Le CRI des Travailleurs
n°32
(mai-juin-juillet 2008)

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Contribution du PTS-FTQI sur les causes économiques des émeutes de la faim


Auteur(s) :Juan Chingo (PTS-FTQI)
Date :17 avril 2008
Mot(s)-clé(s) :international, économie, FTQI
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Nous publions ici de nouveau un article, dont nous partageons l’analyse, paru dans La Verdad Obrera (n° 273 du 17/04/05), le journal du PTS (Parti des Travailleurs pour le Socialisme) d’Argentine, membre de la FTQI (Fraction Trotskyste — Quatrième Internationale). Le Groupe CRI mène des discussions politiques de fond (programmatiques, stratégiques et tactiques) avec la FTQI, sur la base de convergences fondamentales.

Les thuriféraires de la « mondialisation » nous vantaient les immenses qualités du capitalisme et du marché libre et nous assuraient que nous étions sur le point de remporter une victoire historique sur la pauvreté et la malnutrition. Ils prétendaient que la croissance soutenue des pays semi-coloniaux, qui s’est élevée à environ 7% par an pendant les dix dernières années, permettrait de réduire la pauvreté absolue (c’est-à-dire vivre avec moins de 1 dollar par jour) de 29% de la population mondiale en 1990 à 10% en 2015. En réalité, cet optimisme officiel était déjà trompeur, car il dissimulait les inégalités géographiques dans cette réduction : si la part de la population qui vit dans la pauvreté absolue dans les pays dépendants et semi-coloniaux a été presque divisée par deux, passant de 40% à 21%, cela s’explique principalement par les progrès réalisés en Chine. Au contraire, la pauvreté a doublé en Afrique subsaharienne, en Europe orientale et en Asie Centrale, où elle n’existait presque pas en 1981 et où elle atteignait 6% en 1999.

Cependant, les organismes et autorités internationales comme le FMI et la Banque Mondiale ont brutalement abandonné ce ton triomphaliste pour des pronostics sombres. Robert Zellick, président de la Banque Mondiale, a dit le 10/04 que « ces progrès obtenus avec difficultés pourraient être annulés ». Peu avant, lors du forum de Davos, il avait expliqué : « Nous avons oublié la faim et la malnutrition dans les objectifs de développement du nouveau millénaire. Nous leur avions accordé peu d’attention, mais face à l’augmentation des prix alimentaires et la menace que cela représente non seulement pour les personnes mais aussi pour la stabilité politique, il est devenu urgent de leur consacrer toute l’attention qu’ils méritent. » Pour sa part, Dominique Strauss-Kahn, directeur du FMI, a déclaré le 12/04 que « cette augmentation peut conduire à un grand conflit dans le futur. Si les prix alimentaires continuent d’augmenter comme jusqu’à maintenant, alors les conséquences pourraient être terribles ». Il a clairement indiqué que la hausse des prix des produits alimentaires n’est pas un problème seulement pour les pays qui ne peuvent pas les payer, mais qu’elle peut aussi provoquer des déséquilibres affectant les économies les plus développées : « c’est pourquoi cela n’est pas seulement un problème humanitaire », a-t-il souligné.

En effet, la hausse des prix alimentaires est un facteur supplémentaire d’instabilité pour l’économie mondiale et un facteur supplémentaire pour la lutte des classes dans tous les pays. On peut d’ores et déjà s’en rendre compte à travers la multiplication des révoltes contre la faim pendant ces derniers mois et semaines. À Mexico, il y a eu des mobilisations massives contre la hausse du prix des « tortillas » (galettes de maïs, qui sont une des bases de l’alimentation dans ce pays, NdT) ; au Bengale occidental, des conflits causés par le rationnement des aliments ont éclaté ; à Haïti, des mobilisations ont fait plusieurs morts. Le mois dernier, les mobilisations en Égypte, en Côte d’Ivoire, au Maroc, en Mauritanie, au Mozambique, au Sénégal, en Ouzbékistan, au Yémen, en Bolivie, en Malaisie, aux Philippines et en Indonésie ont eu pour point commun la revendication d’une baisse des prix alimentaires. Au Cameroun, la répression des manifestations contre l’augmentation des prix a coûté la vie à quarante personnes. Le problème de la faim s’est installé avec acuité sur la scène mondiale, avec son cortège de maux : détérioration de la santé, de l’éducation, etc. Selon les données du Fonds International de Développement Alimentaire (FIDA), une agence de l’ONU, chaque augmentation d’1% du prix des produits de base jette 16 millions de personnes dans l’insécurité alimentaire. Cela « signifie qu’1 milliard 200 millions de personnes pourraient souffrir de faim de façon chronique d’ici à 2025, soit 600 millions de personnes de plus qu’initialement prévu ». Avec la faim, le capitalisme impérialiste montre son visage le plus terrible : la régression sociale sur toute la ligne.

