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Le CRI des Travailleurs n°19     << Article précédent | Article suivant >>

Comment et pourquoi les directions des forces partisanes du non et des syndicats ont refusé de chasser Chirac


Auteur(s) :Laura Fonteyn, Nina Pradier, Ludovic Wolfgang
Date :12 septembre 2005
Mot(s)-clé(s) :France, directions-syndicales, extrême-gauche
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En votant majoritairement Non au référendum, le prolétariat et les classes populaires ne se sont pas contentés d’exprimer leur rejet d’un texte précis, comme ont tenté de le faire croire à la fois la bourgeoisie en tant que telle et les forces partisanes du Non. En votant Non le 29 mai, le prolétariat et la majorité du peuple ont avant tout manifesté leur rejet de toute la politique menée depuis des années par les gouvernements successifs, qu’ils soient de droite ou de « gauche ». Et ils ont exprimé tout particulièrement leur colère contre le gouvernement Chirac-Raffarin, combattu par la grève et les manifestations massives en mai-juin 2003 et déjà sanctionné électoralement en 2004. Le sens du vote Non a donc été indissociablement le rejet d’un projet de « Constitution » perçu à juste titre comme une arme juridique et politique pour briser les acquis sociaux et les services publics, et le rejet de Chirac, de son gouvernement et de son Assemblée.

Dès lors, le prolétariat et les classes populaires étaient en droit d’attendre de la part des syndicats ouvriers (CGT, FO, FSU et SUD), qui avaient condamné le projet de traité constitutionnel (tout en refusant d’appeler à voter Non), et des forces politiques qui s’étaient battues pour la victoire du Non en référence aux intérêts des travailleurs, qu’ils n’en restent pas à cette victoire purement électorale, mais qu’ils transforment l’essai, c’est-à-dire qu’ils passent immédiatement à l’offensive pour en finir avec Chirac, son Assemblée et toute la politique de régression sociale subie depuis des années. Ces syndicats et ces forces politiques avaient une responsabilité majeure : leur prestige était renforcé par la victoire du Non, des millions de travailleurs et de jeunes voyaient en eux les principaux artisans de cette victoire, quelles que soient les critiques que l’on puisse et que l’on doive adresser aux prises de position des uns et des autres tout au long de la campagne (1). De fait, toutes ces forces qui, d’une manière ou d’une autre, ont porté la voix du Non de gauche et d’extrême gauche, se sont retrouvées au soir du 29 mai représentatives de la majorité de la population laborieuse ; majorité relative si l’on tient compte du fait que le Non a été aussi en partie de droite et d’extrême droite, mais majorité tout de même et en tout cas majorité absolue des travailleurs salariés.

Front unique… derrière Chirac

Or les dirigeants de ces organisations syndicales et politiques ont refusé, dès le 30 mai et tout au long du mois de juin, de profiter de la défaite de Chirac et du gouvernement pour engager une offensive sur le terrain de la lutte de classe, pour en finir avec eux. Des millions de travailleurs pensent généralement que ces organisations veulent défendre leurs intérêts, mais qu’elles ont bien du mal à le faire, parce qu’elles sont trop faibles par rapport au patronat, au gouvernement, à la mondialisation… Mais, le 29 mai, elles ont montré qu’elles étaient capables d’aider le prolétariat et les classes populaires à emporter une victoire, elles ont montré tout au long de la campagne qu’elles avaient la capacité militante d’informer, d’influencer et de mobiliser des centaines de milliers de travailleurs et plus.

Certes, les travailleurs ne se sont pas mobilisés spontanément sur le terrain de la lutte de classe directe au lendemain du 29 mai. Mais ils ne se seraient pas non plus mobilisés spontanément, ou en tout cas pas dans les mêmes proportions, pour aller voter, s’il n’y avait pas eu une campagne politique gigantesque pour la victoire du Non. D’autre part, il y a certes une crise de la conscience de classe d’un point de vue historique, mais, depuis le début de l’année 2005, les travailleurs s’étaient déjà mobilisés par la grève et la manifestation à plusieurs reprises, montrant leur volonté d’en découdre avec le gouvernement par leur participation massive aux « journées d’action » appelées par les syndicats et les forces politiques partisanes du Non les 20 janvier, 5 février, 10 mars et 16 mai. Or ces journées d’action, dispersées et sans lendemain, n’ont évidemment eu aucun résultat revendicatif. Dès lors, il est fort compréhensible, car c’est une question de rationalité élémentaire, que, en juin, après le référendum, les travailleurs n’aient pas eu envie de se battre de nouveau pour rien.

Leur colère n’en était pas moins évidente, et nul ne peut croire qu’ils aient été indifférents à la provocation méprisante de Chirac foulant aux pieds leur vote, à la nomination du gouvernement Villepin-Sarkozy, à l’annonce des ordonnances contre le Code du travail. Ce qui a manqué en juin, ce ne sont donc pas les potentialités combatives du prolétariat et des classes populaires, mais ce sont des organisations syndicales et politiques prêtes à engager le combat pour achever Chirac. Il fallait commencer par la convocation et la préparation immédiates, dès le lendemain du référendum, d’une immense manifestation nationale à l’Élysée exigeant le départ du président, de ses ministres et de son Assemblée. En refusant de passer à l’offensive pour terminer sur le terrain de la lutte de classe, par la manifestation et la grève, ce que la mobilisation électorale avait commencé à faire, les dirigeants des syndicats, du PCF, des courants de gauche du PS, d’ATTAC, mais aussi de LO, du PT et même de la LCR (qui est cependant la seule organisation nationale à s’être prononcée officiellement pour la « démission » de Chirac), ont montré au mieux qu’ils manquaient de volonté politique, au pire qu’ils n’avaient aucunement l’intention d’imposer un coup d’arrêt à la politique que le prolétariat et les classes populaires subissent depuis trop longtemps. Objectivement, ces gens-là ont aidé Chirac à se remettre du knock out électoral, ils lui ont permis de reprendre l’initiative, ils ont assisté passivement à la mise en place du « nouveau » gouvernement, se contentant de pleurnicher face à la prétendue « surdité » du président… Mais précisément, puisqu’il était clair que Chirac ne voulait ni ne pouvait changer de politique, n’était-ce pas une raison évidente pour conclure qu’il devait partir ?

