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Le CRI des Travailleurs n°15     << Article précédent | Article suivant >>

Présentation critique du projet de « Constitution européenne »


Auteur(s) :Nina Pradier, Ludovic Wolfgang
Date :15 novembre 2004
Mot(s)-clé(s) :Union-européenne
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Le projet de « Constitution européenne » a été élaboré sous la direction de Giscard, voté par le Parlement européen en septembre 2003, adopté par les chefs d’État et de gouvernement européens en juin 2004 et finalement signé solennellement le 29 octobre. Il doit maintenant être ratifié dans chaque pays, soit par référendum, soit par un vote des Parlements nationaux, selon les cas. Nous avions fait une analyse détaillée du processus de « construction européenne » bourgeoise depuis la Deuxième Guerre mondiale, et en particulier du projet de « Constitution », dans le n°8 du CRI des travailleurs (octobre 2003), auquel nous renvoyons le lecteur. Nous rappelons simplement ici les principales conclusions de notre analyse du texte.

Objectif général

Cette « Constitution » intègre l’ensemble des traités précédents (Rome, Maastricht, Amsterdam, Nice), tout en aggravant leurs dispositions et en redéfinissant les règles de fonctionnement de l’UE. Elle étend notamment le domaine de compétence des instances dirigeantes de l’UE (Conseil des ministres et Commission européenne) en réduisant le droit de veto des États membres, ramenant à la portion congrue les sphères où ceux-ci restent réellement maîtres de leurs propres affaires. L’adoption de ce texte signifierait donc un pas en avant décisif sur la voie de la constitution de l’UE comme entité juridique et politique autonome, dont les instances dirigeantes soient seules souveraines en dernière instance. Jusqu’à présent, l’UE était certes déjà en elle-même une arme juridique et politique dans la lutte de classe du capital contre les travailleurs ; mais il s’agit maintenant de faire de l’UE un véritable gouvernement européen, si l’on définit celui-ci, avec Marx, comme le « conseil d’administration de la classe bourgeoise », puisqu’il serait souverain dans de nombreux domaines, à commencer par l’économique et le social. Le but est donc pour les bourgeoisies européennes de disposer d’une arme politique et juridique redoutable, à la fois pour mener leur lutte de classe contre les travailleurs européens et pour faire valoir leurs intérêts collectifs dans le cadre de la concurrence capitaliste internationale.

Une arme contre la laïcité

Le « préambule » du texte affirme que celui-ci s’inspire des « héritages culturels, religieux et humanistes de l’Europe » et parle de « l’élan spirituel » qui a traversé le continent — Giscard ayant précisé que, avec cette notion « d’élan spirituel, il est évident qu’il s’agit de la religion chrétienne ». De plus, selon l’article I-52, « reconnaissant leur identité et leur contribution spécifiques, l’Union maintient un dialogue ouvert, transparent et régulier avec ses églises et organisations». Dès lors, le principe de la laïcité de l’État et de l’École serait fragilisé et menacé dans les pays où il existe. D’ailleurs cela en dit long sur l’hypocrisie d’un Chirac ou d’un Hollande, par exemple, qui se posent en défenseurs de la laïcité en s’en prenant à des lycéennes musulmanes… tout en voulant imposer cette « Constitution » d’inspiration chrétienne et en finançant grassement les écoles catholiques !

Une arme pour établir le règne absolu du marché

« L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, et un marché unique où la concurrence est libre et non faussée. » (Art. 1-3-2.) Et « les États membres et l’Union agissent dans le respect du principe d’une économie de marché ouverte où la concurrence est libre ». Le but final est une « haute compétitivité »... Il découle de tout cela que le rôle fondamental de l’UE (Commission, Conseil européen, Conseil des ministres, Banque centrale, Cour de justice et subsidiairement le Parlement) est « d’établir les règles de concurrence nécessaires au fonctionnement du marché ». Certes, le texte intègre aussi la « Charte des droits fondamentaux » adoptée à Nice en 2000 ; mais celle-ci définit des « garanties » tellement minimales qu’elles sont presque toutes inférieures à celles qui existent aujourd’hui dans les lois sociales des différents pays…

Une arme pour diminuer la valeur de la force de travail

Le texte fait des « critères de convergence » de Maastricht, qui avaient été justifiés notamment par l’objectif de créer l’euro, des principes intangibles de la politique budgétaire. Cela vise à interdire juridiquement aux gouvernements nationaux de pouvoir céder aux mobilisations des travailleurs en octroyant des ressources financées par le déficit budgétaire et la politique monétaire. En ce sens, le principal avantage de cette disposition, pour les bourgeoisies de l’UE, c’est d’être un redoutable instrument politique pour diminuer la valeur de la force de travail des salariés. En effet, l’instauration de l’euro a entraîné la disparition des taux de change et d’intérêt, et le Traité de Maastricht a limité considérablement le droit d’intervention des États dans la politique économique ; dès lors, la seule variable restant pour ajuster les différentes économies de la zone est le salaire, notamment le salaire indirect (Sécurité sociale, retraites, budgets de santé, de logement et d’éducation...).

