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Chine : Quelle place pour l’Empire du Milieu… au milieu du capitalisme mondial ?


Auteur(s) :Frédéric Traille
Date :15 mai 2005
Mot(s)-clé(s) :international, Chine
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La récente visite de Raffarin en Chine a illustré différents aspects de l’entrée de la Chine dans le capitalisme mondial et des relations entre ce pays et les puissances impérialistes. Lors de cette visite, Raffarin a parfaitement rempli la mission qu’il s’était confiée, à savoir « vendre des Airbus ». En effet, en plus de la confirmation des 20 avions acquis par les compagnies chinoises à Paris en janvier dernier, 10 nouveaux appareils ont été achetés pour une somme de plus de 500 millions de dollars. À cela s’ajoutent les nombreux contrats signés par la trentaine de patrons qui accompagnaient Raffarin, comme par exemple celui concernant la vente de 500 000 tonnes de blé à la Chine en 2005 pour un montant de 100 millions de dollars.

Le leitmotiv des dirigeants de l’impérialisme français, à savoir « aller chercher de la croissance en Chine », est partagé par les autres impérialismes, qui entendent bien donner une bonne place à leurs entreprises pour le partage du gâteau de ce qu’il est convenu d’appeler dans la bourgeoisie le « miracle chinois ». Même si une énorme majorité de la population chinoise vit dans la pauvreté et ne constitue pas un marché solvable, la faible minorité de 30 millions de Chinois (sur 1,3 milliard) qui a accès aux biens de consommation produits par les entreprises impérialistes, constituent un marché qu’il ne faut pas négliger. D’autre part, si ce marché de consommation individuelle est encore largement potentiel, les besoins d’équipement engendrés par la croissance record de la production en Chine depuis une vingtaine d’années (elle-même alimentée par de très forts investissements directs étrangers : 50 milliards de dollars en 2002, soit la moitié de ceux destinés à l’Asie) ouvrent des marchés bien réels. Ainsi, la Chine représente maintenant le sixième des livraisons annuelles d’Airbus ; c’est plus généralement le deuxième partenaire commercial de l’Union européenne.

Dans ces conditions, les méthodes de compétition entre impérialismes pour pouvoir profiter des bienfaits du « miracle chinois » ne peuvent pas être qu’économiques, mais aussi politiques et diplomatiques. Les États-Unis ont rompu depuis longtemps maintenant avec leur politique d’isolement de la Chine « communiste », reconnaissant en 1972 une seule Chine, dont Taïwan fait partie intégrante. Mais la visite de Raffarin a également confirmé les efforts diplomatiques de l’Union européenne envers la Chine. Or celui-ci a plaidé, à l’encontre de l’administration Bush, pour la levée de l’embargo sur les armes contre la Chine (1), déjà décidée par le Conseil européen, ce qui devrait contribuer à l’accès vers la Chine des marchands d’armes français et européens, mais aussi des autres entreprises. Il a aussi déclaré que la loi anti-sécession récemment adoptée par la Chine, qui fait planer la menace d’un recours à la force si le gouvernement de Taïwan rompt le statu quo sur la question de son indépendance, est « tout à fait compatible » avec la position de la France sur le sujet.

La force de travail, marchandise bon marché en Chine

Alors que Raffarin faisait son possible pour entretenir les bonnes relations franco-chinoises, des voix discordantes se sont fait entendre au sein du patronat français, particulièrement chez les capitalistes du textile. Ceux-ci, avec à leur tête Guillaume Sarkozy, frère de l’autre et vice-président du MEDEF, s’insurgent contre la fin du système des quotas dans l’industrie textile, intervenue en janvier 2005. Et ils se font menaçants : selon eux, les fortes augmentations des importations de textile en provenance de Chine (plus 50 % en valeur depuis un an) vont provoquer nécessairement des milliers de suppressions d’emplois dans le secteur. S’appuyant sur la peur légitime des salariés face à la disparition de leur emploi, ils réclament des mesures, dites de « sauvegarde », de la part de l’Union Européenne pour freiner l’afflux de textile chinois. Ce faisant, ils ne se préoccupent bien évidemment en aucun cas des intérêts de leurs salariés : les délocalisations dans l’industrie textile ne datent pas d’hier (ni de janvier 2005). Du reste, Guillaume Sarkozy déclarait il y a quelques mois encore que l’industrie textile française ne serait pas mise en danger par la fin des quotas car « cela fait dix ans qu’elle s’y prépare ». De fait, de nombreux emplois du textile ont déjà été délocalisés dans des pays proches dits « à coût du travail intermédiaire » (Tunisie, Turquie…). Seulement voilà : le « coût du travail » incroyablement faible en Chine fait que ces « précautions » se sont révélées insuffisantes ; la si « libérale » Union Européenne, comme les États-Unis avant elle, prépare donc une enquête pour mettre en place de nouvelles mesures protectionnistes (2), destinées à laisser du temps aux patrons du textile pour s’adapter une nouvelle fois à la nouvelle donne du marché mondial, c’est-à-dire pour chercher des coûts de production encore plus bas, soit par des attaques accrues contre les travailleurs, soit par de nouvelles délocalisations. Mais les directions politiques impérialistes doivent se montrer prudentes et jouer leur rôle d’arbitres : il ne faudrait surtout pas, pour les intérêts généraux de la bourgeoisie, que la sauvegarde d’une branche particulière, celle du textile, nuise aux autres branches. De plus, il ne faut surtout pas réduire à néant les efforts faits pour nouer de bonnes relations avec le régime chinois, et encore moins combattre les véritables raisons de cette « déferlante » chinoise, c’est-à-dire les conditions de vie misérables des travailleurs chinois.

