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Le CRI des Travailleurs n°19     << Article précédent | Article suivant >>

Problèmes de la révolution bolivienne


Auteur(s) :Antoni Mivani
Date :12 septembre 2005
Mot(s)-clé(s) :international, Bolivie
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Depuis les manifestations de masses, barrages de routes et affrontements entre les travailleurs et l’armée en octobre 2003, qui avaient conduit au renversement et à la fuite d’un président élu un an à peine après son arrivée au pouvoir, une relative accalmie avait dominé la situation de la Bolivie en 2004. Mais, cette année, une nouvelle vague de lutte politique de masse a submergé le pays, culminant en juin dans le blocage du pays pendant trois semaines, et conduisant de nouveau à la chute du président, Mesa, moins de deux ans après son arrivée au pouvoir.

La situation ainsi ouverte est manifestement révolutionnaire. Ces événements sont donc d’une exceptionnelle importance, car une victoire du prolétariat et de la paysannerie sur l’impérialisme et la bourgeoisie, la mise en place d’un gouvernement basé sur l’auto-organisation des exploités et des opprimés de la ville et de la campagne, ouvrant la voie à une transformation du pays orientée vers le socialisme, modifieraient profondément les rapports de force entre les classes à l’échelle mondiale et en Amérique Latine en particulier. Cela donnerait à nouveau chair, à une échelle de masse, à la perspective du communisme comme alternative au capitalisme et à sa barbarie ; perspective qui, dans ces trente dernières années d’offensives bourgeoises et de crise du mouvement ouvrier, n’a été maintenue contre le courant que par de petites organisations de plus en plus isolées, tandis que les organisations du trotskysme officiel suivaient un cours toujours plus révisionniste. La montée révolutionnaire en Bolivie est donc également une preuve vivante de la validité des conceptions et de l’orientation de toutes ces organisations qui se revendiquent du trotskysme, du combat pour construire ou reconstruire la IVe Internationale.

C’est pourquoi nous nous efforçons ici, en essayant d’éviter l’impressionnisme bien peu marxiste, mais si répandu, de proposer une orientation politique sur la base d’une analyse matérialiste de la situation, des rapports de force et des problèmes centraux de la révolution bolivienne. Cet article ne vise en ce sens pas simplement à essayer de porter à la connaissance de nos lecteurs les principaux événements boliviens, sciemment passés sous silence ou déformés par la presse bourgeoise, et largement ignorés ou minimisés par la presse d’extrême gauche, mais nous souhaitons également contribuer à ouvrir le débat sur ces questions brûlantes entre les militants et groupes partisans de la révolution prolétarienne.

Économie et société

Éléments généraux

La structure économique et sociale actuelle de la Bolivie reflète la place que ce pays occupe dans les rapports économiques et politiques capitalistes à l’échelle mondiale, produit du développement inégal et combiné spécifique qu’elle a connu (1). À ce jour, la Bolivie reste encore le pays le plus pauvre d’Amérique Latine : son PIB s’élève à environ 8 milliards de dollars (2).

L’industrie est très peu développée : elle produit certes au total 33 % de la valeur du PIB, mais les seuls transports et communications en produisent près de 10 %, l’extraction minière (désormais dominée par l’étain) 8 %, tandis que l’exploitation du pétrole, du gaz et l’eau ne pèse que pour 3 %. Les autres principales activités industrielles sont celles du bois, des cuirs et peaux et l’agroalimentaire. L’industrie manufacturière employait en 1997 environ 400 000 ouvriers, dont près de 38 % travaillaient dans de tout petits établissements (de 1 à 4 salariés), tandis que 100 000 travaillaient dans la construction et 60 000 dans les mines.

L’agriculture présente une structure très contrastée, produit de l’incapacité des classes dominantes, à l’époque de l’impérialisme, à assurer un développement sur le modèle des premiers pays capitalistes. La faiblesse de l’industrie et la domination de la grande propriété latifundiaire ont empêché une modernisation globale de l’agriculture, et les paysans poussés à l’exode rural reviennent souvent à la campagne faute de travail dans les villes. L’agriculture bolivienne est donc partagée entre une agriculture de subsistance, pratiquée par la majorité des paysans indiens, et une agriculture moderne tournée vers l’exportation, dominée par des trusts agroalimentaires, développée sur des grandes propriétés, notamment dans la région de Santa Cruz, où le climat permet de réaliser deux récoltes par an. Les principales productions agricoles sont le soja, la canne à sucre, les châtaignes et la coca. Dans l’industrie comme dans l’agriculture, le poids du capital étranger est déterminant

Sur une population active de 3,7 millions, on compte approximativement 1,5 million d’actifs dans l’agriculture, 2,2 millions de salariés dont environ 0,8 million dans le secteur manufacturier. Cette combinaison d’un faible développement capitaliste avec un pillage réalisé par le capital financier (une grande part de la plus-value produite en Bolivie est accumulée dans les pays impérialistes par l’intermédiaire du rapatriement des bénéfices et du service de la dette), explique que la population soit très pauvre : le PIB par tête moyen s’élève à moins de 1000 dollars par an, soit moins de 3 dollars par jour (3). Si l’on dépasse la première vue d’ensemble, on s’aperçoit que plus de 70 % des Boliviens vivent en dessous du seuil de pauvreté tel qu’il est défini par l’ONU, soit moins de 1 dollar par jour ; à l’opposé, les 10 % les plus riches consomment 33 % des marchandises vendues chaque année.

Le retard et la faiblesse du développement capitaliste ont donné naissance à une bourgeoisie nationale numériquement et matériellement faible, aussi bien vis-à-vis des prolétaires, des paysans et de la petite bourgeoisie urbaine, que face à l’impérialisme, dont elle dépend très profondément sur le plan financier, industriel, technique et militaire. Cela a été et cela reste – sous une forme renouvelée – la base matérielle de l’extrême instabilité politique du pays, dans lequel les masses, organisées autour d’une classe ouvrière au poids numériquement important (près 25 % de la population active en ne comptant que le secteur manufacturier) et économiquement décisif et aux traditions de lutte profondément ancrées, et d’une paysannerie indienne pauvre doublement opprimée (comme petits paysans et comme Indiens), ont acquis une tradition de lutte importante. De plus, c’est l’un des rares pays où le trotskysme a connu une audience de masse après la Seconde Guerre mondiale, qui laisse encore aujourd’hui ses traces. Mais ce sont évidemment les deux révolutions boliviennes avortées de 1952 et 1971 qui ont le plus profondément marqué les rapports politiques dans le pays.

Les contre-réformes économiques des années 1980-1990

Dans le contexte de l’offensive générale du capital international contre les acquis des travailleurs à partir de la fin des années 1970, la défaite de la nouvelle ascension des masses du début des années 1980 a permis à la bourgeoisie bolivienne de mener à bien les réformes exigées par le capital financier, qui ont conduit à une profonde transformation de la structure économique du pays et des rapports sociaux. Cette politique, menée de façon continue, quels que soient les partis au pouvoir (4), a consisté dans un premier temps en l’adoption d’une politique macro-économique globalement « orthodoxe », c’est-à-dire jugée par les experts de l’époque conforme aux intérêts du capital financier : politique monétaire restrictive, libération des prix, baisse des impôts pour les riches, etc., combinée à une mesure « hétérodoxe », à savoir un répit dans le paiement de la dette, réalisé sous la présidence de Paz Estenssoro (MNR, Mouvement Nationaliste Révolutionnaire, ancien parti petit-bourgeois qui avait servi à canaliser la révolution en 1952, devenu un parti purement bourgeois). Dans une deuxième phase, les six principaux monopoles publics ont été privatisés : le pétrole et le gaz (YPFB), l’électricité (ENDE), les télécommunications (ENTEL), les mines d’étain et d’antimoine (EMV), les chemins de fer (ENFE) et la compagnie aérienne (LAB). Cette politique dite de « capitalisation » (privatisation) a accru de façon considérable la dépendance du pays et de la bourgeoisie bolivienne par rapport au capital financier. L’exploitation des mines est passée sous le contrôle du capital impérialiste, a perdu de son importance relative dans l’économie du pays, tout en étant restructurée. Des dizaines de milliers d’ouvriers ont été licenciés de la compagnie nationale. Une partie de ces mineurs travaille aujourd’hui dans le cadre de coopératives, où le degré d’exploitation est encore plus terrible qu’auparavant, parce que les coopératives ne disposent pas des moyens d’investir pour rester compétitives sur le marché mondial et ne peuvent tenir qu’en écrasant salaires et conditions de travail ou – ce qui n’est que l’autre expression du même phénomène –, elles fonctionnent selon des contrats de service signés avec des compagnies étrangères, qui se trouvent en position de force pour exiger les prix les plus bas possibles. L’autonomie formelle des coopératives minières ne change rien à leur subordination aux lois du capital, ici la loi qui veut que les grands capitalistes écrasent les petits. Corrélativement, les mineurs et leur syndicat, qui formaient le cœur du prolétariat bolivien, ont perdu leur homogénéité et leur poids politique a reculé.

Les années 1990 ont vu une accélération de la politique de contre-réformes agraires, menée à bien notamment par Gonzalo Sanchez de Lozada (MNR), dit « Goni », lors de son premier mandat présidentiel, selon les intérêts des grandes multinationales du secteur, alliées aux grands propriétaires fonciers. Il s’agissait de reprendre des terres aux paysans, pour y développer des cultures extensives, tournées vers l’exportation. Les masses paysannes, acculées à la misère par la faiblesse des rendements de leur agriculture de subsistance, n’avaient d’autre choix que de résister de toutes leurs forces à la brutale offensive, menée à coups de fusil par des bandes paramilitaires, appuyées par l’armée et la police. C’est ce qui a contribué à un puissant processus de lutte et d’organisation des cultivateurs de coca dans des syndicats et des petits paysans indiens en général, regroupés dans la Confédération Syndicale Unique des Travailleurs de la Campagne de Bolivie (CSUTCB). Pour faire face aux troupes spéciales de l’armée comme aux milices des grands propriétaires chargés de faire appliquer les « réformes », les paysans ont dû constituer leurs propres milices armées. Ce processus a été renforcé par la poursuite de cette politique sous le prétexte d’éradication de la coca sur injonction de Washington, alors que cette production est l’une des seules permettant aux paysans de survivre. Le conflit s’est particulièrement aiguisé sous la dernière présidence de Banzer (1997-2000) qui n’a reculé devant rien pour atteindre l’objectif, sans pour autant y parvenir.

Enfin, si les privatisations ont donné naissance à une bourgeoisie urbaine dans les villes de l’axe La Paz-Cochabamba-Santa Cruz, la crise économique, à partir de 1999-2000, réduisant le marché intérieur, a frappé de plein fouet la petite bourgeoisie des villes.

Un pays potentiellement riche, mais qui ne pourra se développer sans vaincre l’impérialisme

La pénétration du capital étranger, qui détient les principales entreprises industrielles du pays et notamment le droit d’exploiter les réserves pétrolières et gazières depuis 1996, a conduit, dans un contexte mondial de pénurie d’hydrocarbures et de hausse des cours, à une importante campagne d’exploration, qui a permis de découvrir des gisements importants. Les réserves de gaz de la Bolivie s’élèvent d’ores et déjà, après exploration de seulement 14 % des terres potentiellement riches en hydrocarbures, à 28 milliards de pieds cubiques prouvés et à 53 milliards avec les réserves probables, ce qui fait de la Bolivie le pays disposant de la deuxième plus importante réserve de gaz naturel d’Amérique Latine après le Venezuela. Les experts estiment que la Bolivie pourrait posséder jusqu’à 250 milliards de pieds cubiques de gaz. Le pays détient en outre la cinquième réserve en pétrole du continent, avec 462 millions de barils prouvés, soit quatre fois plus qu’il y a huit ans, et les experts estiment que les découvertes ne sont pas terminées. Les trois quarts de ces réserves environ se trouvent dans la province de Tarija et de Santa Cruz, à l’est du pays.