Les dirigeants syndicaux (CGT, FO, FSU…) se sont précipités chez Villepin dès sa nomination, au lieu d’empêcher Chirac de le nommer

Dès sa nomination, Villepin a tenu à recevoir tous les dirigeants syndicaux, avant même son discours de politique générale devant l’Assemblée, ce qui est parfaitement contraire à la tradition. Cette décision avait évidemment un sens politique fort : il s’agissait de s’assurer qu’il pouvait compter sur le soutien tacite de ces dirigeants, c’est-à-dire qu’ils respecteraient bien le cadre institutionnel et n’appelleraient pas les travailleurs à se mobiliser avant la mise en place du « nouveau » gouvernement. Or tous les Chérèque, Thibault, Mailly, etc., ont parfaitement reçu le message, ils ont rassuré Chirac, et Villepin en leur garantissant qu’ils n’avaient effectivement pas la moindre intention de remettre en cause leur prétendue légitimité.

Le double langage de la CGT

Certes, les dirigeants des neuf fédérations de la CGT qui avaient appelé, bien avant le référendum, à une nouvelle « journée d’action » le 9 juin ne l’ont pas décommandée (ils ne pouvaient tout de même pas aller jusque là !), mais ils n’ont rien fait pour assurer son succès, et encore moins pour appeler les autres corporations à s’y joindre ; les « revendications » de cette « journée d’action » étaient d’ailleurs clairement collaboratrices, puisqu’il s’agissait, au nom de la défense de l’emploi industriel, de « responsabiliser les dirigeants patronaux avec des mesures urgentes de la part du Gouvernement pour créer les conditions d’une nouvelle politique industrielle ambitieuse », c’est-à-dire que la CGT proposait d’unir les syndicats, le patronat et le gouvernement pour le prétendu intérêt commun que constituerait une « politique industrielle » capitaliste. Dès lors, il est bien normal que les travailleurs, las de ces « journées d’action » à répétition, ne se soient pas saisis de cette initiative, qui a été un échec. De même, l’appel de la CGT à manifester le 21 juin a montré que les travailleurs n’étaient pas prêts à redescendre pour la énième fois dans la rue… dès lors qu’il n’y avait aucune perspective d’engager un véritable combat décisif contre Chirac et le gouvernement.

Mais cela ne signifie nullement que le prolétariat et les classes populaires n’étaient pas prêts à combattre. Ce sont d’ailleurs les dirigeants de la CGT eux-mêmes qui le reconnaissent, tout en faisant porter l’absence de mobilisation en juin sur… la défection des autres organisations. Bernard Thibault déclarait ainsi, dans Le Figaro du 29 août : « Si nous avions pu dès le mois de juin, comme nous l’avions souhaité, être unanimement mobilisés sur le plan syndical pour empêcher que cette mesure soit prise, peut-être aurions-nous pu empêcher le gouvernement d’arriver à ses fins. » Oui, c’était possible de faire échec à Chirac dès le mois de juin ; et oui, les autres organisations syndicales ont refusé toute mobilisation ; mais cela ne dédouane en rien la CGT de ses propres responsabilités : si elle avait vraiment appelé les travailleurs à en découdre avec Chirac, plutôt que d’aller rencontrer Villepin et de demander des « négociations », nul doute qu’ils auraient répondu à l’appel par centaines de milliers, et que la dynamique ainsi créée aurait contraint les autres organisations à suivre. Car, comme le dit elle-même Maryse Dumas, une autre dirigeante de la CGT, dans une interview à Libération le 2 août, d’une part, « il y a une forte attente à l’égard du mouvement syndical pour concrétiser des mobilisations et des acquis sociaux sans dépendre du calendrier politique » ; et, d’autre part, « la procédure d’urgence n’est pas une preuve de force de la part du gouvernement, cela démontre, au contraire, le caractère illégitime et impopulaire ».

Or, en réalité, la CGT, tout en faisant (mais au cœur du mois d’août !) ce double constat tout à fait juste, a refusé d’appeler les travailleurs à passer à l’offensive contre Chirac. Thibault avoue lui-même que, en juin, il s’est contenté d’aller offrir ses services à Villepin pour l’aider à définir sa politique économique (même si l’ingrat n’en a pas tenu compte !) : regrettant, dans l’interview déjà citée du 29 août, que le MEDEF et le gouvernement « contestent (…) systématiquement la capacité des syndicats à pouvoir intervenir sur le terrain économique, considérant que, par définition, nous sommes là pour être les avocats de la revendication sociale », Thibault se défend dans les termes suivants : « Non seulement le terrain économique ne nous effraie pas, mais nous aimerions bien que cette prérogative nous soit reconnue, comme c’est le cas partout en Europe. Nous avions souhaité, lors de notre entretien avec Dominique de Villepin, une réflexion sur les leviers d’action pour augmenter la croissance. » Incroyable ! Non seulement Thibault est allé se prosterner devant Villepin, mais en outre il se plaint de n’avoir pas été associé au gouvernement ! On comprend en tout cas pourquoi les journées d’action de la CGT en juin n’ont pas été couronnées de succès : ce que le prolétariat et les classes populaires attendent, ce n’est certainement pas un appel à se mobiliser pour que Thibault devienne sous-ministre de Chirac.

