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Sur le livre d’Ilan Pappe, Une terre pour deux peuples. Histoire de la Palestine moderne (Paris, Fayard, 2004)
Professeur de sciences politiques à l’université de Haïfa, Ilan Pappe est l’un des très rares historiens israéliens à adopter une démarche marxiste pour étudier la Palestine depuis le milieu du XIXe siècle. « Ce livre, écrit-il, est l’œuvre d’un homme qui avoue sa compassion pour le colonisé, non pour le colonisateur ; qui sympathise avec les occupés, et non avec les occupants ; qui prend le parti des ouvriers, et non des patrons. »
L’ouvrage s’ouvre sur la domination ottomane (la Palestine est l’une des nombreuses provinces administratives gouvernées par les Ottomans depuis le début du XVIe siècle) et l’arrivée des premiers capitalistes européens à la recherche de profits faciles en Palestine, dans les années 1850 : « La Palestine “moderne” prit le visage d’une chaîne d’hôtels, îlots européens qui permettaient aux étrangers de se replonger dans l’atmosphère de leur patrie, mais renforçaient encore la réalité coloniale et la distance entre maîtres et indigènes. » De cette période datent aussi les premières spoliations des paysans palestiniens : incapables de faire face à la spéculation foncière, engendrée par ces nouveaux venus, ni à la majoration des impôts qui s’ensuivit, ils furent contraints de céder leurs terres et, ainsi, de se déposséder. Une bourgeoisie palestinienne émergea, composée principalement de gros propriétaires fonciers.
Le sionisme apparut pour sa part comme une réponse aux persécutions dont les Juifs étaient victimes en Europe orientale et en Russie, avec les pogromes des années 1880. Theodor Herzl, le penseur du sionisme, obtint très vite le soutien de la Grande-Bretagne, qui y avait un intérêt bien compris : « un intérêt colonialiste dont la première manifestation fut l’occupation de l’Égypte en 1882 ». Dès lors, « si les Juifs, comme les missionnaires anglicans, pouvaient faciliter l’expansion britannique en Palestine, ils étaient les bienvenus ». Avant l’arrivée des premiers sionistes, la Palestine comptait environ 500 000 Arabes (musulmans pour la plupart, chrétiens pour 60 000 d’entre eux) et 20 000 Juifs, qui vivaient en bonne intelligence. À la veille de la Première Guerre mondiale, les sionistes étaient environ 50 000. En tant que colons, ils étaient détestés par les Palestiniens, qu’ils exploitaient comme main-d’œuvre à bon marché. De surcroît, ces colonies, fondamentalement racistes, étaient strictement communautaires et centrées autour de l’identité juive ; c’est pourquoi elles finirent par avoir recours à des Juifs arabes comme ouvriers agricoles.
La guerre fut une terrible épreuve pour les Palestiniens : la région fut ravagée par la famine et le chômage, tandis que l’armée turque dévastait tout sur son passage et que le gouverneur Jamal Pacha exerçait sa domination avec cruauté. Les impérialistes, de leur côté, fomentaient leurs plans pour s’accaparer le Proche-Orient : en mai 1916, les accords passés entre Mark Sykes, du Foreign Office britannique, et son homologue du ministère des Affaires étrangères français, Georges Picot, définirent deux sphères d’influence et de nouvelles unités politiques. Après la fin de la guerre, Français et Britanniques prirent donc possession de leurs « conquêtes » : les troupes françaises débarquèrent au Liban en 1918 et envahirent la Syrie en 1920, tandis que la Grande-Bretagne s’emparait de la Palestine (sous mandat de la SDN). Mais dès le 2 novembre 1917, via la « Déclaration Balfour », la Grande-Bretagne s’était déclarée favorable à l’établissement d’une patrie juive en Palestine. Celle-ci, écrit Ilan Pappe, servait « les intérêts impériaux britanniques en ouvrant la route des Indes et l’accès aux gisements pétroliers d’Arabie ».
Les impérialistes britanniques s’empressèrent de classer les habitants selon leur appartenance religieuse. Ils empêchèrent tout ce qui risquait d’échapper à leur contrôle et pouvait faire naître un sentiment nationaliste palestinien anti-britannique : l’urbanisation, la modernisation rapide de l’agriculture, la création de lycées et d’universités. La direction juive pouvait quant à elle s’appuyer sur la puissance mandataire pour mettre en place son système ségrégationniste, dans le domaine scolaire par exemple, et pour s’accaparer toujours plus de terres. « L’Agence juive, souligne Ilan Pappe, sut exploiter pleinement les lois sur la propriété (ottomanes dans leur majorité) pour s’emparer des terres sans propriétaire, mais que les mêmes familles cultivaient depuis des siècles. » Pour se défendre de la résistance palestinienne, la direction juive créa la Hagana, une force paramilitaire soutenue par les Anglais.
Au cours de cette période, la Palestine rurale s’appauvrit, « dévastée par la politique coloniale, qui permit à des acteurs exogènes d’exploiter les villages jusqu’à l’extrême limite de leurs ressources » : Ilan Pappe évoque un véritable « désastre socio-économique ». Tout cela s’effectuait dans la droite ligne des théories britanniques du XIXe siècle sur la « Très-Grande-Bretagne » : soutirer le plus possible aux colonies en y investissant le moins possible. Les paysans palestiniens, transformés en prolétariat rural contraint de vendre ses bras à vil prix, subissaient une triple exploitation : celle des occupants britanniques, celle des colons sionistes et celle de la bourgeoisie palestinienne propriétaire de grands domaines.
Les années 1920 et 1930 furent une période de révoltes palestiniennes réprimées dans le sang par les troupes britanniques (comme à Jaffa en 1936), mais aussi par les milices sionistes. Là se trouve en particulier la racine d’un militarisme sioniste exacerbé. Mais ce fut aussi l’époque de quelques mémorables luttes de classe absolument « mixtes » : Haïfa, en 1920, fut par exemple le « théâtre de l’expérience la plus stimulante de solidarité de classe et de coopération binationale, voire “a-nationale” ». De grandes grèves, comme celle des chauffeurs routiers en 1931, celle des salariés de l’industrie pétrolière, celle des manufactures de tabac, des chemins de fer et des boulangeries, celle des employés de bureau, témoignèrent d’une solidarité de classe exemplaire entre travailleurs juifs et arabes.
Nous avons donné dans l’article ci-dessus quelques jalons de l’histoire palestinienne à partir de la « Nakbah » (« catastrophe ») de 1948, puisés entre autres au récit d’Ilan Pappe. Il faut saluer cette contribution magistrale de la « nouvelle histoire » israélienne, soucieuse de faire la vérité sur les massacres, les destructions et l’oppression qu’ont subis les Palestiniens sous le joug de l’État d’Israël. Ilan Pappe raisonne en termes de classes, et ne mâche pas ses mots sur la responsabilité des notables palestiniens, soucieux avant tout de s’enrichir, et sur les autres bourgeoisies arabes (en particulier jordanienne), qui n’hésitèrent pas à écraser les Palestiniens quand elles le purent. Stigmatisant le rôle majeur joué par les impérialistes dans cette oppression, Pappe a le courage de s’en prendre frontalement à la nature même de l’État sioniste, et à ceux qui préservent, tout en se voulant « de gauche », le « consensus sioniste » (comme « La Paix maintenant »). On comprend dès lors son déchirement lorsqu’il évoque, dans l’une des premières pages de son livre, « [son] amour pour ce pays, [son] aversion pour cet État ».
Le CRI des Travailleurs n°23
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