La faiblesse endémique du développement du pays rend la bourgeoisie bolivienne profondément tributaire des pays impérialistes pour l’exploitation de ses richesses naturelles. Elle dépend des gouvernements impérialistes pour le règlement de sa dette extérieure (certes relativement peu élevée, atteignant 60 % du PIB, mais contractée pour environ un tiers directement auprès d’autres États et pour le reste à des banques « pour le développement » contrôlées par les créditeurs impérialistes), pour l’importation de machines, d’ordinateurs et de véhicules, et pour l’investissement de capitaux. Dans les dernières années, la bourgeoisie bolivienne a encore accru sa propre dépendance par sa politique de privatisations. La compagnie nationale de pétrole YPFB a ainsi été divisée en plusieurs entités et vendue à divers groupes impérialistes  en 1996 : Petrobras (compagnie pétrolière de l’État brésilien, avec une importante participation du capital américain et européen à hauteur de 35 %), Respol-YPF (société à capital espagnol dominant), Total-Fina Elf (société à capital français dominant) et Chaco SIA (détenue en partie par BP-Shell). Petrobras est même propriétaire d’un gazoduc entre la Bolivie et le Brésil, qui lui permet de faire sortir les quantités souhaitées sans avoir nécessairement à les déclarer, échappant par là à l’impôt (fort modeste) prélevé par l’État bolivien. Les richesses déjà découvertes et probables représentent potentiellement une « mine d’or ». En effet, non seulement les prix du pétrole et du gaz atteignent aujourd’hui des sommets, mais en outre ces deux matières premières sont à la source de plus de 250 produits dérivés, comme les plastiques, les explosifs, l’énergie thermoélectrique, etc., qui contiennent infiniment plus de valeur ajoutée que les matières premières. En outre, facilement accessible, ces gisements offrent un très haut rendement : le président de Respol a indiqué à plusieurs reprises que son entreprise gagnait dix dollars pour un dollar investi. D’après Victor H. Sáenz, expert (altermondialiste, selon toute vraisemblance), après re-nationalisation par l’État bourgeois bolivien de YPFB, et en lui accordant des bénéfices représentant 25 % de son chiffre d’affaire, le litre d’essence ne reviendrait qu’à 2,70 centimes de boliviano (soit 10,8 cents de dollar) contre 3,70 aujourd’hui et 1,50 en 1996 avant la privatisation. Selon ce même spécialiste, les compagnies impérialistes, profitant de leur situation de monopole, vendent la tonne de GPL (Gaz Liquéfié de Pétrole), principal moyen de chauffage et de préparation des aliments en Bolivie, pour 280 dollars sur le marché mondial, contre 320 sur le marché bolivien. Enfin, malgré ses richesses considérables, la Bolivie continue d’importer environ 20 % de sa consommation d’hydrocarbures. Bref, il serait aujourd’hui possible, en utilisant ces richesses du sous-sol, de réaliser un vaste plan de développement du pays, passant par un développement de l’industrie et la mise en place sur cette base d’une agriculture moderne.

Bourgeoisie et prolétariat boliviens

Mais la bourgeoisie bolivienne n’est pas seulement économiquement dépendante de l’impérialisme, elle lui est plus politiquement soumise — ce qui est dialectiquement lié. Comme le note toujours le même expert, qui raisonne en bourgeois nationaliste conséquent, la nationalisation des ressources en hydrocarbures pourrait permettre de renégocier des contrats plus avantageux avec n’importe quelle compagnie multinationale. Il ajoute que la simple application consciencieuse de l’article 30 de la loi sur les hydrocarbures du très réactionnaire Goni permettrait à l’État bolivien de récupérer légalement (c’est-à-dire sans porter atteinte aux contrats signés) environ 60 % du total des réserves du pays (c’est la concession, dans le cadre de cette loi, de toute l’exploitation des richesses en hydrocarbures du pays à des multinationales contre de ridicules royalties de 18 %, qui ont provoqué les mobilisations conduisant au renversement du président en octobre 2003). Autrement dit, la bourgeoisie bolivienne est incapable de réaliser les tâches élémentaires du développement capitaliste de son pays attardé à l’époque de l’impérialisme. Seul le prolétariat, qui n’a aucun intérêt commun avec l’impérialisme et rien à perdre à l’affronter jusqu’au bout, est en mesure d’assurer le développement économique du pays et par là de mettre un terme aux souffrances terribles des masses boliviennes (prolétariat, masses urbaines semi-prolétariennes, petite bourgeoisie appauvrie ou ruinée des villes, petite paysannerie, peuples indiens). Mais il ne pourra le faire sans entraîner derrière lui ces masses opprimées et recevoir l’appui du prolétariat des autres pays d’Amérique Latine et du reste du monde.

Montée et développements de la lutte de classe

Le contexte latino-américain

Les nouveaux développements de la mobilisation des masses qui débouchent aujourd’hui sur une situation révolutionnaire en Bolivie ne peuvent pas être séparés de l’ascension de la lutte de classe et de la recomposition politique en cours du prolétariat dans l’ensemble de l’Amérique Latine. C’est la réponse des travailleurs aux modifications imposées dans la structure économique et les rapports sociaux par l’application brutale des politiques d’ouverture massive au capital financier (dite « néo-libérales ») au cours des années 1980-1990. Les ravages sociaux de ces politiques ont souvent conduit à un affaiblissement politique du prolétariat, avant qu’une recomposition, permettant de forger une nouvelle avant-garde ouvrière, ne commence à se dessiner ; ils ont également suscité un important processus d’organisation de la paysannerie combative. Ce processus s’est développé à un rythme inégal et s’est exprimé sous des formes différentes selon les pays, en fonction de la combinaison variable des différents facteurs. Mais nul ne peut douter de l’ascension des masses, particulièrement marquée depuis la crise économique de 1997-98. Elle s’est manifestée notamment par l’élection du nationaliste bourgeois Chavez, balayant les partis traditionnels de la bourgeoisie entièrement soumis à l’impérialisme en 1998 et la mise en échec du coup d’État contre Chavez (organisé par les sommets du patronat vénézuélien sous direction de la CIA) par la mobilisation ouvrière et populaire en 2002 (5). La montée des masses latino-américaines s’est également manifestée en Argentine par l’organisation massive des anciens ouvriers licenciés suite aux privatisations, devenus chômeurs (les piqueteros), et par la mobilisation faisant tomber cinq présidents en une semaine et ouvrant une crise politique importante en 2001-2002. Elle s’est aussi exprimée par le renversement successif des gouvernements de Bucaram, Mahuad et tout récemment Gutierrez (qui avait été soutenu par une large partie de la « gauche ») en Equateur et par celui de Fujimori au Pérou, par l’arrivée au pouvoir de gouvernements de front populaire préventif au Brésil (élection de Lula en 2003) et en Uruguay (victoire du Frente Amplio en 2004). Bref, il y a globalement une montée de la lutte des masses, même elle est contenue par le nationalisme bourgeois et le réformisme sous des formes et dans une mesure propres à chaque pays. C’est dans ce contexte que s’expliquent les événements de Bolivie qui, par les caractéristiques socio-économiques précédemment mentionnées, acquièrent manifestement le statut du maillon le plus faible de la chaîne capitaliste en Amérique Latine.

Les luttes de l’an 2000 et la semi-insurrection de Cochabamba

Les années 1990 ont été marquées par de puissantes luttes paysannes provoquant un processus d’organisation combative des petits paysans du Sud-Ouest (certains étant d’anciens mineurs licenciés), qui ont dû se battre farouchement, y compris les armes à la main. Mais c’est en avril et septembre 2000 qu’ont lieu les premiers combats politiques d’ampleur nationale depuis 1985, marquant le début du réveil révolutionnaire des masses : blocages de route dans tout le pays (à l’exception des départements de Santa Cruz et Tarija) à l’appel de la CSUTCB, grèves régionales pour une meilleure répartition du revenu national et contre les privatisations, semi-insurrrection de Cochabamba… Dans ce dernier cas, une vaste Coordination pour la défense de l’Eau et de la Vie, formée par des syndicats, des paysans et des associations de quartiers, initialement sous la direction de secteurs bourgeois auxquels elle a par la suite échappé, a joué un rôle central. Face à des augmentations de tarifs massives (allant de 30 à 200 %), cette Coordination avait exigé l’annulation du contrat de concession de l’eau accordé à une entreprise américaine, Bechtel, par l’intermédiaire de son établissement local, Aguas de Tunari ; elle avait dû appeler ensuite à une grève indéfinie dans toute la province, pour obliger le gouvernement à satisfaire sa revendication. Les travailleurs et les paysans mobilisés réussirent à déjouer toutes les tentatives du pouvoir, des chefs des syndicats et de l’Église pour les tromper (négociations traînant en longueur, fausse annonce que le gouvernement avait cédé, etc.) et lorsque le gouvernement, ayant épuisé tous ses recours, se décida à envoyer l’armée et la police pour en finir, le peuple de Cochabamba riposta par une semi-insurrection, transformant la ville en un vaste champ de bataille, brûlant l’école des sous-officiers, bâtiment du GES (Groupe d’Intervention Spécial), tandis que ce dernier se mutinait à La Paz. Face au soulèvement du peuple de Cochabamba, déterminé à défendre la ville rue par rue et maison par maison, et face à la menace que s’exerce une vengeance sur les familles des policiers, la police finit par renoncer à réprimer et le gouvernement dut contre son gré annuler le contrat (avril 2000).

Ces événements marquent donc le début d’une inflexion dans les rapports de force entre les classes. L’année suivante, ce sont les retraités qui marchent par milliers sur la Paz pour exiger l’augmentation de leur retraite au niveau de 800 bolivianos (soit 200 dollars), la population fraternise avec eux et ils obtiennent satisfaction. Le nouveau rapport de forces se réfléchit sur le plan électoral, lors de l’élection présidentielle de 2002, où le candidat du MNR, Gonzalo Sanchez de Lozada, dit Goni, ne devance au premier tour le candidat du MAS (Mouvement vers le Socialisme, parti petit-bourgeois, principal parti d’opposition), Evo Morales, que d’1% des voix (22 % contre 21 %). La coalition du MNR avec d’autre partis bourgeois assure l’élection de Goni au deuxième tour où seuls les parlementaires votent.

Mobilisation de janvier-février 2003

Après un moment d’accalmie, les luttes de masses ont repris en janvier et février 2003, six mois à peine après l’arrivée au pouvoir du nouveau président, Gonzalo Sanchez de Losada, qui disposait d’une base sociale des plus réduites et d’une faible légitimité électorale, malgré le choix de construire une « mégacoalition » de tous les partis bourgeois. Ce nouveau cycle de luttes commença par une marche de retraités vers La Paz pour exiger l’abrogation d’une loi adoptée en décembre 2001, qui supprimait la progression des retraites au même rythme que l’inflation (10 % cette année là). La répression provoqua des actes de solidarité de la population des villes traversées, ouvriers de la construction, des petites entreprises, instituteurs, etc. Les manifestants chantaient « Mort à Goni l’assassin ! », « Goni, Mesa, assassins ! ».

