Le CRI des Travailleurs
n°31
(mars-avril 2008)

Derniers articles sur
le site du CILCA

Feed actuellement indisponible

Le CRI des Travailleurs n°31     << Article précédent | Article suivant >>

Contribution sur les causes, l’ampleur, et les conséquences du déficit commercial des États-Unis


Auteur(s) :Gaston Lefranc
Date :20 mars 2008
Mot(s)-clé(s) :international, Etats-Unis, économie
Imprimer Version imprimable

Nous avions analysé dans un précédent article (cf. Le CRI des travailleurs n° 28 de sept.-oct. 2007) les mécanismes monétaires permettant de comprendre le déroulement de la « crise financière » du mois d’août dernier. Nous allons étudier ici la situation économique aux États-Unis, marquée par d’énormes déséquilibres qui pourraient remettre en cause les rapports de force entre les puissances impérialistes, au détriment des États-Unis.

Les racines du déficit commercial des États-Unis résident dans la faiblesse du taux d’accumulation et la stimulation de la consommation par le crédit

Dans les années 1960 et 1970, dans la plupart des pays industrialisés, en premier lieu aux États-Unis, le taux de profit a lourdement chuté (d’environ 50%). Depuis, le taux de profit s’est partiellement rétabli, non pas grâce à une efficacité accrue du capital investi, mais grâce au renforcement du taux d’exploitation des travailleurs (cf. encadré). Aux États-Unis, alors que les salaires réels de la majorité des travailleurs ont diminué de façon absolue depuis la fin des années 1970, le développement du crédit aux ménages s’est substitué aux hausses de salaires pour soutenir la consommation. Le taux d’épargne des ménages a alors chuté et les ménages se sont de plus en plus endettés. Cela a permis l’engraissement des banques et entraîné une perte de combativité des travailleurs : endetté, le travailleur a une corde au cou et doit travailler toujours plus, à des taux de salaires horaires de plus en plus bas, pour payer ses traites.

Encadré sur le taux de profit

Notations :

  • C = capital constant avancé (valeur des moyens de production)
  • V = capital variable avancé (salaires)
  • PL = plus-value.
  • VA = PL + V = valeur ajoutée (valeur créée par les travailleurs)
  • = taux d’exploitation (rapport entre la part de la valeur ajoutée accaparée par les capitalistes et la part de la valeur ajoutée qui revient aux travailleurs)

Taux de profit

On peut ainsi décomposer le taux de profit comme le produit de l’efficacité du capital (efficacité en termes de production de valeur nouvelle) , et une fonction positive du taux d’exploitation . On peut ainsi identifier deux causes de variation du taux de profit : un changement dans l’efficacité du capital et un changement dans la répartition de la valeur ajoutée.

Le rythme soutenu de la croissance de la consommation, stimulé par l’endettement, a été satisfait par les importations plutôt que par une augmentation de la production nationale. On peut y voir le signe d’une suraccumulation de capital ou d’une crise de la profitabilité. Les capitalistes se sont ainsi détournés de l’investissement productif, injectant une partie de plus en plus importante de la plus-value dans les circuits financiers, entraînant un gonflement du capital fictif (cf. encadré), qui a accru la pression sur les salariés. La conséquence en est le creusement du déficit commercial à partir du début des années 1980.

Encadré sur le capital fictif

Quand une entreprise se crée, des actions sont émises sur le marché financier primaire, et sont achetées par les capitalistes financiers : il s’agit du capital-argent avancé, qui servira à acheter les moyens de production et la force de travail (durant les périodes suivantes, de nouvelles actions ne seront pas forcément émises : le financement se fera essentiellement à partir du profit réinvesti). Le prix des actions évolue ensuite sur le marché financier secondaire (« la bourse » au sens usuel du terme) au gré des achats et des ventes : la circulation des titres, originellement liée à la circulation du capital, s’en émancipe. Les actions constituent alors du « capital fictif » par lequel Marx entendait les droits sur du capital réel dépensé (droits qui impliquent notamment le paiement d’un dividende) ou sur du revenu encore à venir (quand il s’agit par exemple de bons du trésor).

La valorisation du capital fictif obéit à des modalités spécifiques, susceptibles de produire une divergence durable et importante avec la valeur du capital réel avancé (ce qu’on constate régulièrement depuis les années 1990).

La notion de capital fictif s’oppose à la notion de « bulle financière » de la théorie économique bourgeoise. Selon cette théorie, les bulles financières sont des dérapages aléatoires de l’évaluation « rationnelle » des actifs financiers, liés au mimétisme spéculatif.

