Le CRI des Travailleurs
n°25
(janvier-février 2007)

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Les nationalisations annoncées par Chavez sont-elles un pas vers le socialisme ?


Auteur(s) :Antoni Mivani
Date :18 janvier 2007
Mot(s)-clé(s) :international, Venezuela
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Construire le socialisme…

L’ensemble du discours tenu par Chavez le 8 janvier, lors de la cérémonie où les nouveaux ministres ont prêté serment, avait une tonalité particulièrement radicale. Dans la grande salle d’un théâtre de Caracas, dont le mur de fond était orné d’un gigantesque portrait de Chavez, le dirigeant de l’État bolivarien a affirmé : « Je suis de la ligne de Trotsky — celle de la révolution permanente. » Il a expliqué que s’ouvrait une nouvelle étape de la « révolution bolivarienne » : « Nous avons désormais un cap clair (…), nous allons vers une République socialiste du Venezuela, et cela nécessite une profonde réforme de notre constitution. [...] Rien ni personne ne pourra nous faire dévier de notre cheminement vers le socialisme bolivarien, le socialisme vénézuelien, notre socialisme. » Il a annoncé qu’il allait demander au Parlement d’adopter une loi-cadre l’autorisant à prendre des décrets pour réaliser un plan de nationalisations qui devrait toucher tous les secteurs « stratégiques » pour le pays : « Tous ces secteurs qui appartiennent à un domaine aussi important et stratégique pour nous que l’énergie électrique, tout ce qui a été privatisé, nationalisons-le (…). La Nation doit récupérer la propriété des instruments stratégiques pour la souveraineté, la sécurité et la défense » (Agence Bolivarienne d’Information, ABN). Il a également affirmé que l’État devait devenir majoritaire dans des sociétés mixtes partagées entre PDVSA (l’entreprise nationale du pétrole) et des entreprises impérialistes (Exxon Mobil, Conoco, Chevron, Total, BP, Statoil) pour réaliser « tout le processus de raffinement du brut lourd de la Faja del Orinoco » (la région contenant les gisement pétroliers les plus importants du pays et représentant déjà 18 % de la production du Venezuela). Il a en outre annoncé la nationalisation de CANTV (Compagnie Anonyme Nationale de Téléphone du Venezuela) et des entreprises électriques, à commencer par Elecar (Électricité de Caracas). Le principal actionnaire de CANTV est Verizon Comunications, un groupe américain, qui détient 28,5 % de l’entreprise, tandis que le gouvernement vénézuelien et les salariés possèdent moins de 20 %. Le groupe AES, qui a son siège aux États-Unis, possède 86 % de Elecar. Il a également dit qu’il convenait de mettre fin à l’autonomie de la banque centrale du Venezuela, en expliquant que c’était un dogme néolibéral et que, tant que la banque centrale serait prétendument autonome, elle serait sous le contrôle du FMI. Il a en outre réaffirmé que la concession accordée à RCTV, chaîne privée très fermement opposée au pouvoir, ne serait pas renouvelée. Il a dénoncé la hiérarchie catholique vénézuelienne, qui avait critiqué cette mesure, ainsi que l’ingérence du secrétaire général de l’OEA (Organisation des États d’Amérique), qui avait fait de même, dans les affaires du Venezuela. Vers la fin de son discours, Chavez a dit qu’il fallait « démanteler l’État bourgeois», qui est « un obstacle à la révolution » et il a indiqué qu’il fallait donner davantage de pouvoirs aux nouveaux Conseils Communaux, qui devraient se développer à la base, de façon que le nouvel État repose sur eux.

« avec le patronat fier d’être venezuelien » ?

