Le CRI des Travailleurs n°25 << Article précédent | Article suivant >>
La plus grande partie de l’« extrême gauche » (LCR, LO, PT, petits groupes « trotskystes »…) se rallie aujourd’hui au mot d’ordre du PS et du PCF selon lequel il s’agirait, dans les élections de 2007, de « battre la droite » (1). Que ce mot d’ordre débouche ou non sur l’appel explicite à voter pour le PS aux seconds tours des élections (présidentielle et législative), il revient objectivement à couvrir ce parti sur la gauche, en présentant sa politique comme « moins pire », donc en bon français comme meilleure, ou comme pouvant être meilleure, que celle de la droite.
Nous avons montré dans notre précédent numéro que la politique du PS et de la gauche plurielle au pouvoir en 1997-2002 n’avait pas été plus favorable aux travailleurs que celle de la droite depuis 2002, mais que cette dernière en était au contraire la suite logique : dans le cadre de l’« alternance », la succession de la droite et de la gauche aux affaires ne change rien d’essentiel à l’orientation générale d’une politique de plus en plus régressive car tout entière au service du grand capital.
Il s’agit maintenant d’approfondir l’analyse en revenant sur la question fondamentale de la nature même du Parti socialiste. En effet, quelles que soient les nuances entre le PS et l’UMP, une chose est sûre : aucune organisation trotskyste ou communiste révolutionnaire digne de ce nom ne peut soutenir ou même simplement appeler à voter pour un parti purement bourgeois. Par exemple, aucune organisation trotskyste ou communiste révolutionnaire digne de ce nom ne soutient ou n’appelle à voter pour le Parti démocrate américain : bien qu’il ne soit indéniablement pas identique au Parti républicain (il repose non seulement sur des descendants d’esclavagistes sudistes et des fractions de la bourgeoisie, mais aussi sur la petite bourgeoisie intellectuelle et les couches supérieures du salariat, et il a par là même une fibre « sociale » que l’autre n’a pas), il s’agit pour tout le monde d’un parti purement et simplement bourgeois (il n’a jamais eu la moindre référence à la lutte de classe et a toujours défendu un programme intégralement et ouvertement capitaliste). Par conséquent, la seule raison pouvant justifier de soutenir de façon critique le PS ou même simplement d’appeler à voter pour lui, serait qu’il ne s’agisse pas d’un parti purement bourgeois, mais, malgré sa politique, d’un parti qui resterait un parti ouvrier réformiste.
Malheureusement, ni la LCR, ni LO, ni le PT ne posent cette question : ils se contentent de reprendre à leur compte l’idée selon laquelle il y a une différence entre la « droite » et la « gauche », sans livrer la moindre analyse de classe du PS et de son évolution. Par cette position purement empirique, ils font preuve d’une désinvolture théorique inadmissible quand on se réclame du marxisme : ils capitulent démagogiquement (en fait pour des raisons purement électoralistes) face aux illusions de cette fraction des travailleurs pour qui le PS au pouvoir ne changera pas leur sort, mais mènera du moins une politique « moins pire » que la droite. Seuls certains petits groupes s’efforcent de justifier leur appel à voter pour le PS en affirmant, avec au moins le mérite de la cohérence formelle, qu’il est encore un parti ouvrier réformiste.
Mais la cohérence formelle n’est pas la pertinence réelle : selon le Groupe CRI, cette caractérisation de la nature du PS est aujourd’hui caduque. Même si l’on accorde une certaine pertinence descriptive et superficielle aux notions de « droite » et de « gauche », le PS n’est en tout cas plus un parti ouvrier réformiste, mais il est devenu un parti purement et simplement bourgeois. Il en découle qu’aucune considération de tactique ou de circonstances ne saurait justifier que les trotskystes ou les communistes révolutionnaires le soutiennent, même du bout des lèvres, ou appellent à voter pour lui, fût-ce au second tour, sous prétexte de « battre la droite ».
Dans la tradition trotskyste, on désigne couramment les partis réformistes (« social-démocrates », « travaillistes » ou « socialistes », selon les pays) comme des « partis ouvriers bourgeois ». Cette expression, apparemment contradictoire dans les termes, servait à signifier la nouvelle nature de ces partis après leur passage définitif dans le camp de la bourgeoisie, passage révélé de façon éclatante par le vote des crédits de guerre et le soutien à leur bourgeoisie « nationale » respective au moment de la Première guerre mondiale. À l’origine, ces partis étaient officiellement marxistes (comme le SPD allemand, moteur dans la IIe Internationale) ou non (comme le Labour Party britannique ou la majorité de la SFIO dirigée par Jean Jaurès), mais ils étaient des partis ouvriers (tout court), ce qu’on peut appeler des partis ouvriers indépendants : ils exprimaient et défendaient, de manière plus ou moins conséquente, les intérêts historiques spécifiques du prolétariat, encourageant la lutte de classe et se fixant l’objectif du socialisme. Mais, au fil des années, de la fin du XIXe siècle jusqu’en 1914, sous la pression des États bourgeois impérialistes, ces partis étaient devenus progressivement des partis réformistes et parlementaristes : ils avaient renoncé à l’objectif de la révolution sociale par les méthodes de la lutte de classe, au nom d’une transition graduelle et pacifique du capitalisme au « socialisme », lui-même réduit en fait à une sorte d’étatisation par la loi des grands moyens de production. Dans la mesure où ils renonçaient de fait à la lutte de classe indépendante et à la révolution, ces partis devenaient des piliers constitutifs du système social bourgeois, canalisant les aspirations et les luttes prolétariennes en échange de quelques concessions de la bourgeoisie (réformes sociales, gestion de municipalités, etc.). Mais, dans la mesure où ils continuaient néanmoins à se réclamer en parole du prolétariat et du socialisme (dans leur programme, leurs congrès, leur presse, voire leurs meetings), tout en présentant les miettes octroyées par la bourgeoisie comme les récompenses tangibles de leur propre « réalisme », ces partis réformistes gardaient l’appui de la classe ouvrière et continuaient à incarner ses espoirs de transformation sociale. Autrement dit, devenus bourgeois par l’idéologie et la politique de leurs directions, ces partis n’en étaient pas moins restés « ouvriers » par leur base sociale, par leur programme officiel et par la tradition historique dont ils se réclamaient.
C’est cette fonction bien particulière des partis réformistes qui justifia, pour la majorité de l’Internationale communiste, l’adoption de la tactique du « front unique ouvrier » lors du IIIe Congrès en 1921 : au moment où la vague révolutionnaire ouverte en 1917 marquait une pause, les communistes comprirent que les partis réformistes (notamment le SPD allemand et le Labour anglais) garderaient un certain temps le contrôle de la majorité de la classe ouvrière. Dès lors, à la fois pour aider à mobiliser celle-ci et pour qu’elle comprenne par sa propre expérience l’impasse du réformisme, ils décidèrent de s’adresser systématiquement aux organisations réformistes en leur faisant des propositions concrètes d’actions communes — y compris pour la conquête du pouvoir —, tout en ne cédant évidemment pas d’un pouce sur le propre programme révolutionnaire et par conséquent sur la nécessité de critiquer le réformisme en tant que tel.
Enfin, pour Trotsky et les partisans de la IVe Internationale, cette nature « ouvrière bourgeoise » est aussi celle des partis communistes après leur stalinisation totale et définitive constatée au début des années 1930, dès lors qu’ils abandonnèrent toute lutte réellement révolutionnaire et socialiste, servant exclusivement les intérêts de la bureaucratie d’URSS. Celle-ci, en effet, avait renoncé à tout objectif révolutionnaire pour assurer son propre maintien au pouvoir, qui impliquait la stabilité des rapports sociaux fondamentaux en Europe et au niveau international dans le cadre d’un compromis avec l’impérialisme. Dès lors, les PC soumis aux intérêts de la bureaucratie du Kremlin participaient, en collaboration avec les sociaux-démocrates, à la canalisation de la lutte de classe dans le cadre de l’ordre existant (2). Ils bénéficiaient en échange eux aussi de concessions de la part des États bourgeois, qui renforçaient à leur tour leur idéologie réformiste, bien que leur base sociale fût souvent nettement plus prolétarienne que celle des sociaux-démocrates.
