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Les trotskystes en Indochine de 1930 à 1946


Auteur(s) :Quôc-Tê Phan
Date :15 mai 2005
Mot(s)-clé(s) :histoire, Viêt-Nam
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Cet article se propose de retracer brièvement l’histoire des trotskystes en Indochine de 1930 à 1946. C’est une période relativement peu connue, mais importante pour le mouvement trotskyste en général car il s’agit d’une des rares occasions où des trotskystes ont joué un rôle politique de premier plan et ont eu une grande influence dans les masses populaires.

De 1930 à 1932, les premiers groupes clandestins se réclamant de l’Opposition de Gauche commencèrent à s’organiser à Saigon, en Cochinchine. De 1933 à 1937, on assista à une collaboration insolite entre trotskystes et staliniens autour du journal La Lutte. En 1945, les principaux dirigeants trotskystes sortirent de prison, où ils avaient été jetés au début de la Seconde Guerre Mondiale, et tentèrent de réorganiser le mouvement. Mais bientôt, ils furent assassinés et leurs organisations liquidées par le Viêt-Minh sous la conduite des staliniens.

Contexte historique et situation sociale et économique du Viêt-Nam en 1930

La colonisation

Avant la colonisation française, le Viêt-Nam était gouverné par une monarchie despotique s’appuyant sur un système mandarinal hiérarchisé. Son économie était très arriérée et reposait essentiellement sur l’agriculture. Cette agriculture se pratiquait de manière archaïque, sur des superficies très réduites. L’artisanat et le commerce étaient très peu développés. L’écrasante majorité de la population vivait de manière misérable.

La colonisation militaire française commença en 1859. La France fit de la Cochinchine (sud) une colonie française tandis que l’Annam (centre) et le Tonkin (nord) devinrent des « protectorats » français. L’exploitation économique du Viêt-Nam ne débuta véritablement qu’à partir de 1900. Elle se traduisait en pratique par la mise en place des plantations d’hévéas, des mines et de quelques industries de transformation (cimenterie, distillation...). Cependant, la quasi-totalité des matières premières extraites était exportée vers la métropole et ne servait pas à un développement conséquent de l’industrie locale.

Néanmoins, ce développement industriel, même embryonnaire, eut pour effet de produire une nouvelle catégorie de travailleurs. On compta ainsi en 1933, 223 000 travailleurs de l’industrie ou des plantations d’hévéas, soit 1,5 % de la population (1). Ces ouvriers travaillaient dans des conditions particulièrement difficiles et gagnaient des salaires misérables.

Premières réactions

Le peuple vietnamien n’avait jamais cessé de se battre contre l’impérialisme français depuis le début de la colonisation. Ce combat se menait d’abord sous la direction des mandarins et des militaires insoumis. Des lettrés cherchaient ensuite l’aide des pays étrangers, notamment celle de la Chine ou du Japon, pour renverser la domination française.

Les partis collaborationnistes

Au sortir de la Première Guerre Mondiale, la bourgeoisie et la petite bourgeoisie indigènes s’étaient renforcées, mais encore trop faibles, elles acceptaient le rôle de compradore de l’impérialisme. Ainsi lit-on dans la thèse de doctorat de Huynh Xuân Canh : « L’Indochine, qu’elle le veuille ou non, ne peut encore se passer de la tutelle de la France, et la richesse pour l’une est aussi un peu de bien-être pour l’autre. » (2) Toute une frange de cette bourgeoisie se retrouvait donc dans des partis plus conciliants qu’opposés au gouvernement colonial, comme le Parti Constitutionnaliste ou le Parti Progressiste.

Le Kuomintang vietnamien

En 1927 se constitua au Tonkin le Viêt Nam Quôc Dân Dang (Kuomintang vietnamien), parti nationaliste dont le but était de chasser l’impérialisme par la violence pour établir un gouvernement républicain démocratique. En février 1930, il fomenta l’insurrection des tirailleurs de la garnison de Yen-Bay, qui fut réprimée dans le sang. Le Parti fut ensuite annihilé, frappé par la répression féroce du gouvernement colonial.