Chavez nomme l’ensemble de ce projet « le Projet National Simon Bolivar de 2007-2021 », dont le but est construire le « Socialisme bolivarien ». Sur le papier, toutes les mesures qui viennent d’être énoncées sont extrêmement progressistes, car anti-impérialistes, et doivent donc en elles-mêmes être soutenues. Mais s’agit-il de « socialisme » ? Pour les marxistes, le socialisme est un mode de production où les travailleurs eux-mêmes sont à la fois collectivement propriétaires des grands moyens de production et collectivement décideurs, au moyen de leur État révolutionnaire, des mesures économiques, sociales et culturelles qu’il faut prendre et imposer à la bourgeoisie. Pour Chavez, au contraire, les mesures qu’il annonce doivent être réalisées avec la participation active de la bourgeoisie, ou du moins d’une partie de la bourgeoisie, qu’il fait tout pour gagner à son projet : après avoir expliqué que Fedecamaras (le MEDEF vénézuelien) et les organismes de la bourgeoisie vénézuelienne avaient par vendu le pays à l’étranger et fomenté les coups d’État, comme le 11 avril 2002, Chavez a renouvelé ses appels à l’ensemble du patronat, y compris à Fedecamaras et aux « 31 familles » les plus riches du pays, pour qu’ils se joignent à la tâche de développement national. Il a affirmé: « Ah s’ils pouvaient changer  et s’engager dans un projet national ! Un entrepreuneuriat national ! Nous en avons besoin et nous sommes disposés à travailler ensemble avec un entrepreuneuriat national, qui soit fier d’être vénézuelien et qui travaille pour satisfaire les besoins du peuple vénézuelien » (extrait de la video du discours de Chavez, disponible sur http://www.youtube.com/watch?v=DKWrrrio3TI&eurl=).

Les nationalisations « bolivariennes » se réduisent à une prise de participation majoritaire de l’État dans des entreprises privées

Le lendemain, 9 janvier, cette annonce a suscité une certaine panique à la bourse de Caracas, qui s’est effondrée, et à Wall Street, où les titres des entreprises promises à la nationalisation ont brutalement chuté. Le porte-parole du Département d’État étasunien, Sean McCormack, a réagi en critiquant les nationalisations qui « en général ne bénéficient pas à la population » et a souligné « que si la nationalisation est réellement appliquée, il y a une pratique internationalement reconnue selon laquelle les entreprises étrangères sont indemnisées à la juste valeur du marché pour les biens qui sont nationalisés ». Néanmoins, une analyste de la banque Barclays a affirmé à l’Agence Reuters : « Je crois que lorsque Chavez parle de nationaliser le secteur pétrolier, cela veut dire ce qu’il a déjà dit par le passé : le contrôle majoritaire de l’État » (ABN, 09/01).

De plus, le 10 janvier, le président de la commission des finances à l’Assemblée nationale, Ricardo Sanguino « a dit que, si le pouvoir exécutif national a bien l’intention de nationaliser quelques entreprises stratégiques qui se trouvent actuellement dans des mains privées, le processus se fera en respectant une voie légale et sans porter atteinte à la Constitution de la République Bolivarienne du Venezuela. (…) Sanguino a affirmé que, quel que soit le mécanisme légal choisi pour la nationalisation des entreprises, il établira que l’État sera l’actionnaire majoritaire » (ABN, 10/01). Le même jour, le ministre des Finances, Rodrigo Cabezas a déclaré à l’agence Reuters que le gouvernement exclut d’avoir recours à « une mesure d’expropriation » pour mettre en œuvre le plan de nationalisation de l’entreprise CANTV. Il a ajouté : « Entre nos mains, CANTV sera une entreprise compétitive. CANTV appartenait aux Vénézueliens et appartiendra de nouveau aux Vénézueliens. Le processus de nationalisation se fera en respectant le cadre constitutionnel et légal qui, entre autres, interdit de réaliser des expropriations » (ABN, 10/01). Selon les calculs de Reportage économique du 10 janvier, le gouvernement vénézuelien aurait à débourser 3,5 milliards de dollars pour racheter CANTV. L’entreprise Elecar coûterait également 3,5 milliards de dollars (l’entreprise avait été rachetée pour 1,6 milliard en 2000 à un autre groupe privé). Les bruts lourds de la Faja del Orinoco sont actuellement exploités par des sociétés mixtes où PDVSA est minoritaire, disposant de 30 % à 40 % des parts.

Après les précisions données par le gouvernement vénézuelien, la bourse de Caracas a grimpé de 15 %, annulant les pertes de la veille. Selon l’AFP et Le Figaro du 13 janvier, Chavez a précisé vouloir nationaliser « absolument tout » le secteur de l’énergie et expliqué : « À celui qui veut rester notre associé, nous laissons cette possibilité ouverte. Celui qui ne veut pas rester comme associé minoritaire, qu’il me laisse le champ libre. »

Quelle est la signification de ces nationalisations ?

La nationalisation d’une ou même de nombreuses entreprises n’est pas en elle-même une mesure socialiste. Pendant le XXe siècle, de nombreux gouvernements ont nationalisé, sans que les nationalisations aient toujours la même signification.

