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Les trusts du disque et de l'informatique :
obstacles au progrès de la culture, de la liberté et de la technique


Auteur(s) :Quôc-Tê Phan
Date :18 janvier 2006
Mot(s)-clé(s) :société
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Ces dernières années, le développement des technologies de l’information et, en particulier, de l’Internet à haut débit, a ouvert la perspective de la distribution à coût quasi-nul des fruits de la culture et de la connaissance humaines. Cette perspective historique, comparable dans sa portée à l’avènement de l’imprimerie au XVe siècle, contient cependant en germe la ruine des grandes multinationales de l’industrie de l’information. Afin de préserver leurs profits mirobolants, celles-ci mènent aujourd’hui, avec leur meute de politiciens, lobbyistes, juristes et journalistes, une violente offensive sur tous les plans :

• sur le plan politique : renforcement des pouvoirs de l’OMPI (Organisation Mondiale de la Propriété Intellectuelle), projet de directive européenne sur le brevet logiciel, projet de loi DADVSI en France...

sur le plan juridique : procès en règle contre des internautes qui partagent des fichiers musicaux ou des films sur les réseaux « peer-to-peer »…

• sur le plan technique : intégration des DCU (Dispositifs de Contrôle d’Utilisation) dans les CD, les DVD, et les fichiers téléchargés payants, projet de « trusted computing » initié par Microsoft, Intel et les majors des industries cinématographique et phonographique pour surveiller et contrôler à distance les ordinateurs du monde entier…

• sur le plan médiatique enfin : promotion de ce qu’ils appellent « la propriété intellectuelle » comme fondement de la société humaine, criminalisation des internautes « pirates », calomnies contre les projets de logiciels libres...

Ces attaques montrent à quel point la logique capitaliste — qui consiste non pas dans la satisfaction des besoins humains, mais dans la recherche de profits toujours importants — est en contradiction avec l’élévation culturelle et intellectuelle de l’humanité, alors même que les moyens techniques existent et ne demandent qu’à être utilisés en ce sens. Corrélativement, elles posent la question de la rupture avec cette logique, afin de satisfaire véritablement aux besoins des hommes. Nous illustrerons nos propos avec les exemples des industries phonographique et informatique.

L’industrie phonographique

L’industrie de la musique atteint un chiffre d’affaires de l’ordre de 35 milliards de dollars dans le monde (1), dont 2 milliards en France (2). Cinq grandes multinationales (EMI, Sony, BMG, AOL-Time Warner et Vivendi-Universal) se partagent la quasi-totalité de ce marché juteux, et ne se gênent pas pour s’entendre sur des prix surélevés (3). Ainsi, lorsque apparaît à l’horizon la menace du partage gratuit de la musique via l’Internet, ces multinationales se ruent à l’offensive pour préserver leurs profits démesurés.

Sur le plan technique, les supports des morceaux musicaux seraient verrouillés par des Dispositifs de Contrôle d’Usage (DCU). Ainsi la lecture des CD et DVD ne serait-elle possible que sur certains appareils (chaînes hi-fi, baladeurs numériques de certaines marques), celle des fichiers numériques ne serait possible que par certains logiciels (ce qui exclut par exemple les logiciels libres, voir infra). On ne pourrait plus copier, même pour une utilisation strictement personnelle, le contenu d’un CD plus d’un certain nombre de fois. Enfin, ces dispositifs permettraient le traçage de l’utilisation d’un fichier numérique : les informations (utilisateur, heure, date...) seraient collectées et envoyées via l’Internet aux parties intéressées à chaque utilisation.

Parallèlement, sur le plan juridico-politique, les industriels de la musique font pression pour que soient adoptées des lois légalisant ce genre de dispositifs liberticides et pénalisant ceux qui tentent de les contourner. C’est l’essence même du projet de loi DADVSI (Droit d’Auteur et Droits Voisins dans la Société de l’Information) discuté en décembre dernier à l’Assemblée Nationale. D’après le rapporteur du projet de loi, il s’agit en effet d’ « autorise[r] les mesures techniques de protection des œuvres, et en organise[r] la protection par des sanctions pénales lourdes » (4). Mais sans attendre ce genre de lois, les multinationales frappent déjà, et lourdement. C’est ainsi qu’un utilisateur de réseaux « peer-to-peer » a été condamné à plus de 13 000 euros d’amende et de dommages et intérêts en février dernier. Et des centaines d’autres procès sont en cours.

Ainsi la législation vise-t-elle clairement à criminaliser les utilisateurs qui ne se plient pas au diktat des multinationales de la musique. Mais qui protège-t-elle réellement ?

À qui bénéficient les recettes de l’industrie de la musique ?

Comme nous l’avons souligné, les coûts marginaux de copie et de distribution des produits culturels sont rendus faibles, voire quasi-nuls, par les nouvelles technologies : le coût de fabrication d’un CD ou d’un DVD est de quelques fractions d’euro, celui de la distribution des fichiers numériques via l’Internet est quasi-nul, une fois les investissements sur les réseaux amortis (5). Qu’est-ce qui justifie donc les prix élevés de ces produits culturels (20 euros en moyenne pour un CD vendu dans la zone Euro, 1 euro pour un morceau ou 10 euros pour un album sur les sites de téléchargement payant) ?