Mais c’est la mise en place d’un nouvel impôt de 12,5 % sur tous les salaires et retraites supérieurs à 840 bolivianos qui mit le feu aux poudres. Le MAS, deuxième force politique du pays, réduit à l’impuissance par sa politique de conciliation pacifique avec le gouvernement, avait décidé de passer à l’offensive et d’appeler à des blocages de route pour disposer d’un moyen de pression. Ces mesures, quoique peu préparées, ont été largement suivies. Elles se sont accompagnés de manifestations de soutien d’ampleur variable dans les villes et de la part de certains secteurs ouvriers, comme les mineurs de Huanuni. À la Paz, alors que des milliers se soulèvent, la police elle-même se mutine, protestant contre l’impôt et pour des hausses de salaires ; elle s’affronte à l’armée, ouvrant brièvement aux masses la possibilité de s’attaquer aux édifices officiels et aux locaux des partis politiques bourgeois. Certains tentent de profiter de la situation pour piller : ils sont arrêtés par la foule aux cris de « ce sont des provocateurs ! » et « le peuple ne vole pas ! ». Il y a des manifestations du même genre à Oruro, Santa Cruz, Cochabamba et Potosi. Mais le pouvoir réplique de façon rapide et énergique, d’une part en négociant quelques concessions, secteurs par secteurs, d’autre part avec une répression violente, utilisant l’armée et la police, autorisées à faire usage de leurs armes à feu et même de tanks. Les affrontements font plus de 35 morts et 250 blessés parmi les manifestants, tandis qu’un policier et un soldat sont tués et quelques autres blessés. Le MAS doit radicaliser son discours jusqu’à exiger le départ du président, le passage du pouvoir dans les mains du président du Sénat et la convocation d’une Assemblée Constituante. Le MAS, la COB (Centrale ouvrière bolivienne), le MIP (Mouvement Indigène Pachakuti, parti petit-bourgeois, dirigé par un Indien aymara) et divers mouvements populaires se regroupent dans un organisme d’unité au sommet, appelé « l’État-major du Peuple ». Mais, lorsque Goni annonce qu’il renonce à son nouvel impôt et met en place des tables rondes notamment au sujet de l’ALCA (traité de libre commerce des Amériques, imposé par les États-Unis), Evo Morales, dirigeant du MAS, décide et parvient, malgré les réticences de la base, à faire lever les barrages.

Ces luttes de masses ont été dominées socialement par l’intervention de la petite bourgeoisie (la petite paysannerie) et des indigènes, mais certains secteurs prolétariens y ont été entraînés. Le MAS, parti petit-bourgeois, en a été la direction politique. C’est pourquoi, si cette montée de la mobilisation n’a pas permis aux masses d’obtenir de quelconques conquêtes matérielles significatives, la profondeur et la violence de la secousse se réfléchissent dans les modifications subies par les organisations politiques et syndicales qui les représentent : la vieille direction de la COB et de la FSTMB (Fédération Syndicale des Travailleurs de la Mine de Bolivie) sont balayées et remplacées par des fractions plus gauches de la bureaucratie syndicale, le MIP se fractionne en une aile collaborant ouvertement avec la bourgeoisie et une aile plus radicale, dirigée par Felipe Quispe (dirigeant du MIP et de la puissante CSUCTB), et le MAS renforce son influence dans la CSUCTB au détriment des mouvements indigénistes jugés trop mous par la base, notamment le MIP. Le MAS se voit lui-même soumis à une pression des masses, qu’il a réussi provisoirement à stopper dans leur élan selon sa stratégie réformiste de pression sur le gouvernement et d’arrivée au pouvoir dans les cadres institutionnels du régime, mais qui développe l’orientation d’une issue politique d’ensemble.

La crise financière de l’État grandit

L’État bolivien est l’objet d’une crise fiscale permanente que les privatisations n’ont pas résolue mais au contraire aggravée. Les impôts sur les entreprises ne rentrent tout simplement pas : malgré un taux d’impôt sur les bénéfices s’élevant officiellement à 25 %, les entreprises privatisées ne payent pas plus de 14 % et les trusts pétroliers moins de 1 %. Les impôts versés par les AFP (fonds de pensions), propriétaires de 50 % des entreprises privatisées, ne représentent que 5 % des recettes fiscales. À cela s’ajoute que, suite à la mise en place de fonds de pension pour les employés du secteur public, l’État doit continuer de payer les retraites des employés relevant de l’ancien système, sans les rentrées correspondantes. Le déficit budgétaire est élevé.

Semi-insurrection en Octobre 2003

En ce sens, les braises continuent de couver sous la cendre encore chaude des mobilisations de février, lorsque Goni prend l’initiative de rompre la trêve qui avait été négociée avec les dirigeants réformistes à ce moment-là. La mobilisation reprend en réaction à une nouvelle offensive de la bourgeoisie pour livrer les richesses en hydrocarbures de Bolivie aux multinationales, alliées à ses propres secteurs les plus concentrés : Goni veut faire passer une loi pour réduire de 50 % à 18 % le montant des taxes dues par les compagnies étrangères bénéficiaires d’une concession pour l’exploitation et/ou la prospection de gaz et de pétrole, et signe un décret par lequel il prétend livrer le gaz à Pacific LNG, un consortium constitué par des groupes américains, espagnols et britanniques (Bechtel, Amoco, YPF Repsol, British Gaz et British Petroleum), pour que celui-ci construise un gazoduc jusqu’au port chilien de Patillos, à destination des États-Unis. Une telle décision aurait offert à ce consortium impérialiste 1,3 milliard de dollars de profit par an pendant 20 années (soit 26 milliards de dollars) et la Bolivie n’aurait reçu que 70 millions de dollars par an au titre de la redevance (soit au total 1,4 milliard en 20 ans). Goni justifiait son projet en faisant valoir la nécessité d’attirer des capitaux étrangers pour pouvoir réaliser les investissements nécessaires à l’exploitation de ces richesses.

La brutale répression lancée par le gouvernement pour essayer de tuer dans l’œuf la mobilisation montante se concentre sur l’attaque par l’armée d’un barrage paysan autour de Sorata, faisant plusieurs morts parmi les paysans et de nombreux blessés, et sur l’arrestation d’un dirigeant indien aymara, auquel l’État reprochait d’avoir été l’instigateur d’un acte de justice populaire, considéré par l’État bourgeois comme un assassinat (6). Cette répression agit comme détonateur de mobilisations plus importantes, qui s’étendent progressivement et spontanément à partir du 20 septembre, à la campagne comme à la ville, essentiellement sur l’Altiplano (région géographique des hauts plateaux au nord-ouest du pays). De violents affrontements ont lieu à Warista, faisant de nouvelles victimes parmi les paysans. Le 3 octobre, la COB lance un appel à la grève générale. Si ce dernier reste en tant que tel relativement peu suivi, il joue un rôle important, celui d’un catalyseur politique pour les luttes qui se développent : à partir de cette date, les mobilisations s’amplifient considérablement dans les villes. Outre les secteurs organisés dans la FSTMB, la COR (Centrale ouvrière régionale de la COB) de El Alto, la COD (Centrale ouvrière départementale) de Oruro, le syndicat des chauffeurs routiers et des enseignants, c’est surtout le prolétariat jeune, inexpérimenté, né de vingt ans de politique néo-libérale qui sort pour combattre. La population de El Alto (ville ouvrière voisine de La Paz), dans laquelle la mobilisation des masses est alimentée par la lutte pour expulser l’entreprise Aguas de Illimani, filiale du trust français Suez Lyonnaise des Eaux, se soulève. Les accès à La Paz sont bloqués. Une nouvelle fois, le gouvernement envoie l’armée, et celle-ci, à nouveau, fait usage de toutes sortes d’armes de guerre face à une population qui, avec les moyens du bord, des barricades de fortune, des pierres, des armes à feu dérisoires, mais avec une énergie et une détermination impressionnantes, résiste pied à pied à l’avancée de la troupe. Les affrontements font cette fois plus de 80 morts et des centaines de blessés.

Mais si les forces de répression gardent le contrôle du centre de La Paz, les quartiers populaires périphériques et El Alto continuent de lui échapper. Voyant que cette politique de répression, loin de stopper la mobilisation des masses, l’alimentent tout au contraire, l’impérialisme, les gouvernements brésilien et argentin, jusque là fidèles soutiens de Goni (puisqu’il voulait offrir de juteux bénéfices à leurs capitalistes), s’inquiètent d’une éventuelle contagion des événements boliviens à leur propre pays, et certaines fractions de la bourgeoisie bolivienne poussent finalement Goni à démissionner et à fuir. Il s’agit d’organiser une issue constitutionnelle à la crise, avec l’investiture du vice-président, Mesa, dans l’objectif de faire rentrer au plus vite les masses et de rétablir une certain stabilité politique, ce qui suppose des concessions partielles aux masses ou du moins des promesses. Mais cela suppose plus encore l’accord des directions des organisations ouvrières et paysannes des masses, dont les dirigeants acceptent d’appuyer une transition qui ne satisfait en rien la revendication de nationalisation des hydrocarbures, ni celle du châtiment des coupables de la répression. Bref, la crise ouverte par la mobilisation des masses se referme provisoirement parce que le MAS, principal parti d’opposition, dont le programme et la base sociale sont essentiellement petits-bourgeois, mais qui influence largement les travailleurs des villes en l’absence de parti prolétarien, y apporte son soutien. La COB et le MIP valident eux aussi la trêve, tout en gardant leur distance avec le gouvernement Mesa.

Il est remarquable que l’insurrection largement spontanée d’octobre 2003 ne soit pas le résultat d’un développement progressif à partir de revendications sectorielles, mais une lutte de masse immédiatement politique, centrée sur la question anti-impérialiste de la récupération des richesses en hydrocarbures et démocratique d’opposition à la sanglante répression des premières mobilisation par l’armée. Le prolétariat organisé, aussi bien que le nouveau et jeune prolétariat issu des vingt ans de contre-réformes néo-libérales et non organisé syndicalement, ont joué un rôle nettement plus important qu’en février. Cela s’est matérialisé dans le rôle important de la COB, par l’intervention massive des mineurs marchant vers La Paz armés de leur bâtons de dynamite et par la mobilisation semi-spontanée des plus jeunes et des plus exploités dans les centres urbains de l’Ouest du pays (El Alto, faubourgs de La Paz, Cochamba, Oruro, Potosi).

Le gouvernement Mesa

Composé de secteurs de la bourgeoisie moins ouvertement réactionnaires et d’hommes sans parti, le gouvernement Mesa s’efforce de poursuivre la politique de Goni, correspondant aux intérêts fondamentaux de l’impérialisme et des secteurs concentrés de la bourgeoisie, tout en cherchant à élargir la base politique et sociale du soutien à cette politique. C’est pourquoi il promet l’organisation d’un référendum sur la question des hydrocarbures et la convocation pour 2005 d’une Assemblée constituante, selon la procédure prévue par la Constitution. Ces concessions doivent permettre au MAS de justifier auprès de sa base son soutien politique au gouvernement sous la forme d’une trêve.