L’existence de puissants partis ouvriers bourgeois contrôlant la classe ouvrière a marqué le cœur du XXe siècle, des années 1920 aux années 1980. Les organisations révolutionnaires, essentiellement trotskystes, restant quant à elles ultra-minoritaires (pour des raisons objectives et subjectives sur lesquelles il n’est pas possible de revenir ici), il était particulièrement juste de s’adresser aux organisations réformistes social-démocrates, travaillistes ou staliniennes avec une tactique de front unique ouvrier, non seulement dans la lutte de classe directe, mais aussi sur le terrain électoral. Il était juste, notamment, d’appeler à ce qu’ils s’unissent sur la base d’un programme ouvrier et même d’appeler tactiquement à voter pour eux malgré leur programme réformiste quand il s’agissait d’infliger une défaite aux partis directement représentatifs de la bourgeoisie (3).
Mais aujourd’hui, en 2007, la situation n’a plus grand-chose à voir avec ce qu’elle était des années 1920 aux années 1980. Quel que soit le critère retenu, le Parti socialiste français actuel ne peut plus être considéré comme un parti ouvrier bourgeois, contrairement à la SFIO de Léon Blum ou de Guy Mollet, et même au PS de Mitterrand dans les années 1970.
Le critère du programme politique fondamental et donc de la tradition historique dans laquelle s’inscrit un parti est décisif si l’on veut cerner sa nature. Il ne s’agit cependant pas de s’en tenir au programme immédiat : l’histoire montre que, pour les élections, par exemple, les partis ouvriers réformistes se contentent généralement d’un programme social de réformes très limitées, pour montrer à la bourgeoisie qu’ils ne sont pas dangereux ; inversement, des partis bourgeois peuvent mettre en avant des revendications progressistes (démocratiques, voire sociales) quand ils cherchent à gagner l’électorat populaire ; c’est le cas du Parti démocrate américain dans les années 1930-1960, du Parti radical français signataire du programme du « front populaire » en 1936 et d’« union de la gauche » dans les années 1970, etc. — C’est en fait le critère du programme fondamental, historique, qui est décisif pour définir un parti comme « ouvrier », même réformiste. C’est ainsi que, malgré leur fibre « sociale » à tel ou tel moment de leur histoire, le Parti démocrate américain ou le Parti radical français n’ont jamais été des partis ouvriers, parce qu’ils ne se sont jamais prononcés, même seulement en paroles, contre le capitalisme, pour le socialisme. En revanche, les partis social-démocrates étaient considérés par l’Internationale communiste comme des partis ouvriers (réformistes) malgré le passage de leur direction du côté de la bourgeoisie (vote des crédits de guerre en 1914, trahison de la révolution allemande en 1918-1923, complicité dans l’assassinat de Rosa Luxembourg et Karl Liebknecht en janvier 1919, etc.). De même, Trotsky considérait la SFIO de Léon Blum comme un parti ouvrier (réformiste) malgré sa participation au gouvernement bourgeois du Cartel des gauches en 1924-1926, malgré sa politique traître de liquidation de la grève générale en France en mai-juin 1936, etc.
Or force est de constater qu’il n’y a plus la moindre différence majeure entre le programme fondamental du PS et celui de l’UMP : tous deux se réclament du capitalisme et des exigences immédiates du grand capital (au nom de la « mondialisation »), ils mettent en œuvre une politique semblable reposant sur les contre-réformes sociales, l’accroissement de la flexibilité du travail, la déréglementation du marché du travail, les privatisations, les restrictions de budgets pour les services publics utiles à la population, les cadeaux au patronat, le renforcement des politiques répressives en général, anti-jeunes et anti-immigrés en particulier, une politique extérieure chauvine et impérialiste, etc. C’est d’ailleurs pour cela que le PS ne propose même pas de revenir sur la majorité des mesures prises par la droite depuis 2002 et, en ce qui concerne celles qu’il annonce vouloir réviser, ce n’est de toute façon pas pour rétablir les acquis, mais pour proposer une contre-réforme légèrement différente ou différée, comme par exemple sur la question des retraites ou de GDF. Cette identité de programme sur l’essentiel a été exprimée de façon très claire par la fameuse couverture de Paris-Match qui, au printemps 2005, quelques semaines avant le référendum, affichait Nicolas Sarkozy et François Hollande posant côte à côte dans un costume identique (et il ne s’agissait pas d’un photo-montage, mais d’une mise en scène volontaire des protagonistes). De même, l’éditorial du Monde analysait, au lendemain du résultat du vote interne pour la candidature présidentielle, que « le cumul des scores de Mme Royal et de M. Strauss-Kahn montre que plus de quatre socialistes sur cinq ont voulu tourner la page du parti d’Épinay ». Comme aux États-Unis, au Japon, en Allemagne, en Grande-Bretagne, etc., la régulation de la vie politique « démocratique » bourgeoise se fait désormais par l’« alternance » entre deux grands partis bourgeois (flanqués de leurs alliés respectifs), représentant des fractions différentes de la bourgeoisie. Cette « alternance » est indispensable pour faire croire aux masses que leur voix compte dans la vie politique (donc qu’il y a régulièrement des changements du personnel politique le plus apparent) et pour donner à celle-ci une certaine souplesse permettant de pallier l’usure inévitable des gouvernements et, le cas échéant, pour répondre de manière nuancée, avec différentes couleurs de poudre aux yeux, aux aléas de la lutte des classes.
En second lieu le critère de l’action gouvernementale est important pour bien saisir la nature d’un parti, à condition d’être cerné correctement. Tout au long du XXe siècle, les partis ouvriers réformistes ont régulièrement été au pouvoir et ont à chaque fois mené une politique contre-révolutionnaire ou anti-révolutionnaire : c’était la mission qui leur revenait dans le cadre de l’État bourgeois lorsque les partis traditionnels de la bourgeoisie n’étaient plus capables de canaliser seuls la colère prolétarienne et populaire. C’est ainsi que le SPD allemand a dirigé le gouvernement pendant la vague révolutionnaire de 1918 à 1923, avec pour mission d’empêcher la révolution ; la SFIO, soutenue par le PCF, a eu comme mission d’empêcher la révolution en France en 1936 ; la SFIO et le PCF ont eu comme mission commune d’empêcher la révolution en France en 1944-1947 (gouvernement tripartite avec les gaullistes) ; etc. Une fois la situation stabilisée, la bourgeoisie faisait généralement en sorte que ces partis ne puissent pas garder le pouvoir et les remplaçait par ceux qui la représentaient directement. Cependant, dans un certain nombre de cas, la bourgeoisie a laissé les partis ouvriers réformistes exercer le pouvoir bien que la situation ne soit pas révolutionnaire, comme pour le Parti social-démocrate en Suède, le Parti travailliste en Australie, le Labour Party en Grande-Bretagne, le SPD en Allemagne dans les années 1970. Cependant, dans tous ces cas, il s’agissait d’un compromis historique de court, moyen ou long terme avec la bourgeoisie, qui leur laissait le pouvoir en échange d’une politique canalisant la lutte de classe, et au prix de concessions assez substantielles qu’il n’était pas question de remettre en cause, sous peine de faire s’écrouler le compromis social ainsi obtenu. Autrement dit, ces partis ouvriers réformistes au pouvoir géraient les affaires courantes de la bourgeoisie, mais ne mettaient pas en cause fondamentalement les conquêtes des travailleurs — non parce qu’ils étaient amis du prolétariat, mais parce que la préservation de ces conquêtes était la condition même de leur propre pouvoir.