En effet, l’aspect le plus intéressant du marché chinois pour les impérialistes, est sans aucun doute le marché du travail. S’il était de bon ton dans le passé de fustiger le régime policier et totalitaire chinois, pour discréditer le « communisme », la bourgeoisie impérialiste s’accommode maintenant fort bien de ce régime, avant tout parce qu’il lui offre une main d’œuvre bon marché et sans droits, particulièrement dans les « zones économiques spéciales ». De plus, l’opposition entre les intérêts de l’économie chinoise et ceux des économies américaine et européenne doit être relativisée quand on sait que 30 % de la production industrielle en Chine se fait avec des capitaux étrangers, et que les filiales étrangères contribuent pour moitié aux exportations chinoises. En effet, malgré quelques exemples spectaculaires, comme le rachat par le groupe chinois TCL (avec ses propres actions) de la division PC d’IBM, l’essentiel de la production de biens rentables (c’est-à-dire destinés à l’exportation) est le fait d’entreprises à capitaux étrangers, ou nécessite la rémunération de brevets.

Les masses laborieuses paient le « miracle chinois » au prix fort

La volonté du régime chinois d’attirer les investisseurs étrangers grâce à une main d’œuvre bon marché a des conséquences dramatiques pour le prolétariat chinois. L’industrie d’État, qui ne peut pas rivaliser du point de vue de la compétitivité avec les entreprises privées car elle produit aujourd’hui le plus souvent à perte, est peu à peu délaissée. Les chiffres officiels font état de plus de 25 millions de licenciements dans le secteur d’État entre 1998 et 2001, sans compter les travailleurs qui ne sont pas encore licenciés formellement, mais qui ne touchent plus leur salaire. L’industrie d’État ne représentait plus en 2001 que 32 % de l’emploi urbain, soit 76 millions de travailleurs. Pour autant, la production industrielle en Chine repose toujours sur la classe ouvrière la plus nombreuse au monde (160 millions de personnes employées dans l’industrie ou le bâtiment en 2001) ; mais les conditions de vie des travailleurs ont chuté à mesure que leur productivité a augmenté. Les ouvriers sont obligés de travailler de 10 à 12 heures par jour, quand ce n’est pas 14, pour des salaires qui varient selon les régions mais qui sont toujours misérables. L’État chinois s’est aussi désengagé du système de sécurité sociale, qui est en train d’être privatisé. De nombreux travailleurs paient de leur vie leur exploitation. Dans le secteur des mines, par exemple, elle fait plus de 7000 morts par an, de l’aveu même du régime ; et ces chiffres officiels sont sans doute sous-évalués : un bulletin ouvrier de Hong-Kong, China Labor Bulletin, évoque 20 000 morts annuels dans les mines chinoises. Cela n’est pas une fatalité, mais la conséquence tragique de la disparition des mesures de sécurité qui a accompagné les privatisations-restructurations de ces mines. Et les « accidents du travail » ne sont pas l’apanage de ce secteur.

Pour imposer de telles conditions d’exploitation, les capitalistes de Chine (qu’ils soient étrangers ou membre du… Parti Communiste !) s’appuient sur une gigantesque armée industrielle de réserve. Les disparités territoriales sont énormes : les régions côtières concentrent la majeure partie de l’activité économique industrielle, avec 90 % des importations et des exportations, et 82 % des investissements étrangers, dont une grande partie dans les fameuses zones économiques spéciales, zones de non-droit pour les travailleurs. La campagne est dévastée : le revenu agricole moyen (270 dollars annuels) est trois fois moindre que celui des villes, et les paysans se réfugient vers les villes par dizaines de millions. Tous ces migrants sont soumis à l’arbitraire policier et la surexploitation patronale, ils sont souvent entassés sur le lieu même de leur travail, où ils vivent dans des conditions d’hygiène et de promiscuité intolérables.