Ce dernier appuie en particulier le référendum organisé par Mesa pour légitimer par les urnes la cession des richesses en hydrocarbures moyennant une nouvelle loi. Le MIP et la COB suivent une orientation plus à gauche : ils appellent notamment à boycotter le référendum, qu’ils dénoncent comme une tromperie, et s’efforcent de faire pression sur le gouvernement par des mobilisations. Un appel de la COB à la grève générale reste sans grand écho. Mais la participation au référendum s’élève à seulement 60 % (d’après les résultats officiels), avec environ 20 % de bulletin blancs et nuls, traduisant l’influence du mot d’ordre de boycott lancé par ces deux organisations. Plusieurs questions sont posées aux citoyens. Parmi les suffrages exprimés, 85 % se prononcent en faveur de l’abrogation de la loi qui avait privatisé les hydrocarbures en 1997, 91,9 % pour la récupération par l’État bolivien « de la propriété de tous les hydrocarbures à la bouche du puits », 86 % pour la réactivation d’une compagnie publique des hydrocarbures; mais seulement 60 % pour utiliser le gaz comme « ressource stratégique pour obtenir un accès utile et souverain » de la Bolivie à l’océan Pacifique et à peine plus pour l’exportation du gaz et l’élévation des royalties de 18 % à 50 %. En ce sens, si le simple fait d’avoir réussi à organiser ce référendum et d’avoir reçu pour cela l’appui du MAS constitue indiscutablement un succès pour Mesa, les résultats du vote (aussi bien des votes exprimés que de l’abstention) démontrent à quel point sa politique ne peut à l’avenir que se heurter à la détermination des masses à obtenir la nationalisation à 100 % des hydrocarbures. D’ailleurs, Mesa s’empresse de préciser à l’adresse des multinationales qu’il n’interprète pas du tout la réponse « oui » à la première question comme impliquant une nationalisation complète : « L’expropriation et la confiscation (des gisements de gaz) sont hors de question. J’opposerais mon veto si le Parlement proposait une loi dans ce sens. » Mais, si le gouvernement compte dans un premier temps, grâce à l’appui (critique, bien sûr !) de la direction du MAS, sur une base sociale plus large, il ne peut la consolider, n’ayant aucun moyen de satisfaire, même de façon partielle, les exigences des masses, y compris paysannes. Ses jours sont comptés.

Janvier-juin 2005 : comment s’ouvre une situation révolutionnaire

Un pays de plus en plus difficile à gouverner comme avant…

Après plus d’un an et demi au pouvoir, Mesa n’avait toujours accédé à aucune des revendications qu’il avait annoncé vouloir satisfaire (ou du moins prendre en compte) lors de son intronisation. Représentant des intérêts de la grande bourgeoisie et des trusts impérialistes, il ne pouvait satisfaire ces exigences, car pour réaliser la moindre revendication sérieuse des masses, il faut s’en prendre aux intérêts des impérialistes et de la grande bourgeoisie. Sous la pression populaire d’octobre 2003, Mesa s’était engagé à annuler le contrat de Aguas de Illimani à El Alto, mais sous la pression de son propriétaire, l’entreprise française Suez Lyonnaise des Eaux, et de l’ambassade de France, il entendait y renoncer. Mesa disait vouloir revoir la politique de Goni concernant les hydrocarbures, mais British Gas menaçait de porter l’affaire devant les tribunaux internationaux en cas d’annulation des juteux contrats de l’ère Goni, tandis que Repsol-YPF (compagnie espagnole) et Petrobras (compagnie brésilienne avec une forte participation du capital impérialiste) faisaient du chantage en menaçant de retirer leurs plans d’investissement. Il était chaque jour plus clair que le référendum avait été un marché de dupes. Quant à Goni et ses ministres, ils étaient toujours en fuite, et pas près d’être jugés. Dans ce contexte, Evo Morales ne pouvait plus contenir la colère des masses sans passer un minimum à l’offensive.

Mais à l’opposé, la bourgeoisie liée aux grandes compagnies impérialistes manifestait son mécontentement à l’égard du gouvernement Mesa, coupable de faire trop de concessions aux masses et de tergiverser. Implantée surtout à l’Est du pays, cette fraction de la bourgeoisie remettait à l’ordre du jour son combat pour une autonomie importante des régions de Santa Cruz et Tarija, qui concentrent l’essentiel des richesses en hydrocarbures et produisent plus du tiers du PIB. Cette fraction de la bourgeoisie s’efforce d’organiser la moyenne et la petite bourgeoisie apeurée, ainsi que des travailleurs et des indigènes subissant une grande pauvreté, par l’intermédiaire de « comités civiques » rejetant sur le centralisme et sur de prétendues tares congénitales de la population de l’Ouest du pays la responsabilité de tous les problèmes. Ces comités ont une audience de masse, qui s’est exprimée lors de la proclamation de l’autonomie de Santa Cruz, dans une grande assemblée ouverte sur la place centrale de la ville, rassemblant entre 200 000 et 300 000 personnes. Les dirigeants de ces comités, c’est-à-dire les capitalistes de Santa Cruz, profitent de la hausse des prix du diesel annoncé par Mesa et touchant particulièrement une région économiquement dynamique, pour mobiliser en masses en faveur de l’autonomie. Ces comités s’efforcent de construire, en s’appuyant sur ces conflits d’intérêts, toute une mythologie de la « nation camba », opposant les bons habitants de l’Est du pays, travailleurs et productifs, aux méchants habitants de l’Ouest, paresseux et violents (les « collas »). Ces comités sont dotés d’une milice armée, raciste, adepte du coup de poing contre les indigènes et les travailleurs combatifs, lors d’occupation de terres ou d’usines. Il s’agit donc typiquement des débuts d’une organisation de type fasciste.

Mais le plan de Santa Cruz, incarné par Vaca Diez du MIR, ne peut convenir à la bourgeoisie de l’Ouest du pays, qui se verrait ainsi privée des revenus que rapporterait la cession du pétrole et du gaz aux monopoles impérialistes. Pourtant, sous la pression, Mesa signe alors un décret concédant une certaine autonomie et annonce la tenue d’un référendum sur le sujet. Cette nouvelle concession au camp le plus réactionnaire de la bourgeoisie ne pouvait que ranimer l’initiative des masses. Venu au pouvoir sur la base d’une conciliation provisoire des intérêts des classes, à la fois sous la pression des masses, qui incitait la bourgeoisie à la prudence, et sous l’effet de la politique de collaboration de classes pratiquée par le MAS, Mesa se voit peu à peu poussé hors de la scène politique, en raison de l’impossibilité de résoudre ces conflits de classe par des combinaisons parlementaires.

Les événements s’accélèrent à partir de mars, avec la discussion du nouveau projet de loi sur les hydrocarbures : tandis que la loi Goni prévoyait des royalties de 18 %, le MAS exige 50 % applicables à tous les contrats (pour une recette annuelle espérée de 750 millions de dollars) ; Mesa, quant à lui, fait approuver un projet qui les fixe à 32 %, applicables aux seuls nouveaux contrats (pour une recette annuelle espérée de 105 millions de dollars), ce qui ne satisfait évidemment personne. Les masses, plongées dans une misère noire, ne peuvent tolérer que la revendication centrale pour laquelle elles se sont mobilisées en février, puis octobre 2003, c’est-à-dire la nationalisation complète des ressources en hydrocarbures, soit purement et simplement enterrée. Le MAS ne peut heurter de front sa base, sous peine d’en perdre le contrôle : il doit appeler à se mobiliser contre la nouvelle loi sur les hydrocarbures. Les mobilisations reprennent, le pays est à nouveau bloqué. Il est chaque jour plus clair que les masses boliviennes ne peuvent plus vivre comme avant. Cherchant à utiliser cette situation de crise, Mesa tente de s’en sortir en exigeant la convocation d’élections générales anticipées pour le mois d’août et agite la menace d’une démission en cas de refus du Parlement, façon de faire pression sur les différentes fractions de la bourgeoisie, dans l’espoir de se faire élire président (alors qu’il n’avait été que vice-président de Goni avant de le remplacer constitutionnellement) et de pouvoir former sa propre fraction. Mais sa manœuvre tourne court : incapable de réunir plus de 4000 personnes dans sa manifestation contre les blocages, il montre qu’il n’a aucune base sociale propre et active. Le MAS, le MIP, la COB et la FEJUVE accordent une trêve au gouvernement, mais il est clair que Mesa ne peut plus gouverner. Le problème est cependant plus profond : c’est le mode de domination mis en place par la bourgeoisie aux lendemains de la défaite de l’ascension ouvrière de 1982-85, qui est en crise : la classe dominante ne peut plus gouverner comme avant.

La crise de mai-juin 2005, la chute de Mesa, l’annonce d’élections anticipées

Cependant, l’impossibilité pour les masses de continuer à vivre dans la même misère et l’incapacité de ceux d’en haut de continuer à gouverner comme avant, ne suffit pas à faire une révolution. Il faut en outre une intervention décidée des masses pour faire prévaloir leur solution, pour balayer les institutions de l’État bourgeois. À la fin des trois mois de trêve annoncée, les mobilisations reprennent de plus belle, paralysant peu à peu tout le pays. Cette nouvelle lutte permet à nouveau de mesurer les rapports de force. Le MAS agite avant tout les mots d’ordre de Constituante souveraine et l’exigence d’élections anticipées. Les masses mobilisées mettent quant à elles en avant la revendication de nationalisation des hydrocarbures. Les mobilisations sont d’une puissance impressionnante, en particulier à El Alto, où elles sont dirigées par la COR (Centrale Ouvrière Régionale) et la FEJUVE (associations des habitants regroupés par quartiers). Face à cette nouvelle offensive des masses, les jours de Mesa sont comptés. Pourtant, il s’obstine. La mobilisation ne cesse de s’amplifier. Leur pression sur les directions réformistes ne cesse de s’accroître. Les paysans, qui ont afflué vers La Paz et El Alto, fraternisent avec la population prolétarienne et semi-prolétarienne de ces villes autour de repas collectifs. Le réunion ouverte de la COB sur la place Murillo, le 6 juin, permet à cette pression de trouver un début d’expression politique. Le soir même, Mesa démissionne.

Mais le 8 juin, suivant les décisions du cabildo abierto (réunion élargie de la direction de la COB devant les masses) du 6 juin, les directions réformistes de la COB, de la COR de El Alto et les directions petites-bourgeoises du MIP et de la CSUCTB, doivent aller plus loin qu’elles ne l’auraient elles-mêmes souhaité : elles proclament l’Assemblée Populaire Nationale Indigène « État-major de la révolution ». Cette Assemblée adopte un programme très radical, appelant en particulier à la formation sur le même modèle d’Assemblées Populaires régionales ou départementales, qui auraient pu servir de point d’appui pour un mouvement d’auto-organisation des masses. La bourgeoisie perçoit nettement le danger d’un débordement des directions réformistes par les masses. Sa fraction la plus concentrée, liée aux monopoles impérialistes (hydrocarbures et agroalimentaires), s’efforce d’imposer Vaca Diez, président du Parlement, qui est constitutionnellement le premier à pouvoir postuler au remplacement de Mesa, ex-vice président démissionnaire. Mais le MAS qui, malgré ses trahisons répétées des luttes, continue de diriger la mobilisation prolétarienne et populaire, n’en veut à aucun prix, car une telle option signifierait la fin de ses espoirs d’un accès au pouvoir par la voie légale : Vaca Diez n’a pas caché son intention d’user de la manière forte pour mettre le peuple au pas. Or les autres fractions de la bourgeoisie estiment qu’un coup d’État militaire dans cette situation serait trop risqué : il est donc nécessaire de céder au MAS, pour lui permettre de faire provisoirement rentrer chez eux les paysans et les travailleurs mobilisés.

Le 9 juin, l’État-major de l’armée entre en scène, organisant une conférence de presse : il indique que les militaires se considèrent comme « les superviseurs du processus » d’apaisement et comme « l’ultime bastion de la patrie ». Il avertit aussi que les forces armées interviendront contre toute menace de division du pays et contre toute rupture du système constitutionnel. Enfin, il invite les parlementaires « à interpréter le sentiment du peuple bolivien ». En un mot, le commandement en chef de l’armée, tentant de concilier les contradictions au sein de l’armée entre les secteurs nationalistes petits-bourgeois (d’un type analogue à Chavez) et les secteurs liés à la grande bourgeoisie et aux multinationales, fait savoir qu’il n’est ni prêt à réaliser un coup d’État pour mettre en place Vaca Diez, ni prêt à tolérer une révolution. Conscient des intérêts communs de la bourgeoisie, l’armée exhorte les dirigeants des partis à proposer une solution de compromis acceptable pour le MAS, afin de faire cesser les mobilisations.

