Le CRI des Travailleurs
n°22
(printemps 2006)

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Pourquoi et comment les partis de gauche et les directions syndicales ont-ils fait ce qu'ils ont fait ?


Auteur(s) :Antoni Mivani, Nina Pradier
Date :4 mai 2006
Mot(s)-clé(s) :CPE, directions-syndicales
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Les militants syndicaux combatifs comme les travailleurs et les jeunes qui participent aux mouvements se demandent souvent comment expliquer le comportement des partis politiques de l’ex-« gauche plurielle » (PS, PCF, Verts…) et des organisations syndicales qu’ils dirigent (CGT, FO, CFDT, FSU, UNEF…). Car chacun comprend qu’ils ne font pas ce qu’ils font parce qu’ils seraient méchants… D’une part, les militants de ces organisations participent souvent (plus ou moins) aux mouvements, distribuent des tracts, viennent en AG et en manifestations, etc., certains se montrant même particulièrement dévoués (cas cependant particulièrement rares dans le cas des militants de la CFDT ou du PS). Mais, d’autre part, la ligne politique de ces organisations, décidée par leurs directions, est au mieux attentiste et molle, au pire démobilisatrice et traître ; c’est ainsi qu’elles refusent non seulement d’appeler à la grève générale, mais même de mettre en avant cet objectif, faisant croire aux travailleurs et aux jeunes que des « journées d’action » sans lendemain pourraient suffire à faire céder le gouvernement.

Certes, il y a des différences entre les organisations en question : le PS est un parti bourgeois prônant ouvertement le capitalisme et même le capitalisme « libéral », comme l’ont prouvé aussi bien la politique qu’il a menée quand il était au gouvernement (1981-86, 1988-90, 1997-2002) que, par exemple, sa campagne pour le Oui à la Constitution européenne l’année dernière ; il se distingue des partis bourgeois de droite par sa base sociale, constituée avant tout des fractions supérieures du salariat (cadres, enseignants…), alors que l’UMP repose avant tout sur les propriétaires petits, moyens et grands ; en raison de cette base sociale (et de son origine historique lointainement ouvrière), le PS conserve des liens organiques et une influence hégémonique dans la CFDT, l’UNSA et certains secteurs de FO et de la FSU. Le PCF, en revanche, est un parti « ouvrier-bourgeois » (réformiste) qui est historiquement condamné depuis l’effondrement du stalinisme, mais qui, en raison de sa base sociale (ouvriers et employés qualifiés, techniciens, petits et moyens fonctionnaires) garde une influence décisive dans la CGT et dans une bonne partie de la FSU ; il se dit « anti-libéral » et parfois même (les jours de fête) « anti-capitaliste ». Tout en faisant semblant de s’auto-critiquer en ce qui concerne le bilan de l’ex-gauche plurielle entre 1997 et 2002 (c’est la nuance entre Buffet et Hue), la direction du PCF justifie cette participation au gouvernement avec le PS et sa ligne d’une nouvelle alliance pour les élections de 2007, par de fumeuses considérations stratégiques (il argue en gros que, sans lui, la politique du PS serait encore pire). Quant à la gauche du PS, qui a appelé à voter Non au référendum du 29 mai et se dit elle aussi « anti-libérale », tout en refusant de dénoncer le capitalisme lui-même, fût-ce en paroles, son orientation s’explique par sa base sociale, composée d’étudiants (elle dirige l’UNEF) et de quelques salariés syndiqués. Les Verts, enfin, ne constituent qu’une force d’appoint aux deux principales forces de la gauche, et ils rassemblent de manière éparse des éléments qui, idéologiquement et socialement, pourraient aussi bien se trouver dans le PS que dans le PCF : logés dans une véritable auberge espagnole, ils se sont notamment divisés en deux parties presque égales au moment de la campagne pour ou contre la Constitution européenne.

