Le CRI des Travailleurs
n°32
(mai-juin-juillet 2008)

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Népal : Après leur large victoire aux élections à l'Assemblée Constituante, les maoïstes promettent... de diriger l'État bourgeois et de développer le capitalisme !


Auteur(s) :Quôc-Tê Phan
Date :22 mai 2008
Mot(s)-clé(s) :international, Népal
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Dans notre précédent article consacré au Népal (cf. Le CRI des travailleurs n° 30, janvier-février 2008), nous avons montré comment le Parti Communiste du Népal (Maoïste), ou PCN(M), avait trahi les aspirations des masses népalaises en canalisant la révolte populaire dans le cadre de la « démocratie » bourgeoise. Aujourd’hui, après et malgré leur large victoire aux élections à l’Assemblée Constituante du 10 avril, les dirigeants maoïstes réaffirment leur volonté de liquider le processus révolutionnaire en promettant de développer et gérer loyalement le capitalisme et ses institutions.

Victoire électorale du PCN(M)

Un Parlement et un gouvernement d’intérim avaient été formés à la suite du soulèvement populaire d’avril 2006 qui avait forcé le roi Gyanendra à rendre le pouvoir. Le Parti du Congrès (PC, principal parti de la bourgeoisie et des grands propriétaires terriens) y était largement dominant, avec 133 sièges sur 205 à la Chambre des Représentants et le poste de Premier Ministre. Le PCN(M) disposait seulement de 84 sièges à la Chambre et de quelques postes ministériels. La plupart des analystes politiques avaient par ailleurs prédit une déroute électorale du PCN(M) aux élections d’avril 2008. Dans ce contexte, la victoire électorale massive du PCN(M) a surpris tout le monde, y compris les maoïstes eux-mêmes (1). L’Assemblée Constituante comprend 601 sièges — 240 attribués au scrutin majoritaire, 335 attribués à la proportionnelle avec des quotas pour garantir la représentation des femmes, des basses castes et des minorités ethniques, et 26 pourvus par le nouveau gouvernement d’intérim. Le PCN(M) a d’ores et déjà remporté 120 sièges au scrutin majoritaire et a recueilli plus de 30% au scrutin proportionnel, ce qui lui garantit une très large majorité (mais non absolue) à l’Assemblée Constituante. Le Parti du Congrès et le Parti Communiste Unifé Marxiste-Léniniste (UML) ont quant à eux été très sérieusement affaiblis (respectivement 37 et 33 sièges au scrutin majoritaire, 22% et 21% à la proportionnelle). Il faut aussi noter que les partis monarchistes ont été complètement laminés (0 siège au scrutin majoritaire, moins de 4% à la proportionnelle).

Les résultats de ces élections, dont les « observateurs internationaux » ont dû reconnaître le caractère équitable, doivent avant tout être analysés comme reflétant la volonté des masses népalaises d’en finir avec le régime monarchiste, l’oppression, l’exploitation. Le PC et l’UML, incapables de répondre aux aspirations des masses alors qu’ils avaient été au gouvernement depuis des années, ont ainsi été largement désavoués. Le PCN(M), au contraire, a toujours mené une lutte intransigeante contre le régime monarchiste et avait pour programme de combattre le système discriminatoire des castes et l’exploitation des paysans sans-terre. C’est pourquoi il a non seulement gagné dans les régions rurales sous son contrôle, mais également dans la capitale, Katmandou, où il a remporté 7 sièges sur 15 au scrutin majoritaire.

Les dirigeants du PCN(M) promettent de développer le capitalisme

Les aspirations des masses népalaises seront cependant vite déçues. Aussitôt les résultats électoraux connus (et conformément à un accord pré-électoral), les dirigeants maoïstes ont proposé de former un gouvernement d’union nationale avec la participation du PC et de l’UML. Le programme qu’ils mettent en avant n’a rien à voir avec le socialisme ou un début de transition vers le socialisme : il s’agit purement et simplement (et ouvertement) d’un programme nationaliste bourgeois.

