Le CRI des Travailleurs n°7 << Article précédent | Article suivant >>
Comme nous l’avons vu dans le dernier numéro du Cri des travailleurs, la classe ouvrière organisée est écrasée en 1927 par les troupes nationalistes de Tchang-Kaï-Tchek et de son parti, le Kuomintang (KMT). Le mouvement ouvrier est disloqué, ses dirigeants et militants sont assassinés par milliers. Cette défaite sanglante de la seconde révolution chinoise est la conséquence fatale de la soumission politique et organique du parti communiste chinois (PCC) à ce parti bourgeois, soumission imposée par l’Internationale communiste dirigée par la clique Staline-Bouhkarine. Victimes de la répression, la plupart des communistes chinois survivants abandonnent les villes pour se réfugier dans les campagnes, renonçant bientôt totalement à organiser la classe ouvrière (deux millions de prolétaires sont alors concentrés dans les grands centres industriels) pour se tourner vers la seule paysannerie. Néanmoins, la politique que mena ce parti, entre 1927 et 1937, continua de suivre exactement les directives venues de la bureaucratie stalinienne depuis Moscou : tournant gauchiste brutal, avec implantation de « bases rouges » et de « soviets » à la campagne à partir de 1928 ; virage droitier à 180 degrés à partir de 1937, nouvelle alliance avec la bourgeoisie et le KMT dans le cadre d’un Front populaire, au nom de la guerre nationale contre le Japon impérialiste envahisseur — le PCC abandonnant de nouveau toute lutte de classe contre la bourgeoisie nationale au profit d’une union sacrée et d’un nationalisme oublieux du socialisme.
Après la conquête de la majeure partie de la Chine par les troupes nationalistes, Tchang-Kaï-Tchek instaura sa dictature, fondée sur le parti unique (KMT), le culte de la personnalité (Tchang-Kaï-Tchek se fit appeler « le Gemo », le généralissime), l’embrigadement de la jeunesse dans les « Chemises bleues » et un recours réactionnaire à la religion confucianiste. Ce bonapartisme de type fasciste permit d’organiser une lutte systématique et efficace contre les communistes et le mouvement ouvrier (constitution de « syndicats » officiels, intégrés à l’État et financés par lui, dont les bureaucrates étaient nécessairement membres du Kuomintang et auxquels les ouvriers des grandes entreprises étaient obligés d’adhérer ; il subsistait quelques syndicats clandestins, sans cesse pourchassés et réprimés).
En même temps, le régime dit « de Nankin », du nom de la ville où le gouvernement de Tchang-Kaï-Tchek était installé, tenta une modernisation économique du pays, réalisant notamment l’unification administrative, douanière et monétaire de la Chine et faisant appel à des capitaux étrangers : ces investissements doublèrent entre 1911 et 1936, ce qui permit la croissance du réseau ferré et routier, ainsi que l’émergence de compagnies aériennes civiles à capitaux mixtes, allemands surtout. Il en résulta un certain désenclavement de la Chine, mais la modernisation restait relative, le pays demeurant arriéré économiquement et toujours rural dans une proportion écrasante (la classe ouvrière ne représentait encore qu’1 % de la population totale du pays). En matière de politique agricole, on n’enregistra que très peu de progrès au cours de cette période, hormis la réalisation de quelques travaux hydrauliques.
La crise économique gagna la Chine dès 1931, crise à laquelle vinrent s’ajouter des catastrophes naturelles entraînant de graves famines. Un déficit budgétaire chronique, dû aux dépenses improductives du régime (pour l’armée en particulier), frappait l’économie chinoise. Le gouvernement bureaucratique de Tchang-Kaï-Tchek était d’ailleurs corrompu jusqu’à l’os.
Après la défaite de 1927, le PCC se transporta dans les campagnes, dans une zone de collines peu accessible. Il tenta encore d’organiser deux soulèvements militaires contre le régime de Tchang-Kaï-Tchek (à Nang Chang au Sud de la Chine en août 1927 et lors de l’insurrection dite « de la Moisson d’Automne » en septembre de la même année), puis il abandonna toute tentative de reprendre contact avec les villes et la classe ouvrière. Cessant ainsi définitivement d’être un parti ouvrier, il devint un appareil politico-militaire s’appuyant sur la paysannerie, bureaucratisé à l’extrême, des comités locaux permanents de quelques personnes détenant l’essentiel du pouvoir, bientôt sous la direction de Mao-Tsé-Toung (ancien bibliothécaire de l’Université de Shanghaï et seul dirigeant originaire de la campagne — il était né dans le Hunan dans une famille de la moyenne paysannerie et avait été à ce titre chargé dès 1923-1924 des affaires paysannes).