Or c’est la contradiction entre leur base sociale, d’une part, et leur soumission ouverte ou masquée au capitalisme et par conséquent à l’État bourgeois, d’autre part, qui explique en dernière analyse le comportement de ces différentes organisations politiques et syndicales, chacune à sa manière, à la place qui est la sienne sur l’échiquier politique bourgeois. En l’occurrence, elles sont prises dans une contradiction : d’un côté, pour gagner les élections de 2007, elles cherchent à capitaliser le mécontentement croissant de large franges des travailleurs et de la jeunesse contre la politique patronale du gouvernement ; cela nécessite un minimum de travail militant et un semblant de combat contre Chirac-Villepin-Sarkozy. D’autant plus que les jeunes et les travailleurs font de moins en moins confiance au PS, au PCF et aux Verts, en raison de la politique qu’ils mènent quand ils sont au gouvernement : c’est ce qu’ont montré les élections de 2002, où ces partis ont été lourdement sanctionnés, et le référendum du 29 mai 2005 en ce qui concerne le PS, dont les électeurs ont voté majoritairement Non alors que la direction et les militants appelaient pour la plupart à voter Oui. Mais, d’un autre côté, les directions de ces partis et celles des principaux syndicats, qui leur sont étroitement liées, ne veulent pas vaincre Chirac-Villepin-Sarkozy ici et maintenant, ils ne veulent donc pas d’une grève générale, car celle-ci engendrerait une crise politique qui perturberait, pour le moins, le sacro-saint calendrier électoral, qui profiterait sans doute à l’extrême gauche (au moins électoralement, et organisationnellement si celle-ci était capable d’offrir de véritables perspectives aux travailleurs et aux jeunes) et qui en tout cas développerait la conscience de classe et l’esprit de lutte des travailleurs et des jeunes dans une proportion telle que les actuelles directions des syndicats et des partis de gauche ne pourraient plus contrôler la lutte de classe aussi facilement qu’aujourd’hui.

Étant donné leur rôle dans le mouvement et leur puissance (limitée et en recul, mais tout à fait évidente dans les grèves et les manifestations), nous nous pencherons ici en priorité sur les positions des principales organisations syndicales qui se réclament du mouvement ouvrier (ce qui exclut la CFDT, à la fois pour des raisons historico-idéologiques et parce que cette organisation assume ouvertement, ou plus franchement que les autres, sa politique de co-élaboration des contre-réformes avec le patronat et le gouvernement).

Comment la direction de la CGT a-t-elle justifié sa politique ?

Lorsque, après le succès de la « journée d’action » du 18 mars, les médias ont commencé à exprimer ouvertement leur crainte d’une grève générale, Thibault a été le plus empressé pour les rassurer. Il a justifié son refus d’y appeler en déclarant aux journalistes qu’il ne voulait pas entendre parler de ce mot d’ordre, qui selon lui relèverait… d’un « débat philosophique » ! Et d’expliquer : « Ne jouons pas sur les mots : une journée d’action interprofessionnelle avec arrêts de travail, grèves et manifestations, elle sera générale si nous convainquons les salariés d’ici-là, comme je l’espère, d’avoir recours à ces formes d’action dans l’ensemble des professions. » (Dépêche Reuters, 21 mars, 10 h 14.)

Pour bien comprendre ce que signifie ce discours hypocrite, on peut rendre compte ici d’une délégation de l’AG des étudiants de l’Université Paris-I Tolbiac reçue au siège de la CGT le 3 avril. Nous avons vu ci-dessus que les appareillons estudiantins et lycéens, avec l’aide précieuse de leurs flancs-gardes d’extrême gauche, se sont opposés, d’un bout à l’autre du mouvement, à l’envoi de délégations d’étudiants et lycéens aux sièges des directions syndicales pour exiger qu’elles appellent à la grève générale. Cependant, de telles délégations ont pu être organisées à l’appel de certaines AG : c’est ainsi que celle Tolbiac a voté le 31 mars (sur la proposition des militants FSE et CRI), l’envoi d’une délégation au siège confédéral de la CGT à Montreuil, malgré le vote contre des militants de l’UNEF, de LO et des JCR. Ensuite, ceux-ci ont tout fait pour que la délégation n’ait pas lieu, notamment en organisant d’autres « actions » en même temps. Néanmoins, une délégation de 25 étudiants s’est rendue le 3 avril à Montreuil. Or le compte-rendu de cette délégation est très intéressant car il montre bien comment la direction de la CGT a tenté de justifier son attitude.

Signe d’une certaine inquiétude bureaucratique, la délégation a été reçue immédiatement et écoutée très attentivement pendant plus d’une heure et demie par une des plus importants dirigeants de la CGT, en la personne de Maïté Lassalle, secrétaire générale de la puissante fédération des services publics et membre du bureau confédéral. Le mandat de la délégation était clair : il s’agissait de demander aux dirigeants de la CGT (et des autres confédérations) d’appeler à la grève générale jusqu’à la victoire, de clarifier les revendications (pas seulement « retrait du CPE », mais « abrogation de toute la LEC et du CNE ») et de demander à ce que le Service d’Ordre (SO) de la CGT ne collabore pas avec la police, mais empêche au contraire les arrestations de manifestants pendant les défilés comme sur les lieux de dispersion.