Les nouvelles caractéristiques du phénomène de la faim

Le phénomène de la faim présente des caractéristiques nouvelles. Un document du Bureau pour la Coordination des Affaires Humanitaires de l’ONU affirme : « Bien que les groupes les plus fragiles se trouvent généralement dans les zones rurales, la nouvelle crise risque de frapper surtout les pauvres des zones urbaines. » (Le Monde, 13/04.) La forme nouvelle que prend le phénomène de la faim s’explique entre autres par l’extension du salariat et la croissance de la population urbaine, dont le développement depuis la fin de la Seconde Guerre Mondiale s’est accéléré à partir des années 70. Le caractère urbain du phénomène de la faim tend à faciliter la transformation des mobilisations contre la cherté de la vie et la pénurie d’aliments de base en des révoltes et des soulèvements qui ont dans bien des cas des conséquences politiques.

En même temps, l’actuelle crise alimentaire montre de façon toujours plus évidente le caractère purement capitaliste du développement du phénomène de la faim. Comme le relève Le Monde, citant le document déjà indiqué : « Jusqu’à présent, les modèles d’analyse de l’ONU étaient rarement appliqués à des situations où il y a des aliments, mais où les gens n’ont pas les moyens de les acheter ». Une fois de plus, il apparaît clairement que le système capitaliste n’est pas organisé pour satisfaire les besoins humains, mais en vue de la recherche incessante de profits. Dans le monde contemporain, à la différence de systèmes sociaux du passé, il y a famine au moment même où il y a assez d’aliments pour nourrir la population. En d’autres termes, sous le capitalisme, les gens sont touchés par la faim non en raison d’une pénurie de nourriture, mais parce qu’ils ne peuvent pas acheter la nourriture existante. C’est ce que l’actuelle crise alimentaire montre de façon indiscutable.

Les véritables raisons de la crise

Les médias et tous les plumitifs à la solde de la bourgeoisie évoquent principalement deux causes pour rendre compte de l’actuelle crise alimentaire. D’une part, ils l’expliquent par une pénurie de nourriture. Ainsi la sécheresse en Australie, grand exportateur de blé, serait-elle responsable des pénuries et des prix élevés. D’autre part, ils rejettent la responsabilité de la crise sur les changements structurels intervenus dans l’économie mondiale : la hausse constante des prix des produits de bases serait donc simplement le reflet de la hausse constante de la demande de la Chine et de l’Inde. Autrement dit, la hausse des revenus dans ces deux pays a permis à des millions de personnes d’accéder à la consommation de viande et d’autres aliments, ce qui provoque une augmentation des prix. Mais il s’agit là d’explications simplistes et intéressées. La hausse de la demande s’est accompagnée d’une hausse de la production de grains au niveau mondial : en 2007, on a enregistré dans le monde entier une récolte record. La véritable nouveauté du marché mondial de grains est donc à chercher ailleurs, comme l’indique l’hebdomadaire anglais The Economist : « Le plus frappant dans la situation actuelle d’"agflation" [acronyme des mots (ag)riculture et in(flation) crée par les économistes de la banque Merrill Lynch, NdR], c’est que les prix élevés sont atteints non dans une période de pénurie, mais d’abondance. Selon le Conseil International des Grains, qui a son siège à Londres, la récolte annuelle mondiale totale sera d’1 milliards 660 tonnes, la plus élevée jamais enregistrée. Cette récolte dépasse de 89 millions de tonnes celle de l’année dernière, qui avait déjà été extraordinaire » (« De la nourriture bon marché, plus jamais », The Economist, 6/12/2007, nous soulignons).