À partir de 1928, le PCC mit sur pied une « armée rouge », bientôt forte de 10 000 hommes environ, composée de paysans, d’anciens bandits et de déserteurs de l’armée nationaliste et avec laquelle il réussit à conquérir quelques zones rurales. Là où il s’implanta, il mena une politique progressiste de réformes : ouverture d’écoles, lutte contre les traditions paysannes obscurantistes (opium, jeux, pieds bandés, inégalité des sexes…) et surtout réforme agraire (confiscation des terres des grands propriétaires fonciers et redistribution aux petits paysans). Des « soviets » locaux, en réalité des organismes larges entièrement contrôlés par le parti, furent institués. Le 7 novembre 1931 fut même proclamée la République soviétique chinoise, avec Mao comme président ; elle contrôlait environ dix millions de personnes dans les provinces centrales du pays, le Hunan et le Jiangxi ; le parti, quant à lui, compta bientôt jusqu’à 300 000 membres.
Mais les attaques militaires très violentes lancées par le gouvernement central de Tchang-Kaï-Tchek contre ces implantations communistes se multipliaient ; ce furent notamment, entre 1931 et l’automne 1934, les « cinq campagnes d’éradication », menées avec des moyens considérables — notamment des avions de chasse —, et qui finirent par obliger les communistes à évacuer toutes leurs bases et à fuir ; alors commença la « Longue Marche ».
110 000 partirent (90 000 soldats et 20 000 civils environ) ; seuls 10 000 arrivèrent à Yanan, au nord-ouest de la Chine, où ils s’arrêtèrent pour implanter une petite base communiste. Pendant le parcours, une bonne moitié des soldats avait déserté, une autre partie avait péri. Car la « Longue Marche », une traversée du pays sur plus de 12 000 kilomètres, avait rencontré de nombreux obstacles : le climat, l’hostilité d’une partie des populations face à ce qu’elles considéraient comme des envahisseurs, les attaques nationalistes de l’armée nationale… Le parti perdit non seulement ses bases rurales, récupérées par le régime de Tchang-Kaï-Tchek, mais encore la plupart de ses militants, réduits à 40 000 à peine en 1936.
Mais la Longue Marche eut deux conséquences importantes : d’une part, l’autorité de Mao-Tsé-Toung en sortit considérablement affermie, il devint le dirigeant incontesté du parti, le comité central reconnaissait désormais ses thèses : construire avant tout un parti paysan. D’autre part, la propagande menée tout au long du chemin contribua à populariser le programme du parti auprès de la paysannerie.
Après le début de la guerre sino-japonaise, le PCC adopta un nouveau virage : la tactique du Front populaire (alliance des PC avec une partie de la bourgeoisie), qui était la ligne prônée par Moscou dans divers pays. L’armée impérialiste japonaise, très supérieure militairement, était en train de conquérir une partie de la Chine (les côtes et même quelques régions de la Chine centrale), au prix d’une violence et d’une barbarie inouïes. Au nom de la lutte contre l’impérialisme japonais, le PCC fit alors une nouvelle alliance avec Tchang-Kaï-Tchek et son régime bourgeois de type fasciste, qui avait écrasé le prolétariat dans le sang à peine dix ans plus tôt, et pourchassait impitoyablement les communistes la veille encore (1).
Pour consolider cette union sans principe, Mao et les dirigeants du PCC rangèrent totalement le drapeau de la révolution socialiste et se prononcèrent pour la réalisation d’une phase dite « démocratique-bourgeoise » de la révolution, en collaboration avec la bourgeoisie nationale anti-japonaise et contre la fraction de la bourgeoisie collaborationniste qui mit en place le régime de Wang-Jin-Wei à l’Est du pays pour mieux servir l’envahisseur japonais. Le PCC alla jusqu’à refuser désormais de réaliser immédiatement la « réforme agraire », afin de ne pas effrayer la bourgeoisie, et jusqu’à se prononcer en faveur du développement d’un « capitalisme à caractère progressiste » pour « contribuer à l’amélioration des conditions de vie du peuple ». C’était à nouveau, comme au temps du premier rapprochement avec le Kuomintang, dans les années 1920, l’ « alliance des quatre classes » : paysannerie, classe ouvrière, classes moyennes, capitalistes nationaux (« non collaborateurs »). En un mot, le parti confirma et justifia son abandon définitif de toute perspective socialiste révolutionnaire, au profit d’un nationalisme à peine réformiste. Encore Mao n’alla-t-il pas jusqu’à fusionner purement et simplement ses forces armées avec celles du Kuomintang, comme le voulait Staline. De ce point de vue, il parvint à maintenir une certaine autonomie par rapport à Moscou, qui d’ailleurs méprisait ses camarades chinois (les « communistes de margarine »). Au cours de cette période qui s’acheva avec la capitulation japonaise de 1945 face aux États-Unis, le nombre d’adhérents du PCC progressa jusqu’à 1,2 millions en 1945, recrutés presque exclusivement dans la paysannerie, qui était soucieuse de défendre sa terre contre l’envahisseur japonais et qui haïssait par ailleurs le régime de Tchang-Kaï-Tchek, car celui-ci l’avait opprimée et pillée pendant des années pour entretenir son propre parasitisme despote, et lui avait refusé la réforme agraire que le PCC lui promettait au contraire... pour l’après-guerre.