Or ce n’est pas ainsi que s’est comporté le PS dans les années 1980 et que se sont comportés tous les ex-partis ouvriers réformistes quand ils ont été au pouvoir depuis le début des années 1980. Le dernier quart de siècle est dominé par l’offensive de la bourgeoisie contre les conquêtes sociales. Confrontée aux crises économiques des années 1970 et constatant le reflux de la lutte de classe au niveau international à partir de la fin de cette même décennie, les capitalistes ont estimé que le moment était venu de reprendre les réformes qu’ils avaient dû concéder depuis la Seconde Guerre mondiale : pourquoi continuer à les financer alors que cela limitait le taux de profit et que la lutte de classe ouvrière entrait dans un cycle descendant ? Dans cette nouvelle situation, et pour la première fois dans l’histoire, les partis qui étaient jusqu’alors réformistes ont constitué des gouvernements bourgeois non pour briser une montée révolutionnaire des masses (absente dans les principaux pays de la fin des années 1970 à la fin des années 1990), ni pour maintenir un compromis avec la bourgeoisie sur la base de la gestion des réformes (compromis précisément remis en cause partout dans le monde), mais pour prendre eux-mêmes en charge une politique de démantèlement des réformes et des acquis. En effet, dans bien des cas, la bourgeoisie a estimé que ces partis, en raison de leurs liens historiques, sociaux et syndicaux avec le prolétariat, étaient souvent les mieux à mêmes de lui faire avaler la pilule au nom du « réalisme ».
Mais la conséquence logique de cette politique a précisément été une rupture à large échelle de la classe ouvrière d’avec les ex-partis réformistes. Au cours des vingt dernières années, des centaines de milliers de prolétaires ont cessé de voter pour ces partis (se réfugiant largement dans l’abstention ou dans le « vote protestataire »), des dizaines de milliers n’ont pas repris leur carte, mais ont été remplacés, comme dans le PS français, par des gens de la bourgeoisie et des classes moyennes. Quant aux travailleurs qui votent encore aujourd’hui pour les ex-partis réformistes, ils ne le font généralement plus avec l’illusion qu’ils mèneront une politique favorable à leurs intérêts (ils savent par expérience que cela ne sera pas le cas), mais ils espèrent éviter ainsi une politique encore pire. En un mot, un parti réformiste qui non seulement ne fait plus de réformes, mais met en œuvre la destruction de celles qu’il avait gérées jusqu’à présent, cesse nécessairement d’être un parti réformiste et devient donc un parti purement et simplement bourgeois (selon des rythmes et des modalités qui peuvent naturellement varier d’un pays à l’autre).
Enfin, le critère de la composition sociologique d’un parti est très important pour cerner la nature des grands partis, de ceux qui pèsent réellement dans la lutte de classe. Si ce critère ne suffit pas à lui seul pour définir leur nature (certains partis bourgeois et surtout petits-bourgeois, voire fascistes, peuvent compter beaucoup d’ouvriers dans leurs rangs), il est évident pour les marxistes que la présence massive de prolétaires dans un parti n’en est pas moins une condition nécessaire pour qu’il puisse s’agir d’un « parti ouvrier », même réformiste (4).
Or, selon un article de Dominique Bègles dans L’Humanité du 18 novembre 2005, la dernière enquête du CEVIPOF (Centre d’étude de la vie politique française) sur le PS, qui date de 1998, n’avait compté que 5 % d’ouvriers parmi ses adhérents, alors que cette catégorie rassemble 28 % de la population adulte en France. Selon la direction du PS, dans la vague d’adhésion spontanée qui a suivi le 21 avril 2002, les ouvriers représentaient seulement 5,17 % des 25 000 demandes ; et, si la proportion d’employés s’y élevait à 21,67 %, celle des cadres supérieurs atteignait 11,77 %, celle des cadres moyens 17,11 %, celle des enseignants (en fait plus professeurs qu’instituteurs) 15,78 %. Au demeurant, rien ne dit que ces nouveaux adhérents spontanés, traumatisés par l’événement, soient nombreux à être restés au PS après réflexion (en fait, sur les 25 000 demandes, seule une sur deux a été confirmée et validée dans les mois suivants). En tout cas, la transformation de la composition sociologique du PS est une tendance lourde depuis les années 1970 : déjà en 1985, une étude publiée par le PS lui-même cinq ans plus tard dans la Nouvelle revue socialiste, citée dans un article de L’Humanité du 12 décembre 1990, parlait carrément d’« embourgeoisement ». Selon cette étude, en effet, « la part des cadres moyens et supérieurs a plus que doublé (de 25% [au début des années 1970] à 65% en 1985), alors que le groupe ouvriers plus employés a diminué de 7 % et que les travailleurs indépendants ont presque disparu... L’écart entre le Parti socialiste et la société française s’est ainsi considérablement creusé en dix ans. Enfin, le caractère protégé de la population militante face aux aléas de la conjoncture économique apparaît avec force : en 1985, il y a 10 % de chômeurs dans la population active, il n’y a que 2 % parmi les militants... Dans l’enquête de 1985, certains indices confirment un renforcement de la présence des militants socialement privilégiés au sein du parti. (…) Les nouveaux adhérents, membres de couches moyennes, ont remplacé peu à peu les militants de statut social modeste. Par un effet de déplacement, de renforcement, la structure interne du parti s’est homogénéisée dans les couches supérieures de la stratification sociale. »
La composition sociale de l’électorat du PS confirme les constats concernant ses adhérents : selon l’article cité de Dominique Bègles, « seulement 12 % des ouvriers ont (…) voté en faveur de Lionel Jospin, contre 14 % pour Jacques Chirac, et 26 % pour Le Pen, mais 24 % des cadres ont voté pour lui, contre 13 % pour Jacques Chirac et 8 % pour Le Pen. À y regarder de plus près, cette évolution reflète à la fois une déconnexion des fractions déclinantes de la vieille classe ouvrière des usines frappées par les restructurations et les délocalisations, et des fractions montantes du nouveau prolétariat précaire des services. Une tendance déjà observée aux municipales de 2001, notamment à Lyon ou Paris, avec la séduction d’un électorat aisé : les fameux "bo-bo" (bourgeois-bohèmes). » (5)
Ces analyses sont confirmées également par le sociologue Emmanuel Todd, spécialiste des consultations électorales : interrogé dans Libération du 24 novembre 2006, il déclare : « Le Parti socialiste est une organisation à l’intérieur de laquelle, jusqu’à l’arrivée des nouveaux adhérents par Internet, 40 % des adhérents étaient des élus, et une proportion considérable des employés municipaux, départementaux ou régionaux. En fait, pour les trois quarts des votants de jeudi dernier [désignation du candidat pour la présidentielle], la première préoccupation n’était pas de refléter les tendances profondes de la société, mais d’assurer la victoire électorale de leur employeur en obéissant aux injonctions des instituts de sondage qui leur ont promis la victoire inéluctable de Ségolène Royal. D’autant que les nouveaux adhérents viennent souvent des classes supérieures — tendance bobo ou non — et reflètent faiblement la réalité sociologique du pays. C’est donc un parti largement décroché de la société qui a désigné Ségolène Royal (…) Comme Jospin en 2002, le vote Royal est surreprésenté dans ce que j’appelle la France paisible : une France semi-rurale, où les vieilles industries sont absentes et qui ne compte pas beaucoup d’immigrés (…). » Selon Emmanuel Todd, il ne reste rien d’autre que des « traces » de la « carte électorale de la tradition socialiste » : seules ces « traces » rappellent le passé d’un PS « perméable à l’influence du monde populaire et à ses difficultés économiques », et Todd les repère dans le vote interne pour… Fabius ; or celui n’a recueilli que 18,5 % des voix (dont il faudrait encore retrancher celle de ses amis de l’appareil en fait tout aussi « social-libéraux » que lui) (6).