Ainsi, le principal idéologue du PCN(M), Baburam Bhattarai, a-t-il déclaré dans un entretien au Nepali Times : « Quand nous disons que nous voulons en finir avec le féodalisme, cela ne veut pas dire en finir avec la propriété privée. Notre développement économique veut dire, pour reprendre notre vocabulaire, une révolution démocratique bourgeoise, en d’autres termes : collectivisation, socialisation et nationalisation ne sont pas à l’ordre du jour » ; et il a ajouté : « Sans politique monétaire et fiscale [adéquate], les intérêts étrangers peuvent devenir prédominants, donc l’État doit protéger le secteur privé domestique et le marché libre. » (2) Dans la même veine, Bhattarai a répondu à une question sur les Investissements Directs Étrangers (IDE) de la manière suivante : « Notre économie doit être orientée vers l’auto-suffisance, la dignité et le capitalisme industriel. Nous ne sommes pas contre les IDE, ils peuvent compléter nos efforts. Mais les IDE doivent être soumis à l’intérêt national. Nous ne pensons pas que l’économie du Népal puisse se développer à moins de déraciner le féodalisme et l’impérialisme et de les remplacer par le capitalisme industriel national. » (3)

Dans un autre entretien, Bhattarai a déclaré vouloir rendre les rapports entre patrons et travailleurs plus harmonieux : « Le problème principal est qu’on n’a pas été capable d’élever la productivité. Si on augmente la production, alors le taux de profit des capitalistes et le taux de salaire des travailleurs vont également augmenter. » (4) Ce prétendu marxiste prétend ainsi qu’il n’y aurait pas de contradiction entre le taux de profit et le taux de salaire, que la croissance de l’un et de l’autre résulterait naturellement et harmonieusement de l’augmentation de la productivité, c’est-à-dire en somme que le capitalisme profiterait à tout le monde ! Or dans la conjoncture historique actuelle, le taux de profit augmente avant tout par la diminution du taux de salaire dans les pays impérialistes, et par une monstrueuse surexploitation, doublée d’une terrible oppression, dans les pays comme la Chine, qui ne saurait être un modèle acceptable pour le développement du Népal. Bhattarai ment donc sciemment aux ouvriers népalais pour leur faire accepter sa politique de collaboration de classe contre-révolutionnaire, qui aboutira nécessairement à une plus grande soumission des travailleurs népalais aux capitalistes en général et aux impérialistes en particulier.

Quant à la question de la réforme agraire, qui est d’une importance capitale dans ce pays essentiellement agricole et où existent de très grandes inégalités (5), on ne peut qu’être méfiant sur la manière dont le PCN(M) mettra en œuvre sa promesse électorale de « réforme agraire révolutionnaire ». En effet, dans la mesure même où il ne veut pas s’en prendre sérieusement à la propriété privée, sous peine de faire fuir les « investisseurs », il est douteux que PCN(M) exproprie par la force les grands propriétaires, mais d’un autre côté, il serait impossible de leur racheter leurs terres sans ruiner l’État népalais. Ken Ohashi, représentant népalais à la Banque Mondiale, s’est ainsi exprimé sur les contradictions du PCN(M) au lendemain d’une rencontre des dirigeants du PCN(M) avec des donateurs internationnaux en janvier 2007 : « [Les dirigeants du PCN(M)] ont insisté sur l’importance de développer une économie de marché, ce avec quoi nous sommes d’accord, mais dans le même temps, Baburam Bhattarai a mis l’accent sur la nécessité de la réforme agraire et d’un plafond de propriété de quatre hectares. Il a estimé que 25% des propriétés, ce qui est une part significative, seraient au-dessus de ce plafond, et donc seraient destinées à être redistribuées. Cela est peut-être vrai, mais si les maoïstes disent qu’ils respectent le système de marché, ils acceptent implicitement les droits de propriété privée. La question est comment le gouvernement va payer pour un rachat des terres à une échelle aussi large. Vont-ils prendre la terre par la force ? Je pense que cela sape réellement la confiance des investisseurs. Peut-être y a-t-il une bonne explication à cela, mais nous sommes repartis avec le sentiment de ne pas avoir tout à fait compris leur plan. » (6) Dans les faits, lors de son entrée dans le jeu « démocratique » et pour témoigner de sa bonne volonté, le PCN(M) a accepté de dissoudre les « gouvernements populaires » dans les régions sous contrôle maoïste, alors que ces « gouvernements populaires » étaient chargés d’appliquer les premières mesures révolutionnaires, notamment la distribution de la terre aux paysans pauvres. Enfin, dans certaines régions, comme dans le district du Dang, le PCN(M) est allé jusqu’à demander à ses cadres et aux paysans de rendre les terres confisquées aux anciens propriétaires, ce qui n’a pas manqué de provoquer le mécontentement des paysans concernés (7)…