L’énorme déficit commercial des États-Unis

La balance commerciale des États-Unis, excédentaire jusqu’à la fin des années 1970, connaît depuis 1980 un déficit qui ne cesse de s’accroître, jusqu’à devenir abyssal aujourd’hui : -19,4 milliards en 1980 ; -96,4 milliards en 1995 ; -378,3 milliards en 2000 ; -723,7 milliards en 2005 (6,5% du PIB des États-Unis) ! Les États-Unis sont surtout importateurs de matières premières et de produits manufacturés consommés par les ménages, alors qu’ils sont davantage exportateurs de biens d’équipement et de services aux entreprises. Les États-Unis sont principalement déficitaires avec les pays du Golfe, la Chine et le Japon, alors qu’ils sont excédentaires avec les pays de l’ALENA (zone de libre-échange avec le Mexique et le Canada).

Depuis 1985, la position extérieure des États-Unis est négative (pour la première fois depuis 1914 !). À la fin de l’année 2003, les étrangers détenaient plus de 10 500 milliards de $ de titres états-uniens alors que les titres étrangers détenus par les résidents états-uniens étaient de 7 900 milliards de $, soit une position extérieure de –2 700 milliards de $, environ 25% du PIB états-unien. Alors que Lénine caractérisait l’impérialisme notamment par l’exportation de capitaux des pays dominants vers les pays dépendants, la première puissance économique mondiale est aujourd’hui importatrice nette de capitaux ! On peut parler d’une situation ubuesque : alors qu’on pourrait s’attendre à un transfert d’épargne des pays riches et vieillissants vers les pays pauvres (qui manquent de tout), les États-Unis captent l’épargne du reste du monde pour maintenir leur consommation (à crédit).

Jusqu’à une date récente, le revenu net des États-Unis sur leurs placements à l’étranger dépassait encore les paiements de revenu sur les titres détenus par les étrangers aux États-Unis (balance des revenus du capital excédentaire), grâce au différentiel de taux d’intérêt entre les États-Unis (où les taux étaient plus bas) et le reste du monde (les placements étrangers aux États-Unis étaient moins bien rémunérés que les placements des États-Unis à l’étranger). Or ce n’est plus le cas aujourd’hui, compte tenu de l’importance du déficit commercial : + 28,9 milliards en 1990 ; + 21,1 milliards en 2000 ; et seulement + 1,5 milliard en 2005 (ce solde est sans doute négatif aujourd’hui).

Encadré sur la balance des paiements d’un pays

La balance commerciale d’un pays est le solde Exportations (marchandises vendues aux non résidents) – Importations (marchandises achetées aux non résidents)

La balance des revenus du capital est le solde Revenus des placements financiers effectués à l’étranger et rapatriés dans le pays (dividendes d’actions, intérêts, etc.) – Revenus des placements financiers des étrangers sur le territoire national

La balance des opérations courantes est la somme de la balance commerciale et de la balance des revenus du capital. Quand la balance est déficitaire, le pays importe plus qu’il n’exporte. Autrement dit, la production du pays est inférieure à la dépense du pays.

La balance des mouvements de capitaux est le solde Capitaux financiers quittant le paysCapitaux financiers entrant dans le pays. Quand ce solde est négatif, il y a une entrée nette de capitaux qui vient généralement financer le déficit de la balance des opérations courantes. Les opérations concernées peuvent être des investissements directs (achat d’au moins 10% du capital d’une entreprise), des investissements de portefeuille (achat de moins de 10% du capital d’une entreprise) ou encore des achats de bons du trésor (bons émis par l’État pour financer son déficit budgétaire). Le financement du déficit de la balance des opérations courantes se fait donc soit par emprunt, soit par cession d’une partie du capital fictif.

La balance des paiements avant ajustement (ex ante) est la somme de la balance des opérations courantes et de la balance des mouvements de capitaux. Si elle est déficitaire, la banque centrale des États-Unis doit intervenir sur le marché des changes en vendant les devises étrangères qu’elle possède (diminuant ainsi ses réserves de change, c’est-à-dire ses avoirs sur l’étranger) pour équilibrer la balance des paiements. Si la banque centrale n’intervient pas, la demande excédentaire de devises étrangères se traduira par une dépréciation du dollar qui équilibrera le marché des changes et la balance des paiements.

La balance des paiements après ajustement (ex post) est un document comptable forcément équilibré, qui est la somme de la balance des opérations courantes, de la balance des mouvements de capitaux et des variations des réserves de change de la banque centrale.