Sur le troisième point, M. Lassalle n’a pas répondu, elle s’est contentée de démentir les affirmations du quotidien Libération selon lesquelles le SO de la CGT aurait livré des individus à la police pendant les manifestations. Sur le deuxième point, elle a dit que la CGT se prononçait pour l’abrogation de toute la loi et du CNE… mais qu’il fallait avant tout préserver le cadre unitaire avec les autres organisations ; autrement dit, elle a confirmé à sa manière que la ligne de la CGT est en fait déterminée par celles de la CFDT, de la CFTC et de la CGC, au nom du « syndicalisme rassemblé »… Enfin, sur la question fondamentale de la stratégie suivie par la CGT, M. Lassalle a justifié les « journées d’action » en prétendant qu’elles permettaient d’être de plus en plus nombreux à chaque nouveau « temps fort ». Quant à l’appel à la grève générale, elle a argué d’une part que la CGT était peu implantée dans le secteur privé et très faible dans les PME, d’autre part qu’il ne revenait pas à la direction confédérale de lancer des ordres d’en haut, car la mobilisation dépend de la volonté des travailleurs et non des chefs, comme le prouverait selon elle le fait que les grèves générales de 1936 ou 1968, comme les grandes grèves de 1995 et 2003, n’ont pas été appelées par les directions syndicales, mais faites par les travailleurs eux-mêmes…

Ces arguments (repris par les bureaucrates de tout poil et par certains de leurs flancs-gardes d’extrême gauche, notamment LO) ne sont que des prétextes qui cachent mal une orientation politique consistant uniquement à protéger le gouvernement et, à travers lui, les institutions de l’État bourgeois. Tout d’abord, l’argument de la faible implantation syndicale dans les PME ne tient pas : pour vaincre le gouvernement, il suffirait que les travailleurs fortement syndiqués du secteur public (Fonctions publiques et entreprises nationales) et de quelques grosses entreprises fassent grève ensemble et en même temps ; car leur position dans l’économie les rend tout à fait capables de paralyser à eux seuls l’activité du pays ; or ils ont montré dans les dernières années leur disposition à combattre, même si les directions syndicales ont toujours isolé leurs luttes les unes des autres (enseignants en 2003, gaziers et électriciens en 2004, travailleurs de la SNCM, de la RTM et de nombreuses entreprises privées en 2005, cheminots et autres travailleurs des transports régulièrement, etc.).

En ce qui concerne l’argument selon lequel la grève générale ne se décrète pas d’en haut, ce serait un vain truisme si ce n’était une fumisterie : il est bien évident que la grève générale ne peut avoir lieu n’importe quand sur une simple décision d’appareil, parce qu’elle suppose une situation politique où les rapports de force entre les classes se tendent à l’extrême, de sorte que des millions de travailleurs sont prêts à en découdre avec le patronat et le gouvernement. Mais la situation politique est bien marquée par la colère ouvrière et populaire contre Chirac, Villepin et Sarkozy, battus trois fois dans les urnes en 2004 et surtout en 2005, et combattus sur le terrain de la lutte de classe, depuis trois ans, par de nombreux travailleurs et jeunes, quoique en ordre dispersé. Or, s’il est clair qu’il ne suffit pas d’ « appuyer sur un bouton » pour déclencher une grève générale, il n’en reste pas moins que les directions syndicales ont par définition la responsabilité de coordonner les travailleurs et par conséquent de leur proposer des objectifs et des actions d’ensemble clairement définis : à quoi serviraient les organisations de classe si ce n’était pas à organiser les actions communes et à lancer des mots d’ordre unificateurs de la classe ? À quoi sert un syndicat s’il laisse les travailleurs décider la grève entreprise par entreprise, sans savoir si les autres s’engageront ou non ? À quoi sert une direction syndicale, si ce n’est à permettre aux travailleurs de dépasser la situation d’atomisation à laquelle le capitalisme les condamne, rendant justement nécessaire leur coordination et l’homogénéisation optimale de leur lutte de classe ? À quoi sert une confédération, si ce n’est à impulser la mobilisation interprofessionnelle sur tout le territoire, en permettant à tous les travailleurs de taper ensemble sur le même clou ? D’ailleurs, la direction de la CGT est particulièrement hypocrite sur ce point : que fait-elle d’autre que de se comporter en « petit chef » vis-à-vis des travailleurs du rang, quand elle « décrète » d’en haut des journées d’action qui doivent commencer tel jour à telle heure… et finir le soir même, sans autre suite qu’une éventuelle autre « journée d’action » convoquée dans les mêmes conditions à une date bien ultérieure ?