Dans la lutte contre les troupes japonaises, l’armée nationaliste avait ménagé ses forces pour mieux pouvoir se retourner contre les « communistes » le moment venu — c’est déjà ce qu’elle avait fait dans les années 1920, s’alliant pour un temps avec le PCC pour ensuite le réprimer de manière sanglante. Cependant, le régime de Tchang-Kaï-Tchek se trouvait après la défaite japonaise dans une situation désastreuse : l’inflation galopante achevait de ruiner l’économie déjà ravagée par huit années de guerre et ce gouvernement était totalement discrédité aux yeux de la population et de l’armée elle-même, dont les soldats désertaient en masse, souvent pour rejoindre les armées du PCC. La situation était mûre pour une prise de pouvoir par le PCC, dont le prestige ne cessait de croître parmi les paysans.
Or, tout à leur idéologie du « bloc des quatre classes », les dirigeants du PCC hésitaient. C’est que Staline multipliait les pressions, alors même que le pouvoir était à portée de main, pour que le PCC collaborât « loyalement » avec Tchang-Kaï-Tchek, afin d’établir un régime soi-disant « démocratique », en poursuivant le front populaire. Pourtant, les dirigeants du PCC ne pouvaient tout de même pas se rendre à cette extrémité, tant les masses en armes faisaient de leur côté une pression plus forte encore pour que le PCC prît le pouvoir, garantît la souveraineté nationale et réalisât les promesses qu’il leur avait faites, notamment la réforme agraire (de fait, dès 1947, le PCC fut poussé, dans les régions qu’ils contrôlait, à réaliser un début de réforme agraire). L’État bourgeois de Tchang-Kaï-Tchek était dans une situation de telle décomposition que les troupes du PCC ne pouvaient que l’emporter. Fin 1948-début 1949, l’Armée de libération populaire vainquit à la bataille de Huai-Huai, et le 1er octobre 1949, Mao proclama la République populaire de Chine.
Au cours de cette guerre civile qui l’opposa aux troupes de Tchang-Kaï-Tchek et vit sa victoire se rapprocher à grandes enjambées, le PCC, à la tête d’une armée paysanne, ne tenta à aucun moment de s’appuyer sur la classe ouvrière, en l’appelant à se soulever. Tout au contraire, dans les villes où se constituèrent spontanément des comités ouvriers enthousiasmés par l’arrivée de « l’armée de libération nationale » dans laquelle ils plaçaient tous leurs espoirs pour se débarrasser du régime honni de Tchang-Kaï-Tchek, les chefs du PCC les supprimèrent rapidement et de manière systématique. Ils avaient une méfiance fondamentale à l’égard de la puissance révolutionnaire de la classe ouvrière, dont il s’était totalement coupé pendant plus de vingt ans et dont les aspirations sociales anti-capitalistes risquaient de perturber le programme à peine réformiste du PCC. De fait, la prise du pouvoir de 1949 par l’appareil du parti appuyé sur la paysannerie ne déboucha nullement sur la mise en place d’un État ouvrier. Le PCC ne mit nullement en avant la ligne de la dictature du prolétariat appuyée par les paysans pauvres, pour réaliser tout à la fois les tâches nationales que la bourgeoisie avait été incapable de mettre en œuvre (notamment la réforme agraire) et les revendications proprement socialistes. Au contraire, il isola la classe ouvrière, réprima les tentatives de reconstruction d’un mouvement ouvrier authentique et développa une ligne prônant la « révolution par étapes » et l’alliance avec la bourgeoisie nationale qui reconnaissait la légitimité du nouveau régime... ce que les capitalistes firent sans hésiter pour être sûrs de garder le contrôle de leurs usines.
(À suivre.)
1) En décembre 1936, Tchang-Kaï-Tchek avait été enlevé par l’un de ses propres généraux qui ne le libéra qu’à une condition : changer radicalement de politique et à la guerre civile contre les communistes substituer la guerre anti-impérialiste contre les Japonais.
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