Le Thanh Niên, puis le PCI

En 1925, Nguyên Ai Quôc, le futur Hô Chi Minh, créa à Canton, en Chine, le Viêt Nam Cach Mang Thanh Niên Hôi (Association de la Jeunesse Révolutionnaire du Viêt-Nam). Son but était de recruter des jeunes Annamites sur place ou du pays, de les former politiquement et de les renvoyer ensuite construire l’organisation à l’intérieur du pays. En 1929, environ 200 militants avaient ainsi été formés, et on comptait un millier d’adhérents ou sympathisants du Thanh Niên en Indochine. En 1930, il se réorganisa en Dông Duong Công San Dang (Parti Communiste Indochinois) et adhéra officiellement à l’Internationale communiste (IC) en 1931. L’histoire du PCI en ces années, regardée parallèlement avec celle du Parti communiste chinois et celle de l’IC, est riche d’enseignements, mais son étude dépasserait le cadre de cet article.

Des mouvements de protestation de grande ampleur secouèrent le pays du Nord au Sud en 1930-1931. En effet, à la suite de mauvaises récoltes, des milliers de paysans manifestèrent à partir de mai 1930 devant les centres administratifs pour demander la diminution ou le report de l’impôt. En septembre 1930, ces manifestations prirent une tournure insurrectionnelle en Annam. Les paysans s’érigèrent en soviets, exécutèrent notables et propriétaires, prirent en main l’administration dans plusieurs provinces de l’Annam. Mais ces tentatives furent bientôt réprimées violemment par le gouvernement colonial (4000 arrestations, plus de 1700 morts). Le PCI, tenu pour responsable, fut impitoyablement traqué et quasiment décimé.

Naissance des organisations trotskystes au Viêt-Nam (1930-1932)

Les organisations trotskystes au Viêt-Nam naquirent sous l’impulsion des étudiants revenus de France, où ils avaient été en contact avec des oppositionnels comme Rosmer. Penchons-nous un moment sur l’un d’eux, Ta Thu Thâu, figure importante du mouvement trotskyste au Viêt-Nam.

Ta Thu Thâu

Ta Thu Thâu (1906-1945) arriva en 1927 à Paris où il s’inscrivit à la Faculté des Sciences. Il rejoignit le Viêt Nam Dôc Lâp Dang (Parti pour l’Indépendance du Viêt-Nam) dont il prit la direction en 1928. La période 1928-1929 marqua un glissement idéologique de Ta Thu Thâu et de ses camarades du nationalisme radical au marxisme. Cependant, ils étaient mécontents de la politique aussi bien de l’Internationale Communiste que de sa section française.

Ta Thu Thâu écrivit : « Après cette constatation que la bourgeoisie indigène née artificiellement n’est capable d’aucune révolution, écoutons Doriot (3) professer maintenant sa théorie coloniale : "révolution bourgeoise démocratique d’abord", dit-il dernièrement [...]. Aussitôt défilent dans mon esprit avec une netteté aveuglante les horribles scènes de torture en Chine lors de l’expérience "révolutionnaire" Tchang Kai Tchek-Staline. Doriot peut-il comprendre que, frappée d’impuissance congénitale, la bourgeoisie indigène ne fera pas sa révolution démocratique, mais se placera au côté de l’impérialisme ? » (4) Il fustigeait ainsi l’Internationale Communiste qui avait conduit au massacre des milliers d’ouvriers chinois par sa politique d’alliance organique avec le Kuomintang nationaliste.

Concernant plus précisément la politique du PCF vis-à-vis de l’Indochine, Ta Thu Thâu écrivait aussi : « Cette grave lacune [i.e. le manque de préparation idéologique et de formation théorique, NdlR] fut signalée plus d’une fois à l’Internationale Communiste et à sa section française. Qu’ont-ils fait pour la combler? Le parti français continue à entraîner les éléments d’ailleurs petits-bourgeois qu’il encadre vers une agitation stérile, sans penser à la formation des cadres. [...] Ce n’est plus entre nous et l’Internationale une question de différence tactique. C’est la vieille lutte que Lénine a toujours menée contre la spontanéité dans le mouvement révolutionnaire, contre l’empirisme révolutionnaire dégénérant en opportunisme d’autant plus hideux qu’aux yeux des masses il porte encore le manteau révolutionnaire. » (5)

Ta Thu Thâu et ses camarades rejoignirent ainsi fin 1929 l’Opposition de Gauche en France, dirigée alors par Alfred Rosmer. Lorsqu’éclata la révolte de Yen-Bay en 1930, Ta Thu Thâu rédigea en avril-mai plusieurs articles pour La Vérité, organe de la Ligue Communiste. Le 24 mai, il organisa avec ses camarades une manifestation devant le Palais de l’Élysée dénonçant la condamnation à mort des insurgés Yen-Bay. Les manifestants furent arrêtés et expulsés au Viêt-Nam.