Quant au constat que la direction de la CGT et les autres n’ont pas appelé à la grève générale en 1936, 1968, 1995 et 2003, que prouve-t-il, sinon précisément que, déjà dirigée par les réformistes (sociaux-démocrates et/ou staliniens), elle a trahi l’un après l’autre tous ces grands mouvements, toutes choses égales par ailleurs ? (1)

La politique de FO a-t-elle été plus à gauche que celle de la CGT ?

La CGT étant la première confédération et rassemblant souvent plus des deux tiers des cortèges syndicaux dans les manifestations, son poids était évidemment décisif dans la bataille. Cependant, il est clair qu’une politique correcte des autres organisations qui se réclament du mouvement ouvrier, tels que FO, la FSU et Solidaires, aurait pu jouer un rôle important pour aller vers la grève générale. Mais en fait, c’est seulement en apparence que ces organisations ont défendu une ligne officiellement plus offensive que celle de la CGT.

Certains cortèges de FO, en particulier, scandaient le mot d’ordre de « grève générale ». Mais en réalité, cela a surtout été le cas des cortèges où les militants du PT jouent un rôle structurant, comme à Paris (en dehors de militants du PT, les UD FO de la région parisienne sont en fait bien peu capables de mobiliser même leurs propres adhérents, comme le montre la faiblesse numérique des cortèges FO dans chaque manifestation). Quant à la direction confédérale de FO, elle s’est en fait contentée, à chaque « journée d’action » décidée « dans l’unité » avec les autres organisations, d’appeler à des « grèves générales interprofessionnelles »… d’une journée… et pas un jour de plus ! C’est en fait pour des raisons purement opportunistes que la direction réformiste de cette petite confédération tient un discours apparemment plus radical que celui de la CGT : alors même que son existence séparée avait été décidée à l’origine par les réformistes anti-communistes pendant la Guerre froide, elle n’a plus de sens aujourd’hui, dix-sept ans après la chute du Mur de Berlin. Dès lors, le maintien d’une existence séparée de la CGT ne se justifie plus que par la volonté des bureaucrates de FO de garder leurs postes, qu’une fusion avec leur puissant concurrent ferait disparaître en bonne partie. La direction de FO essaie donc d’occuper une place qui tend à se libérer sur la gauche de la CGT, au fur et à mesure que la direction de celle-ci dérive vers la droite ; cette tactique doit permettre de grappiller quelques cartes et de garder aujourd’hui une place dans le syndicalisme français ; elle est d’ailleurs appuyée par les militants du PT, qui occupent de nombreux postes à tous les niveaux de l’appareil et contribuent fortement au maintien de son existence — suivant un accord au sommet qui explique pourquoi le PT ne dénonce et ne combat jamais ouvertement la direction confédérale de FO, alors qu’il dénonce régulièrement (et souvent à juste titre) celle de la CGT.

D’autre part, la direction de FO appelle d’autant plus facilement à la grève interprofessionnelle qu’elle sait pertinemment que cela ne prête guère à conséquence, étant donné la faiblesse militante de cette confédération. De fait, la plupart des syndicats FO, le plus souvent dirigés par des réformistes rompus à la collaboration de classe, ne relaient pas les appels confédéraux, ils n’appellent pas à la grève dans leurs propres secteurs et ne réunissent pas les travailleurs en assemblées générales. Finalement, ce sont surtout les syndicats FO dirigés ou influencés par le PT qui s’efforcent de relayer les appels confédéraux à la grève et de mobiliser réellement les travailleurs, tout en respectant en fait, sur le plan syndical, le cadre des journées d’action. Or, si leur poids est relativement important dans l’appareil de FO, il ne suffit évidemment pas à mobiliser les travailleurs, car FO est généralement très minoritaire sur les lieux de travail.

Sur le fond, l’orientation politique de FO n’est donc pas différente de celle de la CGT : au-delà des effets de manche, dans les « communiqués unitaires » comme dans ses propres déclarations, la direction en a elle aussi appelé « solennellement, non seulement au gouvernement, mais aussi à la plus haute autorité de l’État, le Président de la République, pour que la sagesse et la raison l’emportent » (déclaration du Bureau confédéral après le 7 mars). Ce n’est là qu’une position de républicains bourgeois soumis à Chirac et aux institutions de la Ve République. FO en appelle à l’arbitrage du chef même de ceux qu’elle prétend combattre, faisant tout pour éviter l’extension et la radicalisation du mouvement. Cette orientation tourne le dos au combat pour vaincre Chirac-Villepin-Sarkozy ; elle ne peut que désarmer les prolétaires et la jeunesse, en semant la confusion entre la véritable grève générale et la prétendue « grève générale interprofessionnelle » de FO, qui ne doit surtout pas durer plus d’une journée.