FO, le Parlement et le vélo

De son côté, Jean-Claude Mailly, pour FO, ne s’est pas comporté de manière différente : lui aussi a demandé, dès le lendemain du référendum, à « être reçu par le gouvernement », ce que Villepin s’est empressé de faire. Et, avant que le Parlement ne discute du projet de loi habilitant Villepin à faire passer ses ordonnances, FO se contentait d’exprimer « ses plus vives inquiétudes (…) sur le fond et sur la forme » et annonçait en conséquence qu’elle… « entend[ait] continuer à rencontrer les groupes parlementaires » ! En attendant, la priorité pour FO n’était ni la mobilisation contre Chirac, ni la question des ordonnances, mais… le Tour de France ! « Au-delà de la performance individuelle, de l’incertitude sur l’issue finale », écrivait Mailly dans un numéro spécial, imprimé sur papier glacé, de FO-Hebdo, « c’est l’attrait pour l’effort et le dépassement qui constitue un des ressorts du succès de cette manifestation sportive ». Rappelant alors, avec un art quasi-homérique de la comparaison, que le taux de productivité des salariés français est l’un des plus élevés du monde et que donc ce n’est pas le Code du travail qu’il faut mettre en cause, Mailly ajoutait : « On demande aux coureurs de porter des casques et tout le monde le fait sans que cela porte atteinte aux performances. (…) Le syndicalisme, les conventions collectives, les statuts, le Code du travail, c’est le casque des salariés ! (…) Alors au travail, comme à vélo, donnez-vous à fond, mais protégez-vous ! » Bref, vive la compétitivité et le capitalisme « performant »… mais à visage humain ! (2)

Les mensonges de la FSU

Quant à la FSU, principale fédération de la Fonction publique, notamment dans l’enseignement, elle n’est pas en reste. Au beau milieu de la période du bac, ses dirigeants se sont précipités chez le nouveau ministre de l’éducation, de Robien, lequel leur a annoncé qu’il voulait d’abord entendre tout le monde avant de promulguer les décrets d’application de la loi Fillon. Il s’agissait évidemment pour lui de gagner du temps et de désamorcer toute velléité des lycéens, qui s’étaient mobilisés pendant plus de trois mois, de perturber les épreuves du bac. Or les dirigeants de la FSU, et notamment du SNES, n’ont pas perdu une seconde pour oser clamer sur touts les toits que le ministre était un homme de « dialogue » et même qu’il leur avait signifié « une amorce de prise en compte » des revendications des personnels ! Après cet énorme et ignoble mensonge des bureaucrates, qui a permis à de Robien de prendre tranquillement ses fonctions, le nouveau ministre n’avait plus qu’à attendre début juillet, après les résultats du bac et le départ en vacances des élèves et personnels, pour annoncer tranquillement l’application pleine et entière de la loi Fillon dès le 2 septembre…

Les courants de gauche du PS s’agrippent au social-libéral Fabius

Du côté du PS et des Verts, les dirigeants de ces partis bourgeois n’ont évidemment pas attendu le résultat du référendum pour faire bloc avec Chirac de la manière la plus éhontée : leur « front unique » pour le Oui avec le président, le gouvernement et l’UMP (symbolisé par l’accouplement volontaire de Sarkozy et de Hollande à la fameuse « une » de Paris-Match), a dominé toute la campagne électorale. Après l’annonce des résultats, ils ont tenté de masquer leur propre défaite en essayant de faire croire que celle-ci s’expliquait par une confusion de ces imbéciles d’électeurs entre la gentille « Constitution » européenne et la méchante politique de Raffarin (laquelle n’est d’ailleurs, en fait, que la poursuite de la leur)…

Néanmoins, les trois courants de gauche à l’intérieur du PS, respectivement animés par Mélenchon, Emmanuelli et Dolez, ont fait campagne pour le Non malgré les menaces de sanctions de la direction à leur encontre. Ces trois courants, qui représentent les séquelles de la social-démocratie réformiste à l’intérieur d’un PS devenu un parti purement et simplement bourgeois, y sont nettement minoritaires ; mais les milliers de militants socialistes et les millions d’électeurs du PS qui ont voté Non pouvaient s’attendre à ce qu’ils aillent jusqu’au bout de leur rupture avec la direction « ouiouiste », et qu’ils s’allient aux autres forces qui, à l’extérieur du PS, ont contribué à la victoire du Non. Ce faisant, ils auraient mis leur actes en conformité avec leurs discours, ils auraient prouvé leur prétendue volonté de combattre Chirac et d’en finir avec la politique destructrice des acquis sociaux. Or, depuis le 29 mai, ces trois courants ont montré une fois de plus que telles n’étaient pas leurs intentions : ils ont préféré consacrer leur énergie aux manœuvres internes préparatoires au congrès du Mans de novembre prochain, sans faire la moindre proposition sérieuse aux travailleurs (3) ; ils se sont alliés contre l’actuelle direction du PS, mais en se rangeant derrière la candidature présidentielle de Fabius, ce social-libéral hypocrite qui rêve d’être un nouveau Mitterrand, et sur lequel ils comptent en échange pour gagner la direction du parti…

Aujourd’hui, au PS, on a donc d’un côté, la direction partisane du Oui en ses différentes composantes (Hollande, Lang, Aubry, Strauss-Kahn…), qui se mettent toutes, en interne, à faire des déclarations quelque peu « gauchies » pour limiter leur fragilisation consécutive à la victoire du Non ; de l’autre côté, les trois courants de gauche partisans du Non, qui se sont donc jetés dans les bras de Fabius ; s’ajoute enfin, entre ces deux blocs, le courant Nouveau Parti Socialiste de Peillon et Montebourg, qui étaient partisans du Non, mais qui se sont soumis à la direction en refusant de faire campagne publiquement sous prétexte de discipline, et qui aujourd’hui marchandent leur soutien au plus offrant des deux principaux camps… Il est clair que la manière dont se résoudra ce conflit (s’il se résout) lors du congrès du Mans et par la suite, jouera un rôle important dans la disposition politique générale, d’ici à 2007, des principales forces de la bourgeoisie et de ses lieutenants dans le mouvement ouvrier. Mais ce qui est encore plus clair, c’est que le point commun à tous ces gens-là, qu’ils aient appelé à voter Oui ou à voter Non (ce qui constitue certes une différence importante) est qu’ils sont en tout cas tous d’accord pour refuser d’en finir ici et maintenant avec Chirac, pour le laisser poursuivre sa politique réactionnaire et pour attendre bien sagement 2007.