Selon les multinationales et leur meute de politiciens, les prix élevés et, corrélativement, les mesures visant à interdire le partage gratuit de la musique, ont pour but de garantir la « juste rémunération des artistes ». Mais que touchent réellement les artistes ? Selon les données du SNEP (Syndicat National de l’Édition Phonographique), les recettes (après déduction de la TVA) provenant de la vente d’un CD se répartissent comme suit : 7 % pour les paroliers ; 19 % pour l’interprète (moitié moins pour les artistes peu connus) ; 22 % pour la grande distribution ; 52 % pour les maisons de disque (dont 31 % consacrés à la promotion, au marketing (6)). Les artistes ne touchent ainsi qu’une faible part des revenus que leurs œuvres rapportent. Les discours moralisateurs que tiennent nos politiciens sur la « juste rémunération des artistes », sur l’«encouragement à la création », etc., ne visent donc qu’à masquer leur véritable but : préserver le profit que des trusts de l’industrie musicale et de la grande distribution se font sur le dos des artistes et des utilisateurs.

Il convient enfin de s’interroger sur la « juste » rémunération des artistes. Il est vrai d’une part que la musique est une composante essentielle dans l’élévation culturelle et intellectuelle des êtres humains, et qu’à ce titre, le travail de l’artiste doit être rémunéré à un niveau décent. D’autre part, il faut aussi éradiquer la « starisation », phénomène marchand et d’aliénation culturelle à l’origine d’un gâchis considérable (salaire démesuré d’un nombre limité de « stars », coûts de promotion et de marketing démentiels...).

Nationalisation sans indemnités ni rachat des trusts phonographiques !

La logique capitaliste de rentabilité et de profit est ainsi en totale contradiction avec la satisfaction des besoins humains. Alors même que les moyens techniques nécessaires à la production et à la distribution en masse et à faible coût des œuvres musicales existent, l’accès à celles-ci est en pratique réservé à une minorité, et à un coût démesuré. Ceux qui tentent aujourd’hui de contourner ce système barbare sont ou seront bientôt frappés par de lourdes sanctions, car on ne défie pas impunément les trusts capitalistes.

Face à ce non-sens, il faut exiger la nationalisation, sous le contrôle des travailleurs, artistes et usagers, des trusts de l’industrie musicale avec leurs moyens de production (studios d’enregistrement, matériel technique d’édition, usines de fabrication de CD, DVD...). Quant aux artistes, on peut très bien imaginer leur rémunération, à partir d’un certain seuil d’audience, à un niveau décent, disons le salaire d’un ingénieur qualifié. Une aide supplémentaire sera accordée aux artistes jeunes ou peu connus, afin d’encourager la création artistique.

C’est seulement dans ces conditions de rupture avec la logique capitaliste de rentabilité et de profit qu’on peut imaginer la perspective d’un réel foisonnement de la création artistique, d’un échange gratuit et généralisé des œuvres musicales, bref d’une véritable médiathèque universelle où tous les biens culturels, livres, films, chansons, et toutes les informations seraient mis en commun et librement accessibles.

L’industrie de l’informatique

Passons maintenant au cas des fabricants de logiciels informatiques, dont les intérêts sont étroitement mêlés à ceux des maisons de disque. La mise en place par exemple des DCU (Dispositifs de Contrôle d’Utilisation) nécessite le concours technique des fabricants de logiciels, et, en retour, leur généralisation assure à ces mêmes capitalistes une position de monopoles sur le marché des lecteurs de fichiers protégés. De plus, à l’ère de l’Internet à haut débit, l’aspect numérique, immatériel, des logiciels et des fichiers musicaux, pose des problèmes très semblables en termes de production, de réplication et de distribution.

Quelques éléments sur la fabrication d’un logiciel

Un logiciel est d’abord un code source qui contient des instructions, écrites dans un langage proche du langage naturel. Le code source a donc la forme d’un fichier texte, qui peut être lu et modifié par toute personne ayant quelques connaissances en informatique. Pour que ce code source puisse être interprété par l’ordinateur, il doit être traduit en un fichier exécutable, écrit quant en lui en langage machine, et qui n’est donc ni compréhensible, ni modifiable par un être humain.

La stratégie des trusts de l’industrie informatique est de vendre uniquement le fichier exécutable et de garder secret le code source. Et même lorsque des bouts de code source sont révélés, leur réutilisation est interdite ou subordonnée au paiement de licences dont le prix est souvent exorbitant.

Les communautés de logiciels libres : fonctionnement et valeur

Ces pratiques, qui ne sont pas des « dérives » mais, au contraire, des traits congénitaux, nécessaires, du fonctionnement capitaliste (on voit mal comment Microsoft pourrait mettre à la disposition du public le code source du logiciel Windows), suscitent bien des critiques, même en dehors du camp ouvrier. C’est ainsi que, depuis les années 1980, se sont développées des communautés de programmeurs et d’utilisateurs dont le but est de créer et promouvoir des programmes libres. Un programme libre garantit à tous la liberté de l’exécuter, d’étudier son fonctionnement, de l’adapter à ses propres besoins, de l’améliorer et de le redistribuer, afin que tout un chacun puisse profiter de ces améliorations.