La position extérieure ou position en matière d’investissement international est le solde net des avoirs et des engagements des résidents du pays à l’égard du reste du monde. C’est un solde en stocks, cumul des soldes en flux de la balance des capitaux.

Les États-Unis, en tant que pays, sont donc en situation de « sur-régime ». Cependant, il faut distinguer la situation du pays et la situation du capital états-unien. En effet, les importations US sont, en partie, des exportations en provenance d’entreprises US implantées à l’étranger. En outre, ce ne sont pas les capitalistes US – dont l’imposition est sans cesse allégée – qui sont mis à contribution pour payer les intérêts de la dette publique (en grosse partie détenue par les étrangers), mais les travailleurs US. Il n’en demeure pas moins que, sur le territoire US, l’indice de la production industrielle n’a augmenté que de 5% en volume depuis 1997 et pas du tout depuis 2000, alors que la demande intérieure a progressé de 35% et les importations de 80% ! Ainsi la totalité de la demande intérieure depuis 2000 a-t-elle été satisfaite par les importations.

La situation est d’autant plus préoccupante pour les États-Unis que le déficit courant est de moins en moins financé par les investissements directs (13% du déficit courant en 2005 contre 21% en 1999) – porteur d’une accélération du progrès technique et de croissance – mais de plus en plus par l’endettement et l’augmentation des réserves de change des autres pays (les réserves de change cumulées de l’Asie sont passées de 1 000 à 2 300 milliards de $ entre 2001 et 2004.

L’impérialisme US fait financer son déficit à bas coût

Avant de placer son argent dans un pays B, un capitaliste d’un pays A se soucie (notamment) de deux variables : les taux d’intérêt et le taux de change. Plus les taux d’intérêts sont élevés, plus le placement est rémunérateur, évalué en monnaie du pays B. Mais ce qui intéresse le capitaliste du pays A, c’est l’argent qu’il pourra retirer de son placement, exprimée dans la monnaie de son pays A, après conversion de l’intérêt qu’il reçoit en monnaie du pays B via le taux de change entre les deux monnaies. Si la monnaie du pays B se déprécie par rapport à la monnaie du pays A (1), le rendement du placement (en termes de monnaie du pays A) diminue. Ainsi, plus les taux d’intérêt d’un pays sont élevés et plus sa monnaie est « forte », plus il est attractif pour les capitalistes.

Alors comment expliquer que les États-Unis parviennent à attirer les capitaux étrangers avec des taux d’intérêt aussi bas et une monnaie qui ne cesse de se déprécier (2) ? Parce que le dollar est aujourd’hui une monnaie internationale : étalon des prix sur les marchés mondiaux. Le dollar constitue une grosse part des réserves de change des banques centrales (encore largement majoritaire malgré un repli significatif depuis 2000). D’où le fait que le dollar soit structurellement plus demandé. Il s’ensuit que le rendement requis pour le détenir est plus bas.

Quand la balance des paiements avant ajustement est déficitaire, l’avantage comparatif de la monnaie internationale permet d’équilibrer le marché par la baisse de la valeur du dollar, plutôt que par la hausse des taux d’intérêt américain. Tant que la baisse du dollar ne met pas en cause ses fonctions de monnaie internationale, il subsiste en effet une demande de dollars suffisamment forte pour éviter un rejet généralisé de cette devise par les non-résidents. Les États-Unis peuvent donc s’en remettre au mouvement spontané du taux de change au lieu d’augmenter leurs taux d’intérêt pour réguler leur endettement extérieur.

En outre, le bénéfice de la monnaie internationale permet aux États-Unis de ne pas subir de conséquence négative sur le montant de leur dette, suite à une dépréciation du dollar (puisque leur dette est libellée en dollar). En revanche, un pays dominé qui s’endetterait en monnaie étrangère verrait le montant de sa dette gonfler (en monnaie locale) suite à une dépréciation de sa monnaie.

De plus, si le dollar se déprécie par rapport aux autres monnaies, la valeur des placements US à l’étranger (une fois reconvertis en dollar) se voit réévaluée à la hausse, au grand bénéfice des capitalistes états-uniens.

Les États-Unis ont donc tout intérêt à laisser plonger le dollar... tant que le dollar reste une monnaie internationale et que les capitaux étrangers viennent éponger le déficit courant. Les États-Unis ont d’ailleurs imposé plusieurs fois, suite à des sommets internationaux, une dévaluation du dollar aux pays impérialistes de second ordre.