L’Opposition à Saigon en 1932

En 1932, il existait trois groupes de l’Opposition de Gauche à Saigon :

- Dông Duong Công San (Communisme Indochinois), organisé autour de Ta Thu Thâu ;

- Thang Muoi (Octobre) organisé autour de Dào Hung Long et Hô Huu Tuong, un autre expulsé de France ;

- Ta Dôi Lâp Tùng Thu (Éditions de l’Opposition de Gauche), animé par Huynh Van Phuong et Phan Van Chanh, deux amis de Ta Thu Thâu expulsés comme lui à la suite de la manifestation des Champs-Élysées. Ce cercle d’études diffusait des traductions des classiques du marxisme en vietnamien.

Ces trois groupes clandestins étaient actifs parmi les coolies et les ouvriers de Saigon et comptaient quelque dizaines de militants. Bien que travaillant ensemble à certains moments, ils étaient divisés sur la tactique vis-à-vis des staliniens.

Cependant, ce mouvement, à peine né, fut momentanément brisé par la répression consécutive aux événements de 1930-31. En août 32, la Sûreté arrêta la plupart des militants trotskystes et les jeta en prison.

Le front unique trotskystes-staliniens autour de La Lutte (1933-1937)

Les campagnes électorales

Il existait sous le gouvernement colonial un Conseil Municipal de Saigon, instance consultative sans pouvoir réel. Seules les personnes soumises à l’impôt personnel pouvaient voter, ce qui faisait 4332 électeurs sur une population de 300 000. Ces électeurs étaient en majorité employés, commerçants ou fonctionnaires. La représentation annamite avait été l’apanage du Parti Constitutionnaliste pendant des années. Les révolutionnaires voulaient s’en servir comme tribune légale pour diffuser plus largement leurs idées dans les masses. Ainsi sous l’autorité du nationaliste Nguyên An Ninh, que tous considéraient comme leur aîné, se constitua un front électoral commun pour les élections de mai.

Le 21 avril, un meeting électoral se tint devant une foule nombreuse et effervescente. Une liste électorale composée d’intellectuels et d’ouvriers fut présentée. Les candidats exposèrent leurs objectifs : droit syndical, droit de grève, journée de huit heures, suffrage universel, repas gratuits pour les chômeurs, création de crèches, etc. L’auditoire se familiarisait avec des vocables inédits : « capitalistes », « syndicats », « grèves », « lutte de classe », etc. Trois jours plus tard parut le n° 1 de La Lutte, tiré à 10 000 exemplaires, où figuraient notamment le programme politique de la liste, une initiation au syndicalisme et une attaque contre le Parti Constitutionnaliste. Le 7 mai, et pour la première fois dans l’histoire de la colonie, deux candidats « communistes » (Nguyên Van Tao et Trân Van Thach), furent élus au Conseil Municipal de Saigon. Mais leur élection fut bientôt invalidée par l’administration coloniale.

En octobre 1934, l’expérience de La Lutte fut tentée de nouveau, cette fois de manière plus régulière et durable. Son comité de rédaction se composait de trois nationalistes (dont Nguyên An Ninh), de quatre staliniens (dont Nguyên Van Tao, qui avait fait les manifestations des Champs Elysées), et de cinq trotskystes (dont Ta Thu Thâu, Phan Van Chanh, Huynh Van Phuong, Hô Huu Tuong). Cependant, il semble que l’influence des staliniens fut prépondérante jusqu’en 1936. La ligne éditoriale était : lutte contre le pouvoir colonial et ses alliés (Parti Constitutionnaliste) ; soutien des revendications des ouvriers et des paysans ; échos des luttes dans le monde ; histoire des mouvements révolutionnaires passés ; diffusion du tronc commun de la pensée marxiste. D’un accord mutuel, on s’abstenait cependant de critiquer l’URSS ou l’Opposition de Gauche.

En 1935 eurent lieu les élections au Conseil Colonial de Cochinchine et au Conseil Municipal de Saigon. La Lutte présenta à chaque fois une liste intellectuels-ouvriers et à chaque fois elle obtint des élus. Son influence grandissait manifestement dans la petite bourgeoisie et dans le menu peuple.