Le PCF aux basques du PS

L’orientation politique de la direction du PCF depuis le 29 mai n’est guère différente de celle des courants de gauche du PS. Le soir de la victoire, M.-G. Buffet se fendait certes de phrases bien balancées : « Ou Chirac se soumet, ou il se démet. » Elle faisait croire ainsi que Chirac pourrait accepter d’ « entendre le message » du peuple, et d’en tirer les conséquences « démocratiques » en démissionnant de lui-même… Mais même cette formulation, bien timorée, envisageant l’hypothèse qu’il parte, était encore trop hardie : elle s’explique en fait uniquement par l’enthousiasme des militants le soir et le lendemain de la victoire ; c’est pourquoi, quelques jours plus tard, elle avait déjà fait long feu...

Pendant les quinze jours suivants, en effet, la direction du PCF a en fait axé toute son orientation sur une supplique adressée à Chirac (supplique qui supposait donc qu’il restât) : elle lui a demandé d’être porteur, lors du Conseil européen des 16-17 juin, du « mandat » donné par le peuple français. L’Humanité hebdo expliquait ainsi, confirmant son allégeance totale aux institutions de la Ve République, que « sa fonction de chef de l’État lui fait obligation de traduire en actes la volonté populaire exprimée par le suffrage universel » (11-12 juin, p. 4). Non contente de légitimer Chirac, M.-G. Buffet s’adressait également à l’Assemblée en une lettre solennelle : « Le Parlement français doit se réunir, avant le Conseil européen de mi-juin, pour tirer toutes les conséquences de ce vote ». Une pétition fut même concoctée par le PCF dans les termes suivants : « Le président de la République doit retirer la signature de la France. L’Union européenne doit décider une nouvelle négociation sur les politiques économiques et sociales et sur les institutions de l’Union européenne. Cette nouvelle discussion doit s’ouvrir aux exigences des peuples, qui doivent être associés et consultés. » Autrement dit, pour le PCF, même après le 29 mai, il ne s’agit de combattre ni l’Union européenne capitaliste en tant que telle, ni Chirac et son Assemblée UMP, qui ne sont toujours pas illégitimes et peuvent donc rester en place jusqu’en 2007. Tel étant l’axe politique des manifestations convoquées par le PCF et d’autres pour le 16 juin, il n’est évidemment pas étonnant qu’elles furent un échec.

Parallèlement, la direction du PCF n’a eu de cesse, depuis le 29 mai, de renouer les ponts avec le PS, après une campagne opposée qui, pour beaucoup de militants, signifiait enfin une rupture avec l’expérience de la « gauche plurielle », désastreuse pour les effectifs du PC. Prudente, la direction n’a certes pas déclaré clairement la liquidation immédiate des « collectifs pour le Non » dans lesquels des milliers de militants communistes s’étaient investis pendant plusieurs mois, côtoyant des militants d’autres formations politiques (mais évidemment fort peu du PS). En revanche, elle a clairement indiqué que ces collectifs ne pouvaient servir que de « lieux de débats », non de comités pour la mobilisation unitaire pour chasser Chirac ou pour élaborer un véritable programme anti-capitaliste.

Car les choses sérieuses doivent se passer ailleurs : rue de Solférino. La direction du PCF a bien vite réaffiché sa volonté fondamentale d’un alliance électorale avec le PS, avec Fabius de préférence, mais tout aussi bien avec les « ouiouistes » si ce sont eux qui l’emportent au congrès du Mans. Elle propose ainsi au PS une nouvelle mouture de la « gauche plurielle », tout en essayant d’y accroître son propre poids par l’intégration d’une partie de l’extrême gauche et du mouvement altermondialiste, à commencer par José Bové et la LCR. L’objectif de cette nouvelle « union de la gauche » est de construire « une autre Europe », mais en gardant le cadre de l’Union européenne capitaliste, mais surtout de préparer l’alternance pour 2007, c’est-à-dire de garder d’ici là Chirac et donc sa politique. Tel est le sens de la rencontre « au sommet » entre Buffet et Hollande le 13 juillet, à la demande de la première. Cette rencontre peut se résumer très simplement : le PCF a proposé au PS de « co-organiser » l’assemblée des « forums citoyens » qu’il a convoquée pour la fin novembre, soit quelques jours… après le congrès du PS…

La LCR se prononce pour la démission de Chirac… mais capitule face au PC et à la gauche du PS

La LCR est donc la seule organisation nationale qui se soit prononcée, dès le soir du 29 mai, pour la « démission » de Chirac et la dissolution de l’Assemblée. Mais elle s’en est tenue à une argumentation démocratiste, sans proposer la moindre initiative pour aider le prolétariat et les classes populaires à les chasser, dès lors qu’aucune « démission » spontanée n’était envisageable.