Embourgeoisé jusqu’à la moelle, le PS est en outre incapable d’attirer la jeunesse, ce qui est un autre signe révélateur de sa nature bourgeoise : en 1998, les moins de 30 ans ne représentaient que 5 % des effectifs du PS, et les 30-39 ans 9 %, alors qu’ils étaient 67 % à avoir plus de 50 ans et 40 % à être retraités. Selon la direction, la vague d’adhésions après le 21 avril 2002 aurait permis un rajeunissement du parti (avec 17,25 % de moins de trente ans et 39,58 % des moins de quarante parmi les nouveaux adhérents) ; mais cela ne saurait suffire à inverser une tendance multi-décennale : selon l’étude déjà citée de 1990, on lit : « Si Epinay (congrès constitutif du nouveau PS, NDLR) a été l’occasion d’un rajeunissement des rangs du parti, après 1971 on assiste au contraire à un vieillissement relatif... Dans les enquêtes SFIO de 1951 et 1954, 32 % des adhérents avaient moins de quarante ans, en 1960, 26 %, et en 1973, 36 %. Il y en a 33 % en 1985. Inversement, la part des quarante-cinquante ans augmente en 1985 par rapport à 1973 (respectivement 28 % et 23 %). » En un mot, il y a « une réelle tendance au vieillissement, particulièrement accusée en tout cas chez les cadres du Parti socialiste que sont les délégués aux congrès ».
Au cours de nos discussions avec d’autres groupes ou militants, un certain nombre d’objections ont été opposées à cette analyse. À notre avis, aucune n’est probante, mais il convient de les présenter pour éviter tout malentendu, en y répondant de la façon la plus précise possible (7).
Une première objection consiste à nous reprocher de surestimer le caractère réellement « réformiste » des partis réformistes : « Opposer la politique de contre-réforme des ex-partis "réformistes" au pouvoir aujourd’hui à leur politique passée de partis "ouvriers-bourgeois" suppose qu’alors, ils étaient "réformistes". Or, comme vous le dites vous-mêmes (…), les réformes des années 1936 ou 1945 furent des sous-produits de la vague révolutionnaire, et pas l’œuvre des "réformistes" qui se sont contentés d’en tirer profit pour contrôler la classe ouvrière. » (VP) — Cet argument ne convient pas, car il n’y a en fait pas de contradiction dans la position qu’il est censé réfuter : si la bourgeoisie a dû confier aux partis réformistes le soin d’exercer le pouvoir en période révolutionnaire, c’est à la fois parce qu’il y avait une poussée révolutionnaire des masses (de sorte que les grandes réformes — congés payés, Sécurité sociale, etc. — concédées par la bourgeoisie sont bien des « sous-produits de la lutte révolutionnaire ») et parce que les partis réformistes avaient la confiance de la classe ouvrière. Or la confiance de la classe n’avait pu être acquise et conservée par les réformistes sur la seule base de leur programme officiel : sa source constamment renouvelée était qu’ils se battaient réellement pour de (petites) réformes depuis des décennies, non sans succès partiels au Parlement et dans les conseils municipaux. Autrement dit, un parti réformiste n’est pas avant tout réformiste parce qu’il octroie de fait les grandes réformes quand il est au gouvernement, mais parce que premièrement il combat pour l’amélioration des conditions de travail et de vie de la classe ouvrière — présentée par lui comme base de la marche vers le socialisme —, et deuxièmement parce que, dans les faits, il obtient des succès partiels qui lui permettent de se présenter à la classe ouvrière comme un parti qui la sert efficacement. Ne pas comprendre cela, c’est ne rien comprendre au réformisme, en le concevant d’un point de vue purement moral, comme une « trahison » soudaine, au lieu de comprendre qu’il ne peut exister qu’en cogérant le système capitaliste au prix de réformes limitées, mais non moins effectives. C’est ce qu’explique Lénine, pour qui la base socio-économique du réformisme est l’imposition et la gestion de réformes comme moyens d’intégrer l’aristocratie ouvrière dans la société bourgeoise, en les finançant par les surprofits impérialistes (8). L’obtention de réformes est le seul moyen de canaliser la lutte de classe. De fait, les millions de travailleurs membres du SPD réformiste dans l’Allemagne des années 1920 avaient un argument de poids contre leurs collègues communistes : abstraction faite de l’idéologie démocratiste anti-soviétique de leur organisation, ils pouvaient faire valoir que celui-ci avait bel et bien mis en place des réformes améliorant réellement leurs conditions de vie… et ils avaient le plus souvent du mal à croire sur parole les communistes qui leur rétorquaient, à juste titre, que ces réformes avaient été en réalité une trahison, le prix à payer par la bourgeoisie pour acheter la paix sociale, le sous-produit de la lutte de classe.
Une deuxième objection, corrélative de la précédente, revient à nous accuser de sous-estimer le caractère contre-révolutionnaire des réformistes « classiques » : « Si l’on mesure le degré d’"embourgeoisement" de ces partis à la quantité de coups qu’ils portent à la classe ouvrière, alors c’est en 1914, en s’engageant dans la boucherie, et en 1919, en massacrant Karl, Rosa et les spartakistes, qu’ils battent tous les records et, à cette aune, le Jules Guesde de 1914 et les Noske et Scheidemann du SPD sont d’emblée "pires" que nos Blair, Schröder et DSK ! » (VP). Dans le même esprit, certains vont jusqu’à faire mine de nous demander si « les lois Aubry sont plus graves que l’écrasement de la révolution allemande de 1919 et que les guerres coloniales » (GB). En fait, cet argument est purement empirique et, pour tout dire, sentimental : bien sûr, trahir une révolution effective est forcément « pire », pour des révolutionnaires, que de « seulement » faire passer des contre-réformes. Mais la gravité d’une politique est proportionnée à l’intensité d’une situation, et il ne s’agit pas de faire un décompte macabre : la « mesure du degré d’embourgeoisement » des PS, SPD, etc., ne porte pas tant sur la quantité de sang ouvrier qu’ils ont versé ou contribué à verser par leur politique, que sur le programme qu’ils défendent, leur rôle sur l’organisation et la conscience de la classe ouvrière et la manière dont ils sont perçus par celle-ci comme par la bourgeoisie.
Selon une troisième objection, nous ne comprendrions pas la nature fondamentalement capitaliste de la politique menée par les réformistes « classiques » quand ils étaient au pouvoir jusque dans les années 1970 : le passage de ces partis « du keynésianisme au néolibéralisme », nous explique-t-on, ne signifie pas en lui-même un changement de nature, puisqu’il s’agit là de deux « variantes de la même politique bourgeoise » et que par conséquent la modification n’est en somme que de degré « à partir du moment où l’on analyse que la politique de ces partis se situe "du côté de l’ordre bourgeois" » (VP). Mais le point de départ de cet argument est faux. Qu’il s’agisse de la SFIO de Blum (distinguant l’« exercice du pouvoir » dans le cadre de l’État bourgeois et l’objectif ultime, « maximal », de la « conquête du pouvoir »), de la SFIO de Mollet (qui, tout en envoyant le contingent en Algérie, ne perdait pas une occasion de prononcer des discours très radicaux rappelant l’objectif de la dictature du prolétariat) ou même dans une certaine mesure du PS de Mitterrand (se fixant officiellement l’objectif de « rompre avec le capitalisme ») — dans tous les cas, le « keynésianisme », c’est-à-dire en fait la gestion des réformes dans le cadre du système capitaliste, n’était pas comme tel le programme officiel du parti socialiste : c’était seulement sa politique quand il était au gouvernement (l’« exercice du pouvoir »)… comme d’ailleurs celle de la droite, qui ne menait pas une politique très différente jusque dans les années 1970. Or cela n’est pas un détail : la nature d’un parti réformiste se définit précisément par son programme officiel, son idéologie, ses références historiques, sans lesquels il ne pourrait pas recruter massivement les prolétaires et canaliser leurs aspirations. Le « réformisme » dans le mouvement ouvrier ne se définit nullement par le keynésianisme comme programme, mais par l’idée que, pour parvenir au socialisme, il faut accumuler les réformes favorables aux travailleurs sur la base de compromis avec la bourgeoisie. Dès lors, rompre ouvertement avec ce programme et cette idéologie, supprimer dans le discours et le programme tout référence au socialisme, à la lutte de classe et même aux réformes, mettre au contraire en œuvre une politique de destruction constante et systématique de ces réformes… tout cela implique un changement de nature.