L’activité des trotskystes

On a vu qu’il existait des divergences à l’intérieur même du courant trotskyste. En dehors de la collaboration au hebdomadaire La Lutte, les trotskystes étaient organisés dans deux groupes principalement : le groupe La Lutte, mené par Ta Thu Thâu, et le groupe Octobre, dirigé par Hô Huu Tuong. Octobre critiquait notamment La Lutte pour sa collaboration trop étroite avec les staliniens.

Ces deux tendances déployaient des efforts considérables pour organiser le mouvement syndical. En 1937, elles impulsèrent notamment la création de la Fédération Syndicale de Cochinchine. Cette Fédération était implantée dans au moins 39 entreprises de Saigon et influente dans certaines d’entre elles, dont l’Arsenal, les chemins de fer, le tramway ou encore chez les dockers. Ainsi les militants trotskystes jouèrent-ils un rôle prépondérant dans l’organisation des grèves de 1936-1937 au Sud.

Cependant malgré leur influence, l’une et l’autre tendances gardaient une structure de groupe, sans arriver à construire un parti solidement organisé et de masse, contrairement au PCI. En effet, ce dernier s’était réorganisé après sa quasi-liquidation en 1930-1931. Il avait prit un essor incontestable et possédait une structure solide, ramifiée à l’échelle nationale. Comment expliquer ce contraste ? Selon l’historien Daniel Héméry, Ta Thu Thâu « était avant tout un tribun, par tempérament personnel peut-être » (6). Nous pouvons raisonnablement faire l’hypothèse que le PCI bénéficiait d’un soutien important de l’URSS et de la Chine (logistique, théorique — formation des cadres en Chine —, financier...), soutien sur lequel ne pouvaient évidemment pas compter les trotskystes vietnamiens.

La rupture du front unique et les événements qui s’ensuivirent (1936-1939)

L’élection du Front Populaire en France et l’effervescence en Indochine

En 1936, le Front Populaire fut porté au pouvoir en France. Cela provoqua un immense espoir en Indochine. Parallèlement aux occupations d’usines en France, des vagues de grèves monstres secouèrent l’Indochine du Nord 1936 à février 1937. En même temps, La Lutte lança la formation des Comités d’Action, destinés à recueillir les plaintes des ouvriers et paysans, en vue d’un Congrès Indochinois. Ce Congrès devait accueillir la commission d’enquête parlementaire venue de métropole. À peine lancés, ces CA eurent un succès fulgurants : en deux mois, quelques 600 CA furent créés. L’effervescence populaire était telle que l’administration coloniale, inquiète du dynamisme du mouvement, y mit un coup d’arrêt. Elle interdit en effet les réunions publiques, jeta momentanément en prison plusieurs militants dont Ta Thu Thâu et Nguyên An Ninh. Des entreprises licencièrent les ouvriers participant aux CA.

Néanmoins, l’importance des grèves et l’essor des CA obligèrent la métropole à des concessions. Ainsi le décret Blum-Moutet de décembre 1936 « réglementa le travail libre [...], interdit l’emploi des enfants de moins de 12 ans... ». Il y eut aussi quelques augmentations de salaires. Cependant, ni droit syndical, ni droit de grève, ni droits aux délégués ne furent accordés...

Divergences entre les trotskystes et les staliniens

Le PCI adopta en 1936 la ligne définie par l’Internationale Communiste et déjà adoptée par le PCF, consistant en la constitution d’un Front Populaire Indochinois antifasciste avec des forces « de gauche ». Il devait également soutenir le Gouvernement de Front Populaire en métropole, et ne pouvait donc critiquer librement l’administration coloniale. Les trotskystes en revanche étaient résolument attachés à un Front Unique anti-impérialiste, et récusèrent tout soutien ou toute neutralité à l’égard du Front Populaire (français).

D’autres éléments contribuèrent à la rupture : le début des procès de Moscou, l’intensification des diffamations anti-trotskystes par le régime stalinien… De plus, aussi bien les organisations trotskystes clandestines que le PCI s’étaient développés durant les années précédentes et pouvaient donc se passer d’une collaboration de plus en plus insoutenable. À l’été 1937, les staliniens quittèrent La Lutte.

Après la rupture

La Lutte était désormais sous le contrôle des trotskystes. Les staliniens constituèrent avec le Parti Constitutionnaliste un Front Démocratique. En juillet 1938, ils soutinrent l’emprunt de 33 millions de piastres « pour la défense de l’Indochine » et le recrutement de 20 000 indigènes par le gouvernement de Dalladier. Les trotskystes, désormais membres de la IVe Internationale fondée en septembre 1938, défendaient le défaitisme révolutionnaire consistant à « dégager le caractère impérialiste de toute guerre en ce pays entre l’impérialisme français et un autre impérialisme envahisseur et à expliquer aux masses qu’en cas de guerre, elles n’auront personne pour les défendre » (7). À cause de ce combat contre l’impérialisme français, ils se virent traités d’« agents du fascisme » par les staliniens.