Les limites de la fuite en avant : vers le déclin de l’hégémonie US

Les États-Unis sont aujourd’hui une puissance militaire sans rival. Cette puissance leur permet de compenser leur déclin économique et d’assurer le financement à bas coût de leur déficit courant. Ainsi, par exemple, les pays du Golfe réinvestissent « gentiment » leurs dollars aux États-Unis (même si cela leur rapporte assez peu) contre la protection militaire des États-Unis qui permet le maintien de leur régime politique. Les États-Unis font aussi payer le prix de leurs interventions militaires – qui peuvent être analysées comme un moyen de renforcer le capital US, mais aussi comme un « service » rendu à la « communauté mondiale du capital » face aux ennemis du système – par leurs alliés : ainsi le Japon a-t-il généreusement offert 13 milliards de $ sur les 61 milliards de $ dépensés par les États-Unis lors de la première guerre du Golfe en 1990.

En outre, l’ensemble des pays capitalistes a intérêt à la stabilité du système monétaire international, sorte de « bien collectif » du capital qui pourrait être brutalement remis en cause si les capitaux n’affluaient plus vers les États-Unis. Toutefois, en diminuant sans cesser la rémunération des capitaux étrangers placés aux États-Unis afin de soutenir la croissance, les États-Unis jouent un jeu dangereux qui n’est pas viable à moyen terme et pourrait remettre en cause le statut du dollar comme monnaie internationale (et les privilèges qui vont avec). Des signes d’une telle remise en cause sont d’ores et déjà perceptibles : la part du dollar dans les réserves de change diminue, des pays parlent de remettre en cause le dollar comme monnaie internationale de certaines transactions. Même le Japon se « rebelle » : s’il a financé sur ses propres fonds une partie de la dépense engendrée par la première guerre du Golfe, sa participation financière à la deuxième guerre du Golfe a pris la forme d’un prêt aux États-Unis. En outre, la Chine n’est pas un pays aussi facile à soumettre que le Japon ou la France. Si l’ancrage du yuan (monnaie chinoise) sur le dollar (3) a pour conséquence que la dépréciation du dollar fait aujourd’hui le jeu des exportations chinoises, si bien que la Chine a de ce point de vue intérêt à continuer à financer le déficit courant US, les capitalistes chinois ne sont pas prêts pour autant à accepter n’importe quel niveau de rémunération de leurs capitaux aux États-Unis.

Afin d’éviter la remise en cause du dollar comme monnaie internationale, les États-Unis devront à moyen terme augmenter leurs taux d’intérêt (afin de restaurer la confiance dans le dollar). Ils ne pourront pas faire l’économie d’un « ajustement » (4), c’est-à-dire d’un ralentissement marqué de la croissance économique, voire d’une récession (5). Les mois qui viennent confirmeront peut-être que les États-Unis sont déjà entrés en récession : les ventes au détail ont chuté de 0,6% et l’emploi a baissé de 63 000 en février (après une baisse de 22 000 en janvier), et la Banque centrale US fait pour le moment le choix de baisser fortement ses taux d’intérêt (le taux principal a été baissé de 75 points mardi 18 mars passant de 3% à 2,25%), dans une fuite en avant (6) qui rendra l’ajustement encore plus brutal.


1) Par exemple, s’il fallait 1 unité de la monnaie B pour obtenir une unité de la monnaie A, et qu’aujourd’hui, il en faille 2 unités, on dit que la monnaie B s’est dépréciée (de 100%) par rapport à la monnaie A.

2) En février 2008, l’euro s’échangeait pour 1,50 dollar (contre 0,90 dollar en 2001-2002).

3) Les États-Unis voudraient imposer à la Chine une réévaluation du yuan, sans succès jusqu’ici.

4) Si on ose un parallèle avec les pays dépendants qui se voient régulièrement imposer la potion amère des « plans d’ajustement structurel », notamment le relèvement des taux d’intérêt (afin de rétablir la confiance des investisseurs et l’équilibre de la balance des paiements).

5) La hausse des taux d’intérêt nuit à l’investissement, mais aussi à la consommation des ménages, via la baisse du crédit. Elle devrait également accroître l’épargne intérieure, aujourd’hui à peu près nulle.

6) La baisse du dollar alimente la flambée des prix du baril de pétrole (en dollars), et nuit donc à la croissance US. En effet, la dépréciation du dollar accroît le pouvoir d’achat des non États-uniens, et donc provoque une hausse du prix du pétrole pour rétablir l’équilibre offre-demande.


Le CRI des Travailleurs n°31     << Article précédent | Article suivant >>