Le gouvernement bolchevique issu de la Révolution d’Octobre, avant même de nationaliser, a commencé par instaurer le contrôle ouvrier : il a considéré l’instauration du contrôle ouvrier comme prioritaire sur le changement de propriétaire, car le but est de permettre au prolétariat de prendre en mains le contrôle de l’économie ; mais il est également possible d’instaurer simultanément la nationalisation et le contrôle ouvrier, qui est immédiatement gestion ouvrière si le gouvernement est entre les mains du prolétariat. De même, lorsque le gouvernement bolchevique a procédé à la nationalisation des grandes entreprises, il s’est agi d’une expropriation, c’est-à-dire d’une nationalisation sans indemnité et sans rachat.

Il y a également eu au XXe siècle de nombreux gouvernements bourgeois pour nationaliser massivement, le plus souvent pour trois raisons se combinant selon des degrés variables : pour résoudre des difficultés économiques que le capital privé ne pouvait surmonter, pour jeter les bases d’un développement économique national dans des pays dominés, pour canaliser dans une voie sans issue les aspirations révolutionnaires des masses. Cardenas a nationalisé le pétrole au Mexique avant la seconde guerre mondiale, Peron a lui aussi racheté le téléphone et les chemins de fer en 1946 et Nasser a nationalisé le canal de Suez. Il s’agissait de nationalisations visant à jeter les bases d’un développement capitaliste propre de ces pays ; en ce sens, elles avaient donc un caractère bourgeois, mais également anti-impérialiste : c’est pourquoi Trotsky et la IVe Internationale avaient soutenu, par exemple, la nationalisation du pétrole au Mexique, sans pour autant appuyer le gouvernement de Cardenas lui-même. En effet, aucun de ces dirigeants bourgeois n’avait voulu jeter par là les premières bases d’un quelconque socialisme.

Dans les pays du bloc de l’Est, la bourgeoisie a été expropriée et la propriété est passée intégralement dans les mains de l’État ; cependant l’État lui-même n’était pas dans les mains du prolétariat, mais d’une bureaucratie contre-révolutionnaire : il ne s’agissait donc pas d’États socialistes.

En France, après la seconde guerre mondiale, les gouvernements bourgeois d’union nationale ont massivement nationalisé pour remettre rapidement en marche l’économie afin de détourner la puissante aspiration révolutionnaire des masses. Il a reçu pour ce travail l’appui décisif du PC, alors premier parti de France, et de la SFIO : au lieu d’appeler les travailleurs à combattre pour prendre le pouvoir, ces partis ont fait croire aux travailleurs que ces nationalisations bourgeoises étaient des réformes les rapprochant du socialisme, alors qu’il s’agissait de concessions d’une bourgeoisie discréditée par la collaboration vichyste, affaiblie à tous égards et soucieuse de maintenir son régime.

Dans un contexte différent, le gouvernement PS-PCF a réalisé un vaste plan de nationalisation lors de son arrivée au pouvoir en 1981 : il a racheté les principales banques du pays (Paribas, Suez, CIC, Crédit du Nord, Crédit Commercial de France, Banque Rothschild, Banque Worms, Banque La Hénin...) et de nombreuses entreprises industrielles (Thomson, Saint-Gobain-Pont-à-Mousson, Rhône-Poulenc, Pechiney-Ugine-Kihlmann, Sacilor, Usinor) pour un coût total de 39 milliards de francs. Comme chacun le sait, Mitterrand se disait « socialiste », le PS parlait de la nécessité de dépasser le capitalisme, l’opposition de droite annonçait l’arrivée des chars soviétiques Place de la Concorde en cas de victoire du PS et du PC… Mais, comme chacun le sait également, ces nationalisations n’étaient pas du tout les premières mesures pour aller vers le socialisme. C’était un plan en trompe-l’œil, visant à satisfaire certaines aspirations des travailleurs tout en sauvant des entreprises capitalistes en difficulté.

Alors, qu’en est-il des nationalisations de Chavez ? L’État bourgeois vénézuelien va racheter à prix coûtant des parts de sociétés anonymes dominées par le capital impérialiste. Chavez n’a pas annoncé l’instauration du contrôle ouvrier, et pour cause : là où celui-ci était apparu dans la lutte contre le lock-out patronal de 2002-2003, à PDVSA, il a peu à peu rétabli les anciens rapports capitalistes de travail. Il s’agit en fait de nationalisations capitalistes. C’est avec l’argent accumulé dans les caisses de l’État bourgeois, principalement grâce à la production du pétrole par les ouvriers vénézueliens, que Chavez veut acheter ces entreprises, c’est-à-dire le travail accumulé de ces ouvriers.