Cela n’empêche pas qu’en effet l’augmentation des revenus d’une partie de la population chinoise et indienne ait permis d’incorporer la viande et d’autres aliments à son régime alimentaire. Ainsi la consommation de viande en Chine, qui s’élevait à 20 kg par an et par habitant en 1985, dépasse-t-elle aujourd’hui les 50 kg. Et même si la demande chinoise de viande venait à atteindre une limite, d’autres pays prendraient le relais : la consommation de céréales dans les pays dépendants de la périphérie capitaliste s’est maintenue à des niveaux élevés depuis 1980, tandis que la demande de viande a doublé. Ces modifications dans le régime alimentaire affectent également l’activité agricole et l’élevage : selon la revue The Economist, on consomme à la campagne « 250 millions de tonnes de grains de plus qu’il y a 20 ans dans l’alimentation des animaux. Cette augmentation en elle-même représente une part significative de la récolte mondiale totale de céréales » et « il faut 3 kg de céréales pour produire 1 kg de porc et 8 kg pour produire un kilo de bœuf. C’est la raison pour laquelle une modification du régime alimentaire se répercute de façon démultipliée sur le marché des grains. » Depuis la fin des années 1980, une hausse annuelle inexorable d’1% à 2% de la demande de fourrage a stimulé la demande générale de céréales et la hausse des prix. Mais la même revue ajoute : « Ce changement du régime alimentaire ayant été lent et graduel, il ne peut pas expliquer les mouvements dramatiques de prix de l’année dernière. » Ainsi, début septembre 2007, le prix mondial du blé avait atteint 400 dollars la tonne, prix le plus élevé jamais atteint. Au mois de mai de la même année, il avoisinait les 200 dollars. Même si son prix réel reste inférieur à celui de 1974, il n’en est pas moins le double du prix moyen des 25 dernières années. Début 2007, le prix du maïs a dépassé les 175 dollars la tonne, nouveau record mondial. Même s’il est redescendu par la suite autour de 150 dollars, il n’en reste pas moins 50% plus cher que la moyenne de l’année 2006. Or cela implique que les agriculteurs sont incités à semer du blé au détriment des autres cultures. C’est pourquoi cette hausse du prix du blé a un effet sur les prix des autres céréales. Le riz a atteint des prix records en 2007, même si sa hausse a été plus lente. En 2008, son prix a brutalement augmenté : pendant les deux derniers mois, le riz a atteint des niveaux inégalés, augmentant dans certains cas jusqu’à 75%. La Banque Mondiale estime que pendant les trois dernières années les prix des aliments ont augmenté en général de 83%.

Quelles sont donc les causes fondamentales qui affectent le marché mondial des grains ? Un des moteurs de ces changements est l’impulsion donnée par les États-Unis à la production d’agro-carburants, en particulier d’éthanol, pour pallier la hausse des prix du pétrole. Cela a déclenché une fièvre implacable dans ce secteur, dont le résultat a été de destiner une bonne partie de la récolte mondiale à la production d’éthanol, ce qui a conduit à une pénurie de céréales pour la consommation humaine. Cette fièvre autour des bio-carburants a aussi eu pour conséquence qu’une partie des surfaces traditionnellement consacrées à la culture pour l’alimentation a été utilisée pour la production de bio-carburants, contribuant à la hausse des prix. En 2000, près de 15 millions de tonnes de maïs américain ont été transformées en éthanol ; en 2007, c’est près de 85 millions de tonnes qui ont subi le même sort. La part de la culture du maïs destinée à la production d’éthanol est ainsi passée aux États-Unis de 6% à 25% à la fin de l’année dernière. Or il ne faut pas oublier que les États-Unis, bien qu’étant la plus grande puissance économique mondiale, possède le monopole de la moitié des exportations de céréales de la planète ; si l’on ajoute d’autres pays comme le Canada, la France, l’Australie et, dans le monde semi-colonial, l’Argentine, le Brésil, l’Ukraine et la Thaïlande, cela représente 90% de l’offre mondiale de céréales. Les dommages causés à l’alimentation de la population mondiale par la politique du gouvernement américain consistant à impulser et subventionner la production de bio-carburants, sont devenus plus difficiles à occulter après l’explosion de la crise alimentaire mondiale. Bien que le communiqué de la réunion de la Banque Mondiale des 12 et 13 avril ne mentionne pas les bio-carburants, « le porte-parole spécial des Nations Unies pour le Droit à l’Alimentation, Jean Ziegler, a affirmé que la production massive de bio-carburants est "un crime contre l’humanité". C’est pourquoi Ziegler a exigé du FMI qu’il change sa politique de subventions agricoles et a accusé l’Union Européenne d’être en train de "ruiner" l’agriculture en Afrique en finançant l’exportation des excédents européens vers ce continent. » (El Pais, 14/04/2008.)

