Le CRI des Travailleurs n°26 << Article précédent | Article suivant >>
Lors des dernières élections italiennes (9-10 avril 2006), l’Unione, coalition de onze partis allant de la Démocratie chrétienne jusqu’au Parti de la Refondation Communiste (PRC) en passant par les Démocrates de Gauche (DS, l’ancien parti communiste italien reconverti à l’économie de marché), a remporté les élections après cinq ans de pouvoir de Berlusconi et de sa coalition. Malgré l’important rejet ouvrier et populaire de la politique de ce gouvernement, la coalition « de gauche » ne l’a emporté que de justesse. Comment cela s’explique-t-il ?
Le programme de gouvernement de l’Unione, signé par tous les partis membres de la coalition sans exception, est un projet conforme aux intérêts du patronat italien. Selon Salvatore Canavo, l’un des dirigeants de Sinistra Critica (section italienne de la « Quatrième Internationale »-Secrétariat Unifié dont la LCR est la section française et courant « de gauche » à l’intérieur du PRC), ce « programme soutient le Pacte de Stabilité et le Consensus de Lisbonne et possède une vision euro-libérale de l’Union européenne (UE) en continuité avec la gestion de Prodi de la Commission européenne. Dans le domaine de la politique extérieure, le texte propose, en effet, le retrait des troupes d’occupation en Irak — même si c’est après consultation avec le gouvernement irakien — mais il soutient la politique d’alliance atlantique avec les États-Unis et la perspective d’une armée européenne pour contrebalancer la force de Washington. Le texte parle expressément des privatisations et libéralisations de l’économie — sauf l’eau qui doit rester publique — et, au contraire des expectatives des mouvements sociaux, il ne s’engage pas à abroger les pires lois du gouvernement Berlusconi (la loi sur la précarité du travail, la loi sur l’école, etc.) » (Texte du 15 mars 2006, publié dans Inprecor n° 515-516, mars-avril 2006.) Ce programme prévoit également des allègements de « charges » pour le patronat, la réduction du déficit public bien en deçà des critères de Maastricht (alors qu’il était encore de 4,3 % en 2005), l’accroissement de la flexibilité…
C’est pourquoi Prodi avait reçu le soutien de la Cofindustria (Medef italien) et des principaux médias (à l’exception, bien sûr, de ceux tenus par Belusconi). En effet, le gouvernement Berlusconi présentait aux yeux du patronat italien deux défauts majeurs pour conduire la politique qu’il souhaitait : d’une part, Il Cavaliere était plus préoccupé de ses intérêts personnels que des intérêts généraux du grand patronat italien ; d’autre part, son gouvernement était usé et n’avait pas réussi à faire passer de grande contre-réforme depuis 2002. À l’opposé, le rôle dirigeant des DS dans les grandes confédérations syndicales italiennes et du PRC dans des secteurs plus combatifs, offrait des garanties intéressantes aux yeux du patronat pour canaliser la protestation ouvrière contre la politique du futur gouvernement.
Le Parti de la Refondation Communiste a joué un rôle décisif dans la courte victoire de l’Unione, puisque c’est quasiment le seul parti de la coalition à avoir gagné des voix par rapport aux élections précédentes. Il porte donc une responsabilité écrasante dans la politique du gouvernement Prodi. Or le PRC a longtemps été présenté par les courants antilibéraux et altermondialistes organisateurs des forums sociaux (FSE et FSM) comme le modèle d’un parti anticapitaliste large, ayant une base de masse et un travail important dans les syndicats, bref une sorte de modèle à suivre. En réalité, il n’a jamais été anticapitaliste autrement qu’en paroles. Après avoir soutenu pendant deux ans le premier gouvernement Prodi de 1996 à 1998, il avait certes fini par lui retirer son soutien, provoquant la chute de la coalition et de nouvelles élections, et il avait longtemps fait de son refus de participer à un gouvernement bourgeois une marque de sa prétendue radicalité. Mais, lors du congrès de Venise en 2005, la direction a fait approuver la participation à un éventuel gouvernement de l’Unione après les élections de 2006. Loin d’être un coup de tonnerre dans un ciel serein, c’était l’aboutissement logique d’un cours toujours plus adapté aux besoins de l’impérialisme italien.
