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La révolution russe de février 1917 (deuxième partie)


Auteur(s) :Paul Lanvin
Date :15 septembre 2004
Mot(s)-clé(s) :histoire, URSS
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Nous publions ici la suite de l’article paru dans le précédent numéro du CRI des travailleurs, consacré à la révolution russe de février 1917, première phase de la révolution prolétarienne qui conduit à Octobre. Nous avons étudié, en suivant l’Histoire de la révolution russe de Trotsky (éd. du Seuil), les causes profondes et conjoncturelles de la révolution, les événements de février et la mise en place d’une situation de « double pouvoir », avec d’un côté le gouvernement provisoire officiel, et de l’autre les « soviets », notamment celui de Petrograd, qui a pu renaître spontanément de ses cendres de 1905 (cf. les numéros 10-11 et 12 du CRI des travailleurs), et qui permet aux masses d’occuper le devant de la scène politique en faisant valoir leurs intérêts — même si les illusions à l’égard du gouvernement provisoire restent encore majoritaires... Nous allons suivre maintenant l’évolution de la situation au printemps 1917.

Caractère paradoxal de la représentation au soviet

Nous avons vu que, malgré la victoire de la révolution sur le tsarisme, le comité exécutif du soviet soutient le gouvernement provisoire, gouvernement bourgeois qui continue la guerre et refuse de satisfaire les revendications du peuple. Mais la réalité du pouvoir est déjà aux mains du soviet, dans lequel se reconnaissent les soldats et les ouvriers, bien que les dirigeants du soviet ne pensent qu’à soutenir le gouvernement provisoire. C’est ainsi que le double pouvoir tend à se met en place : deux pouvoirs se font face, représentant deux classes opposées, la bourgeoisie et le prolétariat. Mais à la tête du soviet se trouvent encore « les lieutenants de la bourgeoisie dans le camp du prolétariat », comme dit Lénine. Ces conciliateurs ont peur des ouvriers, et ils influent sur la composition du soviet : à Petrograd, il y a quatre fois plus d’ouvriers que de soldats, et pourtant il n’y a au soviet que deux délégués d’ouvriers pour cinq délégués de soldats. Et, parmi les civils, tous ne sont pas élus par des ouvriers : les aventuriers et tribuns de toutes sortes, les journalistes et les avocats démocrates, les étudiants et les petits bourgeois radicaux, marquent de leur influence les décisions du soviet et surtout ses débats, face aux ouvriers silencieux et aux soldats irrésolus. Mais même si les soldats sont souvent sur-représentés et majoritaires dans les soviets, ils n’expriment pas, bien souvent, l’état d’esprit véritable des casernes : les dirigeants favorisent les officiers. — Or cette composition des soviets explique à ce moment une partie de leurs atermoiements patriotiques.

Errements dans la direction bolchevique

Mais le social-patriotisme n’infecte pas seulement les soviets et les conciliateurs. Les dirigeants bolcheviques eux-mêmes, notamment Kamenev et Staline, se rapprochent de l’aile gauche des mencheviques et penchent dangereusement vers la défense nationale, ligne qui domine dans la Pravda, au détriment du défaitisme révolutionnaire prôné par Lénine, lequel ne rentra d’émigration que le 3 avril.

À son retour, Lénine préconise le mot d’ordre « tout le pouvoir aux soviets », contre le gouvernement provisoire, pour mettre fin à la guerre et distribuer la terre aux paysans. Il est mis en minorité et même complètement isolé pour un moment, on qualifie ses thèses de « trotskystes », parce qu’il soutient que la révolution socialiste peut commencer en Russie avant l’Occident. Confiant en son parti, Lénine combat la direction droitière en s’appuyant sur les ouvriers du parti, qui avaient été formés pendant des années dans l’objectif de la prise du pouvoir par le prolétariat allié à la paysannerie. À la base, les militants combattent sur le front des revendications élémentaires, montrant que le gouvernement provisoire et les mencheviques refusent de les satisfaire malgré la situation révolutionnaire. À ce moment-là, le Parti bolchevique compte 79 000 membres dont 15 000 à Petrograd, notamment dans le quartier de Vyborg où les ouvriers bolcheviques se sont déjà opposés à Staline et Kamenev, allant jusqu’à les menacer d’exclusion...

A la conférence du Parti des 28 et 29 avril, Lénine parvient à faire passer sa ligne, l’opposition de droite est mise en minorité, Kamenev et Staline ne sont pas élus au bureau. Cela ne signifie pas que Lénine fut le grand démiurge de la révolution, mais qu’il sut s’insérer dans la chaîne des forces historiques où, comme le dit Trotsky, il fut un grand anneau... Quant au Parti bolchevique de l’époque, forgé dans et par le marxisme vivant pendant des années avant la guerre, son caractère démocratique est prouvé par ces débats animés et ces luttes politiques internes provoqués par la pression des événements.

Crise généralisée du pays et des rapports sociaux, collaboration de classe des mencheviques et des socialistes-révolutionnaires

En avril, trois solutions sont possibles : la reprise en main de la situation par la bourgeoisie — mais cela aurait provoqué une guerre civile que celle-ci n'était pas en mesure de remporter ; le passage de tout le pouvoir aux soviets — mais les conciliateurs ne le veulent évidemment pas et ils bénéficient encore de la confiance des masses (la résolution des bolcheviques proposant de donner tout le pouvoir aux Soviets est passée inaperçue) ; la coalition reste donc la seule solution : les mencheviques et les socialistes-révolutionnaires (S.R.) entrent au gouvernement, avec le soutien des soviets — seuls les bolcheviques et les mencheviques internationalistes s’y opposent.