Le maoïsme ne peut conduire le processus révolutionnaire qu’à une impasse

Mais si les dirigeants du PCN(M) ont pu être aussi francs en parole et en fait, c’est parce qu’ils appliquent la théorie maoïste (en fait stalinienne) de la « révolution par étapes » avec une stricte orthodoxie. C’est ainsi que le Comité de Solidarité franco-népalais (soutenu principalement par Voie Prolétarienne-Partisan, organisation maoïste présente en France (8)) justifie la stratégie de collaboration de classe du PCN(M) avec la bourgeoisie nationale : « Comme l’a démontré Mao Tse-Tung, le passage au socialisme pour un pays semi-colonial [...] et semi-féodal [...] doit passer par une phase de transition qui s’appelle l’étape de Nouvelle Démocratie. Cette étape se définit par l’alliance de classe entre la paysannerie, le prolétariat et la bourgeoisie nationale, sous le leadership du prolétariat. L’inclusion de la bourgeoisie nationale est essentielle au processus car c’est elle qui détient le capital (argent et moyens de production) nécessaire au développement de l’industrie, base du socialisme. » (9) C’est là un révisionnisme pur et simple du marxisme : dès 1848, Marx a défini que la seule stratégie possible pour le prolétariat est une stratégie d’indépendance de classe, fondée sur l’auto-organisation et la construction de d’organisations ouvrières indépendantes des partis bourgeois et petits-bourgeois. Dans les pays dominés sociologiquement par la paysannerie, Lénine et l’Internationale communiste ont expliqué que le prolétariat devait réaliser une alliance avec la paysannerie pauvre et la diriger, mais absolument pas avec la bourgeoisie : c’est tout le sens du combat du Pari bolchevik contre les réformistes mencheviks qui voulaient subordonner le prolétariat à la bourgeoisie démocratique.

Plus loin, le Comité de Solidarité franco-népalais approuve la volonté du PCN(M) de développer le capitalisme : « [...] Le Népal a besoin de passer par une phase capitaliste de 2 à 5 ans, comme la Chine de Mao a dû le faire après 1949. Une des particularités de cette phase est qu’elle prépare le développement du socialisme et non la continuité du capitalisme. Ainsi, il ne s’agit pas d’un développement de capitalisme "pur" mais d’un développement d’un capitalisme sous contrôle et le développement en parallèle du socialisme – notamment au travers des coopératives. » (10) Cette thèse révisionniste stalinienne consistant à faire croire qu’un parti éclairé peut « contrôler » le système capitaliste et l’orienter dans le « bon » sens va à l’encontre du matérialisme historique. En effet, le développement du capitalisme, donc le renforcement économique et social de la bourgeoisie, entraîne nécessairement son renforcement politique. Lorsque le capitalisme sera bien développé (ce qui est de toute façon impossible au-delà d’un certain niveau peu élevé dans le cadre d’un pays dominé et très pauvre comme le Népal), la bourgeoisie aura tout le loisir de remplacer le PCN(M) si ce dernier venait à ne plus lui convenir, d’autant plus que la politique actuellement envisagée par le parti maoïstes lui fera perdre une bonne partie de sa popularité parmi les masses. Dans le contexte de l’URSS de 1930, Trotsky a ainsi répondu aux mencheviks qui prônaient la restauration du capitalisme : « "À toi les usines et les fabriques" – dit le menchevisme à la bourgeoisie – "et à nous en échange la possibilité de devenir députés, maires, ministres (…) en Allemagne et en Angleterre". [...] En 1917, le menchevisme au pouvoir défendait la bourgeoisie contre la Révolution d’Octobre. Toutefois, nous avons vu que la bourgeoisie, ne se fiant pas au menchevisme, cherchait un Kornilov. » (Léon Trotsky, « Vers le capitalisme ou vers le socialisme ? », 25 avril 1930.)