Une quatrième objection consiste à dire que la politique du PS et de ses homologues dans les autres pays pourrait « redevenir réformiste », c’est-à-dire que, dans une autre situation, sous la pression des masses, ils pourraient concéder de nouveau des réformes à la classe ouvrière, comme ils l’ont fait dans le passé, bien qu’ils aient cessé de le faire aujourd’hui : « On ne peut pas affirmer que leur évolution (des partis social-démocrates) (…) est "irréversible" puisqu’on ne peut pas affirmer que les politiques bourgeoises d’une manière générale ne peuvent pas, devant la menace révolutionnaire, redevenir "réformistes". Ce qui est irréversible, c’est le passage définitif du côté de l’ordre bourgeois de leurs appareils. » (VP) Il y a ici confusion : une chose est de dire que, en cas de menace révolutionnaire, la bourgeoisie pourra bien évidemment à l’avenir, comme elle l’a fait par le passé, concéder des réformes ; autre chose est de dire que les partis qu’elle chargera d’accomplir ce travail seront par là même « réformistes ». Non seulement ce n’est pas ainsi que se définit un parti réformiste, comme nous l’avons vu, mais en outre il peut très bien y avoir des conquêtes ouvrières majeures arrachées par la mobilisation révolutionnaire ou pré-révolutionnaire des masses sans que la bourgeoisie ait besoin pour cela d’appeler des partis réformistes au pouvoir : cela a été le cas par exemple aux États-Unis ou en Argentine après la Deuxième Guerre mondiale ; dans ces pays, il n’y a jamais eu de grands partis social-démocrates, réformistes : la bureaucratie syndicale suffit à contrôler la classe ouvrière en la dépolitisant complètement, et elle doit être d’autant plus puissante, d’autant plus intégrée à l’État, que la bourgeoisie ne peut pas lui confier directement le pouvoir en cas de crise. D’ailleurs en cas de crise politique ouverte, justement parce qu’il n’y a pas de partis réformistes de masse pour canaliser la colère des masses, la situation est beaucoup plus difficile à contrôler pour la bourgeoisie (d’où la nécessité de recourir à l’armée, comme cela a été le cas en Argentine et dans beaucoup de pays coloniaux et semi-coloniaux de situation analogue, et à plus petite échelle aux États-Unis contre les émeutes des Noirs dans les années 1960). Par conséquent, même si un parti comme le PS se remettait, dans le contexte d’une situation révolutionnaire, à concéder des réformes aux masses, cela ne prouverait nullement qu’il serait « réformiste ».
Sauf que, en réalité, il est peu probable que le PS puisse être considéré comme un recours pour la bourgeoisie en cas de crise révolutionnaire : au contraire, dans une telle situation, le PS serait certainement l’une des premières cibles, avec l’UMP, de la colère prolétarienne justement parce qu’il est devenu un parti bourgeois et qu’il liquide les acquis sociaux depuis des années. Si donc la bourgeoisie décidait de jouer alors la carte du « réformisme » (la principale autre solution à sa disposition étant le recours à l’armée et le fascisme), c’est qu’elle pourrait essayer de compter sur d’autres forces politiques réformistes, qui ne manqueront pas de se constituer le jour où les actuelles directions syndicales et le PCF ne suffiront plus à canaliser les luttes comme ils le font aujourd’hui. C’est d’ailleurs tout l’enjeu du combat pour la construction d’un parti révolutionnaire rigoureusement délimité de tous les réformistes et de leurs flancs-gardes centristes : il n’est pas difficile d’imaginer que la grave dérive centriste des actuelles organisations d’extrême gauche pourrait aisément déboucher sur la constitution de nouveaux partis réformistes au service de l’ordre bourgeois ; de fait, c’est déjà le cas dans une large mesure de tendances liées au Secrétariat Unifié de la « IVe Internationale », telles que Démocratie socialiste au Brésil (dont les députés et le ministre Rossetto participent au gouvernement bourgeois de Lula-Alenckar) ou Sinistra Critica en Italie (dont les députés et sénateurs soutiennent le gouvernement bourgeois de Prodi, allant jusqu’à voter les crédits de guerre). C’est le sens du combat du Groupe CRI contre l’orientation opportuniste de la direction de la LCR (dont la fraction Picquet ne fait que développer la version la plus aboutie), contre la dérive républicaine petite-bourgeoise et social-chauvine de la clique Lambert-Glusckstein qui dirige le PT, contre l’attentisme dépolitisé de LO… et pour le regroupement des révolutionnaires sur la base d’un programme anti-capitaliste cohérent et conséquent…
Une cinquième objection concerne les liens du PS avec les syndicats : si le PS est devenu un parti bourgeois, nous dit-on, comment expliquer ses liens avec les syndicats ouvriers ? — Mais, d’une part, les liens d’un parti avec un syndicat ne suffissent nullement à définir sa nature : le Parti démocrate américain est lié à la bureaucratie de l’AFL-CIO (confédération ouvrière réformiste), qui lui fournit de l’argent, des militants et des millions d’électeurs ; or le Parti démocrate n’en est pas moins un parti bourgeois. De même, le Parti justicialiste en Argentine est lié à la principale centrale, la CGT, qui lui fournit également un appui décisif dans la classe ouvrière et des millions d’électeurs ; pourtant, nul ne doute qu’il s’agisse d’un parti bourgeois. On pourrait également parler des liens étroits de certains secteurs de FO, en France, avec certaines fractions de l’UMP : cela ne fait évidemment pas de ces fractions de l’UMP des fractions ouvrières réformistes (et d’ailleurs cela n’empêche pas non plus que FO reste une confédération ouvrière, quoique réformiste et historiquement très droitière).
