Le CRI des Travailleurs
n°30
(janvier-février 2008)

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Népal : la révolte populaire est canalisée par ses dirigeants maoïstes dans le cadre de la « démocratie » bourgeoise


Auteur(s) :Frédéric Traille
Date :24 janvier 2008
Mot(s)-clé(s) :international, Népal
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La mobilisation populaire du printemps 2006 est parvenue, au prix de nombreux morts, à faire reculer le roi Gyanendra dans son projet de renforcer son pouvoir personnel. Le Parti Communiste du Népal (Maoïste), ou PCN(M), qui a joué un rôle central dans l’organisation de cette opposition, était alors devant ses responsabilités. En se subordonnant politiquement aux forces politiques bourgeoises, il n’a pas permis au peuple népalais de trouver une issue favorable à ses aspirations, mais l’a laissé soumis à la domination de classe, dans le plus grand intérêt des puissances impérialistes.

Une monarchie brutale et une opposition parlementaire impuissante

Gyanendra était monté sur le trône en 2001, après que son frère et prédécesseur, jugé trop laxiste dans sa lutte contre la guérilla maoïste, eut été assassiné. Avec le soutien des impérialismes américain et britannique, classant désormais le parti communiste maoïste parmi les organisations terroristes et fournissant à la monarchie financements, conseillers militaires et armes, le nouveau roi avait décidé d’employer la manière forte pour mater l’insurrection : il avait fait intervenir l’armée en plus de la seule police, décidé l’état d’urgence dès novembre 2001 et s’était arrogé les pleins pouvoirs politiques en 2002, suspendant le Parlement en mai, repoussant les élections prévues en novembre et constituant un gouvernement à sa botte sans s’embarrasser du rapport de forces parlementaire.

En février 2005, Gyanendra limoge le gouvernement pour manque de résultats dans sa lutte contre les maoïstes et prend en main directement le pouvoir. Les protestations des sept partis de l’opposition parlementaire, qui s’en remettent au bon vouloir du roi pour une monarchie constitutionnelle « responsable », sont évidemment sans effet. Le moins que l’on puisse dire est que la politique menée par ces partis (principalement le Parti du Congrès du Népal, parti de la bourgeoisie et des grands propriétaires terriens, et le Parti Communiste Unifié du Népal Marxiste-léniniste, ou UML, qui malgré son nom est devenu depuis le début des années 1990 un parti de gouvernement) ne leur a pas permis de gagner une grande assise populaire. Depuis la mise en place d’un système de monarchie parlementaire imposé au roi en 1990, ils se partagent le pouvoir, en se signalant plus par leur soif d’enrichissement personnel que par leur capacité à remédier à l’extrême pauvreté de la majorité des Népalais.

De fait, le Népal est un des pays les plus pauvres du monde, pointant à la 142e place sur 174 pays au classement du développement humain élaboré par l’ONU. L’État garde son caractère hindou, ce qui se traduit à la fois par une discrimination à l’égard des 20 % de la population qui n’est pas hindoue et par une situation d’exclusion pour les basses castes, les dalits (intouchables), qui représentent 13 % de la population et à qui est dénié tout avenir. Les minorités ethniques et les femmes subissent aussi une oppression particulière. Les populations des régions reculées n’ont toujours pas accès à la santé ou à l’éducation ; entre 20 et 30 % des enfants en âge d’être scolarisés ne le sont pas, ce phénomène touchant surtout les filles. L’économie reste très arriérée, la part de l’industrie dans le PNB (10 %) est plus faible que l’envoi d’argent par les émigrés népalais (15 %). Près de 80 % des 27 millions de Népalais subsistent grâce à l’agriculture et 40 % vivent sous le seuil de pauvreté.

Le rôle de la guérilla maoïste

Le PCN(M), né d’une scission du Parti Communiste alors que celui-ci entamait son orientation toujours plus électoraliste jusqu’à sa gestion loyale des affaires de l’État en 1994-1995, adopte dès 1996 sa stratégie dite de « guerre populaire ». À partir de trois districts de l’ouest du pays (Rolka, Rupum et Jajarkot), et avec un armement des plus sommaires à l’origine, une guérilla rurale se développe, s’emparant des armes des forces régulières pour les retourner contre elles, et prenant le contrôle de territoires entiers. La guérilla gagne ainsi une présence décisive dans 60 des 75 districts du pays ; elle recrute ses forces principalement parmi la jeunesse éduquée des campagnes, privée de tout avenir.