En relation avec ce phénomène, le développement de la crise financière mondiale a conduit à la recherche de marché alternatifs pour la valorisation des capitaux, comme par exemple ceux des matières premières, sur lesquels les grands investisseurs sont en train de pousser à la hausse des prix. Les mêmes investisseurs qui ont engendré la bulle technologique à la fin des années 1990 et plus récemment la bulle boursière et immobilière, sont en train de déplacer leurs capitaux vers la spéculation sur le marché des céréales. À tout cela s’ajoute encore la chute du dollar qui pousse le capital financier à chercher d’autres actifs, parmi lesquels les matières premières, pour se protéger contre la chute du billet vert.

D’autre part, du point de vue de « l’offre » ou de la production de grains, il faut souligner que les prix déprimés créés par les politiques de subventions (y compris pour ne pas produire) des pays impérialistes pendant des décennies, ont eu des effets dévastateurs dans les pays semi-coloniaux (entre 1974 et 2005, les prix des aliments sur les marchés mondiaux ont chuté de 75% en termes réels). Cela a conduit à une baisse de long terme de l’investissement dans l’agriculture et dans les activités qui la soutiennent, comme l’irrigation. Dans le cadre de l’offensive néolibérale menée dans tous ces pays, la part de la dépense publique destinée à l’agriculture a chuté de moitié depuis les années 1980. Beaucoup de pays pauvres qui autrefois exportaient des produits alimentaires doivent aujourd’hui en importer. De même, ils ne profitent pas tous également de la situation actuelle de boom des prix des produits agricoles. Pendant que les grands producteurs de grains américains sont à la fête au milieu d’une récession économique, avec des rentrées supérieures de 4,7% à celles de 2007, l’augmentation du prix des semences, des engrais et du combustible a empêché les paysans des pays pauvres d’Afrique subsaharienne ou du sud-est asiatique de bénéficier de l’actuelle prospérité. Au Pakistan, par exemple, le gouvernement prévoit, malgré les prix records, une récolte de blé inférieure ce printemps et cet été. Cela s’explique par le fait que les paysans ont réduit l’usage d’engrais après une hausse de 50% de leur prix. L’utilisation moindre d’engrais a diminué le rendement et réduit le revenu paysan.

Exproprier les grands trusts agro-alimentaires

Nous, organisations membres de la Fraction Trotskyste – Quatrième Internationale, participons dans les pays où nous sommes, à la lutte des travailleurs et des secteurs appauvris contre la cherté de la vie et pour l’augmentation des salaires ; nous expliquons en même temps que la seule issue réelle et durable au problème de la faim est l’expropriation des grands trusts agroalimentaires qui aujourd’hui dominent et se partagent le marché mondial des aliments, et leur administration sous contrôle des travailleurs et des paysans, car c’est seulement à cette condition qu’ils peuvent être gérés en vue de satisfaire les besoins des masses, d’éradiquer la faim et la malnutrition. Il n’est pas vrai que nous n’ayons pas aujourd’hui les moyens de nourrir décemment toute la planète. Il est faux de prétendre qu’il y aurait une pénurie de grains face à la croissance de la population mondiale. Au contraire, de 1961 et nos jours, la population mondiale a crû de 112%, tandis que la production mondiale de grains a crû de 164% et celle de viande de 700%. De même, selon World Hunger Education Service, ONG américaine, l’agriculture mondiale produit 17% de plus de calories par personne aujourd’hui qu’il y a 30 ans.

Par conséquent, nous ne sommes pas face à une crise de sous-production de grains. Nous sommes face à une manifestation brutale du fait que les capitalistes ne se préoccupent que de maintenir ou d’augmenter leurs profits, même si cela doit engendrer des souffrances inouïes et la famine pour la grande majorité de la population. Pour mettre fin à cette situation, il faut liquider l’exploitation et l’oppression des capitalistes et de leurs États. C’est la seule voie pour garantir une alimentation saine et accessible à tous. Seule une société socialiste, c’est-à-dire une société qui ne repose pas sur la recherche du profit, mais sur la planification démocratique de l’économie, c’est-à-dire de l’utilisation de toutes les ressources et de tous les moyens de production, peut faire un bon usage des bio-carburants et développer les autres sources d’énergie renouvelable, comme l’énergie solaire, l’énergie des marées, les éoliennes, au bénéfice des masses laborieuses.


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