La ligne de la FSU vaut-elle mieux ?

La FSU (Fédération syndicale unitaire, majoritaire dans l’Éducation nationale et présente dans un nombre croissant d’autres secteurs de la Fonction publique) tient elle aussi un discours apparemment assez « gauche », mais dans la pratique elle reste main dans la main avec les directions confédérales. Certes, dès avant le 7 mars, elle a pris « position sur la nécessité d’une grève interprofessionnelle » ; mais, face au refus de la CGT et de la CFDT, la FSU et les directions des différents syndicats nationaux de la FSU (SNES, SNUIPP, SNESup…) n’ont rien fait pour impulser réellement la grève dans l’Éducation. Le 28, la FSU a appelé à la grève et a fait plus d’efforts pour qu’elle soit effective… ce jour-là. Elle a aussi déposé formellement des préavis de grève illimités, mais toujours en laissant chacun décider dans son coin ce qu’il lui restait à faire et « reconduire » la grève sans savoir ce qui se passait à côté… Sur le fond, la direction de la FSU a fait sienne la tactique des journées d’action, et elle n’a pas combattu pour forger l’unité réelle des jeunes et des salariés, c’est-à-dire l’unité dans la grève : le SNES n’a apporté aucun appui, sinon platonique, aux mobilisations et grèves lycéennes, refusant en particulier, dans la plupart des établissements, de soutenir clairement les blocages sans lesquels la grève lycéenne n’était pourtant pas possible. Et, malgré l’entrée en grève d’enseignants et de personnels IATOS aux côtés des étudiants dans un certain nombre d’universités, le SNESup, qui compte d’ailleurs dans ses rangs un bon nombre de présidents d’universités et autres directeurs d’UFR, a refusé (comme la FERC-CGT et d’autres) d’appeler ses adhérents à rejoindre réellement la grève : il a notamment refusé de soutenir les blocages, puis participé très activement au chantage consistant à menacer les étudiants grévistes d’être privés de diplômes s’ils n’arrêtaient pas le mouvement.

La FSU, le SNES et le SNESup se sont justifiés en alléguant l’indéniable hésitation des enseignants à faire grève : Aschieri a par exemple insisté pour dire que « la grève du 2 février dans la fonction publique était moyenne ». De fait, le 2 février était une journée d’action sur les salaires dans la Fonction Publique sans le moindre espoir d’obtenir satisfaction, et en outre à cinq jours du 7 février, première « journée d’action » contre le CPE. De plus, la terrible défaite du grand mouvement de mai-juin 2003 pèse fortement sur les enseignants, qui avaient fait grève pendant deux mois et perdu par conséquent beaucoup d’argent, mais sans rien obtenir. Or, en l’absence d’un parti révolutionnaire capable de les convaincre à une échelle de masse de la responsabilité majeure des dirigeants de la FSU et du SNES dans cette défaite, il est inévitable que beaucoup d’enseignants soient encore aujourd’hui démoralisés et doutent qu’il soit utile de recommencer une grève longue. Pourtant, en même temps, dans de nombreux lycées, bien des enseignants, notamment parmi les plus jeunes, gardent l’envie d’en découdre avec ce gouvernement, de s’en venger ; mais ils ne repartiront pas dans un mouvement d’ensemble tant que les directions syndicales n’afficheront pas clairement l’objectif de la grève pour vaincre, et non pour être battus une nouvelle fois, c’est-à-dire l’objectif de la grève générale.

La direction de Solidaires a-t-elle été aussi « radicale » qu’il y paraît ?

