pratiques policières, l’exclusion, la femme, les inégalités, la précarité, l’immigration, la jeunesse. Quoique bien encadrées, les propositions des sondés sont souvent intéressantes, remettant en cause inconsciemment, pour certaines d’entre elles, la logique même du capitalisme qui empêche la satisfaction des revendications.
L’objectif explicite des responsables d’ACLEFEU est de faire pression sur les candidats aux élections de 2007 et les propositions affichées reprennent parfois étrangement celles de la gauche « anti-libérale », en particulier celles du PCF, et sont quelquefois plus à gauche. Or, comme nous l’avons dit, les jeunes révoltés sont loin d’avoir toutes les illusions qu’ont les militants des diverses associations de quartier à l’égard du système politique et de ses élus. Les opprimés n’ont pas intérêt à ce qu’on les remette sur les rails d’une citoyenneté qui ne signifie rien pour eux dans le cadre bourgeois : ils ont besoin que les révolutionnaires les organisent, leur expliquent les rouages de la société de la manière la plus radicale et leur donne des perspectives de lutte aux côtés des autres prolétaires. Car beaucoup ont compris que c’était toute le système qu’il fallait détruire.
Les révolutionnaires ne doivent cependant pas négliger d’intervenir dans les associations de quartier qui existent, quels que soient leurs défauts et leurs illusions, car elles ne sont pas moins radicales que la plupart des syndicats et on n’y trouve pas les mêmes fractions de la classe ouvrière. De même qu’ils doivent construire les syndicats en y impulsant une orientation de lutte de classe contre la bureaucratie et les illusions réformistes, de même les communistes révolutionnaires doivent combattre les illusions intégrationnistes et organiser les jeunes des banlieues, en leur proposant de se lier avec le reste de la classe ouvrière et en les aidant à se construire une conscience de classe.
1) On sait que c’est ainsi que Chirac avait caractérisé les travailleurs immigrés dans un discours à Orléans en 1991.
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