D’autre part, les liens du PS avec les syndicats ouvriers réformistes sont en fait très limités. L’étude citée ci-dessus, parue dans la Nouvelle revue socialiste en 1990, constatant l’« embourgeoisement » des adhérents du PS, notait déjà que « les difficultés du Parti socialiste à établir des liens avec le syndicalisme et à s’implanter de façon durable dans les entreprises ont laissé se perpétuer et même s’approfondir le fossé entre l’organisation et le monde ouvrier ». Aujourd’hui, ce sont surtout les liens avec les « syndicats » jaunes et avec les franges les plus droitières de certains syndicats ouvriers qui restent relativement forts. Les deux principaux syndicats (réformistes) du mouvement ouvrier, la CGT et la FSU, restent dirigés aujourd’hui par des militants, sympathisants ou anciens militants du PCF (et de la LCR, dans le cas de la FSU), non du PS ; or, s’il suit toujours davantage le PS dans la voie qui a conduit celui-ci à devenir un parti purement et simplement bourgeois, de même que la CGT se « CFDTise » à un rythme accéléré, le PCF n’en est pas encore au même stade, sans qu’on sache d’ailleurs s’il y parviendra avant de se décomposer intégralement. Les liens actuels du PS avec les syndicats se réduisent en fait aux
- liens, organiques, avec l’UNSA, petite structure qui regroupe avant tout des enseignants petits-bourgeois et des policiers, non des prolétaires ;
- liens de certaines fractions du PS avec la CFDT, qui est le syndicat le plus ouvertement collaborateur et n’a en fait jamais appartenu au mouvement ouvrier réformiste au sens classique du terme ;
- liens, limités, d’autres fractions du PS avec certains secteurs de FO, qui est un petit syndicat, comme le montre à chaque manifestation sa faible capacité de mobilisation, et qui en outre a plutôt connu une relative évolution vers la gauche dans les années 1980-1990 — donc au moment même où le PS était au pouvoir, au prix d’une certaine autonomisation à l’égard de ce parti, même si les grands chefs de FO y gardent leur carte ;
- liens enfin avec l’UNEF, structure squelettique (contrairement à la CGT ou à la FSU chez les salariés, comptant encore des centaines de milliers de membres chacune), qui se réduit pour l’essentiel à son appareil, c’est-à-dire aux futurs dirigeants, cadres et élus du PS ; au demeurant, ce qu’il reste du caractère syndical classique de l’UNEF — largement contrecarré par la pratique systématique de la cogestion — s’explique par ses liens avec la minorité de gauche du PS (sans parler ici du rôle de la LCR/JCR), plutôt qu’avec la direction du PS proprement dite.
En un mot, comme dans le cas de sa composition sociologique, il ne reste des liens passés du PS avec les syndicats que des traces — concrètement quelques poignées de vieux syndicalistes réformistes résiduels, auxquels s’ajoutent quelques autres poignées d’anciens « trotskystes » qui s’accrochent à leurs basques tout en leur servant de caution ; mais cela ne saurait suffire à modifier sa nature désormais totalement bourgeoise de ce parti. C’est ce dont témoignent l’impuissance et la couardise des courants de la « gauche » du PS (Mélenchon, Filoche-Dolez, pour ne pas parler d’Emmanuelli), incapables de construire une alternative au programme de la direction, se ralliant sans principe à Fabius sous prétexte qu’il avait appelé à voter Non, incapables d’emporter la conviction d’une partie significative des adhérents… et appelant finalement à voter malgré tout pour Royal.
Quant aux liens noués entre le PS et la direction de la CGT ces dernières années (ovation de Thibault aux derniers congrès, etc.), ils restent limités et ils s’expliquent non par la nature ouvrière du PS, mais par… la CFDTisation de plus en plus marquée de la CGT, dont l’aboutissement serait précisément sa liquidation en tant que syndicat ouvrier. Cette évolution de la CGT s’explique elle-même par la crise du PCF, qui conduit certains bureaucrates à chercher de nouveaux maîtres : il est logique que la transformation des partis réformistes classiques en partis purement bourgeois, d’une part, et la crise générale des ex-partis staliniens, d’autre part, conduisent à une recomposition des bureaucraties syndicales, dans le sens d’une soumission de plus en plus ouverte au capitalisme, à l’État bourgeois et donc à ses partis. Si, à ce jour, la CGT, la FSU et FO restent des syndicats ouvriers (quoique réformistes et par ailleurs très affaiblis en termes d’effectifs), les tendances à leur transformation en purs et simples rouages de l’État bourgeois (à l’image de la CES) sont de plus en plus prononcées. C’est pourquoi le combat contre la baisse des effectifs syndicaux, pour la préservation de l’identité de classe de ces syndicats ouvriers, pour leur défense en tant qu’instruments de lutte des travailleurs (malgré leur grave déformation réformiste depuis des décennies), est aujourd’hui l’un des enjeux cruciaux de la lutte de classe.
Une sixième objection, liée à la précédente, consiste à dire qu’« il n’y a (…) pas de muraille de Chine entre l’évolution des appareils du PS, du SPD ou du Labour et celle des syndicats » (VP), de sorte que si notre analyse concernant les partis réformistes est vraie, alors elle doit s’appliquer aussi aux syndicats réformistes. — En fait, cet argument n’a de validité que dans sa généralité proclamatoire, non pour l’analyse concrète de l’évolution concrète de la situation : en réalité, il y a à la fois une tendance de plus en plus prononcée à la transformation des syndicats ouvriers réformistes en simples rouages du capitalisme et de l’État bourgeois (à l’image de la CES et de la CFDT) et une nette différence de rythme entre la transformation des partis réformistes et celle des syndicats qui leur étaient liés. Cette différence de rythme s’explique par la fonction particulière des bureaucraties syndicales au sein de la gente réformiste : mêmes réformistes, les syndicalistes se distinguent des responsables politiques en ce qu’ils ne dépendent pas du suffrage universel (inter-classiste par définition), mais sont condamnés par leur fonction même à rester les soi-disant représentants des travailleurs. C’est pourquoi, même s’ils sont soutenus et financés par la bourgeoisie, les entreprises et l’État, perdre totalement la confiance dont ils jouissent encore chez une partie significative des travailleurs, ce serait perdre leur assise sociale elle-même — alors que la perte de confiance de l’électorat prolétarien envers le PS, par exemple, n’empêche pas ce parti de garder ses élus grâce aux voix de fractions entières de la bourgeoisie et des classes moyennes. En ce sens, la défense de leur propre fonction et de leurs propres intérêts de bureaucrates, notamment de la gestion des réformes, passe par un minimum de défense de ces réformes quand celles-ci sont attaquées. De manière générale, cette fonction particulière des bureaucrates syndicaux explique pourquoi ils sont régulièrement amenés à appeler les travailleurs à se mobiliser, même si c’est évidemment dans un cadre strict qu’ils font tout pour ne pas déborder : c’est leur légitimité même de responsables syndicaux qui serait mise en cause s’ils ne le faisaient jamais. Ne pas comprendre cela revient à croire que les bureaucraties n’auraient aucune base matérielle et ne seraient qu’un ensemble de méchants bonshommes à la tête des organisations ouvrières.
C’est cela qui explique par exemple le fait, à première vue étonnant car contraire à l’évolution générale des réformistes, que les dirigeants de FO aient dû gauchir quelque peu leur discours dans les années 1980-1990, même à l’égard des gouvernements du PS auquel ils sont pourtant liés ; la raison en est que leur survie même dépend de la préservation au moins partielle de quelques réformes à gérer dans le cadre du système, et ils font donc monter les enchères avant de collaborer. De même, le retard et la relative autonomie de l’évolution des bureaucraties syndicales par rapport à celle de partis comme le PS, le SPD allemand ou le Labour britannique, expliquent qu’à l’intégration de plus en plus poussée des syndicats à l’État et notamment à leur co-élaboration des contre-réformes gouvernementales, répond la résistance partielle de certains secteurs des appareils syndicaux eux-mêmes. C’est ce qui explique la crise des dernières années dans l’appareil de la DGB allemande, dont un secteur (autour de Lafontaine et des fondateurs du WASG) a rompu avec l’appareil du SPD au pouvoir, en rêvant de revenir aux « Trente Glorieuses ». De même, on assiste à chaque congrès des TUC et du Labour britanniques à une fronde (timorée et inconséquente) de secteurs réformistes « classiques » contre la politique de Blair et contre le « New Labour » lui-même, dont la refondation dans les années 1990 a consisté précisément à rendre le parti travailliste beaucoup plus indépendant à l’égard des syndicats, rompant avec une tradition historique séculaire. Inversement, la faiblesse de la gauche du PS (qui n’a pas su trouver un autre représentant, pour son combat interne, que le très libéral Fabius, lequel n’a pas été capable de rassembler plus de 20 % des voix lors du vote pour la candidature à la présidentielle) montre que les résidus de courants réformistes « classiques » au sein de ce parti, plus ou moins liés aux syndicats, sont réduits à la portion congrue, bel et bien battus historiquement par les « sociaux-libéraux » qui ont promu Ségolène Royal (sans parler de Strauss-Kahn).