Mais leur propagande eut des effets spectaculaires. Aux élections municipales de 1939, ils obtinrent 80 % des voix, loin devant le Parti Constitutionnaliste et les staliniens. Cependant, dès le début de la guerre, tous les leaders trotskystes furent arrêtés par la Sûreté, et le mouvement trotskyste, ainsi décapité, resta silencieux presque jusqu’à la fin de la guerre.

La liquidation des trotskystes par le Viêt-Minh (1945-1946)

La conquête du pouvoir par le Viêt-Minh

Pendant la guerre, Nguyên Ai Quôc avait ressuscité le Viêt Nam Dôc Lâp Dông Minh Hôi (Front pour l’Indépendance du Viêt-Nam, Viêt-Minh en abrégé), qui se donnait pour but la libération du Viêt-Nam et l’instauration d’une république démocratique. Il ne fait d’ailleurs pas de référence au communisme afin de se donner la possibilité de regrouper en son sein des partis nationalistes bourgeois. Sa propagande était alors particulièrement nationaliste, en témoigne un exemple tiré du poème Lich su nuoc ta (L’histoire de notre pays) diffusé en 1942 : « L’histoire du Viêt-Nam le montre / Notre peuple fut glorieusement héroïque / Il combattit plus d’une fois le Nord, il pacifia l’Est / Invincibles sont les fils de Dragons et petits-fils d’Immortels. » (8)

À partir de 1944, des guerilleros Viêt-Minh s’infiltrèrent au Nord du Viêt-Nam à partir de la Chine. En mars 1945, le coup de force japonais renversa le pouvoir français qui avait dominé le Viêt-Nam pendant 80 ans. L’empereur Bao Dai proclama l’indépendance, mais déclara que le Viêt-Nam « suivrait les directives du Manifeste commun de la Grande Asie orientale », autrement dit qu’il deviendrait un protectorat japonais. En août 1945, le Japon capitula sous les bombes. Les Alliés décidèrent que le Nord serait occupé par les troupes de Tchang Kai Tchek et le sud par celles de Mountbatten. Ces armées avaient pour but de désarmer les troupes japonaises et de « restaurer l’ordre public ».

Cependant, profitant du vide politique entre la capitulation japonaise et l’arrivée des Alliés, le Viêt-Minh déclencha le soulèvement armé. Le 19 août, les guerilleros de l’armée de libération prirent Hanoi, les Japonais laissant faire. Le 2 septembre, Hô Chi Minh proclama la République Démocratique du Viêt-Nam devant une foule en liesse.

La réorganisation des groupes trotskystes

Rappelons que la plupart des leaders trotskystes avaient été jetés en prison au commencement de la guerre, et leurs organisations avaient été quasiment détruites. En 1943-1944, à l’expiration de leur peine, ils tentèrent de réorganiser le mouvement. En août 1944, le groupe Octobre (sans Hô Huu Tuong, qui avait abandonné le marxisme en prison) se réorganisa en Ligue Communiste Internationaliste, avec des effectifs réduits (quelques dizaines de militants, dont Ngô Van). En mai 1945, des anciens du groupe La Lutte, dont Ta Thu Thâu et Phan Van Chanh, fondèrent le Dang Tho Thuyên Cach Mang (Parti Ouvrier Révolutionnaire) et tentèrent de reprendre le contact avec des groupes trotskystes du Nord. Ces derniers avaient pu continuer leurs activités durant la guerre et jouissaient d’une influence grandissante. Ils diffusaient notamment la feuille Tranh Dâu (La Lutte) au lendemain de la guerre.

Les événements d’août-septembre 1945 dans le Sud

Le Viêt-Minh prit le pouvoir dans le Sud le 25 août. Le groupe La Lutte aurait participé au Comité Exécutif Provisoire pendant cette courte période précédant la reconquête française aidée par l’armée britannique.

Pendant le même temps, la LCI et La Lutte mettaient en avant dans les manifestations les mots d’ordre : « Armement du peuple! » et « Pour un Gouvernement ouvrier et paysan! ». La LCI tentait de faire revivre les Comités Populaires, d’organiser des milices ouvrières, et refusait tout compromis avec le Viêt-Minh. Cependant, la LCI et La Lutte furent toutes deux bientôt liquidées par les staliniens.