La LCR n’est certes pas assez puissante, à elle seule, pour mobiliser les masses ; mais elle n’en avait pas moins le devoir, en tant qu’organisation de niveau national, médiatique, largement connue parmi les travailleurs, et qui se dit révolutionnaire, de prendre l’initiative. Elle avait le devoir de faire des propositions concrètes, de mettre au pied du mur les autres forces partisanes du Non, et de dénoncer clairement celles qui refusaient de se prononcer pour chasser Chirac. Or, tout au contraire, sous prétexte de ne pas briser l’unité avec le PCF, la gauche du PS et quelques autres, la LCR a une fois de plus capitulé, par opportunisme, face à leur ligne de protection de Chirac : son exigence officielle d’une démission du président, formellement maintenue tout au long du mois de juin, a largement cédé la place à la demande d’une simple dissolution de l’Assemblée nationale (ce qui implique le maintien de Chirac !). C’est ainsi que, dans la manifestation « unitaire » du 16 juin à Paris, le mot d’ordre principal concernait l’Assemblée, non Chirac. Ou encore, dans le numéro de Rouge du 9 juin, la page de titre dit certes : « Chirac et son gouvernement sont illégitimes : faisons-les partir », mais l’article de « premier plan » (p. 3), tenant compte expressément des partenaires de la LCR, se contente de proposer en fait une « grande pétition nationale » qui demanderait… « la dissolution de l’Assemblée nationale », et rien d’autre ! Sachant que bien sûr, ici comme ailleurs, cet opportunisme n’a même pas le mérite d’être efficace : même une telle pétition, le PCF et les autres n’en ont pas voulu !

En fait, la LCR n’est pas insensible, elle non plus, et quoiqu’elle en dise parfois, à la perspective de 2007. C’est le sens de sa proposition de « candidatures unitaires autour d’un programme de rupture avec les logiques capitalistes libérales », proposition qui pourrait être discutée dans une période préélectorale (si le programme concret du front unique est réellement anti-capitaliste), mais qui, dans la situation actuelle, est une manière de céder à la pression des appareils politiques de la gauche en acceptant de se situer sur leur terrain de discussion ; or celui-ci est défini uniquement par la volonté d’attendre 2007, c’est-à-dire de ne surtout rien faire qui puisse menacer Chirac ici et maintenant. Du reste, une orientation électoraliste de la part de la LCR serait parfaitement vaine, car, abstraction faite d’une souhaitable mobilisation ouvrière et populaire, son rêve d’une alliance avec le PCF et les courants de gauche du PS n’a guère de chances d’aboutir, même sur une base opportuniste et réformiste : en raison de leur nature même, ces forces politiques garderont la volonté inébranlable, car matériellement déterminée par mille et un avantages matériels, postes d’élus et autres prébendes, de ne s’allier qu’avec le PS, comme nous l’avons vu. Au final, la LCR risque donc de se retrouver dans un cul-de-sac politique, à moins de sombrer dans un ministérialisme qui la ferait alors basculer à 100 % du côté de l’ordre bourgeois, comme ses camarades brésiliens du courant Démocratie socialiste qui soutiennent le gouvernement bourgeois de Lula et y participent en la personne de Miguel Rossetto (4).

L’avenir des collectifs pour le Non menacé par les appareils politiques

La capitulation opportuniste de la LCR face aux réformistes s’est manifestée tout particulièrement lors de la « rencontre nationale des collectifs » qui s’est tenue à Nanterre le 25 juin, et dont nous avons déjà dit quelques mots concernant ses positions sur l’Union européenne. Mais il faut revenir ici sur cette réunion, car ses organisateurs ont justement tout fait pour que les discussions restent essentiellement cantonnées à la question de « l’Europe », c’est-à-dire pour que ne soit surtout pas clairement abordée la question de ce qu’il faut faire ici et maintenant, en France, contre Chirac, malgré les demandes d’un grand nombre de délégués. Pourtant, cette rencontre nationale, avec ses 700 délégués enthousiastes, représentant des collectifs de toute la France, aurait pu être d’une importance décisive dans la situation politique ouverte par la victoire du Non. Or tout a été fait pour la réduire à un non-événement politique, les collectifs étant ainsi largement anesthésiés au moment même où l’on prétendait les conserver pour le présent et l’avenir.

Les forces en présence

C’est ainsi que ATTAC a purement et simplement boycotté cette réunion : ses dirigeants voient sans doute dans les collectifs une structure concurrente de la leur. Du côté du PCF, même si de nombreux militants étaient présents au nom de leur collectif, ce n’était cependant pas une mobilisation générale, loin de là : la direction n’a manifestement soutenu cette réunion que du bout des lèvres ; le maintien de collectifs politiques de combat représenterait en effet un danger fort encombrant pour ses propres objectifs purement électoralistes de rapprochement avec le PS. Enfin, le courant PRS de Mélenchon (courant de gauche du PS) était également présent (nous avons vu qu’il souhaite associer les « altermondialistes » à la future nouvelle « union de la gauche »), mais il n’a pas beaucoup de militants. Bref, seule la LCR, parce que c’est son intérêt, avait décidé de s’investir pleinement dans cette rencontre nationale : ses militants y étaient très nombreux, à la fois en termes absolus et, du fait de la sous-représentation des autres forces, en termes relatifs.

La LCR a eu raison de participer massivement à cette réunion ; le Groupe CRI partage l’objectif de maintenir et élargir les collectifs pour le Non, s’ils ne se réduisent pas aux militants. Mais cela ne peut se faire au prix de leur transformation en simples forums de discussion : ils ne peuvent continuer à exister qu’en devenant de réels instruments de lutte de classe, dont les travailleurs et les jeunes puissent se saisir pour imposer l’unité aux organisations — ce qui suppose évidemment la clarification politique, l’affrontement des positions et, bien sûr, la démocratie ouvrière. Or telle n’est justement pas la conception de la LCR, qui sont d’autant plus coupables à cet égard que ses militants avaient la capacité de faire de cette réunion nationale un événement politique majeur, le point de départ d’une véritable dynamique politique pour en découdre avec Chirac-Villepin. Or, au lieu de cela, la LCR a capitulé, sous prétexte de maintenir l’unité, face au PCF, à PRS et aux autres forces présentes. Pire : ses dirigeants ont co-élaboré la « Déclaration » censée être issue de cette rencontre nationale, et ils ont revendiqué la méthode bureaucratique de sa rédaction.