Un projet de développement national

La politique de Chavez se heurte au projet de la fraction dominante du capital vénézuelien qui est étroitement liée au capital financier impérialiste. Les grands capitalistes vénézueliens auraient voulu continuer à mener la politique correspondant directement à leurs intérêts dans le cadre de l’alternance entre l’Action Démocratique (membre de l’Internationale « socialiste ») et le COPEI (démocrate chrétien), ce qui avait signifié l’application brutale des plans de déréglementation et de privatisations dans les années 1980 et 1990. Mais cette politique ne pouvait être poursuivie, car elle avait conduit le Venezuela à une situation économique catastrophique et surtout elle s’était heurtée à une vigoureuse lutte ouvrière et populaire, comme dans le Caracazo de 1989. Cette situation s’était exprimée aussi par l’effondrement électoral de l’AD et du COPEI aux élections de 1998.

Cette lutte de classe prolétarienne s’est reflétée dans la formation, à partir du début des années 1990, d’une nouvelle fraction politique au sein de la bourgeoise, favorable à une politique anti-impérialiste capable d’assurer un développement national et de satisfaire les demandes les plus pressantes des masses. Chavez a recruté ses premiers partisans parmi les sous-officiers de l’armée, avant de se lancer à la conquête de l’État. Pour ce faire, après l’échec de sa tentative de coup d’État de 1992, il a compris que, n’ayant pas de base propre au sein du grand capital, il ne pouvait parvenir à ses fins qu’en s’appuyant sur le prolétariat, le semi-prolétariat et les petits paysans : c’est pourquoi le régime de la Ve République vénézuelienne, régime bourgeois, a un caractère bonapartiste.

La fraction chaviste de la bourgeoisie s’est ainsi peu à peu renforcée face à la fraction traditionnelle et libérale, mais aussi face au prolétariat. C’est la mobilisation ouvrière et populaire qui a mis en échec le coup d’État de 2002 et le lock-out patronal de 2002-2003, portant un coup rude à la fraction opposée à Chavez. Mais celui-ci n’a nullement chercher à profiter de la situation pour affaiblir davantage le grand capital vénézuelien lié à l’impérialisme : il n’a même pas fait poursuivre les auteurs du coup d’État, engageant au contraire un processus de « réconciliation nationale ». Il a en revanche supprimé le contrôle ouvrier à PDVSA. Et il a bénéficié de la hausse des prix du pétrole, principale ressource du Venezuela, permettant la mise en place de programmes sociaux qui lui assurent le soutien des plus pauvres.

Son pouvoir apparaît pour le moment relativement stabilisé. C’est pourquoi l’opposition, dirigée par le gouverneur de l’État de Zulia, a décidé de s’intégrer dans le jeu légal, ce qui n’exclut pas le recours ultérieur à la violence, si cela lui semble opportun au vu du rapport de forces (cf. nos précédents articles, où nous étudions plus en détail ce phénomène, dans Le CRI des travailleurs n° 14 de septembre-octobre 2004 et n° 24 de novembre-décembre 2006).

Le projet de Chavez est donc en rupture avec le mode antérieur de domination de la bourgeoisie au Venezuela, mais ce n’en est pas moins un programme de développement national reposant sur un compromis de long terme entre le capital et le travail, comme il l’a clairement expliqué dans son discours et comme l’expriment les mesures récemment prises. La mise sous tutelle de la Banque centrale et le rachat d’entreprises stratégiques appartenant au capital financier ont pour but d’assurer une plus grande autonomie du pays face à l’impérialisme. De ce point de vue, le secteur de l’énergie est crucial, surtout dans un contexte de prix élevés de l’énergie. Les nationalisations annoncées par Chavez ont donc un caractère anti-impérialiste : elles signifient que l’État bourgeois vénézuelien se renforce face au capital impérialiste.