Après la courte victoire de l’Unione, le PRC est entré dans le gouvernement et soutient depuis six mois sa politique anti-ouvrière. Sa direction s’acharne à présenter la politique réactionnaire de Prodi sous le meilleur jour possible, ce qui revient à tromper les travailleurs italiens. Le ministre PRC de la « solidarité sociale » a ainsi défendu la loi de finances 2007, qui est une brutale cure d’austérité, en la présentant comme « égalitaire ». Le PRC a voulu faire passer pour une victoire l’accord, déjà négocié par Berlusconi avec Bush, pour le retrait progressif des troupes italiennes d’Irak ; il a également jugé positive la décision du gouvernement Prodi de maintenir inchangé son contingent en Afghanistan, en expliquant qu’il avait résisté à des pressions américaines pour l’accroître. Enfin, il a entièrement appuyé l’intervention de l’ONU au Liban, où le contingent italien est important, en la présentant comme une opération humanitaire — alors qu’il s’agit en réalité d’un instrument de la politique de l’impérialisme pour affaiblir la résistance libanaise après la déroute subie par l’offensive israélienne de l’été dernier (cf. à ce sujet Le CRI des travailleurs n° 23 de septembre-octobre 2006).
Lors du congrès de Venise, Sinistra Critica a pleinement approuvé le principe d’une alliance électorale avec les DS et les démocrates-chrétiens, malgré le programme intégralement bourgeois de cette vaste coalition, sous prétexte de vaincre Berlusconi. Tout en se prononçant contre la volonté de la direction du PRC d’aller jusqu’à signer le programme commun, elle approuvait même une participation gouvernementale du PRC sous conditions, c’est-à-dire si la coalition adoptait certaines mesures progressistes. Pourtant, les dirigeants de Sinistra Critica ont accepté sans sourciller de se présenter aux élections sur les listes du PRC, après que celui-ci eut, comme les onze autres partis de la coalition, signé le programme électoral de l’Unione. C’était avaliser, tout en le critiquant du bout des lèvres, un programme 100 % capitaliste. Salvatore Canavo l’explique lui-même : « Le parti [le PRC] a choisi se s’intégrer à une coalition politique qui soutient les intérêts du patronat pro-européen italien » (Inprecor, ibid.). Il précise même que, pendant la campagne électorale, « le PRC est le plus fidèle supporteur du programme commun ».
C’est ainsi que Sinistra Critica a obtenu 1 député et 2 sénateurs. Or la majorité de la coalition dépend au Sénat du vote de ces deux sénateurs. Après les élections, elle a rejoué la partition déjà bien connue, car déjà exécutée depuis 2003 par sa propre organisation-sœur (et celle de la LCR) au Brésil, Démocratie socialiste, qui participe au gouvernement capitaliste et pro-FMI de Lula : le député et les sénateurs de Sinistra Critica ont voté la confiance au gouvernement Prodi, c’est-à-dire à un gouvernement bourgeois impérialiste au programme ouvertement anti-ouvrier et anti-populaire ! C’est comme si, en France, Besancenot votait la confiance à un gouvernement Bayrou-Royal-Buffet ! Salvatore Cannavo, dirigeant de Sinistra Critica, membre du Bureau international du Secrétariat Unifié de la « Quatrième Internationale », député du PRC et même président de la commission de la défense au Parlement, a justifié cette politique de capitulation en prétendant qu’il serait nécessaire de laisser le gouvernement voir le jour « pour vérifier ses capacités de transformation et les attentes suscitées au sein de l’électorat des gauches ». Comme si le programme de l’Unione, tout comme la longue carrière de Prodi, ne permettait pas de le savoir à l’avance !
Les élus de Sinistra Critica sont allés encore plus loin, votant les uns après les autres tous les projets du gouvernement Prodi. On doit notamment relever leur vote sur trois questions particulièrement significatives. Au mois de juillet, le gouvernement Prodi a demandé au Parlement d’approuver le financement des opérations à l’extérieur de l’armée italienne, notamment pour l’occupation impérialiste de l’Afghanistan, qui dure depuis 2001. Officiellement, Sinistra Critica est pour le retrait immédiat des troupes italiennes. Après l’avoir exigé en vain, elle a proposé une motion prévoyant un retrait progressif des troupes. Mais, devant le nouveau refus de Prodi, les parlementaires de Sinistra Critica ont capitulé en acceptant de voter les crédits de guerre ! Ils ont ainsi piétiné un point élémentaire du programme marxiste, la lutte contre son propre impérialisme, et les revendications de dizaines de milliers de travailleurs et de jeunes qui se sont maintes fois mobilisés contre les interventions impérialistes italiennes. Ils se sont justifiés en expliquant : « Nous ne voulons pas que Prodi tombe… Nous voulons seulement représenter un secteur majoritaire du pays qui ne veut pas la guerre. » Sous prétexte que la chute de Prodi pourrait ramener la « droite » au pouvoir, ils soutiennent l’occupation de l’Afghanistan ! Chacun reconnaîtra ici aisément l’argumentation développée pendant des années par les PC (et constamment dénoncée par les trotskystes dignes de ce nom), pour justifier leur soutien ou leur participation à des gouvernements anti-ouvriers.