La forme anti-démocratique…

En ce qui concerne cette méthode, le principe retenu (sans que le débat sur ce point fondamental ait été mis à l’ordre du jour) a été officiellement celui du « consensus », c’est-à-dire en fait le « principe » de l’accord… au sommet entre une poignée de responsables des appareils officieusement présents. En conséquence, la « Déclaration » frauduleusement présentée comme l’expression de la « rencontre nationale des collectifs », n’a en fait nullement été discutée et adoptée par les participants, il n’y a pas eu le moindre vote, ni sur l’ensemble, ni sur le détail. En effet, un petit groupe autoproclamé (désigné en fait par les chefs politiques) de « rapporteurs » s’est permis d’écrire un texte avant la réunion, sans l’envoyer aux collectifs pour qu’ils en débattent, prennent position et mandatent à partir de là leurs délégués. Puis, pendant la rencontre elle-même, ces petits chefs ont ajouté quelques « amendements » communiqués par écrit, hors séance, par les participants qui le souhaitaient à titre individuel. Quant aux amendements qui ne faisaient pas « consensus » entre les rédacteurs-bureaucrates, ils ont été purement et simplement rejetés sans la moindre justification, et sans même avoir été présentés à la salle ! Bref, les organisateurs de cette réunion, y compris donc la LCR, ont sciemment empêché les 700 délégués présents d’être eux-mêmes les auteurs de leur propre texte, foulant au pied non seulement le principe fondamental que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes », mais même les règles démocratiques élémentaires du mandat, de la discussion contradictoire et du vote.

… et le fond politique démobilisateur

Sur le fond, un tel texte, titré d’un bien vague « Après le 29 mai, on continue ! », ne pouvait qu’être fort pauvre, et il l’est. Du reste, il revendique lui-même son refus d’ « une délimitation politique trop précise » des collectifs. Toutefois, sa « délimitation politique » n’est pas si imprécise qu’il le prétend : nous avons déjà souligné son caractère de part en part réformiste (et non anti-capitaliste) sur la question de l’Union européenne ; or il en va de même pour ce qui concerne la France. Le texte attribué à la réunion du 25 juin se contente en effet de constater passivement que Chirac et son gouvernement « refusent d’entendre et de respecter la volonté populaire exprimée par les urnes » (sans blague ?) et qu’ils « répondent par une aggravation des politiques libérales » (bien vu !) ; mais il refuse de se prononcer pour chasser Chirac et son Assemblée. Et, lors de la rencontre elle-même, les apparatchiks ont répondu aux délégués qui proposaient cet objectif que la question de savoir qui mettre à la place devait d’abord être tranchée par les partis politiques !

Il faut cependant souligner que, malgré la volonté contraire des dirigeants du PC, d’ATTAC, etc., et grâce à la LCR, le texte appelle au maintien et à l’élargissement des collectifs et leur propose d’ « organiser des "initiatives de rentrée" fortes dans toutes les localités pour relancer dès septembre la dynamique de mobilisation et répondre aux "100 jours" de Villepin ». Mais que faut-il faire concrètement ? Quelle attitude adopter à l’égard des directions syndicales ? Par quels moyens pourrons-nous obtenir l’abrogation des ordonnances et faire échec à la politique de Villepin ? Aucune réponse n’est apportée à ces questions cruciales. Non seulement l’objectif de la grève générale n’est évidemment pas présent, mais en outre le texte exclut expressément une « structuration trop stricte » des collectifs ; cela signifie en fait qu’il refuse l’auto-organisation des travailleurs, leur « structuration stricte » en une fédération de collectifs reposant sur l’élection de délégués élus, mandatés et révocables à tous les niveaux, seul moyen pour gagner. Cela signifie par là même — car la politique, comme la nature, a horreur du vide — qu’il faut s’en remettre à la « structuration », bien « stricte » quant à elle, des appareils bureaucratiques syndicaux et politiques.

Silencieux sur les moyens d’action, le texte nous promet en revanche… un « vaste débat », un « processus de débat » ou encore une « nouvelle discussion » — répétitions symptomatiques, qui tentent sans doute de cacher que, précisément, il n’y a pas eu de vrai débat, car il a été sciemment empêché ! Et, pour la suite du processus d’élaboration, des « réunions publiques », « forums de masse » et autres « assises » sont annoncés ; mais attention, pas avant… le « cours de l’automne » ! C’est-à-dire en fait, comme par hasard, après le congrès du PS, qui précisera la stratégie du PC, laquelle précisera à son tour celle de la LCR… Et en attendant, les collectifs pour le Non peuvent bien être vidés de toute orientation politique réellement agissante ! À moins que les militants ne l’entendent pas de cette oreille, tout particulièrement ceux de la LCR… Car c’est bien là la question : si les collectifs ne deviennent pas, très rapidement, de véritables instruments du combat contre Chirac et son gouvernement, de véritables outils pour l’auto-organisation des masses, alors la volonté manifeste des bureaucrates réformistes l’emportera, c’est-à-dire qu’ils seront purement et simplement euthanasiés.