Une arme contre les services publics

Le texte consacre le terme de « services d’intérêt général » (SIG), substitué à celui de service public, qui est absent du texte. Or les « SIG » se distinguent des services publics car ils peuvent aussi bien être privés que publics et, s’ils sont publics, ils ne doivent pas toucher de subventions de l’État : « Les États membres, en ce qui concerne les entreprises publiques et les entreprises auxquelles ils accordent des droits spéciaux ou exclusifs, n’édictent ni ne maintiennent aucune mesure contraire aux dispositions de la Constitution (…). Les entreprises chargées de la gestion des services d’intérêt économique général ou présentant le caractère d’un monopole fiscal sont soumises aux dispositions de la Constitution, notamment aux règles de concurrence, dans les limites où l’application de ces règles ne fait pas échec à l’accomplissement en droit ou en fait de la mission particulière qui leur a été impartie. Le développement des échanges ne doit pas être affecté dans une mesure contraire à l’intérêt de l’Union.. » (Art. III-55.) Bref, les monopoles des entreprises nationalisées seront interdits — ce qui implique dans les faits leur privatisation.

Une arme anti-démocratique

Les principales instances de l’UE ne sont pas élues et contrôlées par les citoyens. Pourtant, elles seront désormais seules souveraines dans la plupart des domaines de la politique économique et sociale, les États nationaux devenant de simples rouages de leurs décisions : « La Constitution et le droit adopté par les institutions de l’Union dans l’exercice des compétences qui lui sont attribuées ont la primauté sur le droit des États membres » ; « les États membres exercent leur compétence dans la mesure où l’Union n’a pas exercé la sienne ou a décidé de cesser de l’exercer »… Les principes de la souveraineté populaire et de l’élection des dirigeants ne sont plus reconnus : c’est une régression anti-démocratique, qui montre que le capitalisme contemporain tolère de moins en moins toute idée de contrôle populaire, même limité et formel, comme c’est le cas aujourd’hui à l’intérieur des États bourgeois. En particulier, seule la Commission européenne, non élue, a l’initiative des lois : celles-ci « ne peuvent être adoptées que sur proposition de la Commission »  (art. 25), les élus des Parlements (y compris ceux du Parlement européen) ne peuvent pas proposer eux-mêmes directement les lois du niveau supérieur, les plus contraignantes, appelées « lois européennes ». Ces lois sont définies comme des « acte(s) législatif(s) qui lie(nt) tout État membre destinataire quant au résultat à atteindre, tout en laissant aux instances intermédiaires la compétence quant au choix de la forme et des moyens ». Or la loi européenne serait « obligatoire dans tous ses éléments et directement applicable dans tout État membre » (art. 32). Dès lors, les élus des États, comme ceux des régions, ne pourraient prendre de décisions que sur les moyens à mettre en œuvre pour exécuter les lois européennes. Pour l’essentiel, la compétence propre des États se ramènerait à « maintenir l’ordre public » et « sauvegarder la sécurité intérieure » (art. 1.5.1.). Quant aux prérogatives sociales, éducatives et de santé, elles doivent être transférées aux régions et aux communes : c’est la fameuse « décentralisation », instrument politique pour briser l’égalité des droits et les acquis.

Une arme impérialiste

Enfin, le projet de Constitution entend accélérer la constitution d’une « Europe de la défense », qui n’a été jusqu’à présent qu’embryonnaire car les intérêts des différents États impérialistes nationaux restaient divergents, comme l’ont bien montré leurs tensions au moment de la guerre en Irak. Cependant, sur la scène internationale, comme l’indiquent les négociations de l’OMC, les différentes bourgeoisies nationales d’Europe ont souvent intérêt à s’unir pour imposer aux pays coloniaux et semi-coloniaux leurs intérêts communs, et parfois pour les défendre ensemble contre les États-Unis. Or l’hétérogénéité persistante de l’UE ne lui permet pas de peser dans ces négociations commerciales comme elle pourrait le faire si elle était unifiée : c’est pourquoi un renforcement de son homogénéité est une priorité pour les auteurs du projet de « Constitution ». Certes, on est encore loin de la transformation de l’UE en une force politique impérialiste homogène, capable de faire jeu égal avec les États-Unis dans la concurrence économique internationale — sans parler du maintien de l’ « ordre » mondial. Cependant, une fraction des bourgeoisies européennes, notamment en Allemagne et en France, voudraient accélérer le processus de constitution d’une Europe impérialiste unifiée. Or, de ce point de vue, un pas serait manifestement franchi avec la « Constitution » : elle prévoit que certains aspects des affaires étrangères des États européens seront pris en charge directement par l’UE et sa Commission, et elle affiche l’objectif d’une « politique de sécurité et de défense commune » tout en ajoutant bien sûr qu’elle « sera compatible avec la politique arrêtée dans le cadre de l’OTAN ». C’est la porte ouverte à des interventions militaires spécifiques de l’UE.


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