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Le CRI des Travailleurs n°3     << Article précédent | Article suivant >>

La révolution allemande et ses enseignements (1918-1923) (troisième partie )


Auteur(s) :Laura Fonteyn
Date :15 avril 2003
Mot(s)-clé(s) :histoire, Allemagne
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Comme nous l’avons vu dans les deux précédents numéros, les quelques années qui séparent les premiers feux de la révolution allemande, fin 1918, et sa phase finale, en 1923, furent une période de mobilisation intense de la classe ouvrière, organisée d’abord en conseils dans les principales villes du pays, puis se soulevant dans des mouvements de grève générale, en particulier pour écraser le putsch de Kapp, soutenu par les militaires et les grands propriétaires fonciers, en mars 1920 ; ce fut également une époque où la social-démocratie fit à plusieurs reprises la preuve de sa trahison vis-à-vis de la classe ouvrière et de la révolution, que ses dirigeants étouffèrent et contribuèrent à réprimer dans le sang ; enfin, ces années virent l’émergence d’un parti communiste (K.P.D.) puissant, combatif et organisé de façon démocratique — chaque responsable étant mandaté et révocable. L’année 1923 représente un concentré de tous ces éléments, un moment de luttes de classe d’une intensité extraordinaire et très riche d’enseignements.

L’occupation de la Ruhr et la crise économique

Au début de l’année 1923, les troupes françaises, sur ordre de Poincaré, viennent occuper la région de la Ruhr, bassin industriel essentiel à l’économie allemande, sous prétexte de faire payer à l’Allemagne les « réparations » de guerre. Aussitôt, le parti communiste allemand appelle les travailleurs à lutter sur deux fronts : contre l’impérialisme français, mais aussi contre leur propre bourgeoisie, qui les abuse en essayant de détourner leur lutte ; il s’agit d’arracher la classe ouvrière allemande au nationalisme que le gouvernement tente de lui instiller pour mieux lui faire oublier ses intérêts de classe. On se souvient que, déjà, dans les années qui précédèrent la Première Guerre mondiale, la bourgeoisie allemande avait à toutes forces cherché à allumer une flamme nationaliste et chauvine chez les ouvriers allemands, afin de leur faire croire que leur espoir et leur salut se trouvaient dans le Reich et non dans leur lutte de classe internationaliste. En 1923, les ouvriers ont conscience que ce ne serait pas leur propre cause qu’ils défendraient en se déclarant solidaires de leurs patrons. La misère et le chômage règnent, l’inflation s’accroît dans des proportions gigantesques, et elle devient terrible avec l’occupation. En mai 1923 éclate une grève sauvage, spontanée, à l’occasion d’une nouvelle et brusque flambée des prix. La bourgeoisie allemande montre alors clairement sa duplicité, en s’adressant au gouvernement français pour que ses troupes d’occupation l’aident à réprimer la grève, un haut fonctionnaire allemand rappelant par exemple à un général français que, « lors du soulèvement de la Commune de Paris, le commandement allemand alla de son mieux au devant des besoins des autorités françaises agissant en vue de la répression ». Le cynisme ainsi affiché montre de manière éclatante l’alliance de classe des bourgeoisies nationales, par-delà les concurrences interimpérialistes, dès que leurs intérêts sont menacés par la mobilisation de la classe ouvrière de leur propre pays.

Au cours de l’année 1923, la crise sociale ne cesse de s’aggraver :  la spéculation, la corruption à tous les niveaux triomphent, et l’on assiste à la dissolution de tous les garde-fous sociaux. La faillite du système s’étale au grand jour. La pauvreté, le chômage frappent de plein fouet la petite bourgeoisie et les travailleurs allemands. La classe ouvrière ne tarde pas à réagir à cette situation extrême. De nouveau, un mouvement de conseils ouvriers se développe, très rapidement, tout au long de l’année 1923, s’organisant par industrie et par ville, puis par districts et par régions. Des centuries prolétariennes sont mises sur pied pour l’autodéfense de la classe ouvrière. La situation est bel et bien pré-révolutionnaire.