En ce qui concerne la décision italienne de fournir un gros contingent à l’ONU pour aller occuper le Sud du Liban, Cannavo n’a pas participé au vote, estimant insuffisantes les garanties du caractère pacifique de la mission, tout en développant une position lamentable pour l’application des résolutions de l’ONU et l’envoi d’une force d’interposition, notamment en Palestine.
Enfin, sur la Loi de finances 2007, Cannavo a certes dénoncé « les transferts considérables d’argent public vers les entreprises » privées et « l’augmentation scandaleuse du budget de la défense », avant de caractériser cette loi comme étant « de l’autre classe, celle des chefs d’entreprises qui cherchent un soutien dans la compétition internationale » ; mais il n’a pas voté contre, se contentant de s’abstenir ! Prodi a ensuite demandé un vote de confiance sur cette même Loi de finances au Sénat ; or Turigliatto, sénateur de Sinistra Critica, a quant à lui voté… pour la loi ! (1)
Mais ce n’est pas seulement Sinistra Critica qui est en cause ici : c’est toute la prétendue « Quatrième Internationale » Secrétariat Unifié. En effet, Jan Malewski, rédacteur d’Inprecor et membre du Bureau Exécutif de cette organisation, justifie l’attitude de ses camarades italiens : « La gauche radicale et pacifiste (…) fut soumise à une forte pression [en juillet, Prodi a couplé le vote au Sénat sur le financement des missions militaires à l’extérieur à un vote de confiance — NDR] : faire tomber un gouvernement constitué depuis deux mois seulement, qui jouit encore d’une grande légitimité et qui n’a pas vraiment commencé à gouverner, risquer de provoquer ainsi de nouvelles élections ou la constitution d’un gouvernement de droite, cela risquait de marginaliser ceux qui l’auraient fait et, surtout, de freiner la remontée de la mobilisation du mouvement anti-guerre. Mais voter les crédits de guerre… Il fut donc décidé de voter (…) et de laisser à Prodi six mois encore, car le financement des missions devra être soumis au Parlement en décembre. Mais le vote de confiance a été accompagné de critiques virulentes des choix fait jusque-là par le gouvernement Prodi, critiques largement diffusées par les médias » (Inprecor n° 520, septembre-octobre 2006). Il semble donc objecter que, ayant été élu sur les listes du PRC dans le cadre de l’Unione sur l’orientation de « chasser Berlusconi » les parlementaires de SC ne pouvaient pas faire tomber le gouvernement sans renoncer au mandat qui leur avait été confié par les électeurs. Mais un tel argument, loin de prouver qu’il fallait voter les crédits de guerre (et les autres textes anti-ouvriers et anti-populaires de Prodi), prouverait simplement qu’il était déjà contraire aux principes du marxisme de se présenter sur les listes du PRC dans le cadre d’un programme anti-ouvrier. Plus généralement, il est absurde de soutenir que, pour faire avancer les idées du marxisme parmi les masses, il faudrait les piétiner devant les masses. Une telle orientation, comme l’a montré l’exemple de tous les PC, ne peut que conduire le parti de révisions en révisions, et les travailleurs de défaites en défaites.
Que s’est-il passé ensuite ? Qu’a fait le sénateur de Sinistra Critica lorsque la question est revenue devant le Sénat ? Certes, sous la pression de la puissante manifestation (50 000 personnes) contre l’agrandissement de la base américaine de Vicenza, ayant servi à l’armée américaine pour ses attaques contre l’Afghanistan et l’Irak, le sénateur Turigliatto a voté contre et quelques autres sénateurs ont trouvé un peu de courage pour s’abstenir ou s’absenter au moment du vote sur le renouvellement des crédits militaires. C’est pourquoi Prodi a perdu, le 21 février, le premier nouveau vote au Sénat sur le financement des missions militaires à l’extérieur. Sentant le risque que sa majorité devienne incontrôlable, il a engagé alors une opération pour discipliner tous les récalcitrants. Il a d’abord démissionné, mais sa démission a été refusée par le président de la République. Il a alors posé la question de confiance dans les deux chambres du Parlement, après une intense préparation. Franco Giordano, le secrétaire national du PRC, a déclaré à La Republica : « Le gouvernement doit survivre », ajoutant qu’« il aura le soutien indéfectible et la confiance inébranlable de Refondation communiste ». On ne peut être plus clair. Or Turigliatto est bien gentiment rentré dans le rang en votant la confiance. Il a même annoncé qu’il allait remettre son mandat de sénateur à un autre membre du PRC. C’est une capitulation complète devant l’impérialisme italien. Pourtant, cela n’a visiblement pas suffi à Prodi et donc à la direction du PRC, qui ont décidé d’exclure bureaucratiquement Turigliatto pour son vote contre les missions en Afghanistan.