Le PT dénonce l’ « alternance » et l’absence de « démocratie »… mais refuse d’exiger le départ de Chirac

Le Parti des travailleurs se prononce à juste titre pour la rupture avec l’Union européenne et contre l’alternance qui rythme la vie politique de ce pays depuis vingt-cinq ans, avec des gouvernements de droite et de gauche qui ne font que poursuivre la ligne de régression sociale menée par leurs prédécesseurs. Mais le PT ne dénonce pas l’illégitimité de Chirac et de l’Assemblée UMP : il a lui aussi refusé de se prononcer pour les chasser. Pourtant, sur la ligne républicano-nationaliste typiquement petite-bourgeoise qui est la sienne depuis plusieurs années, le PT n’a que les principes de « souveraineté » et de « démocratie » à la bouche (quoique pas du tout dans son fonctionnement intérieur, mais c’est sans doute une autre affaire…) ; or comment le peuple travailleur pourrait-il être « souverain », comment la « démocratie » pourrait-elle être instaurée, sans commencer par chasser Chirac et son Assemblée illégitimes ? Comment le prolétariat et les classes populaires pourraient-ils prendre en main leur propre destin sans mettre en place leur propre gouvernement, un gouvernement de rupture non seulement avec l’Union européenne, mais avec la République bourgeoise française et le capitalisme ?

LO en appelle à la lutte « sur le terrain »… mais s’en remet aux bureaucrates syndicaux

Enfin, LO a eu raison de dire que la victoire du Non ne changeait rien en elle-même à la volonté du patronat d’exploiter les travailleurs. Mais elle n’a pas vu que cette défaite électorale signifiait un affaiblissement politique de la bourgeoisie, et ouvrait donc une situation qui mettait à l’ordre du jour une contre-offensive du prolétariat et des classes populaires sur le terrain de la lutte de classe directe. Non seulement LO ne s’est pas prononcée pour chasser Chirac et son Assemblée, mais, sous prétexte que les travailleurs ne se sont pas mobilisés d’eux-mêmes en juin, elle est une fois de plus restée politiquement attentiste, elle n’a absolument rien proposé… sinon de participer aux journées d’action sans lendemain et sans perspectives appelées par la CGT les 9 et 21 juin : le journal Lutte ouvrière les a présentées comme des points d’appui pour la lutte de classe, alors qu’elles étaient d’avance condamnées à l’échec, car expressément conçues comme des soupapes de sûreté destinées à « prouver » aux militants que les travailleurs n’étaient pas prêts.

Pourquoi l’objectif de chasser Chirac était-il réaliste en juin ? (Réponse à quelques objections)

L’attitude méprisante et provocatrice de Chirac malgré sa défaite cinglante le 29 mai, sa nomination d’un « nouveau » gouvernement presque identique aux précédents et bien décidé à poursuivre et à aggraver la même politique, ont au moins un mérite : elles confirment de manière flagrante que le suffrage universel est un instrument dont se sert la bourgeoisie pour duper le peuple, et que la « démocratie » bourgeoise est dans une large mesure une mascarade. L’attitude de Chirac, qui laisse pantois les réformistes et les petits-bourgeois démocrates de tout poil, ne saurait donc susciter d’étonnement chez les marxistes : elle ne fait que vérifier leur analyse de l’État bourgeois comme structure qui assure et organise la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat et les classes populaires. Mais surtout, il commence à apparaître à des centaines de milliers de travailleurs, même de façon partielle et encore confuse, qu’ils ne peuvent pas changer les choses s’ils se contentent des consultations électorales de l’État bourgeois. La situation objective les rend disposés à entendre que, pour infliger de véritables défaites à la bourgeoisie, pour imposer la satisfaction de leurs revendications et de leurs aspirations, ils n’ont plus d’autre choix que de rompre avec toute illusion à l’égard du système politique bourgeois, et de ne plus compter que sur leurs propres armes, celles de la lutte de classe auto-organisée. C’est cette situation qui rendait réaliste en juin, contrairement à ce que prétendent tous les bureaucrates, de mettre à l’ordre du jour l’appel à la mobilisation générale pour chasser Chirac et son Assemblée.

Le Groupe CRI, ainsi que quelques autres, ayant mis en avant ce mot d’ordre, on nous a rétorqué que ce qui comptait avant tout était de l’empêcher de faire passer ses contre-réformes. Il faut être bien naïf pour croire qu’on puisse garder un président et un gouvernement sans garder sa politique. En fait, ceux qui ont refusé, en juin, de se battre pour chasser Chirac au nom de la lutte « dans la rue », « dans les entreprises », etc., ont sombré dans un gauchisme dépolitisé. Ils n’ont rien compris à la dynamique de la lutte de classe et au rôle fondamental de l’État et de son gouvernement dans le rapport entre les classes sociales. Or, comme l’écrivait Marx, « toute lutte de classe est une lutte politique ».

Cela ne signifie évidemment pas que l’objectif de chasser Chirac doive être mis en avant de manière routinière, mécanique, quelles que soient les circonstances : toute détermination d’un objectif politique dépend du rapport entre les classes au moment donné, et tout particulièrement de l’état d’esprit du prolétariat et des classes populaires (sur ce point important, le Groupe CRI est en désaccord avec d’autres groupes, cf. les discussions présentées ci-dessous pp. 19 et suivantes). Mais, dans la situation ouverte par la défaite sans appel du président au référendum-plébiscite du 29 mai, qui a elle-même succédé à tout un semestre de montée des luttes, l’objectif d’en finir avec Chirac était — et est encore aujourd’hui sous une autre forme — l’expression politique concentrée de la volonté prolétarienne et populaire d’en finir avec toute la politique de régression sociale subie depuis des années. De plus, il est bien évident qu’une mobilisation qui, par la manifestation et la grève politiques, réussirait à chasser le président de la Ve République, serait une victoire en soi, car elle signifierait par elle-même une rupture objective avec le calendrier électoral, les institutions en place et le parlementarisme. Dans une telle situation, la passivité et la collaboration des bureaucrates syndicaux seraient mises en cause, l’orientation attentiste, respectueuse du calendrier électoral, qui est celle des réformistes, serait démasquée et combattue. Dès lors, des victoires réelles seraient remportées contre le patronat, et bien des contre-réformes pourraient être abrogées. En un mot, l’objectif d’en finir avec Chirac et toute la politique de régression sociale subie depuis des années était en juin, et reste aujourd’hui sous une autre forme, le meilleur levier pour déclencher une mobilisation générale du prolétariat et des classes populaires.

