Le CRI des Travailleurs n°15 << Article précédent
Nous continuons ici le récit des événements révolutionnaires de 1917 en Russie, commencé dans les deux derniers numéros du CRI des travailleurs. Nous suivons toujours l’Histoire de la révolution russe de Léon Trotsky (éd. du Seuil), en l’occurrence le deuxième tome, qui commence au début du mois de juillet 1917, début d’une nouvelle phase qui mènera à Octobre.
La Russie a hérité par la Révolution de Février d’un régime marqué par la dualité des pouvoirs. D’un côté, les ouvriers, soldats et paysans sont représentés par leurs délégués dans les différents soviets. Le Parti bolchevik y est généralement minoritaire (à l’exception notable du Comité militaire, organisation des soldats de Petrograd), la majorité est aux mains des conciliateurs : les socialistes-révolutionnaires et les mencheviks. De l’autre côté, le gouvernement provisoire détient le pouvoir exécutif, en l’attente d’une future assemblée constituante dont il ne cesse de reporter la convocation. Il est formé sur la base d’une coalition entre les conciliateurs — Kerensky, Tseretelli, Dan... — et les libéraux — les cadets, c’est-à-dire membres du parti constitutionnel-démocrate, emmené par Milioukov. Trotsky emprunte d’ailleurs beaucoup de citations aux Mémoires de ce dernier (par ailleurs historien), ainsi qu’à d’autres ennemis politiques, d’acteurs de la révolution (ouvriers ou soldats « de base »), et d’un observateur (bienveillant), John Reed, dans le but d’éviter le subjectivisme dû à la place de l’auteur dans les événements.
La période de fin juin-début juillet est marquée par une impatience grandissante des masses. La guerre coûte cher, les conditions économiques sont déplorables, sans compter le coût humain d’offensives hasardeuses. Le gouvernement, qui compte dix ministres bourgeois, est irrésolu et de plus en plus rejeté par le peuple.
À Petrograd, cette agitation est avivée par les anarchistes. Le Parti bolchevik considère que les ouvriers et les soldats les plus avancés de la capitale doivent attendre un soutien plus large des masses ; certains bolcheviks toutefois acceptent mal que leur rôle soit de réfréner l’ardeur de la population. Pour les bolcheviks, toute manifestation aurait dans les prochains jours un caractère nettement révolutionnaire, or les conditions ne sont pas prêtes.
Le 3 juillet, effectivement, sur l’initiative des régiments de mitrailleurs, des ouvriers et soldats en armes manifestent à Petrograd, sous des mots d’ordres révolutionnaires : tout le pouvoir aux soviets, départ des ministres bourgeois, non à l’offensive contre le prolétariat allemand, la terre aux paysans, pour le contrôle ouvrier. Les bolcheviks, dont la prudence n’est pas acceptée par ces masses les plus radicalisées, changent de tactique et encadrent les manifestations. Celles-ci recommencent le lendemain, encore plus puissantes. Les seules forces armées dont dispose le gouvernement sont les cosaques et les junkers, la plupart des autres régiments observant, dans le meilleur des cas pour le gouvernement, la neutralité. Ces forces, insuffisantes pour mater le mouvement, se livrent à des provocations : il y a des morts et des blessés. Le soir du 4 juillet, les manifestants font le siège du palais de Tauride, où sont rassemblés les comités exécutifs des soviets, ils réclament tout le pouvoir pour les soviets. Les conciliateurs continuent leurs atermoiements, et refusent le pouvoir que les masses veulent leur offrir. Celles-ci, découragées, cessent alors les manifestations.
C’est pendant cette retraite qu’arrivent enfin des renforts armés pour le gouvernement, venant principalement du front. Ces régiments ont été convaincus, « preuves » à l’appui, que les manifestations de Petrograd étaient un complot des bolcheviks, à la solde de l’Allemagne. Comme l’histoire l’a plusieurs fois montré (en France en 1848 et 1870, en Allemagne en 1919…), cette poussée révolutionnaire non menée à son terme (ce qui était inévitable selon l’analyse bolchévique, une grande partie des masses se faisant encore des illusions sur les conciliateurs) est suivie d’une période de reflux. Les insurgés sont désarmés, les calomnies se propagent contre les bolcheviks, accusés d’être à la solde du Kaiser, beaucoup sont arrêtés (dont Trotsky, Kamenev...) et Lénine doit se réfugier en Finlande.
Une fois la peur du soulèvement populaire passée, la période qui s’ouvre est pour les bourgeois de tout poils et leurs alliés conciliateurs l’occasion de réaffirmer leur pouvoir. Les conciliateurs ont qualifié le mouvement de juillet de contre-révolutionnaire (car dressé contre le pouvoir issu de la révolution de Février, aux mains d’une alliance de partis ouvriers et bourgeois). Les cadets profitent de cette aubaine pour réclamer une politique toujours plus libérale, voire réactionnaire : répression suite aux journées de juillet (dissolution des régiments les plus révolutionnaires, désarmement des ouvriers), soutien aux grands propriétaires fonciers contre les réquisitions de terre, allégeance guerrière envers les alliés impérialistes, rétablissement de la peine de mort pour les soldats réfractaires, rendus responsables de l’échec des offensives militaires… Les cadets posent aussi leurs conditions pour la constitution d’un nouveau gouvernement de coalition et, le 24 juillet, les comités exécutifs des soviets (toujours dominés par les conciliateurs) remettent intégralement le pouvoir à un nouveau gouvernement, plus proche de la juxtaposition de deux cliques (conciliatrice et militaire-bourgeoise) que d’une véritable coalition. Les cadets ont en particulier imposé le réactionnaire Kornilov comme nouveau généralissime, gage de discipline sur le front et d’émancipation vis-à-vis du pouvoir issu de Février. Quant aux conciliateurs, quoique numériquement majoritaires dans ce nouveau gouvernement, ils en sont réduits aux lamentations devant les mesures de plus en plus réactionnaires imposées par leurs alliés bourgeois sous prétexte de lutter contre l’anarchie (relaxe des commandos monarchistes des Cent-Noirs par exemple). Kerensky, le président de ce nouveau gouvernement, est raillé de toutes parts, mais semble être le seul capable de servir de trait d’union entre ces deux cliques alliées qui se craignent.