Pourtant, dans une ultime tentative pour s’imposer, la fraction la plus dure de la bourgeoisie exige et obtient le déplacement de la réunion du Parlement de La Paz — dont plusieurs centaines de milliers de travailleurs et de paysans réunis occupent les abords — à Sucre, pensant pouvoir ainsi délibérer à l’abri de la pression des masses. Mais il suffit de quelques heures au MAS pour diriger des colonnes de dizaines de milliers de paysans, de mineurs et autres travailleurs vers la réunion du Parlement à Sucre, pour l’encercler et pour bloquer l’aéroport. Vaca Diez, puis Cosso, son allié et second successeur selon l’ordre constitutionnel, doivent renoncer et laisser place au seul candidat validé par le MAS, Rodriguez, président de la Cour Suprême.

Rodriguez annonce immédiatement son intention de convoquer des élections anticipées pour décembre et sa volonté de négocier avec les secteurs en lutte, dans un esprit de réconciliation nationale et d’attention aux problèmes des plus pauvres. Le MAS, qui n’a pourtant pas obtenu la convocation d’une Constituante, fait lever les barrages. Quelques jours plus tard, les dirigeants de la COB, de la COR et de la Fejuve de El Alto, qui avaient violemment critiqué la décision du MAS et appelé à continuer la lutte jusqu’à la nationalisation des hydrocarbures, appellent à leur tour à lever le blocage de la ville. Il ne s’agit pas d’un simple choix tactique, tenant compte de la fatigue des masses, mais bien d’une capitulation devant la bourgeoisie : ces dirigeants acceptent de rencontrer et donc par là de légitimer le nouveau président. C’est un nouvel acte d’allégeance à la « démocratie », c’est-à-dire en fait à l’État bourgeois bolivien. C’est la suite logique de leur refus d’appliquer les mesures du programme fondateur de l’Assemblée Populaire Nationale Indigène de El Alto, et notamment d’appeler à la généralisation de telles assemblées et à l’auto-organisation des masses à tous les niveaux. Il se vérifie ainsi que la proclamation, le 8 juin, de cette Assemblée par les dirigeants, n’était que le produit de l’activité révolutionnaire des masses, et que, de la part des bureaucraties traîtres, c’était à la fois un signal à la bourgeoisie pour lui indiquer qu’elles ne sauraient contenir encore très longtemps leur base, et un instrument pour empêcher les masses de se doter d’authentiques organismes de type soviétique. Cependant, selon la même dialectique qui avait fait du produit de l’activité révolutionnaire des masses un obstacle sur la voie de son développement immédiat, la proclamation de cette Assemblée, son programme et toute cette expérience vont pouvoir maintenant se transformer à l’inverse en de solides points d’appui pour la suite du combat.

Bilan et perspectives

Une politique correcte en Bolivie ne peut être élaborée que comme réponses aux tâches qui découlent de la situation analysée selon la méthode du marxisme révolutionnaire. Avant de formuler l’orientation que nous proposons, il faut donc synthétiser l’ensemble des données et des tendances de la situation actuelle.

Crise de la domination bourgeoise

L’État bolivien est sujet à une crise financière endémique ; cette crise financière n’est pas l’expression de difficultés ponctuelles, mais l’expression concentrée de la position de la Bolivie dans la division internationale du travail, de l’extrême faiblesse de sa bourgeoisie et de sa subordination profonde aux puissances impérialistes. Face à l’exacerbation de ces difficultés, des fractions se cristallisent au sein de la bourgeoisie. Il existe en gros une division qui se développe selon deux plans étroitement liés.

D’une part, les fractions de la bourgeoisie se divisent en fonction de leur place dans le système économique du pays, ce qui dépend de leur implantation géographique : à la nouvelle et dynamique bourgeoisie de Santa Cruz et Tarija, assise sur les gisements de pétrole et de gaz et à la tête d’un complexe agro-industriel en développement, très liée aux monopoles impérialistes, s’oppose la vieille bourgeoisie traditionnelle de l’Ouest du pays, liée à des activités et à des régions en déclin. La première ne voit de solution que dans une séparation ou une très large autonomie, lui garantissant la mainmise sur les principales richesses du pays ; mais l’autre fraction ne peut vouloir cette séparation, qui signifierait sa fin pure et simple.

D’autre part, la bourgeoisie se divise selon les solutions politiques face à la montée des masses : tandis qu’une fraction (influente, voire dominante parmi la bourgeoisie de Santa Cruz et Tarija) estime que l’on ne peut venir à bout de la lutte des masses autrement que par un coup d’État militaire, écrasant physiquement le prolétariat et la paysannerie (solution qui se combinerait fort bien avec le projet d’autonomie de ces régions grâce à un appui militaire de troupes impérialistes), une autre fraction (dominante à l’Ouest), sans être en rien opposée par principe à un coup d’État, juge une telle solution pour le moment trop risquée, et préfère former un gouvernement de front populaire avec le MAS.

L’impérialisme, surtout américain, omniprésent dans la région, se prépare sur les deux tableaux. Il a déjà formulé des menaces à peine voilées à diverses reprises. En octobre 2003, par exemple, avant le renversement de Goni, Condolezza Rice mettait en garder les manifestants « contre toute tentative de renverser par la force un gouvernement démocratiquement élu » — ce qui n’empêcha pas le gouvernement Bush de se rallier ensuite, étant donné développement de la situation, à la solution de retrait de Goni et d’intronisation de Mesa. L’ex-secrétaire pour les affaires latino-américaines et ambassadeur américain à Caracas lors du coup d’État contre Chavez en avril 2002, Otto Reich exigeait de son gouvernement une lutte renforcée contre l’axe Cuba-Venezuela, marqué par la « combinaison du maléfique Castro, avec son expérience des batailles politiques et son désespoir économique, avec le robinet illimité d’argent que possède Chavez et son immense imprudence, menacent la stabilité et l’ordre de la région » ; or « l’influence » de cet axe « vise immédiatement la Bolivie ». Fin mai 2005, les États-Unis ont de nouveau fait savoir qu’ils considéraient comme une menace pour leur sécurité le populisme radical, le narcotrafic, le terrorisme et les guérillas en Amérique du Sud, en particulier dans la région andine, situations qui pourraient même donner lieu à une intervention si on le leur demandait (source : Bolpress, 26/05/05). Au même moment, ils ont organisé en Argentine une réunion avec les États-majors brésilien, argentin, paraguayen et bolivien.

C’est dans ce contexte que, en Bolivie même, l’ambassade des États-Unis est largement intervenue pour essayer d’imposer un candidat unique de la bourgeoisie pour la présidentielle, prévue pour décembre : elle soutient Tuto Quiroga, ancien vice-président de Banzer et ancien président par interim (2000-2002), moyennant des accords de partage des pouvoirs avec d’autres fractions de la bourgeoisie : la NFR (Nouvelle Force Républicaine, parti bourgeois dirigé par Erick Reyes Villa, dont les députés à l’actuel Parlement s’étaient fait élire sur une ligne de remise en cause des privatisations, avant d’intégrer, moyennant l’attribution de postes ministériels et autres prébendes, la « grande coalition » formée par Goni en août 2003) se contentera de la préfecture de la région de Cochabamba et les secteurs de Santa Cruz joueront sans doute sur deux tableaux : d’une part, ils présenteront leur propre candidat, l’industriel du ciment Samuel Doria Medina, dont le slogan de campagne est « bloquer le bloqueur » (c’est-à-dire Evo Morales, dirigeant du MAS), d’autre part ils feront un accord avec Quiroga pour le second tour (lequel, en Bolivie, n’est pas au suffrage universel, mais consiste en un vote du Parlement) ; en échange, Quiroga ne leur disputera pas les provinces de Santa Cruz et Tarija. Ce dispositif a pour but d’éviter un effondrement électoral des partis bourgeois, tel qu’il avait eu lieu au Venezuela en 1998, et de placer la bourgeoisie dans une position solide pour aborder les négociations avec le MAS en vue d’un gouvernement de front populaire. Cependant, Quiroga n’est pas en tant que tel opposé à un éventuel coup d’État ; bien au contraire, il travaille en collaboration avec une association d’anciens militaires et de militaires prêts à passer à l’action le cas échéant. Sous l’effet de l’offensive répétée des masses, le système de domination « démocratique » reposant sur l’accord entre toutes les fractions la bourgeoisie, déjà miné de l’intérieur, est de moins en moins viable. La bourgeoisie fourbit donc deux armes contre la montée révolutionnaire : d’un côté un gouvernement de front populaire avec Morales (même si elle le combat farouchement pendant la campagne), de l’autre la menace d’un coup d’État ; ainsi ces deux armes, loin de s’opposer, ne vont-elles pas l’une sans l’autre.

Enfin, en ce qui concerne le prolétariat, les paysans et les masses opprimées, non seulement ils ne supportent plus une misère toujours plus grande alors que leur pays est potentiellement très riche, mais en outre ils font preuve (tout du moins des fractions très significatives) d’une énergie révolutionnaire remarquable et d’une détermination à vaincre y compris au péril de leur vie. Ils sont capables de bloquer le pays, de rompre le cadre de la légalité bourgeoise et de s’affronter à la police. La puissance de leurs mobilisations et les revendications mises en avant ont objectivement posé, en octobre 2003 tout comme en juin 2005, la question du pouvoir. Le contraste entre la force de l’offensive des masses et la maigreur des résultats obtenus s’explique avant tout par la politique de conciliation de classes des directions réformistes qui, chacune à sa façon, s’évertuent de toutes leurs forces à contenir les masses dans le cadre du capitalisme. Des tendances au débordement de ces directions se sont nettement manifestées en juin 2005 : quand Evo Morales exigeait surtout la convocation d’une Assemblée constituante et des élections anticipées, les masses centraient leurs revendications sur la nationalisation des hydrocarbures. Par son importance dans la vie politique du pays et la lutte engagée, il faut consacrer une attention particulière au MAS.

Le MAS

Un parti populaire de masse…

Le MAS (Mouvement vers le Socialisme) est un parti politique apparu récemment sur la scène politique nationale. Il est né sur la base des syndicats paysans, des syndicats de cultivateurs de coca et des organisations des Indiens qui cherchaient à construire un « instrument politique pour la souveraineté des peuples », afin de prolonger leur combat sur le terrain politique. En ce sens, c’est un parti de masse, qui dispose d’une réelle base militante, fortement organisée dans des structures syndicales de lutte et largement politisée. Cette base militante s’est forgée en particulier dans la lutte contre la politique d’éradication de la culture de la coca, menée sur injonction américaine avec une violence particulière sous la dernière présidence de Banzer (1997-2000). Elle a appris alors à affronter l’armée, la police et les groupes paramilitaires des grands propriétaires fonciers. Le MAS s’appuie aussi sur les Indiens (en particulier quechua), qui représentent entre 60 % et 70 % de la population, majorité doublement opprimée, à la fois en tant qu’ouvriers, petits paysans ou petits artisans et en tant qu’Indiens, par la bourgeoisie, majoritairement blanche ou métisse.