Le fait que les dirigeants maoïstes se sont engagés dans le processus « démocratique » bourgeois (impliquant notamment qu’ils déposent les armes, qu’ils dissolvent les « gouvernements révolutionnaires » et qu’ils participent au gouvernement de l’État bourgeois), alors qu’ils bénéficiaient d’un rapport de force favorable et d’un prestige immense au sein de la population, avait constitué en soi une trahison (voir Le CRI des travailleurs n° 30). Mais aujourd’hui, ils s’apprêtent à diriger eux-mêmes l’État bourgeois au service du capitalisme et, nécessairement, quelles que soient les limites qu’ils prétendent leur imposer, au service des multinationales impérialistes. Or la poursuite du processus révolutionnaire au Népal implique au contraire de développer l’auto-organisation des travailleurs – ouvriers et paysans – jusqu’à la constitution d’organes de double pouvoir (soviets), de réarmer les ouvriers et paysans, de réaliser la réforme agraire (confiscation de la terre des grands propriétaires terriens sans indemnités ni rachat, redistribution aux paysans pauvres), de collectiviser les grands moyens de production, de mettre les grandes entreprises nationalisées sous le contrôle des travailleurs, de placer le développement des petites entreprises sous le contrôle de l’État, d’imposer le monopole du commerce extérieur et d’impulser une politique internationaliste (notamment le développement d’une stratégie révolutionnaire dans les pays voisins, à commencer par l’Inde et la Chine),... Il est donc nécessaire, ici comme ailleurs, de construire une force réellement communiste et révolutionnaire, c’est-à-dire trotskyste, qui convainque de cette orientation les masses ouvrières et paysannes.


1) Ceux-ci, en effet, ont fait repousser deux fois les élections afin d’exiger une part plus importante de proportionnelle, craignant d’être laminés au scrutin majoritaire. Au vu des résultats, cela s’est révélé être une erreur.

2) Nepali Times du 16 avril 2008, http://www.nepalitimes.com.np/election/news.php?id=32 (nous traduisons).

3) Abhiyan du 15-21 juin 2007, http://www.nepalitimes.com/issue/353/FromtheNepaliPress/13631 (nous traduisons).

4) Himalayan Times du 7 mai 2008, http://www.thehimalayantimes.com (nous traduisons).

5) Selon le Khaleej Times du 26 avril 2008, http://www.khaleejtimes.com (nous traduisons), 16% des paysans sont sans-terre, 47% des ménages possédant de la terre détiennent seulement 15% de la superficie cultivable, alors que 5% des ménages en détiennent 37%.

6) Nepali Times du 5-11 janvier 2007, http://www.nepalitimes.com/issue/330/FromtheNepaliPress/13060 (nous traduisons).

7) Nepal News du 13 mai 2007, http://www.nepalnews.com/archive/2007/may/may14/news07.php

8) Le Parti Communiste Marxiste-Léniniste-Maoïste (PCMLM), autre organisation maoïste présente en France, dénonce fermement la stratégie «démocratique» du PCN(M), mais ne dit rien sur les intentions pourtant clairement affichées du PCN(M) de développer le capitalisme (cf. son site http://www.lescommunistes.net/~infos/pcmlm.html)

9) Article du 6 mai 2008 sur le site du Comité de Solidarité franco-népalais, http://nouveaunepal.over-blog.com

10) Idem.


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