Précisons pour finir que ces tensions et conflits qui traversent la bureaucratie syndicale ne signifient nullement que des secteurs de celle-ci puissent être en tant que tels gagnés pour le combat révolutionnaire, car ils restent profondément réformistes, au sens classique du terme, et sont donc destinés aux poubelles de l’Histoire, à une époque où la bourgeoisie reprend les conquêtes l’une après l’autre. Cependant, nier que ces contradictions traversent la bureaucratie syndicale, ce serait là encore ne pas voir la réalité et risquer, en particulier, de ne pas profiter de ces divisions pour aider les militants lutte de classe et les travailleurs à se réapproprier les syndicats contre les bureaucrates de tout poil.
Tout le problème, pour les communistes révolutionnaires, et tout particulièrement pour ceux (majoritaires dans les organisations d’« extrême gauche » grandes et petites), qui ont été formés dans les années 1960-1970, est de ne pas tomber dans ces poubelles de l’Histoire avec les réformistes « classiques ». Or c’est à ce risque qu’ils se condamnent s’ils ne comprennent pas que la situation a profondément changé par rapport à celle des années 1920-1970 et s’ils persistent à appliquer les catégories du passé à des processus dont la nouveauté leur échappe. Tel est pourtant le sens d’un des principaux arguments qui nous est objecté, et que nous avons gardé pour la fin non parce qu’il est le plus fort, mais parce que, tout en étant le plus faible, il est malheureusement le plus courant… Les partis comme le PS, le Labour, le SPD, etc., nous dit-on, seraient encore des partis ouvriers-bourgeois parce qu’ils ont une « origine ouvrière », qu’ils sont « issus du prolétariat ». « Voilà ce que veut dire "ouvriers" quand on parle de ces partis », disent les uns (GB). « Dans le cas du PS français, disent les autres, sa tendance à rompre ses liens avec le mouvement ouvrier pour évoluer en parti de type démocrate-chrétien (Rocard-Delors-Aubry) ou démocrate à l’américaine (Fabius-DSK) se heurte aux rapports de classe et à la place que, pour des raisons historiques (…), il y occupe, ce qui fait que toute avancée sérieuse en ce sens entraîne, non pas sa métamorphose, mais sa liquidation. » (VP, nous soulignons.)
Cet argument est parfaitement contraire à tout raisonnement matérialiste historique, il relève de l’idéalisme le plus caricatural. Comment l’origine d’une réalité socio-historique pourrait-elle déterminer en soi sa réalité contemporaine, des décennies plus tard ? Comme toute réalité historique, les partis politiques connaissent des transformations qui, à un moment donné, conduisent soit à un changement de nature (PS, SPD, Labour…), soit à la décomposition et à la mort clinique (PC dans bien des pays). En particulier, l’offensive de la bourgeoisie contre l’URSS, d’une part, contre les acquis sociaux dans les pays capitalistes, d’autre part, a fait voler en éclats l’ordre de Yalta : effondrement du stalinisme, fin de l’« État-providence » assis sur les conquêtes sociales et la collaboration de classe. Comment cela aurait-il pu ne pas entraîner des transformations profondes, notamment la reconversion et la crise de la social-démocratie classique et la décomposition des partis staliniens ? Si le processus de reconversion des partis réformistes en partis bourgeois est irréversible, c’est que le type de rapports sociaux qui a permis leur puissance au XXe siècle est en train de se transformer, notamment parce que, au lieu d’une accumulation progressive de réformes, on assiste à leur disparition l’une après l’autre. Il est clair que la bourgeoisie saura trouver des moyens, nouveaux ou déjà utilisés par le passé, pour désamorcer les crises sociales et politiques à venir ; mais la social-démocratie classique ne peut plus exister aujourd’hui dans la mesure même où ceux qui en sont issus ne peuvent plus faire croire aux travailleurs qu’on va marcher au socialisme par le biais de réformes progressives.
Cela ne signifie pas que les prolétaires renouent spontanément avec le programme de la révolution : un tel mouvement ne saurait être spontané. Mais cela signifie que ce que Trotsky et la IVe Internationale analysaient comme la « crise de la direction du prolétariat » (transformation des partis social-démocrates, puis staliniens, en partis réformistes, donc contre-révolutionnaires) se présente aujourd’hui sous une forme nouvelle : comme une crise organique du mouvement ouvrier organisé lui-même, c’est-à-dire indissociablement des organisations, de la conscience de classe et de la combativité prolétarienne. Il est logique que la crise de la direction révolutionnaire se pose de manière qualitativement différente lorsque le mouvement ouvrier cesse d’être puissant, lorsque les syndicats régressent, lorsque les partis communistes se sont effondrés et lorsque les PS mettent en œuvre une politique de contre-réformes systématique, au prix d’une rupture massive des prolétaires avec eux.
Cela ne signifie pas exactement que les prolétaires des pays qui ont connu un fort mouvement ouvrier soient dans la même situation que la classe ouvrière anglaise du début du XIXe siècle — ou que la classe ouvrière chinoise actuelle des zones économiques spéciales. Il reste en effet des organisations ouvrières bourgeoises, en particulier des centrales syndicales (ainsi qu’un PC significatif dans certains pays comme la France ou l’Italie), qui continuent d’assurer un fil de continuité avec le puissant mouvement ouvrier réformiste du XXe siècle, malgré leur crise et leur enfoncement irrémédiable dans une collaboration de classe de plus en plus ouverte. Surtout, quoique à une beaucoup plus petite échelle, sans même parler de la myriade de petits groupes, il existe dans un certain nombre de pays des organisations centristes de niveau national, issues du trotskysme, parfois du maoïsme ou de l’anarchisme, qui assurent à leur façon une certaine continuité de références plus ou moins formelles à la lutte de classe, au socialisme. Et bien sûr, il y a encore des grèves et des mouvements sociaux, plus ou moins importants selon les pays, au cours desquels des milliers de travailleurs et de jeunes découvrent par leur propre expérience la logique de la lutte de classe.
Mais globalement, c’est bien la crise du vieux mouvement ouvrier qui est le fait dominant de l’époque contemporaine. Et c’est la compréhension de cette crise et de ses causes qui définit la tâche fondamentale des révolutionnaires : celle de construire un nouveau mouvement ouvrier, qui soit débarrassé du réformisme social-démocrate comme du stalinisme. Or la crise des organisations ouvrières et de la conscience de classe, si elle aggrave chaque jour la difficulté à résister de la classe ouvrière confrontée aux attaques de la bourgeoisie, signifie aussi que les travailleurs n’ont plus d’illusions dans les ex-partis réformistes qui ne sont même plus bons, se disent-ils à juste titre, pour faire des réformes. Ce constat n’enlève rien à la nécessité de dénoncer et de combattre les directions des organisations ouvrières, tout particulièrement des syndicats qui, malgré leur crise, continuent de rassembler assez massivement les travailleurs et restent les principales forces de contrôle des luttes, leur orientation collaboratrice étant donc tout aussi nuisible qu’autrefois pour la mobilisation des travailleurs et de jeunes. Mais cette situation modifie la manière dont le combat pour le parti révolutionnaire doit être mené : dans la mesure même où les travailleurs, et notamment les jeunes générations, ne sont plus captés dès leur éveil politique par les réformistes, un obstacle considérable est levé pour que les organisations communistes révolutionnaires puissent y accéder, à condition qu’elles osent prendre leurs responsabilités. C’est pourquoi la principale question qui se pose aujourd’hui est celle de la capacité des organisations qui se réclament de la révolution, et notamment du trotskysme, à s’ériger en forces non seulement indépendantes, mais capables de hisser leur drapeau en faisant des propositions concrètes pour y rallier les travailleurs et les jeunes qui luttent.