Ta Thu Thâu qui avait été envoyé au Nord pour rétablir le contact avec les trotskystes du Nord fut arrêté et jugé plusieurs fois par des tribunaux populaires du Viêt-Minh à son retour dans le Sud. À chaque fois, il fut acquitté, mais finalement, il fut mystérieusement exécuté en février 1946. Trân Van Chanh, Trân Van Thach (anciens du front La Lutte et du Conseil Municipal de Saigon) et un grand nombre de leurs camarades furent tour à tour assassinés ou exécutés sous l’ordre des cadres connus du PCI fin 1945-1946. Comment expliquer cette politique meurtrière vis-à-vis des militants aussi dévoués à la cause de la Révolution ?

Dès 1939, dans trois lettres envoyées de Chine au PCI — et publiées dans la version officielle de ses Œuvres complètes — Hô Chi Minh avait déjà accusé les trotskystes d’être des agents du fascisme et ne lésinait sur aucun procédé diffamatoire. Dans un rapport à l’Internationale Communiste écrit par Hô Chi Minh, on peut lire : « Vis-à-vis des trotskistes, il ne doit y avoir aucun compromis, aucune concession. Il faut utiliser tous les moyens pour les démasquer comme agents du fascisme, il faut les exterminer politiquement. » (Cf. « Trois lettres de Hô Chi Minh inédites en France », dans Chroniques Vietnamiennes n° 1, 1986 ; revue éditée par le Groupe Trotskyste Vietnamien.)

En octobre 1945, l’organe du Comité Central du PCI, Co Giai Phong, appelait à « abattre immédiatement les bandes de trotskistes », ce qu’il justifiait ainsi : « Au Nam Bô [Cochinchine], ils [les trotskystes] réclament l’armement du peuple, ce qui épouvante la mission anglaise, et l’accomplissement intégral des tâches de la révolution bourgeoise démocratique dans le but de diviser le Front National et de provoquer l’opposition des propriétaires fonciers à la révolution. » (Cité dans Tap Chi Công San, février 1983, p. 50, cité par Ngô Van, op. cit., p. 359.)

On voit ainsi clairement la volonté du Viêt-Minh d’encadrer la population, de se présenter comme un gouvernement d’union nationale capable de maintenir l’ordre public afin de négocier dans les meilleurs termes avec les Alliés. Cela était en contradiction manifeste avec les mots d’ordre des trotskystes d’« armement du peuple » et de « gouvernement ouvrier et paysan ».

En 1946, un militant français, Daniel Guérin, eut une entrevue avec Hô Chi Minh lors de sa venue en France dans le cadre des négociations avec le gouvernement français. Interrogé sur la mort de Ta Thu Thâu, Hô Chi Minh répondit ainsi : « Ce fut un patriote et nous le pleurons », avant d’ajouter : « Mais tous ceux qui ne suivront pas la ligne tracée par moi seront brisés. » Interrogé à deux autres reprises sur ce sujet, il ne fournit jamais de réponse précise ou éluda tout simplement la question.

Ainsi, la plupart des militants révolutionnaires trotskystes furent abattus. Quelques-uns survécurent et furent contraints à l’exil. Ils continuèrent leurs activités militantes principalement en France, au sein de différents groupes comme le Groupe Trotskyste Vietnamien (cf. le dernier numéro du CRI des travailleurs).


1) Cité par Anh Van et Jacqueline Roussel dans Mouvements nationaux et lutte de classe au Viêt-Nam, Publications de la IVe internationale, 1947.

2) Ibid.

3) Membre du CC du PCF. Il sera plus tard exclu du PCF et tournera au fascisme.

4) Ta Thu Thâu, « À la lueur de la révolte de Yen Bay », dans La Vérité n° 31, 11 avril 1930.

5) Ta Thu Thâu, « La révolte de Yen Bay et ce qu'elle signifie », dans La Vérité n° 30, 4 avril 1930.

6) Daniel Héméry, Révolutionnaires vietnamiens et pouvoir colonial en Indochine, Editions Maspero, 1975.

7) Cité par Ngô Van, Viêt-Nam 1920-1945, Révolution et contre-révolution sous la domination coloniale, Nautilus Editions, 2000, p. 258.

8) Cité par Ngô Van, ibid., p. 298.


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