Au plus grand profit des capitalistes de tout poil, l’État chinois utilise toutes les armes de la répression pour maintenir ces conditions d’exploitation. Pour autant, les travailleurs chinois ne se laissent pas faire : le nombre de « conflits » annuels, qu’il s’agisse de grèves illégales, de manifestations ou d’émeutes, s’élève à plusieurs milliers, malgré les intimidations (le mot est faible) du régime : arrestation des dirigeants des mouvements, toujours menacés d’inculpation pour « subversion du pouvoir de l’État », ce qui est passible de peine de mort ou de condamnation à perpétuité. Même si des tentatives d’organisation ouvrière indépendante existent (à Hong-Kong en particulier, dont l’histoire propre donne au mouvement ouvrier une certaine indépendance vis-à-vis du « Parti communiste »), la Loi Syndicale Chinoise continue de dénier aux ouvriers le droit de former des syndicats indépendants. Cette soumission du mouvement ouvrier à la tutelle du régime continue de marquer les consciences ; il n’est pas rare que, dans leurs conflits pour de meilleures conditions de vie, les masses fustigent les autorités locales, considérées comme corrompues et n’appliquant pas les lois de l’État central, sans clairement comprendre que cet État ne représente pas leurs intérêts.

Les tensions nationales avec le Japon

Ce contrôle du régime sur les masses a encore pu être observé récemment, avec les manifestations nombreuses en avril contre les symboles de la présence japonaise en Chine. Si ces manifestations sont utiles au régime pour son rapport de force avec le Japon, il n’en reste pas moins que la réaction des masses est légitime eu égard aux souvenirs de souffrances laissés par l’occupation japonaise avant et pendant la Seconde Guerre mondiale, et à l’insupportable provocation que constitue la réédition d’un manuel d’histoire japonais minimisant les atrocités de cette occupation (des centaines de milliers de civils torturés, des massacres, des expériences bactériologiques et de vivisection ignobles menées sur les populations…). Depuis, le gouvernement japonais a même osé exiger « des excuses et des dédommagements » pour les attaques populaires contre les intérêts japonais en Chine.

Plus généralement, le contexte est à la multiplication des tensions nationales entre les deux pays. Le gouvernement japonais s’est exprimé publiquement contre la loi anti-sécession sur Taïwan, invoquant ses effets négatifs « sur la paix et la stabilité de la région ». En février, les forces japonaises s’étaient emparées d’un archipel en mer de Chine, également revendiqué par le régime chinois, qui est certes inhabité, mais qui se situe dans une riche zone de pêche où se trouvent aussi d’importants gisements d’hydrocarbures.

Dans une période de fortes contestations sociales intérieures, cette exaltation des sentiments et ressentiments nationaux doit permettre une trêve sociale à l’égard du gouvernement. Mais, plus fondamentalement, il semble qu’il s’agisse surtout, pour l’impérialisme japonais, de disputer à la Chine sa place diplomatique majeure dans la région, qui lui est conférée par son statut de puissance nucléaire et de membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU. Sur ce dossier, les intérêts des impérialismes américain et japonais semblent se rejoindre : l’administration américaine a également « regretté » la loi anti-sécession, elle soutient activement la candidature japonaise à un poste de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU et elle encourage le réarmement nippon. De son point de vue, l’heure semble être à l’endiguement diplomatique de la Chine.

En effet, même si son développement capitaliste se fait encore avant tout sous l’égide des puissances impérialistes, le potentiel démographique et militaire de la Chine peut faire craindre à terme l’émergence d’une puissance impérialiste concurrente et puissante. Pour l’heure, la principale convergence entre le régime chinois et les puissances impérialistes se fait sur le dos du prolétariat chinois surexploité, source de profit pour tout ce beau monde. Ce sera donc à lui, malgré les obstacles posés à son organisation indépendante comme classe, qu’il reviendra de réaliser sa propre émancipation, à la fois contre le régime dictatorial du prétendu « Parti communiste » et contre les impérialistes qui l’exploitent.


1) Cet embargo a été imposé contre le gouvernement chinois suite à la répression sanglante des manifestations de la place Tienanmen en 1989.

2) Le mythe de l’économie libérale vole souvent en éclats quand il s’agit de protéger les intérêts généraux des impérialistes.


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