Le programme du MAS est profondément marqué par les revendications spécifiques de la majorité indienne et par les préoccupations de sa base sociale d’origine, la petit paysannerie. Néanmoins, en l’absence de parti ouvrier d’une taille significative, le MAS a acquis une influence importante également dans les villes et donc dans la classe ouvrière. Il est ainsi présent dans la FEJUVE (fédération des association de quartiers) et dans certains secteurs de la COB (bien que Morales lui-même ait été exclu de celle-ci). Cette large popularité s’est également manifestée sous la forme d’une ascension électorale fulgurante : son candidat, Evo Morales, n’a été devancé que de 1 % au premier tour de l’élections présidentielle de 2002 par le principal candidat de la bourgeoisie, « Goni » ; il n’a été battu au deuxième tour qu’à cause du système électoral, qui prévoit non un vote au suffrage universel direct, mais un vote par le Parlement, si aucun candidat n’a obtenu la majorité absolue au premier tour. Si le MAS a obtenu 85 % dans la région d’origine de son leader (le Chapare), il s’est révélé être également la première force électorale du pays dans toutes les grandes villes de l’Ouest : Cochabamba (30 % de voix), Oruro, Potosi et La Paz. Il faut donc étudier attentivement comment les relations du MAS avec les masses ont évolué entre octobre 2003 et juin 2005.

… mais une direction et un programme petits-bourgeois

Mais la direction et le programme du MAS sont clairement réformistes, typiquement petit-bourgeois, très proches de la ligne de Chavez et du Forum Social Mondial. La revendication fondamentale du MAS est la suivante : « La terre appartient à celui qui la travaille et le gouvernement du MAS devra garantir ce droit à la vie en s’appuyant sur les petits producteurs de la campagne bolivienne. (…) Les peuples indigènes doivent avoir droit au territoire sur lequel ils vivent. » C’est une revendication petite-bourgeoise typique, renvoyant au mythe d’un bon capitalisme de petits producteurs égaux. Dans son programme, le MAS se prononce également pour la « récupération de nos ressources naturelles » et s’engage à « dénoncer tous les contrats signés par les gouvernements néo-libéraux pour récupérer 100 % de cette richesse et utiliser cette ressource naturelle comme un instrument d’intégration régionale » (7). Dans la même logique, le MAS promet une série de réformes sociales progressistes (en particulier une éducation primaire réellement gratuite et un système de santé accessible pour tous de façon égale) financées sur la base d’une amélioration des rentrées fiscales provenant de l’exploitation pétrolière et gazière. On doit cependant noter que le MAS ne dit pas un mot sur la question de savoir quelle classe doit être propriétaire de ces richesses, se contentant de la revendication anti-impérialiste que ces richesses soient 100 % boliviennes. Son projet de loi de mars 2005, concurrent à celui de Mesa, fait comprendre qu’il cherche un accord avec les compagnies pétrolières impérialistes, voulant nationaliser la propriété des richesses, tout en accordant des concessions à ces dernières, avec des taxes relativement élevées, sur le modèle de la politique de Chavez au Venezuela. Dans la pratique, la direction du MAS capitule constamment sur la revendication de la nationalisation, et c’est là un point de friction constant entre elle et sa base. Son programme reste particulièrement flou sur les moyens réels de développer le pays pour satisfaire les besoins élémentaires de la population. Pour lui, « la seule façon de sortir de la pauvreté, c’est de cultiver les richesses naturelles renouvelables. La coca est l’une d’entre elles et le meilleur moyen de survie pour les paysans boliviens ». Autrement dit, aucune stratégie de développement industriel n’est proposée. C’est qu’elle supposerait une transformation de fond en comble des rapports de propriété, l’expropriation des monopoles impérialistes et de la bourgeoisie nationale parasitaire. Tout au contraire, le MAS met l’accent sur l’utopie petite-bourgeoise d’une survie des paysans dans le cadre d’une culture de subsistance archaïque. Sur la question-clé de l’État, des contradictions s’expriment d’une manière déformée dans le programme du MAS : sous le titre « Un État sous contrôle social », il défend l’orientation suivante : « Le néolibéralisme a nettement mis à nu les déformations de l’Etat, un pouvoir législatif corrompu, vivant de prébendes et tournant le dos aux revendications du peuple. (…) Nous allons transformer ce pouvoir en instrument au service du peuple, sous le contrôle de la société, pour pouvoir les censurer et les remplacer. » De la même façon, le MAS estime que « les armes appartiennent au peuple. (…) Il faut réformer ces institutions [la police et l’armée corrompues], en partant du principe que les armes qui leur sont données restent propriété du peuple et que par conséquent elles doivent être à son service. » Autrement dit, le MAS s’appuie sur la haine spontanée des masses contre le pouvoir bourgeois, mais met en avant l’idée d’une réforme de l’État bourgeois semi-colonial, agitant l’utopie d’un véritable pouvoir du peuple dans le cadre du capitalisme, faisant croire que cet État pourrait cesser d’être corrompu et d’être un instrument aux mains des grandes entreprises impérialistes et de la bourgeoisie bolivienne. Dans la pratique, le MAS se livre à de ridicules exhortations envers l’armée et notamment ses secteurs nationalistes pour qu’ils acceptent un gouvernement du MAS (8). Évidemment, les succès électoraux du MAS ne manquent pas d’alimenter les illusions des paysans, de la petite bourgeoisie urbaine et d’une partie du salariat envers le régime politique : ils nourrissent la croyance qu’une solution de leur problème serait possible dans son cadre. Mais, dans la pratique, les heurts armés des masses avec l’armée ou la police leur montrent que ces institutions ne peuvent être réformées en tant que telles, mais doivent être détruites — même s’il faut par ailleurs tout faire, au moment du combat, pour que les soldats et policiers du rang soient contraints à fraterniser avec les masses en lutte. Un même réformisme utopique traverse la formulation du mot d’ordre politique central du MAS, l’ « Assemblée Populaire Constituante » : « Nous rejetons les tentatives du système pour nous tromper avec sa proposition de Constituante, qui ne serait rien d’autre que le Congrès lui-même qu’ils dirigent, pour mettre en place une Constitution plus en accord avec les diktats du FMI et de la Banque Mondiale. Le MAS propose l’Assemblée Populaire Constituante formée par les représentants des organisations sociales qui se réunissent avec le mandat express d’élaborer une Constitution du peuple et pour le peuple de Bolivie. » En tant qu’elle repousse la proposition bourgeoise d’une Constituante, qu’elle dénonce comme trompeuse, cette formulation prend en compte la haine des masses envers l’État bourgeois et la perte de toute confiance dans les institutions et partis de celui-ci ; mais, en tant qu’elle lui oppose une alternative floue et inconséquente, noyant les différentes classes en un tout indifférencié nommé « peuple », cette même formulation constitue un obstacle pour la prise de conscience par les masses que la seule alternative au pouvoir bourgeois est le pouvoir des ouvriers et des paysans auto-organisés et armés. En un mot, il faut comprendre d’une part que le programme du MAS exprime de manière déformée les revendications et aspirations des ouvriers, des paysans, des Indiens et des opprimés, ce qui constitue une base pour une politique conséquente de Front Unique ; et, d’autre part, il faut dénoncer clairement devant les ouvriers et les paysans le caractère réformiste, c’est-à-dire petit-bourgeois et utopique, de ce programme, en lui opposant le programme de la révolution socialiste.

Le cours actuel du MAS

Il faut d’autant plus combattre à chaque pas les hésitations, capitulations et trahisons de la direction du MAS, que sa politique se déplace toujours plus à droite, vers une collaboration toujours plus nette avec la bourgeoisie, au fur et à mesure qu’il se rapproche du pouvoir. Utilisant d’un côté la référence au poids numérique des populations indiennes (plus de 60 % de la population), qui rend vraisemblable la possibilité d’un accès au pouvoir par la voie électorale, et de l’autre côté la menace d’un coup d’État militaire, le MAS n’appelle à la mobilisation active des paysans et des salariés que comme un moyen de pression sur la bourgeoisie, dans le cadre d’une stratégie de conquête institutionnelle du pouvoir. Il utilise la menace d’un coup d’État comme un instrument pour domestiquer les masses, au lieu de les appeler à s’armer elles-mêmes, seule garantie sérieuse contre un coup de force militaire. À chaque fois que le pouvoir se retrouve dans une situation périlleuse, Evo Morales appelle à lever la mobilisation, quand bien même il n’a pas obtenu ce qu’il prétendait arracher : il s’agit pour lui de démontrer à la bourgeoisie bolivienne comme à l’impérialisme qu’il serait un président loyal, respectueux de leurs intérêts les plus fondamentaux. Autrement dit, Evo Morales, grand admirateur de Chavez et de Lula, cherche à se « luliser », d’autant plus qu’approchent les élections et la perspective d’un gouvernement de front populaire. Cette orientation s’exprime avec netteté dans la campagne électorale du MAS : il a refusé tout accord avec la COB et le MIP, qu’il dénonce avec virulence comme petits groupes minoritaires et aventuriers, mais il a cherché à séduire les secteurs les plus mobilisés de la ville prolétarienne de El Alto, obtenant l’appui notamment des dirigeants de la COR (Edgar Patana) et de la FEJUVE (Abel Mamani), qui sont les deux principales directions de la population dans cette ville. En même temps, le MAS a noué une alliance avec des secteurs de la petite et moyenne bourgeoisie, comme le MSM (Mouvement des Sans-Peur). Au total, malgré sa critique virulente par les secteurs d’avant-garde, et malgré une certaine méfiance de secteurs plus larges des masses mobilisées, le MAS, en l’absence non seulement de parti révolutionnaire, mais de parti ouvrier tout court, continue à bénéficier d’un large soutien populaire.

La COB

La COB, dirigée par Solares, ainsi que la COR et la FEJUVE de El Alto, représentent des secteurs prolétariens. Le poids de la COB a diminué par rapport aux années 1970, son influence est notoirement plus faible dans les secteurs dynamiques de la région de Santa Cruz que dans l’Ouest du pays, mais elle reste un protagoniste important, jouissant d’une influence certaine sur le prolétariat, en particulier sur le secteur d’avant-garde des mineurs (FSTMB). La COB, tout comme la COR et la FEJUVE de El Alto, suivent un cours nettement plus à gauche que le MAS. Leurs directions représentent pourtant également, à leur façon, une autre digue de contention face à la mobilisation des masses.

D’un côté, elles défendent clairement la revendication de nationalisation de toutes les richesses en hydrocarbures (mais sans préciser « sous contrôle ouvrier » et sans dire comment l’imposer), elles dénoncent continuellement le MAS et ses trahisons, elles tiennent des discours souvent ultra-révolutionnaires, parlant notamment de gouvernement ouvrier et paysan (mais envisageant aussi parfois de soutenir un gouvernement miliaire nationaliste !), et elles sont allées en juin jusqu’à proclamer l’APNI et un programme radical sous la pression des masses.

Mais, d’un autre côté, ces directions ne font aucun pas sérieux et réel pour permettre au prolétariat de prendre la direction de la lutte révolutionnaire des masses. C’est ainsi qu’elles n’ont donné aucune suite à la proclamation de l’APNI et à la résolution qu’elle avait adopté lors de sa première et unique réunion. D’autre part, la majorité de la direction de la COB montre une résistance farouche à l’application d’une résolution du dernier congrès confédéral (2003) qui prévoit la mise en place d’un « instrument politique » basé sur les syndicats ouvriers (sur le modèle de ce que le MAS est devenu à partir des syndicats paysans), c’est-à-dire la construction d’un parti politique ouvrier. Les secteurs de la COB influencés par le MAS s’y opposent pour des raisons évidentes, mais le PCB (ex-stalinien) n’est pas en reste ; à l’opposé, le POR bolivien (officiellement trotskyste, en fait centriste-sclérosé et sectaire), victime de sa logique d’appareil et de son crétinisme antiparlementaire, ne veut pas non plus entendre parler de la constitution d’un parti ouvrier appuyé sur les syndicats de la COB. Enfin, même les secteurs timidement favorables à cette perspective sont hésitants sur la nature exacte d’un tel parti, et notamment sur la question de l’indépendance de classe : ils essaient d’utiliser des arguments techniques (la difficulté qu’aurait ce parti à obtenir une personnalité électorale à brève échéance) pour reporter la décision. Pour le moment, cette lutte qui s’est intensifiée de juin à août s’est soldée par la victoire des opposants à la constitution de ce parti ouvrier.