Certes, aucun combat n’est jamais gagné d’avance, et nul ne peut affirmer avec certitude que, en juin, on aurait effectivement dégommé Chirac d’une pichenette ; mais la politique suppose de savoir prendre des risques quand les conditions sont favorables (c’est ce que fait très bien Villepin, dans la perspective qui est la sienne). Et qui peut nier que, si les principaux dirigeants syndicaux avaient refusé de rencontrer Villepin, s’ils avaient exigé le départ de Chirac, et de l’Assemblée s’ils avaient affiché clairement leur détermination à se battre pendant tout le mois de juin sur cet axe, s’ils avaient appelé les travailleurs à aller manifester à l’Élysée en leur garantissant qu’ils ne les feraient pas rentrer chez eux sans lendemain… qui peut nier que, dans ces conditions, toute la situation politique eût été bouleversée, que toutes les chances eussent été réunies pour gagner ?

De manière plus générale, ceux qui nous reprochent de ne pas comprendre qu’une mobilisation ne se décrète pas « en appuyant sur un bouton » feraient mieux de commencer par combattre les directions syndicales qui, elles, n’hésitent justement pas à « appuyer sur un bouton » pour mobiliser les travailleurs, et le font même très souvent… mais pour convoquer leurs sempiternelles « journées d’action » de-ci de-là, sans lendemain et sans perspective : rien que cette année, ce fut le cas les 20 janvier, 5 février, 10 mars, 16 mai, 9 juin et 21 juin. Or bien des travailleurs refusent fort rationnellement de perdre une journée de travail alors qu’ils savent pertinemment que cela ne sert à rien ; ils ont justement besoin de la garantie que, cette fois, ils ne se feront pas mener en bateau, que la lutte sera à la hauteur des enjeux et se donnera réellement toutes les chances de vaincre (cela ne suffit pas à assurer une victoire certaine, mais c’en est une condition sine qua non). De plus, malgré le caractère démobilisateur de cette tactique des « journées d’action » convoquées par les bureaucrates jouant au presse-bouton, leur succès même dans bien des cas (avec par exemple 1,5 million de manifestants du public et du privé le 10 mars) prouve que, si les directions avaient vraiment voulu en découdre avec le gouvernement, elles auraient été suivies immédiatement par bien plus de travailleurs encore.

Si Chirac tombe, que se passe-t-il ?

On nous a rétorqué aussi que le fait de chasser Chirac pourrait être un objectif correct dans d’autres circonstances, mais que ce n’est pas le moment car cela reviendrait au pire à faire le jeu de Sarkozy, au mieux à ramener le PS au pouvoir pour une politique qui ne serait guère différente. Cet argument révèle un opportunisme parlementariste qui subordonne les intérêts et les exigences de la lutte de classe directe aux échéances électorales ; au nom d’un soi-disant réalisme prétendant éviter le pire ou le retour du même, cela revient à une capitulation, en l’occurrence à demander aux travailleurs d’être patients, de ne se mobiliser qu’avec parcimonie, pour « faire pression » sur le gouvernement, mais sans le mettre en cause avant 2007… Certes, il est clair que, en cas de victoire d’une mobilisation de masse aboutissant à la chute de Chirac, ce ne serait pas pour autant la révolution, qui nécessite d’autres conditions objectives et subjectives, et notamment l’existence d’un parti communiste révolutionnaire puissant et lié aux masses. Par conséquent, il est vraisemblable que, si Chirac avait été chassé en juin, ou s’il l’était maintenant, la bourgeoisie aurait réussi ou réussirait à garder le contrôle de la situation en appelant à des élections générales. Mais, d’une part, quel que soit le résultat de telles élections anticipées, rien ne serait plus comme avant, l’irruption de la lutte de classe sur l’arène politique ouvrirait une nouvelle situation historique, le prolétariat regagnerait confiance en ses propres forces et développerait son auto-organisation et sa conscience de manière rapide et profonde. D’autre part, même d’un point de vue électoral, les travailleurs et les militants auraient toutes les chances de réussir à contraindre les forces qui ont fait la victoire du Non de gauche et d’extrême gauche à s’unir, à constituer des listes d’unité ouvrière et populaire contre l’UMP et la direction du PS, sur la base d’un programme anti-capitaliste de rupture avec l’Union européenne et avec les politiques de régression sociale menées par les gouvernements successifs, pour la satisfaction des revendications urgentes du prolétariat et des classes populaires.


1) Cf. sur ce point notamment Le CRI des travailleurs n° 15, nov.-déc. 2004.

2) Notons d’ailleurs que cette soumission au sport capitaliste n’est pas l’apanage de FO : au moment même où Villepin concoctait ses ordonnances, toutes les confédérations se sont fait payer le voyage à Singapour, avec Chirac et Delanoë, pour essayer d’arracher les JO 2012 !

3) Pour les travailleurs, il n’y a rien à attendre de ces courants du PS, comme le prouve par exemple la contribution « Pour une alternative socialiste » concoctée par H. Emmanuelli, M. Dolez, G. Filoche et G. Masseret : la principale proposition de ce texte est « un régime parlementaire rénové » renforçant le pouvoir exécutif du Premier ministre par rapport à celui du président de la République… Rien de tel pour soulever l’enthousiasme des foules ! — Quant au courant Pour une République sociale (PRS), de Mélenchon, il se distingue par sa volonté d’ouvrir l’union de la gauche au mouvement altermondialiste et à la LCR, se proposant même de servir de « trait d’union » entre cette « gauche de la gauche » et le PS… c’est-à-dire pour ramener l’une dans le giron de l’autre…

4) Cf. Le CRI des travailleurs n° 8 (octobre 2003).


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