Il est d’usage chez les commentateurs bourgeois de renvoyer dos-à-dos les maoïstes et l’armée népalaise dans cette guerre civile qui a fait plus de 12 000 morts, avec d’un côté la répression sanglante de la part de l’armée et de l’autre l’enrôlement forcé dans la guérilla maoïste. Mais cela ne permet pas d’expliquer le soutien réel dont bénéficie la guérilla, qui s’appuie sur les revendications des paysans pauvres (pour la réforme agraire) et des minorités opprimées (mise en avant du droit à l’autodétermination pour les minorités ethniques, égalité en droit pour les dalits et pour les femmes). Ainsi la violence que l’on nous décrit habituellement est-elle avant tout une violence révolutionnaire légitime : lutte contre le système féodal par l’expulsion des grands propriétaires terriens (dont beaucoup fuient pour rejoindre les villes contrôlées par le pouvoir central), répression contre les violences domestiques à l’égard des femmes et contre les discriminations à l’égard des dalits. Les régions rurales contrôlées par la guérilla sont soustraites au gouvernement central, le pouvoir y est exercé par des « gouvernements populaires », formés par les membres locaux du PCN(M), qui appliquent les premières mesures révolutionnaires, en particulier la distribution des terres aux paysans (celles-ci sont même parfois exploitées collectivement).

Mais dans les villes aussi le PCN(M) avait acquis une grande influence parmi les travailleurs, jouissant de l’image de la force la plus résolue pour affronter la royauté. De fait, lors des mobilisations populaires du printemps 2006, mêlant journées de grève générale prolétarienne et manifestations monstres quasi-quotidiennes dans la capitale Katmandou, les forces de l’opposition parlementaire n’ont eu d’autres choix que de s’appuyer sur le PCN(M) pour organiser ces soulèvements. Le recul du roi, qui a été contraint le 24 avril 2006 de rétablir le Parlement, a donc été une victoire des masses népalaises, donnant au PCN(M) un grand prestige, mais aussi une responsabilité particulière quant à l’évolution future de ce soulèvement révolutionnaire.

Conquête révolutionnaire du pouvoir ou soumission aux forces de l’opposition parlementaire ?

Depuis cette première victoire, l’attention dont font preuve les partis de l’opposition parlementaire envers le PCN(M) est le reflet déformé de leur peur face à la capacité d’intervention des masses. Mais, plutôt que de contribuer à organiser cette potentialité révolutionnaire des masses ouvrières et paysannes, le PCN(M) a trahi la confiance dont il bénéficiait pour la pervertir dans la réinstauration d’une démocratie parlementaire bourgeoise, c’est-à-dire la subsistance d’une domination de classe. Il ne faut certes pas sombrer dans l’attitude gauchiste consistant à rejeter a priori tout compromis avec les forces bourgeoises : de tels compromis peuvent offrir un répit dans le cas d’un rapport de forces défavorable, ou cristalliser un rapport de forces favorable en l’absence de perspectives d’approfondissement de la lutte. Mais, de la part du PCN(M), il ne s’agit nullement d’un compromis tactique : c’est une orientation stratégique, programmatique, issue en fait du stalinisme.

Dès la fin du mois d’avril 2006, le PCN(M) a décrété un cessez-le-feu à l’appel du gouvernement provisoire et s’est engagé dans des négociations de paix. Dans ces négociations au sommet entre le nouveau premier ministre Koirala (du Parti du Congrès) et le dirigeant maoïste Prachanda, les exigences du PCN(M) ont été satisfaites, avec la décision de convoquer une Assemblée constituante et l’entrée de ministres du PCN(M) au gouvernement. La dernière exigence du PCN(M), celle de l’abolition de la monarchie, est depuis cette date l’objet de tractations entre celui-ci et les forces bourgeoises. Ces dernières sont en effet hésitantes à aller jusqu’au bout dans l’instauration d’une République, mais les menaces de retrait du gouvernement de la part du PCN(M) viennent finalement d’aboutir, en décembre 2007, au vote d’une résolution prévoyant l’abolition de la monarchie après l’élection de l’Assemblée constituante en avril 2008 (si toutefois celle-ci, déjà repoussée, a bien lieu).