Mais c’est aussi, dans un pays semi-colonial comme le Venezuela, où le mouvement ouvrier est puissant, et dans les conditions actuelles, la seule voie pour jeter les bases d’un développement économique réel, capable d’intégrer les masses. En effet, d’un côté, à l’époque de l’impérialisme, l’accumulation de capital dans les pays dominés est presque impossible sans une politique anti-impérialiste résolue, car le capital financier pompe la plus-value produite dans ces pays principalement sous trois formes : système de la dette, rapatriement dans le pays impérialiste des profits réalisés sur place et termes inégaux de l’échange. Il s’agirait en outre de résoudre le problème du sous-investissement, si l’on en croit les chiffres fournis dans un article du Prensa Obrera n° 978 (hebdomadaire du Parti Ouvrier, Argentine), d’après lequel l’investissement productif privé ne représenterait cette année que 3 % du PIB (contre plus de 15 % dans un pays comme la France). De l’autre, les masses vénézueliennes ont déjà clairement montré qu’elles n’étaient plus prêtes à tolérer une nouvelle dégradation de leurs conditions de travail et de vie. Le projet de Chavez doit donc intégrer une dimension sociale, c’est-à-dire consacrer une partie de la plus-value à alléger le fardeau des masses, ce que le grand capital vénézuelien ne peut pas accepter sans rechigner, car cela signifie aussi une limitation de ses profits.

Mais Chavez entend également renforcer son propre pouvoir. En rachetant des parts de sociétés privées, il affaiblit matériellement le principal secteur d’opposition, tout en s’offrant la possibilité de créer une couche d’administrateurs dévoués à sa personne. C’est aussi une façon de faire pression sur les capitalistes pour qu’ils acceptent enfin de s’associer à son projet de développement national. Enfin, Chavez espère renforcer ainsi l’appui dont il jouit parmi la masse des travailleurs, dont les secteurs les plus avancés avaient exigé la nationalisation des entreprises qu’ils avaient occupées. Or, en procédant à des nationalisations par rachat, Chavez s’efforce de couper l’herbe sous le pied à toute extension du mouvement.

Quant à la réforme de l’État (de la Constitution), elle a pour fonction de se débarrasser de certaines administrations qui continuent de mettre des bâtons dans les roues du projet nationaliste-bourgeois de Chavez. Corrélativement, lors de son discours du 8 janvier, celui-ci a également relancé son appel à la formation d’un parti unique de la révolution bolivarienne, qu’il dénomme désormais Parti Socialiste Uni du Venezuela (PSUV). Les principaux partis de sa coalition, qui sont des partis bourgeois, ont annoncé qu’ils approuvaient la décision et s’intégreraient à ce nouveau parti. Chavez, qui a étudié sérieusement l’histoire et sait le discrédit grandissant de ces partis, comprend parfaitement la nécessité de discipliner ses partisans au sein d’un vaste parti unique pour assurer son contrôle sur les masses. Et, pour intégrer également les organisations ouvrières à son projet bourgeois, il a nommé comme ministre du Travail le secrétaire général du syndicat de l’aluminium et dirigeant du courant FBT (Front Bolivarien des Travailleurs), courant le plus chaviste de l’UNT (Union Nationale des Travailleurs, la centrale ouvrière née en 2003) ; ce courant syndical ne manque pas une occasion d’attaquer la C-CURA (Courant de Classe Unitaire et Autonome, dirigé par le Parti Révolution et Socialisme, lui-même issu du courant trotskyste moréniste), notamment parce que celui-ci revendique à juste titre l’indépendance des syndicats face à l’État.

Que doivent faire les communistes révolutionnaires face aux nationalisations annoncées par Chavez ?

Si les nationalisations annoncées par Chavez ont un caractère clairement capitaliste, quoique anti-impérialiste, cela n’empêche nullement qu’elles constituent un nouveau facteur d’un poids considérable dans la situation politique. Bien qu’il s’agisse d’un simple rachat d’actions, il est inévitable que surgisse un conflit entre l’État vénézuelien et les capitalistes concernés, par exemple sur la question du prix de vente. D’une façon générale, les capitalistes s’efforceront de saboter le processus de nationalisation, comme cela semble déjà être le cas à CANTV. Chavez sera donc obligé de faire appel, d’une façon plus ou moins importante, à l’appui des travailleurs pour mener à bien ces mesures.