Pour se donner une légitimité, le gouvernement convoque une conférence nationale à Moscou pour le 13 août. Il s’agit d’ « états généraux » de la nation tout entière, mais sans aucun pouvoir et dont le gouvernement fixe la composition : pour moitié des représentants des classes possédantes, pour moitié des délégués des soviets. Les bolcheviks, à qui le droit d’expression est dénié pour cette conférence, décident de la boycotter. Cette réunion est organisée à Moscou pour l’éloigner de Petrograd, considéré comme un îlot anarchique au milieu d’un pays qui réclame l’apaisement. Elle est l’occasion pour les couches les plus réactionnaires (clergé, aristocrates...), effrayées par Février et plus encore par les journées de juillet, de relever la tête. Cependant, la conférence provoque l’hostilité des ouvriers moscovites qui, avec l’appui de leurs syndicats, paralysent la ville pour entraver son déroulement. D’autres villes de province sont touchées par la grève générale. Mais, échaudés par les journées de juillet, les ouvriers n’organisent pas de manifestations, pour éviter une confrontation avec des troupes réactionnaires prêtes à en découdre. La conférence de Moscou se déroule finalement dans une atmosphère théâtrale, chacun des deux camps présents — les démocrates conciliateurs d’un côté, les bourgeois et les réactionnaires de l’autre — jouant son rôle et défendant ses positions tout en maintenant l’apparence d’une coalition. Son principal effet est de cristalliser l’existence des deux cliques, personnifiées respectivement par Kerensky et par le généralissime Kornilov. Celui-ci n’hésite pas à recourir à des mouvements de troupes, à tel point que les conciliateurs moscovites font appel aux bolcheviks pour créer un comité de défense, craignant un coup d’État militaire de Kornilov, ostensiblement soutenu par les bourgeois et les réactionnaires.
L’impatience de la bourgeoisie est fortement aiguisée dans les jours qui suivent. La chute de Riga face à l’armée allemande, « prédite » par Kornilov, rapproche le front de Petrograd. C’est un bon prétexte pour masser des troupes « sûres » (notamment les cosaques), au nom de la défense de la capitale. En fait, la conspiration contre-révolutionnaire se prépare : le Grand Quartier Général (état-major) déclare que la désorganisation de l’armée est la cause de la défaite de Riga, et prévient que tout nouveau désordre dans la capitale sera sévèrement réprimé. De son côté, Kerensky, conscient de l’impasse dans laquelle se trouve le régime de Février, se fait complice de Kornilov, avec lequel il décide de négocier en mettant à sa disposition de nouvelles troupes pour préparer une marche sur Petrograd. La perspective d’une dictature de la bourgeoisie, sous la forme d’un directoire associant Kerensky et Kornilov, est envisagée. Pendant ce temps, les bolcheviks mettent en garde contre toute provocation et tout soulèvement prématuré.
À partir du 26 août, l’alliance fragile entre les deux cliques vole en éclats. Kornilov passe à l’offensive : il envoie ses troupes sur Petrograd dans le but d’un putsch. Kerensky, qui comprend qu’il ne serait d’aucune utilité dans le cas d’un écrasement des Soviets, joue lui aussi sa carte personnelle : il destitue Kornilov de son poste de généralissime et demande à son gouvernement les pouvoirs personnels spéciaux pour contrer l’offensive. Mais les libéraux du gouvernement, par l’intermédiaire de Milioukov, lui font comprendre que la force est du côté de Kornilov. Celui-ci prélève encore de nouvelles troupes du front (la défense du pays contre l’envahisseur allemand lui importe peu en ce moment…). Kerensky et les conciliateurs prennent peur face à l’attitude de leurs alliés bourgeois, ils demandent alors l’appui des masses, ainsi que des bolcheviks qui sont majoritaires à Petrograd, pour défendre la capitale. Mais la base n’a pas attendu : les ouvriers prennent les armes, les cheminots détournent les convois korniloviens, les soldats se mobilisent, les matelots de la forteresse de Cronstadt (sur la mer baltique, au large de Petrograd) se dressent contre leurs officiers et libèrent les prisonniers de juillet... Le 30 août, Kornilov est défait, celui-ci et les principaux généraux conspirateurs sont arrêtés, abandonnés par le reste de la bourgeoisie après avoir été encouragés par elle…
Cette défaite de Kornilov par les masses elles-mêmes sera le point de départ d’une nouvelle radicalisation de celles-ci, et d’une montée en puissance des bolcheviks, qui ont été à l’avant-garde pour défendre la révolution de Février, participant au front uni contre la réaction (alors même que leurs principaux dirigeants étaient toujours contraints à l’exil ou maintenus en prison par le gouvernement provisoire), tout en préservant leur indépendance politique vis-à-vis des conciliateurs. Leur ascension sera dès lors irrésistible : ils gagneront rapidement la confiance de la majorité des soviets dans les semaines suivantes, jusqu’à la prise de pouvoir d’octobre. C’est ce que nous verrons dans le prochain numéro.