Enfin, l’Union Syndicale Solidaires (ex-G 10, comprenant notamment les SUD) est en apparence une organisation radicale, certains des syndicats qui la composent défendant même indéniablement des positions correctes (mais c’est le cas aussi de nombreux syndicats de base CGT, FO et FSU). Cependant, dans la pratique, la direction de cette petite organisation reste à la remorque des bureaucraties plus puissantes. Elle a certes appelé à la grève lors des « journées d’action » et déposé, comme la FSU, des préavis illimités pour les différentes professions, mais sans afficher l’objectif de la grève tous ensemble et en même temps : dans son communiqué d’après 7 mars, par exemple, la direction de Solidaires a affirmé que « le premier Ministre doit comprendre [sic] que la lutte pour l’emploi passe par la sécurisation de celui-ci et non par le démantèlement du code du travail et la création d’emplois kleenex au seul profit du patronat » ; autrement dit, elle aussi a proposé, comme les chefs de FO et les autres, de convaincre le gouvernement plutôt que de le vaincre.

Cette orientation politique a conduit la direction de Solidaires à se soumettre à la tactique des journées d’action, en se prononçant après chacune d’elles pour qu’ « un nouveau rendez-vous unitaire permettant la convergence des jeunes et des salariés [soit] organisé rapidement par l’ensemble des organisations syndicales, de salariés, d’étudiants et de lycéens » (communiqué d’après le 7 mars). Par exemple, au sujet des manifestations prévues les 23 et 28 mars, au lieu de dénoncer la division des jeunes et des salariés orchestrée par les principales directions syndicales, Solidaires s’est félicité de « ces deux temps forts de la mobilisation (qui) doivent permettre de gagner sur cette revendication » (c’est-à-dire, selon Solidaires, comme pour les autres directions syndicales, sur le retrait du CPE, présenté comme la seule revendication, au détriment de la totalité de la LEC et du CNE).

Enfin, Solidaires a fini par appeler, d’ailleurs bien tardivement, à la « grève reconductible » à partir du 4 avril. Mais cette orientation n’est « radicale » qu’en apparence : ce mot d’ordre revient à demander aux salariés de décider la grève de façon atomisée, entreprise par entreprise, en leur demandant finalement de bien vouloir faire preuve d’héroïsme en partant tout seuls au combat, sans savoir ce que feront ceux des autres entreprises et des autres secteurs. Qu’il y ait des situations où les directions ont la responsabilité d’appeler à la grève, et d’autres où cela n’est pas réaliste, c’est évident. Mais il n’y a pas de tierce possibilité : si une direction pense que la situation est mûre, elle doit appeler à la grève (évidemment sans être jamais sûre de gagner), et si elle pense le contraire elle ne doit pas y appeler… En fait, ce mot d’ordre lâche de « grève reconductible » permet de passer pour « radical » à bon compte, et il a surtout l’avantage, pour ceux qui le lancent, de les dispenser du nécessaire combat contre les bureaucrates de la CFDT, de la CGT, de FO et de la FSU qui refusent d’appeler à la grève générale non pour des raisons de réalisme, mais parce qu’ils se soumettent au gouvernement ou, à travers lui, aux institutions bourgeoises. En ce sens, le mot d’ordre de « grève reconductible » s’oppose à l’exigence de la grève générale : celle-ci, quant à elle, pose immédiatement la question politique de la responsabilité de toutes les directions syndicales et permet par conséquent d’aider les travailleurs à les démasquer et à faire pression sur elles. De fait, cela ne dérange nullement les grandes directions syndicales que Solidaires appelle à une « grève reconductible » : l’échec de cet appel ne sert ensuite qu’à justifier leur refus d’appeler à la grève générale, en arguant que la grève reconductible ne prend pas, et que c’est bien la preuve que les conditions ne sont pas vraiment réunies pour la grève générale, contrairement à ce qu’affirment les « gauchistes »…

Un appel à la grève reconductible n’aurait pu être efficace que s’il avait été préparé et combiné à un combat ouvert, public, sans concession, s’appuyant sur la mobilisation des travailleurs et sur la combativité de certains secteurs des syndicats, pour que les confédérations adoptent une plate-forme de revendications plus large et appellent sur cette base à la grève générale. Ce n’est qu’à ces conditions que les syndicats de Solidaires aurait pu jouer un rôle progressiste, utile aux jeunes et aux travailleurs. Avec une telle orientation, les militants de Sud-Rail (deuxième syndicat à la SNCF), de Sud-PTT et Sud-France Telecom (respectivement premier et deuxième syndicat), du SNUI (premier syndicat aux impôts), de Sud-étudiants, etc., auraient pu jouer un rôle important pour aider les travailleurs à déborder les gros appareils. Mais l’orientation soi-disant « alternative » de la direction de Solidaires n’a en fait consisté, dans la pratique, qu’à se mettre à la remorque des bureaucrates.


1) Sur les événements de 1936, cf. justement ci-dessous l’article de Laura Fonteyn.


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