Cependant, la situation en Russie ne cesse d’empirer et la guerre s’éternise. Bien que l’armée soit dans un profond état de décomposition, le gouvernement provisoire poursuit la guerre contre les Allemands. Les défaites sont cuisantes et ne font que renforcer à la fois la déliquescence généralisée et les motivations révolutionnaires des soldats. Du côté de la paysannerie, on assiste à une perte de confiance envers le gouvernement provisoire, qui refuse de lui donner la terre, bien que ce soit officiellement le nerf du programme du parti S.R., principale force populaire de soutien au gouvernement. Les paysans passent alors à l’offensive, en décidant de réaliser eux-mêmes l’expropriation de l’aristocratie foncière et le partage des terres... Enfin, la situation des villes est catastrophique, le ravitaillement n’est plus assuré, le coût de la vie monte en flèche, la production industrielle est au plus bas, d’autant plus que les patrons mettent en œuvre un lock-out larvé. Au même moment, les plus grosses entreprises travaillant pour la guerre engrangent des bénéfices énormes. La colère des ouvriers ne cesse de croître...

Le comité exécutif du soviet préconise en parole la réglementation de l’économie par l’étatisation, l’organisation rationnelle de la production et la fixation des prix de l’industrie par l’État. Mais jamais il ne va jusqu’à l’affrontement avec le gouvernement, qui doit toute son existence à ce soutien. Et, lorsque la cible des manifestations commence à devenir le gouvernement, le comité exécutif du soviet de Petrograd décide de ne plus manifester... Pendant ce temps-là, les forces de la contre-révolution se regroupent et se disposent pour passer à l’offensive contre les ouvriers et la révolution...

Évolution des rapports de force dans les soviets

À partir de juin, les rapports de force politiques dans les soviets commencent à changer. Les bolcheviques deviennent majoritaires au soviet de Moscou et dans la section ouvrière du soviet de Petrograd. Les ouvriers prennent conscience qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, radicalisent leur perspective politique et commencent à s’armer pour défendre et approfondir la révolution. Même dans l’armée, dont la composition est pourtant majoritairement paysanne, l’influence des bolcheviques se développe, grâce à leurs mots d’ordre liant les revendications élémentaires à la nécessité de la prise du pouvoir par les soviets. Dans la forteresse de Cronstadt, au large de Petrograd, le soviet décide de prendre en main tout le pouvoir : les officiers sont emprisonnés. Quant aux usines, la montée de l’influence bolchevique y est très puissante et rapide...

Cette influence reste cependant moindre que celle des mencheviques — qui restent très implantés dans les milieux ouvriers — et surtout que celle des S.R., qui ont le soutien d’une majorité de paysans et des petits bourgeois des villes, qui participent de plus en plus aux soviets. C’est ainsi que, lorsque le congrès pan-russe des soviets se réunit, sur 777 délégués, on compte 105 bolcheviques, 248 mencheviques et 285 socialistes-révolutionnaires. La situation dans la capitale, Petrograd, est cependant plus avancée que dans le reste du pays : la conférence des comités de fabriques et d’usines adopte ainsi une résolution disant que seul le pouvoir des soviets peut sauver le pays. La situation tend à devenir explosive : dans le quartier ouvrier de Vyborg, la villa de Dournovo, dignitaire du Tsar, est prise et occupée par les organisations ouvrières ; mais le comité exécutif du soviet de Petrograd exige qu’ils quittent le lieu ; les bolcheviques, majoritaires dans le quartier, lancent un appel à manifester — qu’ils annulent finalement après la décision du congrès des soviets saisi de l’affaire, et face à laquelle ils jugent opportun de s’incliner, malgré la fureur des ouvriers de Vyborg, déjà prêts à en découdre avec les collaborateurs, mais encore minoritaires dans la capitale...

L’épisode de la villa Dournovo conduit le gouvernement et ses collaborateurs qui dirigent les soviets à la conclusion qu’il est temps de désarmer les masses et de lancer une offensive d’envergure contre les bolcheviques. L’influence des bolcheviques continue de se développer, comme le montre le succès de ses mots d’ordre massivement soutenus et repris dans les manifestations et la multiplication d’initiatives d’ouvriers et de soldats défiant la direction des soviets et reprenant à leur compte de plus en plus massivement l’exigence de la prise du pouvoir.... C’est alors un acharnement général contre le Parti bolchevique, qui est déclaré hors-la-loi, plusieurs de ses dirigeants étant arrêtés et ses journaux saisis...

Avec l’été, une nouvelle alternative se dessine en Russie : le gouvernement provisoire soutenu par les dirigeants collaborateurs des soviets est de moins en moins capable de gérer la situation militaire, sociale, économique et politique ; dès lors, la situation se polarise, deux issues possibles se font jour : liquidation de la révolution par un coup d’État de type fasciste — ligne de la réaction et de la bourgeoisie, représentées par Kornilov —, ou transcroissance socialiste de la révolution à travers la prise du pouvoir par les soviets — ligne de la dictature du prolétariat, défendue par les bolcheviques...


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