Le fonctionnement de ces communautés repose en très grande partie sur le bénévolat. Avec le développement de l’Internet, des programmeurs et utilisateurs du monde entier peuvent coopérer dans le processus de fabrication et d’amélioration des logiciels. C’est ainsi que certains produits issus de ces communautés, comme le système d’exploitation GNU/Linux, le navigateur Mozilla, etc., rivalisent avec leurs concurrents non-libres (Windows, Internet Explorer, etc.), voire les dépassent en termes de performances.

Le travail de ces communautés montre qu’une coopération ouverte, libre, et financièrement désintéressée peut être bien plus efficace qu’un fonctionnement fondé sur le secret, la concurrence et la recherche du profit maximal. Et n’hésitons pas à dire que les principes qui animent aujourd’hui ces bénévoles seront parmi ceux sur lesquels reposera la future société communiste.

Il faut cependant garder à l’esprit qu’un tel fonctionnement coopératif et bénévole n’est possible que dans le domaine restreint de l’informatique, car l’investissement initial en moyens de production y est assez faible : il suffit en gros d’un ordinateur et d’une connexion à l’Internet. Et, même à l’intérieur de ce domaine, les communautés de logiciel libre sont constamment sous la menace des multinationales, sur le plan juridique (projet de loi instaurant un brevet sur les logiciels, qui permettrait aux trusts de poursuivre en justice les communautés de logiciel libre), technique (généralisation des formats de fichier secrets comme les .doc, .wma ou protégés par les DCU que les logiciels libres ne pourraient pas lire) et économique (pression sur les fabricants de matériels informatiques pour ne pas dévoiler les spécifications de leurs produits, de sorte que les logiciels libres soient incapables de les utiliser)...

Nationalisation sans indemnités ni rachats des trusts de l’industrie du logiciel, financement public des communautés de logiciel libre !

Le secret et la « propriété intellectuelle » des logiciels sont indissociablement liés à la logique de rentabilité et de profit et entravent objectivement le progrès technologique. Du point de vue des utilisateurs, il s’agit du même non-sens que pour la musique numérique : une fois qu’un logiciel ou qu’une œuvre musicale ont été créés, leur réplication et leur distribution via l’Internet peuvent se faire à un coût très faible. De manière encore plus criante que dans les secteurs traditionnels de l’industrie, seule la logique capitaliste d’appropriation privée des fruits du travail social empêche le libre accès de tous aux bénéfices qu’apportent les produits informatiques et artistiques.

Mais déjà on entend venir de loin l’objection selon laquelle, si les logiciels étaient gratuits, personne n’aurait intérêt à les fabriquer et il n’y aurait donc plus de progrès. Or il suffit de remarquer que, comme dans le cas de l’industrie phonographique, ce ne sont ni les ingénieurs, ni les travailleurs des trusts de l’informatique — ceux qui fournissent réellement un travail productif — qui bénéficient des revenus des logiciels, mais les actionnaires de ces trusts. Ainsi les actionnaires principaux de Microsoft, Cisco Systems, Google, etc. comptent-ils parmi les personnes les plus riches de la planète. Enfin, l’exemple des communautés de logiciel libre montre de manière éclatante qu’un travail coopératif dans l’intérêt général de la population est possible et même très efficace.

Il est alors indispensable aux militants révolutionnaires de mobiliser les travailleurs et la population pour exiger la nationalisation des trusts de l’informatique, sans indemnités ni rachats, et sous le contrôle des travailleurs et des usagers. Il faut également imposer la publication du code source de tous les programmes et se battre pour un financement public conséquent des communautés de logiciel libre, vecteurs de progrès et modèles prometteurs d’organisation du travail. Ici comme ailleurs, il est plus que jamais nécessaire de rompre avec la logique capitaliste de rentabilité et de profit, pour que le savoir, la culture et la technologie puissent se développer sans entrave et en même temps bénéficier à toute la population.


1) Martin Peitz et Patrick Waelbroeck, An economist's guide to digital music, 2004.

2) Wladimir Mercouroff et Dominique Pignon, « Libération » du 30 décembre 2005.

3) Martin Peitz et Patrick Waelbroeck, An economist's guide to digital music, 2004.

4) Christian Vanneste, rapport numéro 2349 de l'Assemblée Nationale, déposé le 1er juin 2005.

5) Wladimir Mercouroff et Dominique Pignon, Libération du 30 décembre 2005. Ajoutons que ces investissements sur les réseaux ont le plus souvent été assurés par l’État, et en aucun cas par les industriels de la musique.

6) http://mp3.deepsound.net/articles_musique_d.php?id=00010 (citant les données du SNEP, Syndicat National de l’Édition Phonographique).


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