La FEJUVE

Organisation regroupant les habitants (les « voisins ») par quartier, elle existe à l’échelle nationale. La FEJUVE de El Alto, ville de prolétaires, semi-prolétaires et petits bourgeois, a joué un rôle central dans les mobilisations d’octobre 2003 et juin 2005. Elle est une organisation sociologiquement dominée par le prolétariat et le semi-prolétariat urbain, mais celui-ci n’y pas organisé sur la base de la relation d’exploitation directe avec le patron. De nombreux travailleurs vivant de l’économie informelle, non organisés dans les syndicats, y trouvent un lieu de regroupement. Son type d’organisation, avec ses assemblées de secteurs et de quartiers et l’élection de représentants par quartier, peut fournir une base très utile pour la mise en place d’organismes soviétiques, en relation avec la structure professionnelle de la COR de El Alto. Sa direction est cependant elle aussi réformiste, le dirigeant de El Alto ayant même récemment décidé de s’allier au MAS, nous l’avons vu.

L’APNI et son programme, expression d’une tendance à la formation de soviets

Enfin, la tenue et le programme de l’Assemblée Populaire Nationale Indigène en juin dernier ont signifié un pas en avant remarquable dans l’expression d’une tendance, certes encore faible et combattue fermement par la bureaucratie réformiste, à la constitution d’organismes soviétiques, laquelle impliquerait l’apparition d’une véritable dualité du pouvoir. Le programme fondateur de l’APNI, quoique imparfait, a l’immense avantage d’avoir été signé non seulement par la COB, la COR et la FEJUVE de El Atlo, mais également la confédération paysanne CSUCTB ; il peut et doit donc être constamment utilisé par les marxistes révolutionnaires pour faire mûrir la contradiction entre les paroles de ces directions et leur politique concrète, qui consiste à ne surtout pas appliquer ce programme.

Les limites actuelles de la montée révolutionnaire

Les limites actuelles du processus révolutionnaire en cours tiennent à plusieurs éléments étroitement liés, dans la mesure où tous expriment l’absence d’un véritable parti ouvrier, et tout particulièrement d’une véritable direction marxiste révolutionnaire capable de peser dans la situation : a) Les prolétaires et la petite bourgeoisie des régions de Santa Cruz et Tarija sont restés relativement en retrait des mobilisations ; cela s’explique à la fois par des facteurs de long terme (il s’agit d’un prolétariat plus jeune et moins syndiqué que celui de l’Ouest du pays) et par des facteurs politiques immédiats (le travail politique de la bourgeoisie locale pour disputer la petite bourgeoisie, les semi-prolétaires et le prolétariat aux MAS et à la COB). b) Le prolétariat bolivien n’est pas encore réellement intervenu avec sa physionomie propre lors des événements de juin 2005, même si des tendances de plus en plus en nettes en ce sens se sont manifestées (rôle des mineurs de la FSTMB et rôle dirigeant de El Alto notamment). c) Le prolétariat et la paysannerie sont dirigés par des réformistes et en particulier le MAS. d) Les directions de la COR et la Fejuve de El Alto se placent ou tendent à se placer à la remorque du MAS. e) Les tendances à la formation d’organismes soviétiques ne se sont pour le moment pas réalisées.

Au total, la situation actuelle est d’une façon générale assurément révolutionnaire, mais on ne se trouve pas à la veille de la prise du pouvoir, faute d’un véritable parti révolutionnaire du prolétariat. La situation des groupes qui se réclament du trotskysme n’est pas brillante. Le principal, le POR de Lora, est rongé par un centrisme sclérosé et un sectarisme légendaire ; bien que ses militants soient aux avant-postes, il joue comme parti le rôle non d’un point d’appui mais d’un obstacle pour la lutte des masses et pour la constitution d’un authentique parti trotskyste en Bolivie. La LOR-CI (affiliée à la FTQI), en revanche, est un authentique groupe trotskyste, malgré ses défauts, mais elle est minuscule… Il s’agit donc, pour les groupes et militants communistes révolutionnaires, de proposer une orientation capable d’accélérer la constitution d’un tel parti, en partant de la situation réelle de la lutte de classe et des possibilités qu’elle offre. Il n’y a certes pas de recette miracle. Mais il faut intervenir avec une politique qui mette en avant le programme socialiste et s’appuie sur le dynamisme révolutionnaire des masses et sur la formation d’une avant-garde prolétarienne qui prend ses distances avec ses directions traditionnelles. Et il faut espérer que le temps sera suffisant pour construire un tel parti avant l’épuisement de cette énergie ou l’intervention d’un coup d’État qui, prenant les masses au dépourvu, les briserait.

Quelle politique révolutionnaire pour le prolétariat ?

Il est évidemment impossible, en écrivant depuis la France et sans connaître tous les détails d’une situation qui ne cesse d’ailleurs d’évoluer, de prétendre proposer une politique parfaitement adéquate. Nous nous efforçons néanmoins ici de tracer les grands axes de la politique qui nous semble exigée par la situation, sans vouloir par là exclure des formulations plus adéquates dans le cadre de cette orientation générale.

Pour les marxistes, la base d’une politique juste consiste à développer une politique prolétarienne indépendante, c’est-à-dire à défendre un programme révolutionnaire complet et conséquent. Il s’agit fondamentalement de mettre en avant un programme révolutionnaire transitoire, car c’est la condition pour que les masses puissent, par leur propre expérience, se séparer de leurs actuelles directions. Les politiques menées par les directions du MAS, de la COB, des COR et de la FEJUVE doivent être critiquées, de manière précise et différenciée, mais toujours sans concessions. Corrélativement, étant donné l’influence de masse de ces organisations sur prolétariat, les paysans et tous les opprimés, la tactique communiste révolutionnaire doit trouver son expression positive dans l’exigence du front unique de ces organisations. Dans le contexte d’un pays semi-colonial et en Bolivie tout particulièrement, ce front unique ne peut être qu’un front unique anti-impérialiste entre les organisations ouvrières (COB, POR…), petites-bourgeoises (MAS, MIP, CSUCTB…) et populaires (FEJUVE…)

On pourrait s’étonner que nous proposions un front unique avec le MAS. De fait, la dynamique de la situation actuelle, encore maîtrisée par le MAS et les réformistes, se dirige vers la constitution d’un gouvernement de front populaire autour du MAS, un gouvernement qui respecterait le cadre de l’État bourgeois et refuserait tout véritable programme anti-capitaliste et même anti-impérialiste. Mais c’est précisément pour lutter contre cette politique d’étranglement de la révolution qu’il faut lui opposer le front unique anti-impérialiste sous la direction du prolétariat. Le nerf de cette bataille, c’est le programme revendicatif mis en avant par les masses elles-mêmes, c’est l’exigence de nationalisation des ressources en hydrocarbures. Dans cette perspective, il faut aider les masses qui suivent le MAS à rompre avec leurs illusions, pour les gagner au communisme : il faut les aider à comprendre pourquoi le MAS cherche une alliance avec des secteurs de la bourgeoisie qui ont tous participé ou soutenu la grande coalition de Goni, laquelle n’avait d’autre but que de livrer les richesses du pays, au lieu de s’allier avec ceux qui se prononcent clairement pour la nationalisation, comme la COB. Or, pour gagner sur cette revendication, il faut réaliser l’unité des organisations ouvrières, paysannes et populaires contre la bourgeoisie.

Mais ce n’est pas tout : la même revendication pose la question du pouvoir, selon la logique même d’un programme de transition, puisque sa réalisation suppose l’expulsion des entreprises impérialistes et de leurs alliés bourgeois boliviens, c’est-à-dire qu’elle implique de s’en prendre à la domination du capital. C’est pourquoi l’expression suprême du front unique est, ici comme ailleurs, le gouvernement des travailleurs s’appuyant sur l’auto-organisation des masses, leurs organismes de type soviétique et leurs milices armées. En l’occurrence, cette orientation pourrait s’exprimer de la façon suivante : pour un gouvernement COB-CSUCTB-MAS-MIP-FEJUVE-POR qui rompe réellement avec l’impérialisme et la bourgeoisie, c’est-à-dire un gouvernement qui commencerait à mettre immédiatement en œuvre le programme suivant :

La réalisation d’un tel programme n’est évidemment envisageable que par l’affrontement et la victoire contre les trusts impérialistes et la bourgeoisie bolivienne, notamment sa police et son armée. Or, sur la base de leur expérience (féroce répression de leurs mobilisations en avril 2000 à Cochabamba, en janvier-février 2003, en septembre-octobre 2003, en juin 2005), les masses tendent à comprendre que leurs revendications, à commencer par la nationalisation des hydrocarbures, ne sauraient être imposées pacifiquement. De plus, le MAS agite la menace d’un coup d’Etat et d’une intervention impérialiste pour subordonner les masses à la bourgeoisie, mais refuse d’y préparer réellement les masses en les armant ; or cette attitude est criminelle, car il est exact que Bush et la bourgeoisie bolivienne ne reculeront pas devant un bain de sang pour sauver leurs profits. Contre les réformistes et tous les pacifistes, il faut rappeler que la confiance faite en 1971 par toute la direction réformiste du mouvement ouvrier bolivien au colonel « nationaliste » Torres, avait ouvert la porte au coup d’État du général Banzer, liquidant la montée révolutionnaire et instaurant une dictature sanglante. Enfin, contre les sceptiques de tous ordres, qui pensent les ouvriers et les paysans incapables de vaincre la bourgeoisie et son armée, il faut rappeler non seulement les événements de 1952, où les milices ouvrières avaient vaincu l’armée, mais également les événements de Cochabamba de 2000, où l’organisation spontanée et la détermination des prolétaires et semi-prolétaires à affronter la police avaient permis de la diviser et de la faire capituler sans combat, comme nous l’avons vu. Cependant, un processus de fractionnement général de l’armée et de la police ne pourra être que la conséquence de l’organisation autonome et de l’armement des prolétaires, semi-prolétaires et paysans. C’est pourquoi il faut se battre pour la réalisation immédiate des propositions suivantes :

C’est sur la base d’un tel programme qu’il convient d’intervenir dans les multiples conflits sectoriels qui sont en train de se développer, comme les occupations de terre dans la province de Santa Cruz, la grève d’une semaine dans la mine de Huanuni, le mouvement des enseignants, la grève des ouvriers du pétrole, etc. L’organisation communiste révolutionnaire ne saurait ignorer l’importance pour les masses des revendications économiques partielles mises en avant dans ces luttes, mais elle doit impérativement y intervenir non selon une ligne syndicaliste étroite, enfermant ces combats dans le cadre d’une profession ou d’une région, mais en développant la logique même de ces revendications comme posant la question de la conquête du pouvoir : les revendications salariales les plus élémentaires ne peuvent être satisfaites sans un programme anti-impérialiste et anti-capitaliste conséquent, et ce même programme à son tour ne peut être réalisé que par un gouvernement des ouvriers et des paysans auto-organisés. Cette orientation doit s’exprimer concrètement dans l’effort pour créer à chaque fois des organismes d’auto-organisation des masses en lutte et pour les lier entre eux (entre les diverses professions, les diverses villes et régions, etc). Même s’il faut pour cela lutter contre le courant, il est impossible de renoncer à cette orientation sans trahir du même coup la révolution.