Grèves massives et nouvelle trahison de la social-démocratie

En août 1923, un important mouvement de grèves spontanées a lieu dans de nombreuses usines du pays. La question brûlante est alors de savoir si les directions syndicales vont soutenir et appuyer ces grèves, qui ouvrent la perspective d’un renversement du gouvernement bourgeois de Cuno, et la prise du pouvoir par un gouvernement ouvrier. Mais les dirigeants sociaux-démocrates, pour beaucoup, craignent la grève, qui représente à leurs yeux le désordre et l’anarchie. Une fois de plus, la social-démocratie rejette l’alliance avec les communistes et met fin aux grèves, en passant un accord avec la bourgeoisie pour des réformes ponctuelles (mesures fiscales contre les grandes sociétés et renforcement de la surveillance des groupes d’extrême droite). Le parti communiste, qui soutient les grèves et s’est fait, depuis 1921, le champion de la lutte pour le front unique ouvrier, pour un gouvernement ouvrier de rupture avec la bourgeoisie, est le seul parti à se renforcer malgré la terrible crise qui touche toute la population.

La préparation de l’insurrection

Les dirigeants soviétiques estiment que l’insurrection est à l’ordre du jour. Dans un enthousiasme qui gagne la masse de la population soviétique, ils préparent activement la prochaine étape de la révolution socialiste, la révolution allemande, qui doit briser l’isolement de l’U.R.S.S. On le sait, Lénine n’a cessé de répéter que la révolution devait absolument s’étendre au-delà de la Russie, le socialisme ne pouvant être réalisé dans un seul pays, d’autant que l’U.R.S.S., arriérée économiquement, ne pouvait relever à elle seule ce défi — principes marxistes et internationalistes qui seront bafoués et piétinés par Staline. Pour Lénine, Trotsky et tous les communistes de l’époque, l’Allemagne, étant donné la puissance et l’organisation de sa classe ouvrière, est le maillon principal à partir duquel le socialisme pourra s’étendre en Europe et au-delà. L’internationalisme n’est pas un principe abstrait. La population et le gouvernement soviétiques accumulent des réserves d’or et de céréales à l’intention des travailleurs allemands, des stocks d’armes sont préparés, et des cadres communistes russes sont envoyés en Allemagne. Les travailleurs soviétiques sont pleinement mobilisés dans la préparation de l’insurrection. Côté allemand, le parti communiste entier est sur le pied de guerre, chacun de ses membres s’entraîne militairement ; on fabrique clandestinement armes et munitions ; un plan stratégique précis est arrêté pour la prise du pouvoir. Conformément à la tactique du front unique ouvrier, les communistes constituent avec les sociaux-démocrates un gouvernement « de défense républicaine et prolétarienne » dans les Länder de Saxe et de Thuringe. Tout semble être prêt pour une puissante insurrection.

La révolution trahie par la social-démocratie

Mais une fois de plus, les sociaux-démocrates vont dresser un obstacle décisif contre la révolution ouvrière allemande. Tout se joue alors à Chemnitz, en novembre, lors de la conférence des conseils d’usine. Brandler, un ancien ouvrier maçon qui dirige alors le parti communiste, lance la proposition de grève générale. Mais les sociaux-démocrates, y compris les sociaux-démocrates de gauche, sur lesquels les communistes comptaient pour mettre en minorité les sociaux-démocrates de droite, refusent d’appeler à la grève. Après s’en être ainsi remis à des sociaux-démocrates contestataires, mais incapables de rompre réellement avec la social-trahison, Brandler, décontenancé, retire sa motion, et en propose une autre, dilatoire : la création d’une commission paritaire qui réfléchira au problème de la grève générale. C’est reporter la révolution aux calendes grecques ! Tout le plan communiste d’insurrection est brutalement bloqué. C’est la retraite sans combat, sauf à Hambourg, où les communistes, ignorant l’échec de Chemnitz, lancent l’insurrection, réprimée dans le sang (on compte vingt-et-une victimes parmi les insurgés). Le général Von Seeckt, en vertu de l’état de siège, interdit toute grève à Berlin. Les troupes de la Reichswehr entrent en Saxe et expulsent les dirigeants communistes du gouvernement du Land.