Le fait que les forces politiques bourgeoises aient été obligées de céder face au menace du PCN(M) de sortir de « l’union nationale » montre bien quel est l’essentiel à leurs yeux : désarmer le PCN(M) et, à travers lui, le peuple insurgé, pour s’assurer les moyens d’exercer une domination pacifiée. Le débat autour du fait de savoir s’il fallait ou non accorder une place protocolaire au futur ex-roi est finalement assez secondaire ; le PCN(M) n’a jamais cherché, au-delà de ses exigences démocratiques, à imposer des mesures socio-économiques qui correspondraient aux intérêts vitaux de la population, comme l’extension de la réforme agraire, le non-paiement de la dette imposée par les impérialistes et la nationalisation des grands moyens de production et d’échange sous contrôle des travailleurs — autant de mesures qui entrent évidemment en contradiction avec la domination de la classe des propriétaires et exigent donc l’approfondissement du processus révolutionnaire.

Le PCN(M) a même bradé, en échange de quelques bonnes places, les acquis de sa propre guérilla : les « gouvernements populaires » ont été dissouts pour prouver sa volonté d’entrer dans le jeu parlementaire bourgeois, les maoïstes ont déposé les armes et confiné plus de 30 000 combattants dans des camps à partir de la fin de l’année 2006. Il est d’ailleurs frappant que cette reddition se soit faite sous l’égide de l’ONU. Loin de la neutralité que lui prête Prachanda, l’ONU reste le garant que les intérêts des puissances impérialistes seront préservés, en premier lieu la stabilité régionale : en désarmant la guérilla maoïste, au sens propre et politiquement, en faisant entrer dans le jeu de la démocratie bourgeoise une force qu’elles considéraient naguère comme terroriste, les impérialistes écartent le danger pour elles d’une déstabilisation de la Chine et surtout de l’Inde qu’un approfondissement de la révolution au Népal pourrait entraîner.

Cette trahison de la lutte révolutionnaire au moment le plus favorable pourrait paraître surprenante de la part de la force qui s’était montrée jusque-là la plus résolue dans sa lutte contre le féodalisme qui règne encore dans les campagnes népalaises. Ce n’est toutefois qu’une conséquence de l’héritage « théorique » stalinien du PCN(M), qui reprend en particulier l’idée de la « révolution par étapes ». Alors que les forces politiques de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie urbaine se sont montrées incapables de satisfaire les besoins de la population et même de mener le combat contre l’absolutisme de Gyanendra, le PCN(M) se subordonne à elles pour mener la tâche d’actualité selon lui, celle de la révolution démocratique bourgeoise. Le PCN (M), qui se revendique du marxisme-léninisme, affirme par son porte-parole que « la révolution népalaise d’avril est un peu comme la révolution de février 1917 ». Mais le parti de Lénine ne s’est jamais lié les mains avec les partis de la bourgeoisie et leurs flancs-gardes « socialistes » conciliateurs (Kerenski), marchepieds pour le retour des forces réactionnaires (Kornilov) !

Pour approfondir la révolution, il faut une force trotskyste

Les masses ouvrières et paysannes du Népal ont été le cœur de la lutte contre la monarchie et en ont payé un lourd tribut : elles méritent bien plus qu’une « démocratie » bourgeoise, d’autant que l’arriération du pays rend de toute façon celle-ci non-viable. C’est seulement sous la direction du prolétariat gagné au programme du véritable marxisme révolutionnaire et internationaliste (trotskysme) que le Népal pourra sortir des survivances féodales et, sans s’arrêter aux cadres étroits de la démocratie bourgeoise, avancer vers la satisfaction des revendications ouvrières et populaires en approfondissant le processus révolutionnaire et en rendant possible son extension régionale. La direction du PCN(M), au contraire, a privé les travailleurs des moyens de se constituer en force politique indépendante, alors même que le pouvoir central avait disparu dans plusieurs régions et que la population était armée. Au Népal, l’heure est donc à la rupture avec la politique conciliatrice et réformiste du PCN(M) et à la construction (dans les luttes comme au moyen des élections pour la constituante) d’une force trotskyste impulsant la reconstitution des formes d’auto-organisation des masses ouvrières et paysannes, qui pourront alors, en toute indépendance des forces de la bourgeoisie, poursuivre leur lutte révolutionnaire.


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