Parti ouvrier indépendant et parti communiste révolutionnaire

Tant qu’un nouvel essor de la lutte des masses ne pose pas concrètement et immédiatement la question de la formation d’organismes soviétiques à l’échelle du pays et tant que les masses continuent d’entretenir des illusions envers leurs directions réformistes, il serait erroné de renoncer au mot d’ordre de gouvernement de front unique exposé plus haut. Dans ce cadre, il apparaît fondamental d’essayer de faire cristalliser les tendances à la constitution d’une organisation politique exprimant les intérêts spécifiques du prolétariat, car sans un tel instrument, il est illusoire de s’imaginer pouvoir lutter pour la direction prolétarienne de la révolution, en particulier contre le front populaire. Il faut donc œuvrer, dans le mouvement vivant de l’avant-garde et plus largement des masses, pour constituer cette représentation indépendante du prolétariat, c’est-à-dire combattre pour la formation d’un « instrument politique » sur la base de la COB et des syndicats, avec le programme le plus avancé possible.

Si le MAS et les fractions les plus droitières de la bureaucratie de la COB ont concentré tous leurs efforts contre la mise en place d’un tel parti, soit en se battant purement et simplement contre elle, soit en s’efforçant de subordonner ce parti dès sa naissance à une politique petite-bourgeoise (et donc par là à la bourgeoisie et à l’impérialisme), ce n’est pas par hasard. Dans la situation actuelle d’ascension de la lutte politique des masses, la formation d’un tel parti sur des bases d’indépendance de classe, telle que la posent les statuts de la COB, jouerait un rôle utile comme pôle de regroupement pour le prolétariat et offrirait des possibilités considérables aux marxistes pour accélérer la formation de leur propre fraction dans la classe. C’est pourquoi le MAS y voit à juste titre une menace pour son hégémonie et sa stratégie de front populaire. Il serait absolument sectaire de rester passif face à cette question ou, pire encore, de s’opposer à la formation d’un tel parti ouvrier, sous prétexte qu’il ne serait pas un parti révolutionnaire. Sans méconnaître ces risques, les trotskystes doivent intervenir énergiquement pour contribuer à imposer sa création, en s’appuyant précisément sur l’avant-garde qui se dégage des luttes les plus récentes et en se battant pour le programme le plus juste possible, mais sans jamais renoncer à leur expression propre. Ils y trouveront une autre voie de contact avec l’avant-garde prolétarienne qui mûrit à la chaleur de la situation. La construction du parti communiste révolutionnaire ne s’oppose pas à la constitution d’un parti ouvrier indépendant, mais au contraire se combine dialectiquement avec elle.

Conclusion provisoire

La révolution bolivienne ne pourra triompher que si le parti révolutionnaire du prolétariat parvient à prendre la tête de la lutte des masses pour les conduire à la prise du pouvoir, et si ce parti garde toujours présent à l’esprit que la révolution bolivienne ne saurait vaincre sans s’étendre au-delà des frontières de la Bolivie, c’est-à-dire qu’elle ne saurait triompher sans se poser comme le premier maillon de la révolution prolétarienne dans le sous-continent, ouvrant la voie à la constitution des États-Unis socialistes d’Amérique Latine. La « théorie du socialisme dans un seul pays » a fait depuis longtemps faillite ; la seule théorie valable pour le prolétariat, c’est celle de la révolution permanente. Une victoire du prolétariat et des paysans pauvres en Bolivie bouleverserait les rapports de forces entre les classes à l’échelle du continent et dans le monde entier : elle donnerait un puissant coup d’accélérateur à la reconstruction du mouvement ouvrier et favoriserait le pôle révolutionnaire dans cette recomposition, à condition que les partis trotskystes sachent y intervenir correctement. La révolution bolivienne fragiliserait en même temps considérablement tous les gouvernements qui reposent sur la collaboration de classes, à la fois expressions de la pression des masses et obstacles sur la voie de son approfondissement, comme celui de Chavez au Venezuela, de Lula au Brésil, du Frente Amplio en Uruguay ou même de Kirchner en Argentine. En effet, une des forces principales de ces gouvernements repose sur l’absence d’alternative révolutionnaire ayant un poids de masse, car dans ces conditions des millions continuent à espérer en ce qui leur semble à ce stade la seule alternative possible aux politiques néo-libérales, bien que leur expérience quotidienne leur montre qu’il ne s’agit en réalité que d’une alternance, avec la même politique.

C’est pourquoi les organisations révolutionnaires d’Amérique Latine et du monde doivent non seulement apporter l’attention la plus grande aux luttes actuelles des masses boliviennes, mais en outre leur apporter tout leur soutien en intégrant la situation révolutionnaire en Bolivie dans leur propre politique quotidienne. Les organisations ouvrières des pays impérialistes qui, comme la France, participent au pillage et à l’oppression du peuple bolivien (notamment par l’intermédiaire de Total-Fina Elf, de Suez-Lyonnaise des Eaux, etc, coordonné par l’ambassade de France à La Paz), ont le devoir de s’adresser et d’organiser les travailleurs de leur propre pays contre ces entreprises impérialistes et leur gouvernement, pour appuyer la lutte des travailleurs boliviens. Car c’est seulement sur la base de ce travail politique que peut se sceller l’union des travailleurs des impérialistes avec les peuples opprimés et en particulier avec le prolétariat des nations opprimées. Cela passe bien sûr par la rédaction d’articles, l’organisation de réunions pour la faire connaître et, selon les pays et les situations, l’appel à des mobilisations pour soutenir la lutte des ouvriers et paysans de Bolivie. Mais cela exige aussi, indissociablement, de s’efforcer d’avancer à la chaleur des événements, sans opportunisme et sans sectarisme, vers le regroupement des forces trotskystes authentiques, à l’échelle internationale et dans chaque pays — travail auquel le Groupe CRI consacre une grande partie de son énergie depuis sa fondation, en cherchant toujours à combiner la discussion politique de fond avec d’autres organisations qui se revendiquent du même combat et l’intervention commune chaque fois que c’est possible, aussi bien en France qu’à l’échelle internationale.

Étant donné l’importance de ces problèmes de la révolution bolivienne, nous reviendrons dans nos prochains numéros sur les leçons des révolutions boliviennes de 1952 et 1971, sur les événements plus récents de l’actualité (notamment sur l’attitude à adopter face aux élections prévues pour décembre 2005 et la Constituante pour 2006) et enfin sur la politique menée par les organisations boliviennes se revendiquant du trotskysme face à l’actuelle situation révolutionnaire.


1) Il est extrêmement difficile de se procurer des informations précises et fiables sur les évéments politiques majeurs qui ont lieu en Bolivie actuellement. Expression de son farouche national-trotskysme (centrisme), le POR (Parti Ouvrier Révolutionnaire) bolivien dirigé par Guillermo Lora n’apporte aucun soin à diffuser à l’étranger des informations sur la situation et sur sa politique (son site web n’a pas été actualisé depuis plus d’un an, il est à notre connaissance impossible de se procurer sa presse depuis l’étranger). Cet article doit donc beaucoup au remarquable travail d’analyse économique, sociale et politique marxiste réalisé par la LOR-CI (Ligue Ouvrière Révolutionnaire -Cuarta Internacional), section bolivienne de la FTQI, notamment au n° 1 de La Revista de los Andes, ainsi que divers articles parus dans les publications de la FTQI. Même si l’on peut avoir des divergences sur certains aspects de la politique proposée par cette organisation (comme l’attitude à prendre face à la question de la Constituante), il est manifeste que c’est actuellement le groupe le plus sérieux et le plus solide se revendiquant du marxisme en Bolivie. Outre cette source centrale, ont également été utilisés la déclaration sur la Bolivie publiée par feu le « Collectif pour une conférence internationale des trotskyses de principe et des organisations ouvrières révolutionnaires » formé en 2003 par la LOI-CI (Argentine), le Groupe bolchevik (France), le CWG (Nouvelle-Zélande), Lucha Marxista (Pérou) et le GOI (Chili) ; les articles publiés dans Masas, journal du CC-POR (Comité Constructeur du Parti Ouvrier Révolutionnaire) argentin, n° 185-188 qui restent généraux mais dégagent bien la dynamique de la situation ; l’article publié dans le n° 1 de la revue de Socialismo Revolucionario (janvier 2005) ; les articles publiés dans En défense du marxisme, revue théoriques du PO (Parti Ouvrier) argentin, n° 32 ; les textes de la LOI-CI d’Argentine ; et enfin diverses sources statistiques et économiques bourgeoises.

2) À titre de comparaison, le PIB des États-Unis s’élève à 10 500 milliards de dollars, celui du Japon à 4000, celui de l’Allemagne à 2000, celui de la France à 1450, celui de la Chine à 1250, celui de l’Argentine à 100, celui de la Roumanie à 42 et celui de la Côté d’Ivoire à 12. Tous les chiffres indiqués sont arrondis.

3) Pour le PIB par tête, celui des États-Unis s’élève à 37 000 dollars et celui de la France et de l’Allemagne à 24 000 dollars.

4) Se sont ainsi succédé à la présidence de la République Paz Etenssoro (MNR) soutenu par le MIR (Mouvement de la Gauche Révolutionnaire, parti bourgeois) de 1985 à 1989, puis Paz Zamora (MIR) soutenu par l’ADN (Action Démocratique Nationaliste) du général Banzer (auteur d’un coup d’État contre la montée révolutionnaire en 1971, dictateur de 1971 à 1977) de 1989 à 1993, puis Gonzalo Sanchez de Lozada dit « Goni » (MNR) de 1993 à 1997, puis Banzer de l’ADN de 1997 à 2000, qui ne put finir son mandat en raison de problèmes de santé, remplacé par le vice-président Quiroga (ADN), enfin de nouveau Goni à partir de 2002. La continuité de la politique menée est clairement exposée par le Bureau of Public Affairs, US Department of State à l’adresse <http://www.state.gov> dans la rubrique correspondante.

5) Cf. à ce sujet notre article dans Le CRI des travailleurs n° 14 de septembre-octobre 2004.

6) Ces actes de justice populaire, s’ils renvoient aux traditions indiennes séculaires de justice communautaire, expriment clairement une lutte du prolétariat exploité et des peuples indiens doublement opprimés. La justice officielle, aux mains de la bourgeoisie blanche et métisse, est notoirement à la botte du pouvoir et largement corrompue. Elle est très complaisante à l’égard des riches bourgeois et condamne sans pitié les gens du peuple. Par exemple, en 2003, le maire d’Ayo Ayo, membre de la NFR (un parti bourgeois), accusé de corruption, fut relaxé par le tribunal à La Paz, mais condamné par la population de son village et exécuté par la foule. Quant à l’ancien président, Goni, responsable des plus de 80 morts et 250 blessés de la sanglante répression qu’il avait ordonnée en 2003, il a pu fuir sans difficulté le pays après sa démission.

7) Cette citation et les suivantes sont issues de Dix points du programme du MAS (www.masbolivia.org/programa/panelprog.htm)

8) Cf. la déclaration de Garcia Linera, candidat du MAS à la vice-présidence, selon un communiqué du 29/08/05, face aux activités d’officiers du commandement regroupés dans l’association politique TORPEDA.


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