1) Pour la LCR, « virer la droite en 2007 est pour nous une mesure de salubrité publique » (lettre au collectif national pour des candidatures unitaires du 7 novembre 2006). — Pour LO, « la candidature d’Arlette Laguiller (…) permettra au moins à l’électorat populaire de contribuer, par son vote, à chasser si possible la droite, mais en exprimant sa défiance vis-à-vis des dirigeants de la gauche, qui l’ont déjà trompé bien des fois » (Lutte ouvrière du 20 octobre). — Pour le PT, le problème est que la gauche ne voudrait pas « vraiment battre la droite » (éditorial d’Informations ouvrières, 21 décembre) et son refus de rompre avec l’Union européenne « nourrit l’abstention et risque de faire passer la droite » ; or, « oui, c’est une certitude, il faut battre la droite » (communiqués de presse n°4 et 3 de Gérard Schivardi).
2) Sur cette politique de la SFIO et du PCF stalinien en France en 1934-1936, cf. l’article de Laura Fonteyn consacré au « Front populaire » dans Le CRI des travailleurs n° 22 (printemps 2006).
3) Par exemple, en France, il était juste d’appeler à voter pour le PS et son candidat Mitterrand au second tour de l’élection présidentielle en 1974 et en 1981, et pour les candidats PS ou PCF les mieux placés aux seconds tours des législatives. C’est ce que faisaient LO, la LCR et l’OCI (le CCI du PT actuel). En revanche, on ne peut approuver la tactique de l’OCI consistant à appeler à voter Mitterrand dès le premier tour, non seulement en 1981, mais même en 1974 (alors que le premier secrétaire du PS était quasiment sûr d’être présent au second tour, puisque le PC appelait à voter pour lui dès le premier et que la droite partait en ordre dispersé). Il fallait se battre alors (déjà !) pour une candidature commune des organisations se réclamant du trotskysme, dans la perspective d’une unification ; au minimum, les partis révolutionnaires devaient présenter leurs propres candidats aux élections, comme l’ont fait LO et la LCR en 1974, LO en 1981 (avec un programme cependant déjà centriste et électoraliste).
4) Nous parlons ici de la composition sociologique globale du parti, non spécialement de sa direction. En effet, celle-ci comprend souvent, dans les faits, un assez grand nombre d’intellectuels d’origine bourgeoise ou petite-bourgeoise, qu’elle soit réformiste ou révolutionnaire. Le fait est que, dans l’Histoire, les grands dirigeants marxistes ont été fréquemment issus de la bourgeoisie grande, moyenne ou petite, à commencer par Marx et Engels eux-mêmes, puis Guesde, Lafargue, Plekhanov, Bebel, Kautsky, Labriola, Lénine, Trotsky, etc. D’une part, il est indispensable, pour un parti révolutionnaire, que sa direction intègre le plus possible de prolétaires formés au marxisme. Mais, d’autre part, les marxistes ne sont pas « ouvriéristes », contrairement par exemple aux proudhoniens qui menaient combat dans l’AIT (la Première Internationale) contre les intellectuels, ou aux ultra-gauchistes des années 1920. En particulier, pour les militants bolcheviques, le parti communiste révolutionnaire naît (et doit naître) de la fusion entre le mouvement ouvrier spontané et la théorie marxiste, qui ne peut lui être apportée que « de l’extérieur », c’est-à-dire en particulier des intellectuels ralliant à la cause du prolétariat (cf. Lénine, Que faire ?, trad. fr. de J.-J. Marie, Paris, éd. du Seuil, 1966, notamment pp. 88-99).
5) Toutes les études de démographie électorale confirment ces indications. Là encore, il n’y a que quelques militants et groupes particulièrement sclérosés qui refusent de voir l’évolution sociale de l’électorat du PS et le changement de la signification politique du vote des travailleurs qui continuent malgré tout de lui donner leurs voix. Ce sont les mêmes militants et groupes qui voient dans la moindre victoire électorale du PS une déferlante du vote prolétarien, comme lors des élections régionales de 2004. En réalité, comme nous l’avions montré dans Le CRI des travailleurs n° 12 (avril 2004), à partir d’une analyse détaillée des résultats, le PS n’avait recueilli, au premier tour de ces élections, que très peu de voix supplémentaires par rapport aux législatives de 2002 (après la présidentielle), les travailleurs, tout particulièrement les prolétaires, avaient majoritairement boycotté ce scrutin et, globalement, la droite et la gauche plurielle, prises ensemble, étaient très nettement minoritaires dans le pays… Ce n’est qu’au second tour de ces régionales que le vote pour la gauche plurielle de quelques centaines de milliers de travailleurs supplémentaires (qui n’avaient pas voté au premier tour pour le PS tant ils s’en méfiaient, mais ont voulu sanctionner la droite) lui ont permis d’obtenir une majorité absolue.
6) E. Todd repère aussi l’embourgeoisement du PS dans le discours même de Royal, qui est selon lui complètement déconnecté des préoccupations des classes populaires, mais correspond bien à celles de la bourgeoisie et des classes moyennes : « Le vote du 21 avril 2002, le non à la Constitution européenne, les émeutes ou les manifestations contre le CPE, montrent que seul un projet économique se saisissant du libre-échange, des délocalisations, du niveau des salaires, pourra lui permettre [à Royal] d’aller vers cet électorat [ouvrier et populaire]. Mais je ne vois rien de tel dans son image ou dans ses discours. La décentralisation parle à un parti d’élus ou d’employés municipaux. Le débat sur la carte scolaire exprime surtout l’inquiétude des classes moyennes face au risque de déplacement de leurs enfants. Le féminisme satisfait les classes supérieures, qui conçoivent le couple comme l’union de deux individus libres sans enjeu économique réel. Mais, dans les milieux populaires, le couple mélange inextricablement choix sentimentaux et survie économique, et il est possible que la thématique, sans déclencher d’hostilité, soit perçue comme dénuée de pertinence politique. En réalité, qui veut fuir la réalité économique en activant les valeurs sociétales, la sécurité et les questions d’identité, finit toujours, s’il veut être efficace, par désigner un bouc émissaire — c’est-à-dire par renforcer Jean-Marie Le Pen. »
7) Nous présentons ici de manière synthétique les objections qui nous ont été adressées lors de discussions avec différents militants et groupes, notamment avec Vincent Presumey (ancien trotskyste lambertiste, aujourd’hui social-démocrate de « gauche » dans le PS, éditeur de la Lettre de Liaisons) et avec deux groupes de formation également trotskyste-lambertiste, issus de l’explosion du Comité fondé par Stéphane Just (le CCIT, avec qui nous avons eu des discussions orales en 2005, et le Groupe bolchevik, avec lequel nous avons eu un échange écrit en 2003-2004). Cf. les textes complets de ce échanges (dont nous reprenons ici souvent les formulations) sur notre site http://groupecri.free.fr (rubrique « Discussions »). Pour rendre le plus fidèlement possible les objections énumérées, nous citons notamment celles de V. Presumey (notées « VP ») et du Groupe bolchevik (notées « GB »).
8) Cf. L’Impérialisme, stade suprême du capitalisme, préface aux éditions allemande et française, Éd. en langues étrangères, Pékin, pp. 9-10, ainsi que pp. 128-131.
Le CRI des Travailleurs n°25
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