Analyse d’un échec

Certes, la capitulation de Brandler (qui sera remplacé à la tête du parti par Remmele et Thaelmann, lequel deviendra par la suite l’exécutant fidèle des directives de Staline) devant les sociaux-démocrates, est une erreur politique. Mais il serait simpliste d’accabler, comme l’ont fait entre autres Zinoviev, Kamenev et Staline, un seul homme pour lui faire porter le poids de cet échec et ainsi mieux se dédouaner de leurs propres défaillances. La responsabilité fut celle de la direction du K.P.D. et surtout de l’Internationale. Les dirigeants communistes se sont en effet souvent montrés hésitants, peu aptes à apprécier avec précision les changements rapides de la situation objective au cours de ces mois décisifs de 1923. Ainsi la grève spontanée contre le gouvernement Cuno en août 1923 avait-elle pris de cours Zinoviev et les dirigeants de l’I.C., qui se mirent alors brutalement, fiévreusement, à organiser l’insurrection, alors que celle-ci aurait dû être préparée longuement, patiemment, méthodiquement, dans la lutte de classe quotidienne d’une année 1923 particulièrement riche en combats de classe du prolétariat. Au moment de la conférence de Chemnitz, l’armement que possédait le parti communiste à lui seul était trop faible pour une insurrection à l’échelle nationale. Pour que réussisse le mouvement révolutionnaire, les communistes avaient un besoin vital de l’alliance et des forces des sociaux-démocrates de gauche : ceux-ci ont préféré rester dans le camp du capitalisme, en refusant de l’affronter à un moment pourtant crucial de l’histoire de la classe ouvrière allemande, mobilisée et prête au combat. Ce repli contre-révolutionnaire n’était que l’aboutissement d’une longue série de trahisons de la social-démocratie, qui à plusieurs reprises avait fait alliance avec la bourgeoisie, y compris en entrant dans des gouvernements bourgeois et en les dirigeant, pour réduire le mouvement révolutionnaire, jusqu’à se rendre complice de l’assassinat de nombreux militants, dont Rosa Luxemburg et Karl Liebknecht en janvier 1919.

Plus généralement, cet échec de la révolution allemande pose le problème de l’organisation même du parti : les spartakistes s’étaient longtemps opposés à une conception bolchevique d’un parti fondé sur le centralisme démocratique (liberté totale dans la discussion, unité et discipline dans l’action). Un certain fatalisme, la croyance spontanéiste selon laquelle la révolution aurait lieu quelle que soit la politique du parti, des hésitations dans les moments décisifs ont empêché les dirigeants d’avoir une estimation juste de la situation. Le K.P.D. était doté de cadres dévoués, désintéressés et courageux, mais peu capables d’analyser la situation par eux-mêmes, s’en remettant souvent aux dirigeants de l’Internationale, à cette époque Zinoviev et Kamenev. Cet état d’esprit faisait dire à Karl Radek que le K.P.D. était un excellent parti ouvrier mais pas un parti communiste. Ses dirigeants, en effet, se montraient incapables de s’orienter clairement dans une situation concrète et, comme Lénine aimait à le dire, d’« entendre le blé pousser ».

Après l’« octobre allemand », le K.P.D. est interdit, de nombreux militants sont arrêtés, et la reconstruction sera rude. Désormais, la politique du parti communiste allemand s’alignera sur celle de Moscou et de Staline.

(Fin.)


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