Les communistes révolutionnaires sont bien sûr favorables aux nationalisations, en tant que mesures anti-impérialistes, quoique tout à fait opposés au rachat. En effet, pourquoi les travailleurs devraient-ils racheter avec l’argent de l’État, tiré de la production du pétrole, c’est-à-dire de leur travail exploité, le capital de ces entreprises, qui n’est lui-même rien d’autre que leur travail accumulé ? Il faut donc mettre en avant le mot d’ordre de nationalisation sans indemnisation ni rachat, c’est-à-dire d’expropriation. Bien sûr, aucun capitaliste ne peut accepter une telle mesure : c’est pourquoi la lutte de classe est nécessaire pour l’imposer. Il faut inviter les travailleurs, dans toutes les entreprises concernées, à imposer le contrôle ouvrier sur l’entreprises dès maintenant : c’est la seule façon de se prémunir contre tous les coups bas du patronat visant à saboter le processus de nationalisation annoncé. Mais c’est aussi la seule manière de faire en sorte que celui-ci ne se transforme pas, comme tant d’autres par le passé, en une voie sans issue, celle de la « compétitivité » capitaliste dont a parlé le ministre des Finances de Chavez. La nationalisation ne peut donner ses fruits que si l’Etat bourgeois est détruit et remplacé par un État ouvrier, un État des travailleurs eux-mêmes, car c’est la condition pour mettre en place un plan rationnel de développement, défini par le prolétariat et les masses opprimées en fonction de leurs besoins.

Certains analystes suggèrent que le Venezuela pourrait être en train de s’engager sur une voie semblable à celle prise par Cuba au début des années soixante. Malgré les différences importantes de contexte, on ne peut exclure un tel développement, car il repose sur une dynamique inscrite dans la situation objective : d’une part, le Venezuela ne peut assurer son développement autonome sans rompre avec le capitalisme ; d’autre part, les masses font preuve depuis plusieurs années d’une auto-activité remarquable. (C’est d’ailleurs cette même dynamique qu’exprime la nationalisation des hydrocarbures en Bolivie, malgré toute les limites de cette nationalisation elle aussi purement bourgeoise.) Mais la seule façon d’utiliser cette situation, c’est de construire dans la lutte un parti prolétarien indépendant dont l’orientation soit dirigée vers la prise du pouvoir par les travailleurs. Tout orientation qui reviendrait à mettre le prolétariat à la remorque du projet nationaliste bourgeois de Chavez ou à le subordonner à son parti unique reviendrait à faire le lit de la défaite des travailleurs de la ville et de la campagne.

Les trotskystes ne doivent pas oublier les leçons de l’histoire

Il est inadmissible pour des trotskystes d’oublier les leçons de l’histoire et de leur propre histoire. La question de l’attitude des communistes face à la bourgeoisie dans les pays dominés est un des piliers sur lesquels s’est construite l’Opposition du Gauche contre la bureaucratie stalinienne. Que répondre à ceux qui soulignent que, au contraire de Peron qui faisait la chasse aux communistes, Chavez parle de socialisme (bolivarien) ? Il faut leur rappeler que, dans les années 1920, le Kuomintang de Tchang-Kaï-Chek, qui devait massacrer quelques années plus tard des milliers de communistes et de prolétaires chinois, n’avait pas hésité à adhérer comme organisation sympathisante à l’Internationale Communiste peu après la révolution d’Octobre. Pour juger en marxistes, on ne peut s’en tenir aux paroles, mais on doit mener une analyse matérialiste. Or Chavez, quels que soient ses discours, n’en reste pas moins le dirigeant suprême de l’État bourgeois vénézuelien, mettant en avant un projet de nature bourgeoise, aussi anti-impérialiste puisse-t-il être — et quand bien même il annonce vouloir réformer cet État contre l’opposition discréditée et pour renforcer encore son propre pouvoir.

Quelle doit être l’attitude de communistes révolutionnaire face à cela ? Polémiquant contre les arguments mis en avant par les staliniens pour justifier leur politique en Chine, qui revenait à subordonner le Parti Communiste Chinois au Kuomintang, c’est-à-dire en fait le prolétariat à la bourgeoisie, Trotsky leur rétorquait par cette affirmation d’une portée générale : « Le marxisme a toujours enseigné que les conséquences révolutionnaires de certains actes que la bourgeoisie est obligée d’accomplir en raison de sa situation, seront d’autant plus décisives, incontestables et durables que l’avant-garde prolétarienne sera plus indépendante par rapport à la bourgeoisie et moins encline à se laisser prendre les doigts dans l’engrenage bourgeois, à parer la bourgeoisie, à surestimer son esprit révolutionnaire et son aptitude à établir le "front unique" et à lutter contre l’impérialisme » (L’Internationale communiste après Lénine, trad. fr., PUF, 2e édition, 1979, p. 298).


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