De même que la participation de Démocratie Socialiste au gouvernement Lula n’était pas une question purement brésilienne, le « soutien critique » de Sinistra Critica au gouvernement Prodi n’est pas une question italienne. C’est une question de principe : les révolutionnaires ne participent pas aux gouvernements bourgeois et ne les soutiennent pas. Le but d’une organisation révolutionnaire n’est ni de gérer, ni de réformer le capitalisme, mais de le renverser. Pour cette raison, les militants de classe de la « Quatrième Internationale »-Secrétariat Unifié, et notamment de la LCR, doivent se saisir de cette question et engager dans leur organisation le combat pour que la direction condamne clairement la politique menée par Sinistra Critica et en tire les conclusions. Il est urgent que, quels que soient les formes et les rythmes exacts, les militants révolutionnaires de Sinistra Critica rompent avec leurs dirigeants, sortent du PRC et engagent la construction d’une organisation politique marxiste révolutionnaire avec tous les courants qui se sont déjà engagés dans cette voie, notamment suite à la rupture de certains d’entre eux avec le PRC l’année dernière (Progetto communista devenu le Parti Communiste des Travailleurs, et le Parti d’Alternative Communiste, nouvelle section italienne de la LIT-QI).
Du reste, les militants de la LCR auraient tort de croire que cette question les concerne d’une façon simplement générale. Il y a d’ores et déjà, dans les rangs de la LCR, des admirateurs de la politique de DS au Brésil et de Sinistra Critica en Italie : ce sont les dirigeants des courants droitiers qui ont tout fait pour amener la LCR à participer à une alliance anti-libérale avec des courants de gauche du PS, le PCF et diverses organisations petites-bourgeoises (Alternative citoyenne, MARS, gauche des Verts, etc.). Si la majorité de la direction de la LCR a refusé de franchir ce pas, elle n’avait aucune base politique réelle pour justifier son choix, car elle ne s’était pas délimitée clairement du programme des antilibéraux, qui mêle promesses molles et déclarations creuses, essayant de faire croire que l’on pourrait améliorer sérieusement la situation des travailleurs sans remettre en cause le capitalisme (cf. l’article de Gaston Lefranc dans Le CRI des travailleurs n° 25).
C’est d’ailleurs pour cette raison que la direction de la LCR s’apprête à appeler à voter pour la blairiste Ségolène Royal au second tour, sous prétexte de battre Sarkozy, comme Sinistra Critica a soutenu Prodi sous prétexte de chasser Berlusconi. Mais l’UMP et le PS ont essentiellement le même programme, ils ne sont que deux faces de la même politique exigée par le MEDEF : le PS est aujourd’hui un parti bourgeois (cf. l’article de Nina Pradier dans notre précédent numéro). C’est pourquoi on ne peut pas, d’un point de vue révolutionnaire, appeler les travailleurs à voter pour sa candidate. Il est temps d’en finir avec les concepts flous de « droite » et de « gauche » pour en revenir à des critères marxistes : les partis se divisent d’abord et avant tout en deux grandes catégories, ceux qui défendent le capitalisme et ceux qui le combattent. Car il n’est pas de solution aux souffrances et aux misères des travailleurs sans une lutte de classe aboutissant à la prise du pouvoir par les travailleurs eux-mêmes, seuls capables de prendre les mesures d’urgence anti-capitalistes proposées par la LCR, en rompant avec le capitalisme et l’État bourgeois. Pourquoi ne pas le dire aux millions de ceux qui prêtent une oreille attentive aux interventions d’Olivier Besancenot ? C’est la question cruciale qui se pose aux militants marxistes de la LCR.
1) Quant à l’autre membre de Sinistra Critica élu sénateur en avril 2006, Malabarba, il a démissionné le 11 octobre 2006. Selon le PRC et Sinistra Critica, cette démission était prévue avant même les élections pour remettre son siège de sénateur à une membre du PRC dont le fils avait été assassiné lors du Forum Social de Gênes. Cependant, Malabarba n’a rendu publique son intention de démissionner que le 20 juillet 2006, soit quatre mois après les élections. Les uns et les autres expliquent que cette date était le jour anniversaire de la mort du jeune militant.
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